1906 |
Cet ouvrage va permettre de tirer les bilans de la révolution russe de 1905. C'est la première formulation achevée de la théorie de la Révolution Permanente. |
Bilan et Perspectives
6. Le régime prolétarien
Le prolétariat ne peut accéder au pouvoir qu'en s'appuyant sur un soulèvement national et sur l'enthousiasme national. Le prolétariat entrera au gouvernement comme le représentant révolutionnaire de la nation, comme le dirigeant reconnu de la nation dans la lutte contre l'absolutisme et la barbarie féodale. En prenant le pouvoir, cependant, il ouvrira une nouvelle époque, une époque de législation révolutionnaire, de politique positive, et, à cet égard, il ne peut nullement être assuré de conserver le rôle de porte-parole reconnu de la volonté de la nation.
Certes, les premières mesures prises par le prolétariat pour nettoyer les écuries d'Augias de l'ancien régime et expulser leurs habitants rencontreront le soutien actif de la nation tout entière, en dépit de ce que peuvent dire, sur le caractère tenace de certains préjugés dans les masses, les eunuques libéraux.
Ce nettoyage politique sera complété par une réorganisation démocratique de tous les rapports sociaux et étatiques. Le gouvernement ouvrier sera obligé sous l'influence des pressions et des revendications immédiates d'intervenir de façon décisive en tout et partout...
Sa première tâche sera de chasser de l'armée et de l'administration tous ceux qui ont du sang sur les mains, et de licencier ou de disperser les régiments qui se sont le plus souillés de crimes contre le peuple. Cela devra être réglé dans les tout premiers jours de la révolution, bien avant qu'il soit possible d'introduire le système de l'éligibilité et de la responsabilité des fonctionnaires et d'organiser une milice nationale. Mais ce n'est pas tout. La démocratie ouvrière se trouvera immédiatement placée devant la question de la durée de la journée de travail, devant la question agraire, et devant le problème du chômage.
Une chose est claire. Avec chaque jour qui passera, la politique du prolétariat au pouvoir s'approfondira, et son caractère de classe s'affirmera de façon toujours plus résolue. En même temps se rompront les liens du prolétariat avec la nation, la désintégration de la paysannerie en tant que classe revêtira une forme politique, et l'antagonisme entre les divers secteurs qui la composent croîtra à mesure que la politique du gouvernement ouvrier se définira davantage, et cessera davantage d'être une politique démocratique au sens général du terme, pour devenir une politique de classe.
L'absence, chez les paysans comme chez les intellectuels, de traditions bourgeoises et individualistes accumulées, comme de préjugés contre le prolétariat, facilitera, certes, l'accession au pouvoir de ce dernier; il ne faut cependant pas oublier que cette absence de préjugés n'est pas le fruit de la conscience politique, mais bien de la barbarie politique, du manque de maturité sociale et de caractère, et de l'arriération. Il n'y a là rien qui soit susceptible de fournir, pour une politique prolétarienne cohérente et active, une base à laquelle on puisse se fier.
La paysannerie tout entière soutiendra l'abolition de la féodalité, car c'est elle qui en supporte le fardeau. Dans sa grande majorité, elle appuiera l'instauration d'un impôt progressif sur le revenu. Mais une législation destinée à protéger les prolétaires agricoles ne jouira pas de la sympathie active de la majorité des paysans; bien plus, elle rencontrera l'opposition active d'une minorité d'entre eux.
Le prolétariat sera contraint de porter la lutte de classe au village, et de détruire de la sorte cette communauté d'intérêts qui existe incontestablement, encore que dans des limites comparativement étroites, chez les paysans. Immédiatement après la prise du pouvoir, le prolétariat devra chercher à prendre appui sur les antagonismes entre paysans pauvres et paysans riches, entre le prolétariat agricole et la bourgeoisie agricole. L'hétérogénéité de la paysannerie créera des difficultés à l'application d'une politique prolétarienne, et en rétrécira la base; mais le degré insuffisant atteint par la différenciation de classe de la paysannerie créera des obstacles à l'introduction en son sein d'une lutte de classe développée sur laquelle le prolétariat urbain puisse s'appuyer. Le caractère arriéré de la paysannerie sera désormais une source d'obstacles pour la classe ouvrière.
Le refroidissement de la paysannerie, sa passivité politique et, plus encore, l'opposition active de ses couches supérieures ne pourront pas ne pas influencer une partie des intellectuels et de la petite bourgeoisie des villes.
Ainsi, plus la politique du prolétariat au pouvoir se fera précise et résolue, et plus le terrain se rétrécira et deviendra périlleux sous ses pas. Tout cela est extrêmement probable et même inévitable...
Les deux principaux aspects de la politique du prolétariat qui susciteront l'opposition de ses alliés, ce sont le collectivisme et l'internationalisme.
Le caractère arriéré et petit-bourgeois de la paysannerie, l'étroitesse rurale de ses vues, son éloignement des liens de la politique mondiale seront la source de terribles difficultés dans la voie de la politique révolutionnaire du prolétariat au pouvoir.
Imaginer que le rôle des sociaux-démocrates consiste tout d'abord à entrer dans un gouvernement provisoire et à le diriger pendant la période des réformes démocratiques révolutionnaires, en luttant pour leur donner un caractère tout à fait radical, et en s'appuyant, à cette fin, sur le prolétariat organisé, puis, une fois le programme démocratique entièrement réalisé, à quitter l'édifice qu'ils auront construit pour y laisser la place aux partis bourgeois et passer dans l'opposition, ouvrant ainsi une période de parlementarisme, c'est envisager la chose d'une manière susceptible de compromettre l'idée même d'un gouvernement ouvrier. Cela, non pas parce qu'une telle attitude est inadmissible "en principe" - poser la question sous cette forme abstraite n'a pas de sens -, mais parce qu'elle est absolument irréelle, parce que c'est de l'utopisme de la pire espèce : de l'utopisme philistin-révolutionnaire. Voici pourquoi : Durant la période où le pouvoir appartient à la bourgeoisie, la division de notre programme en programme maximum et programme minimum revêt une signification de principe profonde et fondamentale. Ce fait même de la domination de la bourgeoisie élimine de notre programme minimum toutes les revendications qui sont incompatibles avec la propriété privée des moyens de production. Ces revendications forment le contenu d'une révolution socialiste; elles présupposent la dictature du prolétariat.
Mais la division en programme maximum et programme minimum perd toute signification, tant principielle que pratique, dès que le pouvoir est entre les mains d'un gouvernement révolutionnaire à majorité socialiste. Un gouvernement prolétarien ne peut en aucun cas se fixer à lui-même de telles limitations. Prenons la question de la journée de huit heures. Comme on sait, cette revendication n'est nullement en contradiction avec l'existence de rapports capitalistes; c'est pourquoi elle constitue l'un des points du programme minimum de la social-démocratie. Mais supposons que cette mesure entre effectivement en vigueur pendant une période révolutionnaire, donc une période où les passions de classe sont exacerbées : il est hors de doute qu'elle provoquerait une résistance organisée et résolue des capitalistes, qui prendrait, par exemple, la forme de lock-out et de fermetures d'usines.
Des centaines de milliers de travailleurs se trouveraient jetés à la rue. Que devrait faire le gouvernement? Si radical qu'il puisse être, un gouvernement bourgeois ne laisserait jamais les choses en venir là, car, devant la fermeture des usines, il serait impuissant. Il serait contraint à battre en retraite, la journée de huit heures ne serait pas appliquée et l'indignation des travailleurs serait réprimée.
Sous la domination du prolétariat, au contraire, l'entrée en vigueur de la journée de huit heures aurait de tout autres conséquences. Un gouvernement qui, contrairement aux libéraux, ne chercherait pas à jouer le rôle d'un intermédiaire "impartial" de la démocratie bourgeoise; qui chercherait à s'appuyer, non sur le capital, mais sur le prolétariat, ne verrait pas, dans la fermeture des usines par les capitalistes, une excuse pour allonger la journée de travail. Pour un gouvernement ouvrier, il n'y aurait qu'une issue : exproprier les usines fermées, et organiser la production sur une base socialiste.
On peut naturellement raisonner de la manière suivante supposons que le gouvernement ouvrier, fidèle à son programme, décrète la journée de huit heures; si la résistance qu'opposera le capital ne peut être surmontée dans le cadre d'un programme démocratique fondé sur la préservation de la propriété privée, les sociaux-démocrates démissionneront, et ils en appelleront au prolétariat. Une telle solution en serait peut-être une pour le groupe dont les membres formeraient le gouvernement; elle n'en serait pas une pour le prolétariat, ni pour le développement de la révolution. La situation serait la même, après la démission des sociaux. démocrates, qu'au moment où, précédemment, ils auraient été contraints d'assumer le pouvoir. Et prendre la fuite devant l'opposition organisée du capital serait une trahison plus grave que de refuser de prendre le pouvoir à l'étape précédente. Il vaudrait réellement beaucoup mieux pour la classe ouvrière ne pas entrer au gouvernement que d'y entrer pour y démontrer sa propre faiblesse et partir ensuite.
Prenons un autre exemple. Le prolétariat au pouvoir ne pourra que recourir aux mesures les plus énergiques pour résoudre le problème du chômage, car il est évident que les représentants des ouvriers au gouvernement ne pourront répondre aux revendications des chômeurs en arguant du caractère bourgeois de la révolution.
Mais si le gouvernement entreprend de soutenir les chômeurs - et peu importe ici de quelle manière -, cela signifie une modification immédiate et substantielle du rapport des forces économiques en faveur du prolétariat. Les capitalistes qui, pour opprimer les ouvriers, s'appuient toujours sur l'existence d'une armée de réserve de travailleurs, se sentiraient réduits à l'impuissance économique au moment même où le gouvernement révolutionnaire les réduirait à l'impuissance politique.
En entreprenant de soutenir les chômeurs, le gouvernement entreprendra par là même de soutenir les grévistes. S'il manque à ce devoir, il minera immédiatement et irrévocablement sa propre existence.
Il ne restera plus alors aux capitalistes d'autre recours que le lock-out, c'est-à-dire la fermeture des usines. Il est tout à fait clair que les employeurs peuvent résister beaucoup plus longtemps que les ouvriers à l'arrêt de la production; il n'y a donc, pour un gouvernement ouvrier, qu'une seule réponse possible à un lock-out général : l'expropriation des usines, et l'introduction, au moins dans les plus grandes, de la production étatique ou communale.
Des problèmes analogues se poseront dans l'agriculture, du seul fait de l'expropriation de la terre. Il est absolument impossible de concevoir qu'un gouvernement prolétarien, après avoir exproprié les propriétés où la production se fait sur une grande échelle, les divise en parcelles pour les mettre en vente et les faire exploiter par de petits producteurs. La seule voie, dans ce domaine, c'est l'organisation de la production coopérative, sous le contrôle des communes ou directement par l'État. Mais cette voie est celle qui conduit au socialisme.
Tout cela démontre sans ambiguïté qu'il serait impossible aux sociaux-démocrates d'entrer dans un gouvernement révolutionnaire en s'engageant à la fois, à l'égard des ouvriers, à ne pas abandonner le programme minimum, et, à l'égard des bourgeois, à ne pas le dépasser. Car un tel engagement bilatéral ne pourrait absolument pas être tenu. Du seul fait que les représentants du prolétariat entrent au gouvernement, non à titre d'otages impuissants, mais comme la force dirigeante, s'évanouit la frontière entre programme minimum et programme maximum; c'est-à-dire que le collectivisme est mis à l'ordre du jour. Jusqu'où ira le prolétariat dans cette voie ? Cela dépend du rapport des forces, mais nullement des intentions primitives du parti prolétarien.
C'est pourquoi l'on ne peut parler de je ne sais quelle forme spéciale de la dictature du prolétariat dans la révolution bourgeoise, d'une dictature "démocratique" du prolétariat - ou du prolétariat et de la paysannerie. La classe ouvrière ne pourrait préserver le caractère démocratique de sa dictature qu'en renonçant à dépasser les limites du programme démocratique. Toute illusion à cet égard serait fatale. Elle compromettrait dès le début la social-démocratie.
Une fois que le prolétariat aura pris le pouvoir, il se battra pour ce pouvoir jusqu'au bout. Et s'il est vrai que, dans cette lutte pour maintenir et consolider son pouvoir, il aura recours, surtout à la campagne, à l'arme de l'agitation et l'organisation, il utilisera comme autre moyen une politique collectiviste. Le collectivisme ne sera pas seulement la seule voie par laquelle le parti au pouvoir, dans la position qui sera la sienne, pourra avancer, mais aussi le moyen de défendre cette position avec l'appui du prolétariat.
Notre presse "progressiste" a poussé un cri unanime d'indignation lorsque fut formulée pour la première fois, dans la presse socialiste, l'idée de la révolution ininterrompue - une idée qui rattachait la liquidation de l'absolutisme et de la féodalité à une révolution socialiste, au travers des conflits sociaux croissants, de soulèvements dans de nouvelles couches des masses, d'attaques incessantes menées par le prolétariat contre les privilèges politiques et économiques des classes dirigeantes. "Oh, s'écrièrent-ils, nous avons souffert bien des choses, mais cela, nous ne le tolérerons pas. La révolution ne peut être "légalisée". C'est seulement dans des circonstances exceptionnelles qu'on peut recourir à des mesures exceptionnelles. L'objectif du mouvement d'émancipation n'est pas de rendre la révolution permanente, mais de conduire aussi vite que possible à une situation légale", etc.
Les représentants les plus radicaux de cette même démocratie ne se risquent pas, pour leur part, à prendre position contre la révolution, du point de vue de "succès" constitutionnels déjà acquis. Même pour eux, ce crétinisme parlementaire qui précède l'apparition même du parlementarisme ne constitue pas une arme suffisante dans la lutte contre la révolution prolétarienne. C'est une autre voie qu'ils choisissent. Ils prennent position en se fondant, non sur la loi, mais sur ce qu'ils prennent pour les faits - sur les "possibilités" historiques, sur le "réalisme" politique, et, en dernier ressort... sur le "marxisme". Et pourquoi pas ? Le pieux bourgeois de Venise, Antonio, l'a dit fort justement : "Le diable peut citer l'Écriture pour ses besoins. [1] " Ces démocrates radicaux ne regardent pas seulement comme fantastique l'idée même d'un gouvernement ouvrier en Russie, ils nient également qu'une révolution socialiste soit possible en Europe dans la toute prochaine période historique : "Les prémisses de la révolution, disent-ils, ne sont pas encore visibles." Est-ce vrai ? Certes, il n'est pas question de fixer un délai pour la révolution socialiste; mais il est nécessaire de faire ressortir ses perspectives historiques véritables.
Notes
[1] Shakespeare, Le Marchand de Venise, acte I, scène III.