1923 |
L'engagement du combat face au stalinisme montant. |
Cours Nouveau
LA COMPOSITION SOCIALE DU PARTI
La crise intérieure du Parti, évidemment, ne se limite pas aux rapports des générations. Historiquement, dans un sens plus large, la solution en est déterminée par la composition sociale du Parti et, avant tout, par la proportion des cellules d’usines, des prolétaires industriels qu’il renferme.
Le premier soin de la classe ouvrière après la prise du pouvoir a été la création d’un appareil étatique (y compris l’armée, les organes de direction de l’économie, etc.). Mais la participation des ouvriers aux appareils étatique, coopératif et autres impliquait un affaiblissement des cellules d’usines et un accroissement excessif, dans le Parti, des fonctionnaires, d’origine prolétarienne ou non. Là est la contradiction de la situation. On ne pourra en sortir qu’au moyen de progrès économiques considérables, d’une forte impulsion donnée à la vie industrielle et d’un afflux constant d’ouvriers manuels dans le Parti.
Avec quelle rapidité s’effectuera ce processus fondamental, par quels flux et reflux passera-t-il ? Il est difficile maintenant de le prédire. Au stade actuel de notre développement économique, il faut évidemment mettre tout en œuvre pour attirer dans le Parti la plus grande quantité possible d’ouvriers travaillant à l’établi. Mais on ne pourra arriver à modifier sérieusement l’effectif du Parti (de façon, par exemple, que les cellules d’usines en forment les deux tiers) que très lentement et seulement avec des progrès économiques notables [1]. En tous cas, nous devons prévoir une période encore très longue au cours de laquelle les membres les plus expérimentés et les plus actifs du Parti (y compris, naturellement, les communistes d’origine prolétarienne) seront occupés à différents postes de l’appareil étatique, syndical, coopératif et du Parti. Et, par lui-même, ce fait implique un danger, car il est une des sources du bureaucratisme.
L’éducation de la jeunesse occupe et occupera nécessairement dans le Parti une place exceptionnelle. Formant dans nos facultés ouvrières, universités, établissements d’enseignement supérieur, le nouveau contingent d’intellectuels, qui compte une forte proportion de communistes, nous détachons par là même les jeunes éléments prolétariens de l’usine, non seulement pendant la durée de leurs études, mais en général pour toute leur vie : la jeunesse ouvrière qui a passé par les écoles supérieures sera vraisemblablement affectée tout entière à l’appareil industriel, étatique ou à celui du Parti. Tel est le second facteur de destruction de l’équilibre interne du Parti au détriment de ses cellules fondamentales, les noyaux d’usines.
La question de l’origine prolétarienne, intellectuelle ou autre des communistes a, évidemment, son importance. Dans la période immédiatement consécutive à la révolution, la question de la profession exercée avant Octobre paraissait même décisive. En effet, l’affectation des ouvriers à telle ou telle fonction soviétique semblait alors une mesure provisoire. Actuellement, il s’est effectué sous ce rapport un changement profond. Il n’est pas douteux que les présidents de comités régionaux [2] ou les commissaires de divisions [3] , quelle que soit leur origine, représentent un type social déterminé, indépendamment de l’origine de chacun d’eux. Durant ces six années, il s’est formé, dans le régime soviétiste, des groupements sociaux assez stables.
Ainsi donc, actuellement et pour une période relativement assez longue, une part considérable du Parti, représentée par les communistes les mieux préparés, est absorbée par les différents appareils de direction et d’administration civile, militaire, économique, etc. ; une autre partie, importante également, fait ses études ; une troisième partie est dispersée dans les campagnes où elle se livre à l’agriculture ; seule, la quatrième catégorie (qui actuellement représente moins d’un sixième de l’effectif) se compose de prolétaires travaillant à l’établi. Il est clair que le développement de l’appareil du Parti et la bureaucratisation inhérente à ce développement sont engendrés non pas par les cellules d’usines, groupées par l’intermédiaire de l’appareil, mais par toutes les autres fonctions que le Parti exerce par l’intermédiaire des appareils étatiques d’administration, de gestion économique, de commandement militaire, d’enseignement. En d’autres termes, la source du bureaucratisme réside dans la concentration croissante de l’attention et des forces du Parti sur les institutions et appareils gouvernementaux et dans la lenteur du développement de l’industrie.
Cet état de choses doit nous faire comprendre les dangers de dégénérescence bureaucratique des cadres du Parti. Ce serait du fétichisme que de considérer ceux-ci, uniquement parce qu’ils ont suivi la meilleure école révolutionnaire du monde, comme ayant en eux une garantie sûre contre tout danger de rétrécissement idéologique et de dégénérescence opportuniste. L’histoire se fait par les hommes, mais les hommes ne font pas toujours consciemment l’histoire, y compris la leur. En fin de compte, la question sera résolue par deux grands facteurs d’importance internationale : la marche de la révolution en Europe et la rapidité de notre développement économique. Mais rejeter d’une manière fataliste toute la responsabilité sur ces facteurs objectifs serait une faute, au même titre que de chercher des garanties uniquement dans un radicalisme subjectif hérité du passé. Dans la même situation révolutionnaire, et dans les mêmes conditions internationales, le Parti résistera plus ou moins aux tendances désorganisatrices selon qu’il sera plus ou moins conscient des dangers et les combattra avec plus ou moins de vigueur.
Il est évident que l’hétérogénéité de la composition sociale du Parti, loin d’affaiblir les côtés négatifs de l’ancien cours, les aggrave à l’extrême. Le seul moyen de triompher du corporatisme, de l’esprit de caste des fonctionnaires, est la réalisation de la démocratie. En entretenant le "calme", le bureaucratisme désunit le Parti et frappe également, quoique différemment, les cellules d’usines, les travailleurs économiques, les militaires et la jeunesse des écoles.
Cette dernière, comme nous l’avons vu, réagit d’une façon particulièrement vigoureuse contre le bureaucratisme. Aussi Lénine proposait-il, pour combattre le bureaucratisme, de faire largement appel aux étudiants. Par sa composition sociale et ses liaisons, la jeunesse des écoles reflète tous les groupes sociaux de notre Parti ainsi que leur état d’esprit. Sa sensibilité et sa fougue la portent à donner immédiatement une force active à cet état d’esprit. Comme elle étudie, elle s’efforce d’expliquer et de généraliser. Ce n’est pas à dire que tous ses actes et états d’esprit reflètent des tendances saines. S’il en était ainsi, cela signifierait - ce qui n’est pas le cas - ou que tout va bien dans le Parti, ou que la jeunesse n’est plus le reflet du Parti.
En principe, il est juste de dire que ce ne sont pas les établissements d’enseignement, mais les cellules d’usines qui sont notre base. Mais en disant que la jeunesse est notre baromètre, nous donnons à ses manifestations politiques une valeur non pas essentielle, mais symptomatique. Le baromètre ne crée pas le temps ; il se borne à l’enregistrer. En politique, le temps se forme dans les profondeurs des classes et dans les domaines où ces dernières entrent en contact les unes avec les autres. Les cellules d’usine créent une liaison directe entre le Parti et la classe, essentielle pour nous, du prolétariat industriel. Les cellules rurales ne créent qu’une liaison beaucoup plus faible entre le Parti et la paysannerie. C’est principalement par les cellules militaires, placées dans des conditions spéciales, que nous nous relions à cette dernière. Quant à la jeunesse des écoles, recrutée dans toutes les couches et stratifications de la société soviétiste, elle reflète dans sa composition bigarrée tous nos défauts et qualités, et ce serait sottise que de ne pas accorder la plus grande attention à son état d’esprit. En outre, une partie considérable de nos nouveaux étudiants sont des communistes ayant un stage révolutionnaire assez important. Et les partisans les plus obstinés de "l’appareil" ont grand tort de faire fi de la jeunesse, qui est notre moyen de vérification de nous-mêmes, notre future relève, et à qui l’avenir appartient.
Mais revenons à la question de l’hétérogénéité des groupes du Parti séparés les uns des autres par leurs fonctions dans l’Etat. Le bureaucratisme du Parti, nous le répétons, n’est pas une survivance de la période antérieure, survivance en voie de disparition ; au contraire, c’est un phénomène essentiellement nouveau, découlant des nouvelles tâches, des nouvelles fonctions, des nouvelles difficultés et des nouvelles fautes du Parti.
Le prolétariat réalise sa dictature par l’Etat soviétique. Le Parti communiste est le parti dirigeant du prolétariat, et, par suite, de son Etat. Toute la question est de réaliser cette direction sans se fondre dans l’appareil bureaucratique de l’Etat afin de ne pas s’exposer à une dégénérescence bureaucratique.
Les communistes se trouvent groupés différemment dans le Parti et dans l’appareil étatique. Dans ce dernier, ils sont disposés hiérarchiquement les uns par rapport aux autres et aux sans-parti. Dans le Parti, ils sont tous égaux, en ce qui concerne la détermination des tâches et des méthodes fondamentales de travail du Parti. Les communistes travaillent à l’établi, font partie des comités d’usines, administrent les entreprises, les trusts, les syndicats [4] , dirigent le Conseil de l’Economie Populaire, etc. Dans la direction qu’il exerce sur l’économie, le Parti tient et doit tenir compte de l’expérience, des observations, de l’opinion de tous ses membres installés aux différents degrés de l’échelle de l’administration économique. L’avantage essentiel, incomparable de notre Parti, consiste en ce qu’il peut, à chaque instant, regarder l’industrie avec les yeux du tourneur communiste, du spécialiste communiste, du directeur communiste, du commerçant communiste, réunir l’expérience de ces travailleurs qui se complètent les uns les autres, en dégager les résultats et déterminer ainsi sa ligne de direction de l’économie en général et de chaque entreprise en particulier.
Il est clair que cette direction n’est réalisable que sur la base de la démocratie vivante et active à l’intérieur du Parti. Quand, au contraire, les méthodes de "l’appareil" prévalent, la direction par le Parti fait place à l’administration par ses organes exécutifs (comité, bureau, secrétaire, etc.). Ce régime se renforçant, toutes les affaires sont concentrées entre les mains d’un petit groupe, parfois d’un secrétaire seulement, qui nomme, destitue, donne des directives, inflige de sanctions, etc.
Avec une telle réalisation de la direction, la principale supériorité du Parti, son expérience collective multiple, passe à l’arrière-plan. La direction prend un caractère d’organisation pure et dégénère fréquemment en commandement et en tâtillonnage. L’appareil du Parti entre de plus en plus dans le détail des tâches de l’appareil soviétique, vit de ses soucis journaliers, se laisse de plus en plus influencer par lui et, devant les détails, perd de vue les grandes lignes.
Si l’organisation du Parti en tant que collectivité est toujours plus riche d’expérience que n’importe quel organe de l’appareil étatique, on ne saurait en dire autant de fonctionnaires pris à part. En effet, ce serait une naïveté de croire que par suite de son titre, un secrétaire réunit en lui toutes les connaissances et toute la compétence nécessaires à la direction de son organisation. En réalité, il se crée un appareil auxiliaire avec des sections bureaucratiques, une information bureaucratique, et cet appareil, qui le rapproche de l’appareil soviétique, le tient à l’écart de la vie du Parti. Et, croyant mouvoir les autres, il est mû lui-même par son propre appareil.
Toute la pratique bureaucratique journalière de l’Etat soviétique s’infiltre ainsi dans l’appareil du Parti et y introduit le bureaucratisme. Le Parti, en tant que collectivité, ne sent pas sa direction, car il ne la réalise pas. De là du mécontentement ou de l’incompréhension, même dans les cas où la direction s’exerce justement. Mais cette direction ne peut se maintenir dans la ligne droite que si elle ne s’émiette pas dans les détails mesquins et revêt un caractère systématique, rationnel et collectif. Ainsi donc, le bureaucratisme non seulement détruit la cohésion intérieure du Parti, mais affaiblit l’action nécessaire de ce dernier sur l’appareil étatique. C’est ce que ne remarquent pas et ne comprennent pas la plupart du temps ceux qui sont les plus ardents à réclamer pour le Parti le rôle de directeur dans l’Etat soviétique.
NOTES
[1] Écrit avant la mort de Lénine, événement qui provoqua un afflux exceptionnel d’ouvriers dans les rangs du Parti.
[2] Fonctionnaires du Parti affectés aux comités exécutifs dits de "gouvernements", divisions administratives équivalant à plusieurs départements français.
[3] Fonctionnaires communistes de l’armée.
[4] Trusts et syndicats signifient ici groupements d’entreprises nationalisées.