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1930 |
L'histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d'une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées... (L. T.) |
50 Appendices
1 Des particularités du développement de la Russie
La question des particularités du développement historique de la Russie et, en fonction de ce problème, des destinées futures du pays, se posait à la base de tous les débats qui eurent lieu, de tous les regroupements qui se formèrent chez les intellectuels russes durant le XIX° siècle presque tout entier. " Slavophiles " et " zapadniki " (partisans des influences occidentales) donnaient au problème des solutions opposées, mais également catégoriques. Puis se substituèrent à eux les "narodniki" (populistes) et les marxistes. Le " populisme ", avant de s'être définitivement décoloré sous l'influence du libéralisme bourgeois, défendit longtemps et opiniâtrement l'idée d'une Russie évoluant dans une voie tout à fait originale, évitant par un chemin détourné le capitalisme. En ce sens, le " populisme " continuait la tradition des slavophiles, l'ayant toutefois épurée de ce qu'elle comportait d'esprit monarchiste, clérical et panslaviste, pour lui donner un caractère révolutionnaire-démocratique.
Au fond, la conception slavophile, en dépit de ses fictions réactionnaires, et la conception populiste, malgré tout ce qu'il y avait d'illusoire dans ses tendances démocratiques, n'étaient nullement de vaines spéculations; elles s'appuyaient sur d'indubitables et, en outre, profondes particularités de l'évolution de la Russie, comprises seulement d'une façon unilatérale et inexactement appréciées. Dans sa lutte contre le populisme, le marxisme russe, qui démontra l'identité des lois d'évolution pour tous les pays, tomba fréquemment dans des lieux communs dogmatiques, comme s'il avait envie de jeter l'enfant avec l'eau savonneuse de la baignoire. Cette inclination se manifeste particulièrement dans de nombreux ouvrages du bien connu professeur Pokrovsky.
En 1922, Pokrovsky s'attaqua aux conceptions historiques de l'auteur du présent livre, conceptions qui formaient la base de la théorie de la révolution permanente. Nous jugeons utile, du moins pour ceux des lecteurs qui s'intéressent non seulement à la marche dramatique des événements, mais aussi à la doctrine de la révolution, de citer ici quelques-uns des passages essentiels de notre réplique au professeur Pokrovsky, réplique publiée dans deux numéros de la Pravda, organe central du parti, le 1er et le 2 juillet 1922.
Pokrovsky a publié, au sujet de mon livre " 1905 " un article - hélas, défavorable !- montrant combien il est complexe d'appliquer les méthodes du matérialisme historique à la vivante histoire de l'humanité et à quelles banalités l'Histoire est fréquemment ramenée par des hommes aussi profondément informés que Pokrovsky.
Le livre que Pokrovsky a critiqué avait pour objet immédiat de rechercher les bases historiques et la justification théorique du mot d'ordre : " conquête du pouvoir par le prolétariat "; ce mot d'ordre étant opposé aussi bien à la formule d'une république démocratique bourgeoise qu'à celle d'un gouvemement démocratique ouvrier et paysan... Cette démarche de pensées suscita la plus grande indignation, du point de vue théorique, chez bon nombre de marxistes, ou bien, plus exactement, chez leur écrasante majorité. Cette indignation fut traduite non seulement par les mencheviks, mais par Kamenev et l'historien bolchevik Rojkov. Voici quel était, dans l'ensemble, leur point de vue : la domination politique de la bourgeoisie doit précéder la domination politique du prolétariat; la république démocratique bourgeoise doit, historiquement, être une longue école pour le prolétariat; si l'on tente de sauter cette phase, on se jette dans l'aventure; du moment que la classe ouvrière, en Occident, n'a pas été capable de conquérir le pouvoir, comment le prolétariat russe s'assignerait-il une pareille tâche ? etc., etc. Du point de vue d'un certain pseudo-marxisme qui se borne à de banales constatations historiques, à des analogies de pure forme, qui, dans les époques, ne consent à voir que la succession logique de rigides catégories sociales (féodalité, capitalisme, socialisme; autocratie, république bourgeoise, dictature du prolétariat), - de ce point de vue, le mot d'ordre d'une conquête du pouvoir par la classe ouvrière en Russie devait sembler une monstrueuse renonciation au marxisme. Or, une estimation empirique, mais sérieuse, des forces socialistes qui s'étaient manifestées de 1903 à 1905 suggérait impérieusement qu'il y avait toute vitalité dans la lutte pour la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Etait-ce là une particularité, ou n'en était-ce pas une ? Fallait-il tenir compte des profondes singularités de toute une évolution historique, ou bien les négliger ? Etait-ce ainsi que le problème se posait pour le prolétariat de Russie, c'est-à-dire (n'en déplaise à Pokrovsky) pour le prolétariat du pays le plus arriéré de toute l'Europe ?
Et en quoi la Russie était-elle arriérée ? Etait-ce parce que, tardivement, elle reproduisait l'histoire des pays de l'Europe occidentale ? Dans ce cas, pouvait-on parler d'une conquête du pouvoir par le prolétariat russe ? Pourtant, ce pouvoir (permettons-nous de le rappeler), le prolétariat russe l'a conquis. Comment donc se présente la question ? Elle se pose ainsi : l'indubitable, l'incontestable retard de l'évolution russe, sous l'influence et la pression d'une culture occidentale plus élevée, n'aboutit point à une simple répétition du processus historique de l'Europe occidentale, mais détermine de profondes particularités qui doivent être isolément un sujet d'étude...
La profonde originalité de notre situation politique, qui amena la victorieuse révolution d'octobre avant le début de toute révolution en Europe, procédait des particularités des rapports de forces qui existaient alors entre diverses classes et le pouvoir de l'Etat. Lorsque Pokrovsky et Rojkov discutaient avec les populistes ou les libéraux, leur démontrant que l'organisation et la politique du tsarisme étaient déterminées par l'évolution économique et par les intérêts des classes possédantes, ils avaient raison dans l'essentiel. Mais quand Pokrovsky essaie de m'opposer cette même thèse, il vise tout simplement fort mal.
En résultat de notre tardif développement historique, dans l'encerclement des impérialismes, il s'est trouvé que notre bourgeoisie n'eut pas le temps de culbuter le tsarisme avant que le prolétariat fût devenu une force révolutionnaire autonome.
Or, pour Pokrovsky ne se pose même pas la question qui est pour nous le thème central de cette étude.
Pokrovsky écrit ceci : " Il est extrêmement séduisant de dessiner la Moscovie du XVI° siècle sur le fond général des rapports qui existaient en Europe à cette époque. On ne saurait mieux réfuter un préjugé dominant jusqu'à ce jour, même dans les milieux marxistes, l'idée d'une base économique prétendue " primitive " sur laquelle se serait instaurée l'autocratie russe. " On lit plus loin :" Montrer cette autocratie dans ses véritables rapports historiques comme un des aspects du régime commercialo-capitaliste de l'Europe... - voilà une tâche non seulement extrêmement intéressante pour l'historien, mais d'une haute importance pour l'éducation des lecteurs : il n'y a pas de moyen plus radical pour en finir avec la légende d'un processus historique russe d'une " originalité particulière. " Pokrovsky, comme on voit, nie absolument le caractère primitif et arriéré de notre développement économique et, pour faire tant, relègue l'idée d'un original processus historique russe dans le domaine des légendes. Or, le point à marquer ici est que Pokrovsky se trouve complètement hypnotisé par le développement relativement important du commerce dans la Russie du XVI° siècle, dont il a donné, de même que Rojkov, la démonstration. Il est difficile de comprendre comment Pokrovsky s'est laissé aller à une pareille erreur. D'après lui, l'on pourrait croire, en effet, que le commerce est la base de la vie économique et en fixe la mesure indéniablement.
L'économiste allemand Karl Bücher, il y a quelque vingt ans, essaya de trouver dans le commerce (voie intermédiaire entre le producteur et le consommateur) le critère de tout le développement économique. Strouve, bien entendu, s'empressa d'introduire cette " découverte " dans la " science " économique russe. Du côté des marxistes, la théorie de Bücher rencontra, dès alors, une résistance tout à fait naturelle. Nous recherchons les critères du développement économique dans la production - technique et organisation sociale du travail -, mais le chemin que parcourt un produit entre le producteur et le consommateur est considéré par nous comme un fait d'ordre secondaire dont il faut encore déceler les origines dans les conditions mêmes de la production.
La grande expansion, du moins en surface, du commerce russe du XVI° siècle, s'explique - si paradoxale que puisse sembler cette explication avec le critère des Bücher et des Strouve - précisément par le caractère extrêmement primitif et arriéré de l'économie russe. En Europe occidentale, la cité était occupée par des corporations d'artisans et des guildes de marchands. Or, nos villes russes étaient avant tout des centres administratifs et militaires, par conséquent des centres de consommation et non de production. Les constitutions corporatives de l'artisanat en Occident s'élaborèrent à un niveau relativement élevé de l'évolution économique, alors que tous les processus essentiels de l'industrie transformatrice s'étaient dissociés de l'agriculture, avaient trouvé leur autonomie de métiers, avaient créé leurs organisations, fixé leur centre, la ville, marché (provincial, régional) limité dans les débuts, mais stable.
A la base de la cité médiévale européenne, il existait donc une différenciation économique relativement élevée qui détermina de justes rapports entre le centre-cité et sa périphérie agricole. Or, notre retard économique se manifestait avant tout en ceci, que l'artisanat, ne se disjoignant pas de l'agriculture, en restait au stade des petits métiers ruraux (koustari). Ici, nous nous rapprochons plus de l'Inde que de l'Europe, de même que nos villes du Moyen-Age tenaient plus à l'Asie qu'à l'Europe, de même que notre autocratie, placée entre l'absolutisme des monarchies européennes et les despotes asiatiques, se rapprochait sous maints rapports de ces derniers.
Considérant l'immensité des espaces que nous occupons et le peu de densité de la population (n'est-ce pas aussi une marque suffisamment objective de notre état arriéré ?), l'échange des produits était subordonné au rôle intermédiaire d'un capital commercial de la plus grande envergure. L'expansion de notre commerce était possible précisément parce que l'Occident, se trouvant à un bien plus haut degré d'évolution, avait des besoins complexes, envoyait ses intermédiaires, expédiait des marchandises et, de telle façon, donnait une impulsion au mouvement commercial chez nous, sur nos bases économiques toutes primitives et même considérablement barbares. Quiconque ne s'apercevrait pas de cette très importante particularité de notre développement historique n'aurait rien compris à l'ensemble de notre histoire.
J'ai eu un patron en Sibérie. Pendant deux mois, j'ai porté dans ses livres de comptabilité des pouds et des archines de marchandises. L'homme s'appelait Iakov Andreïevitch Tchernykh. Cela ne se passait pas au XVI° siècle, mais au tout début du XX°. Mon patron jouissait d'une autorité presque illimitée dans le district de Kirensk, grâce à l'importance de ses opérations commerciale. Il achetait des fourrures aux Toungouses, prélevait des redevances sur les popes des cantons éloignés et rapportait des foires d'lrbit ou de Nijni-Novgorod des cotonnades ; mais son commerce principal était celui de la vodka (à cette époque, le monopole d'Etat n'existait pas encore dans le gouvemement d'lrkoutsk). Iakov Andreïevitch ne savait pas lire, mais il était millionnaire (les rangées de " zéros " d'alors étaient d'un autre poids que celles d'aujourd'hui). La " dictature " qu'il exerçait, en tant que représentant du capital marchand, était incontestable. Quand il parlait des Toungouses, il ne pouvait dire autrement que " mes petits Toungouses ". Les villes de Kirensk, de Verkholensk, de Nijne-Ifirnsk n'étaient que les lieux de résidence des autorités policières, de marchands cossus vivant entre eux dans une dépendance hiérarchique, de petits fonctionnaires de tout ordre, et enfin d'un certain nombre de miteux artisans. Quant à des organisations de métiers constituant les bases vivantes d'une économie urbaine, je n'en trouvai point : ni corporations, ni fêtes corporatives, ni guildes, quoique Iakov Andreïevitch fût officiellement inscrit à la " 2ième guilde ".
En vérité, cette tranche de vie prise dans la réalité sibérienne nous induit à comprendre les particularités historiques du développement de la Russie, beaucoup plus profondément que ne les expliquent les propos de Pokrovsky : les opérations commerciale de mon Iakov Andreïevitch s'étendaient depuis le cours moyen de la Lena avec ses affluents du côté oriental jusqu'à Nijni-Novgorod et même jusqu'à Moscou. Peu nombreuses sont les firmes commerciales du continent européen qui pourraient indiquer sur la carte une pareille expansion de leurs affaires. Cependant, ce dictateur du négoce, qui faisait figure de potentat aux yeux des paysans sibériens, était la personnification la plus achevée, la plus convaincante de notre économie arriérée, barbare, primitive, au milieu d'une population clairsemée, dans une contrée où les bourgs et les villages s'éparpillent, à peine reliés par des chemins impraticables qui, au printemps et en automne, avec la fonte des neiges ou avec le pluies, se transforment en marécages, bloquant, pendant deux mois, districts, cantons et communes; dans une contrée enfin où l'ignorance crasse s'avérait universelle, sans compter bien d'autres infériorités. Si Tchernykh, comme commerçant, put atteindre si haut, s'appuyant sur la barbarie qui régnait dans cette région de la Lena, ce fut grâce à la poussée de l'Occident en loccurrence de la vieille Russie, de la Moscovie - qui entraînait à sa suite la Sibérie : une économie toute primitive de nomades s'accommoda des réveille-matin que fabrique Varsovie.
Les corporations d'artisans constituaient au Moyen Age la base de la culture urbaine, et celle-ci rayonnait sur les campagnes. La science médiévale, la scolastique, la Réforme ont poussé sur le terrain des corporations d'artisans. Il n'y eut rien de pareil chez nous. Certes, des formations embryonnaires, des symptômes, des indices peuvent être signalés; mais, en Occident, il ne saurait être question d'indices : il existait là une puissante formation économique et culturelle dont la base était dans les corporations. C'est là-dessus que s'érigeait, au Moyen Age, la cité européenne, c'est là-dessus que, croissant, elle entrait en lutte avec l'Eglise et les grands féodaux et, contre ces derniers, prêta son aide à la monarchie. C'est encore la cité qui créa une technique, celle des armes à feu, condition première de la formation d'armées permanentes.
Où donc aurait-on trouvé chez nous des villes dont l'artisanat corporativement organisé eût rappelé, même de loin, ce qui existait en Europe occidentale ? Où donc voit-on que, chez nous, la cité aurait combattu le régime féodal ? Est-ce en luttant contre ce régime que la cité industrielle et marchande aurait jeté des bases favorables au développement de l'autocratie russe ? Aucune lutte de ce genre ne s'est produite chez nous, de par le caractère même de nos cités, de même qu'il n'y eut pas dans notre pays de Réforme religieuse. Est-ce là, oui ou non, une particularité ?
L'artisanat, chez nous, en est resté au stade des métiers villageois (koustari),c'est-à-dire qu'il ne s'est pas différencié de la classe agricole. La Réforme religieuse en est restée au stade de sectes paysannes, n'ayant pas trouvé de direction du côté des villes. Tout cela est primitif, arriéré : ce sont de criantes vérités.
Si le tsarisme se dressa en organisation d'Etat indépendante (relativement indépendante, répétons-le, dans les limites de la lutte des vives forces historiques sur le terrain de l'économie) ce ne fut pas avec le concours de puissantes cités s'opposant à de puissants féodaux; ce fut - malgré la complète pénurie industrielle de nos villes - grâce à la débilité de la seigneurie féodale dans notre pays.
La Pologne, par sa structure sociale, marquait une transition entre la Russie et l'Occident, de même que la Russie occupait une place intermédiaire entre l'Europe et l'Asie. Dans les villes polonaises, l'organisation corporative des métiers était déjà beaucoup plus répandue que chez nous. Mais les cités polonaises ne s'élevèrent pas au point de réussir à seconder le pouvoir royal pour briser avec lui les féodaux. Le pouvoir de l'Etat resta directement sous la coupe de la noblesse. En résultat : complète impuissance de l'Etat et sa désagrégation.
Ce qui vient d'être dit du tsarisme concerne aussi le capital et le prolétariat: on ne comprend pas pourquoi Pokrovsky fulmine ses colères uniquement dans un premier chapitre qui traite du tsarisme. Le capitalisme russe ne s'est pas développé en partant de l'artisanat pour passer de la manufacture à la fabrique et c'est de ce fait que le capital européen, d'abord sous la forme de capital commercial, puis sous forme de capital financier et industriel, est tombé sur nous en une période où l'artisanat russe, dans sa masse, ne s'était pas encore dissocié de l'agriculture. Il en provint chez nous l'apparition d'une industrie capitaliste toute moderne dans l'ambiance d'une économie toute primitive : telle usine belge ou américaine, mais, aux alentours, des hameaux, des villages bâtis en bois, couverts de chaume, que consumaient, chaque année, des incendies, et bien d'autres misères... Les éléments les plus surannés à côté des dernières réalisations européennes. De là le rôle énorme que joua le capital de l'Europe occidentale dans l'économie russe. De là la faiblesse politique de la bourgeoisie russe. De là la facilité avec laquelle nous avons eu raison de notre bourgeoisie. Delà les difficultés qui surgirent lorsque la bourgeoisie européenne intervint dans nos affaires...
Mais que dire de notre prolétariat ? A-t-il passé par l'école médiévale des confréries d'apprentissage ? Existe-t-il chez lui des traditions corporatives séculaires ? Rien de pareil. On l'a jeté tout droit dans la fournaise dés qu'on l'eut enlevé à son araire primitif... Do là l'absence de traditions conservatrices, l'absence de castes à l'intérieur même du prolétariat, la fraîcheur de l'esprit révolutionnaire; de là, avec d'autres causes efficientes. Octobre et le premier gouvernement ouvrier qui ait existé dans le monde. Mais de là aussi l'analphabétisme, une mentalité arriérée, la déficience des habitudes d'organisation, l'incapacité de travailler systématiquement, le manque d'éducation culturelle et technique. Nous nous ressentons à chaque pas de ces infériorités dans notre économie et dans notre édification culturelle.
L'Etat russe se heurtait aux organisations militaires des nations occidentales dont les bases économiques, politiques et culturelles étaient plus élevées. De la même façon, le capital russe, dès ses premiers pas, se heurta au capitalisme beaucoup plus développé et plus puissant de l'Occident et fut assujetti par ce dernier. De la même façon, la classe ouvrière russe, dès ses premiers pas, trouva des instruments tout prêts, dus à l'expérience du prolétariat de l'Europe occidentale : théorie marxiste, syndicats, parti politique. Quiconque explique la nature et la politique de l'autocratie uniquement en fonction des intérêts des classes possédantes russes, celui-là oublie que, mis à part les exploiteurs arriérés, moins riches et plus ignorants, qui existaient en Russie, le pays subissait l'exploitation d'Européens plus riches et plus puissants. Les classes possédantes en Russie avaient des conflits avec les classes possédantes d'Europe qui leur étaient tout à fait ou à demi hostiles. Ces conflits éclataient à travers les interventions de l'Etat. Or, l'Etat, c'était l'autocratie. Toute la structure et toute l'histoire de l'autocratie auraient été différentes si les villes européennes n'avaient pas existé, si l'Europe n'avait pas " inventé la poudre " (car cette invention n'est pas de nous), si la Bourse européenne n'avait pas agi.
En sa dernière période d'existence, l'autocratie n'était pas seulement l'organe des classes possédantes de Russie; elle servait aussi de Bourse européenne pour l'exploitation de notre pays. Ce double rôle lui assurait encore une indépendance très appréciable, qui se manifesta nettement, en 1903, lorsque la Bourse de Paris, pour soutenir l'autocratie, lui accorda un emprunt en dépit des protestations des partis de la bourgeoisie russe.
Le tsarisme se trouva battu dans la guerre impérialiste. Pourquoi ? Parce que le niveau de production qui lui servait de base était trop inférieur (" état primitif "). Sous le rapport de la technique militaire, le tsarisme s'efforçait de se tenir à la hauteur des derniers perfectionnements. Il y était aidé, de toutes façons, par des alliés plus riches et plus instruits. Grâce à cette assistance, le tsarisme disposa, pendant la guerre, des engins les plus parfaits. Mais il n'avait pas et ne pouvait avoir la possibilité de reproduire en les copiant ces engins, ni même de les transporter (de même qu'il n'arrivait pas à expédier les troupeaux humains) par voie ferrée ou par voie d'eau, avec toute la rapidité désirable. En d'autres termes, le tsarisme défendait les intérêts des classes possédantes de Russie dans la lutte internationale en s'appuyant sur une base économique plus primitive que celle de ses ennemis et de ses alliés.
Cette base économique fut exploitée par le tsarisme, pendant la guerre, sans ménagement, c'est-à-dire que le régime absorba le fonds et le revenu national dans une proportion beaucoup plus grande que ne furent les ressources engagées par ses ennemis et alliés. Le fait est prouvé, d'une part, par le système des " dettes de guerre ", d'autre part par la ruine complète de la Russie...
Toutes ces circonstances, qui, d'avance, devaient déterminer la révolution d'octobre, la victoire du prolétariat et les difficultés dans lesquelles celui-ci se trouverait ensuite ne peuvent aucunement s'expliquer par les lieux communs de Pokrovsky.
2 " Le réarmement du parti "
Dans le quotidien new-yorkais Novy Mir, destiné aux ouvriers russes en Amérique, l'auteur du présent livre essayait de donner une analyse et une prognose du développement de la Révolution, sur la base des maigres informations de la presse américaine. " L'histoire intime des événements qui se déroulent - écrivait l'auteur, le 6 mars (vieux style) - ne nous est connue que par les fragments et les allusions qui se glissent dans les télégrammes officiels. " La série d'articles consacrés à la Révolution commence le 27 février et s'arrête au 14 mars, du fait que l'auteur quittait New York. Nous citons ci-dessous, de cette série, dans l'ordre chronologique, des extraits qui peuvent donner une idée des vues sur la révolution qu'avait l'auteur en arrivant, le 4 mai, en Russie.
27 février :
" Un gouvernement désorganisé, compromis, dépareillé, en haut ; une armée définitivement délabrée ; le mécontentement, l'incertitude et la peur parmi les classes possédantes ; une profonde exaspération dans les masses populaires; un prolétariat accru en nombre, trempé dans le feu des événements, - tout cela nous donne le droit de dire que nous sommes témoins de la seconde révolution russe. Espérons que beaucoup d'entre nous en seront les partisans. "
3 mars :
" C'est trop tôt que les Rodzianko et les Milioukov se sont mis à parler à l'ordre, et ce n'est pas encore demain que lé calme se rétablira dans la Russie démontée. Couche après couche, le pays se soulèvera maintenant - tous les opprimés, lés déshérités, spoliés par le tsarisme et les classes dirigeantes - sur toute l'immense étendue des terres russes, prison des peuples. Les événements de Petrograd ne sont qu'un début. A la tète des masses populaires de la Russie, le prolétariat révolutionnaire accomplira son uvre historique : il expulsera la réaction monarchique et aristocratique de toutes ses retraites et tendra la main aux prolétaires de l'Allemagne et de toute l'Europe. Car il faut liquider non seulement le tsarisme mais aussi la guerre. "
" Déjà la deuxième vague de la révolution va passer par-dessus les têtes des Rodzianko et des Milioukov, préoccupés de rétablir l'ordre et de s'entendre avec la monarchie. C'est du plus profond d'elle-même que la révolution fera surgir son pouvoir - l'organe révolutionnaire du peuple marchant vers la victoire. Et les principales batailles, et les plus lourds sacrifices sont encore de l'avenir. Et c'est seulement après que viendra la victoire complète et véritable. "
4 mars :
" Le mécontentement longtemps contenu des masses a fait explosion si tard, au trente-deuxième mois de la guerre, non point parce que s'opposait aux masses une digue policière, fortement ébranlée au cours de la guerre, mais parce que toutes les institutions, tous les organes des libéraux, y compris leur valetaille, les social-patriotes, exerçaient une formidable pression politique sur les couches ouvrières les moins conscientes, les persuadant de la nécessité de " la discipline patriotique et de l'ordre ".
" C'est seulement alors (après la victoire de l'insurrection) que vint le tour de la Douma. Le tsar tenta, à la dernière minute, de la dissoudre. Et elle se serait docilement dispersée, " suivant l'exemple des années précédentes ", si elle en avait eu la possibilité. Mais dans les capitales dominait déjà le peuple révolutionnaire, celui-là même qui, contre la volonté bourgeoise libérale, était descendu dans la rue pour combattre. Avec le peuple était l'armée. Et si la bourgeoisie n'avait pas fait la tentative d'organiser son pouvoir, un gouvernement révolutionnaire serait sorti des masses ouvrières insurgées. La Douma du 3 juin ne se serait jamais résolue à arracher le pouvoir au tsarisme. Mais elle ne pouvait se dispenser d'utiliser l'interrègne qui s'était établi ; la monarchie était temporairement balayée de la surface de la terre et le pouvoir révolutionnaire ne s'était pas encore constitué. "
6 mars :
" Un conflit déclaré entre les forces de la révolution à la tête de laquelle se dresse le prolétariat des villes, et la bourgeoisie libérale antirévolutionnaire qui a provisoirement pris le pouvoir, est absolument inévitable. On peut, bien entendu - et de ceci s'occuperont avec zèle les bourgeois libéraux comme les piteux socialistes du type vulgaire – assembler bien des phrases attendrissantes sur la grande supériorité de l'unité nationale vis-à-vis de la scission des classes. Mais jamais encore personne n'a réussi par de tels exorcismes à éliminer les antagonismes sociaux et à arrêter le développement de la lutte révolutionnaire. "
" Dés à présent, immédiatement, le prolétariat révolutionnaire devra opposer ses organes révolutionnaires, les soviets de députés ouvriers, soldats et paysans, aux organes exécutifs du gouvernement provisoire. Dans cette lutte, le prolétariat, unifiant autour de lui les masses populaires qui se lèvent, doit s'assigner comme fin directe la conquête du pouvoir. Seul, un gouvernement ouvrier révolutionnaire possédera la volonté et la capacité, dès le temps de la préparation de l'assemblée constituante, de procéder à une épuration démocratique radicale dans le pays, de réorganiser du haut en bas l'armée, de la transformer en une milice révolutionnaire et de démontrer en fait aux couches inférieures de la campagne que leur salut est uniquement dans le soutien du régime ouvrier-révolutionnaire. "
7 mars :
" Tant que se trouvait au pouvoir la clique de Nicolas II, la prépondérance dans la politique extérieure était donnée aux intérêts de la dynastie et de la noblesse réactionnaire. C'est précisément pour cela qu'à Berlin et à Vienne on a constamment espéré conclure une paix séparée avec la Russie. Mais, maintenant, sur le drapeau gouvernemental, ce sont les intérêts du pur impérialisme qui sont inscrits. " Le gouvernement tsariste n'existe plus, disent au peuple les Goutchkov et les Milioukov; à présent vous devez verser votre sang pour les intérêts de toute la nation. " Or, par intérêts nationaux, les impérialistes russes entendent la reprise de la Pologne, la conquête de la Galicie, de Constantinople, de l'Arménie, de la Perse. En d'autres termes, la Russie, actuellement, se range dans la ligne générale des impérialistes avec les autres Etats européens et, avant tout, avec ses alliées : l'Angleterre et la France. "
" Le passage de l'impérialisme dynastique-aristocratique à un impérialisme purement bourgeois ne peut nullement réconcilier avec la guerre le prolétariat de Russie. La lutte internationale contre la boucherie mondiale et l'impérialisme est actuellement notre tâche plus que jamais. "
" La forfanterie impérialiste de Milioukov - qui se vante d'écraser l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et la Turquie - est en ce moment tout bénéfice pour le Hohenzollern et le Habsbourg. Milioukov jouera maintenant entre leurs mains le rôle d'un épouvantail de potager. Le nouveau gouvernement libéralo-impérialiste, bien avant d'avoir entrepris des réformes dans l'armée, aide le Hohenzollern à relever l'esprit patriotique et à reconstituer " l'unité nationale " du peuple allemand, qui craque par toutes les coutures. Si le prolétariat allemand se trouvait en droit de penser que, derrière le nouveau gouvernement bourgeois de la Russie, se dresse tout le peuple et, dans ce nombre, la principale force de la révolution, le prolétariat russe – ce serait un coup terrible pour nos camarades, les révolutionnaires social-démocrates d'Allemagne. "
" La première obligation du prolétariat révolutionnaire de Russie est de montrer que les perfides intentions impérialistes de la bourgeoisie libérale n'ont point de force derrière elles, car elles ne sont pas soutenues par les masses ouvrières. La révolution russe doit révéler au monde entier sa vraie figure, c'est-à-dire son intransigeante hostilité à l'égard non seulement de la réaction dynastique aristocratique, mais aussi de l'impérialisme libéral. "
8 mars :
" Portant sur leur drapeau " le salut du pays ", les bourgeois libéraux essayent de retenir entre leurs mains la direction du peuple révolutionnaire, et, dans ce but, prennent à la remorque non seulement le travailliste patriote Kerensky, mais, vraisemblablement aussi, Tchkheidze, représentant des éléments opportunistes de la social-démocratie. "
" La question agraire ouvrira une brèche profonde dans le bloc actuel des nobles, bourgeois et social-patriotes. Kerensky aura à choisir entre les " libéraux " du 3 juin[1], qui veulent frustrer toute la révolution dans des desseins capitalistes, et le prolétariat révolutionnaire qui donnera toute son ampleur au programme de la révolution agraire, savoir la confiscation, au profit du peuple, des terres du tsar, des propriétaires nobles, des apanages, des biens-fonds des monastères et des églises. Quel que puisse être le choix personnel de Kerensky, cela n'a pas d'importance... Il en est autrement pour les masses paysannes, pour les couches inférieures dé la campagne. Les amener à la cause du prolétariat constitue la tâche la plus urgente, la plus essentielle. "
" Ce serait un crime d'essayer de résoudre cette tâche (la conquête de la paysannerie) en adaptant notre politique à l'esprit borné, nationalo-patriotique, du village : l'ouvrier russe se suiciderait s'il payait son alliance avec le paysan d'une rupture avec le prolétariat européen. Mais pour cela, il n'y a non plus aucune nécessité politique. Nous avons dans les mains une arme plus forte : tandis que le gouvernement provisoire actuel et le ministère Lvov-Goutchkov-Milioukov-Kerensky[2] sont forcés - pour conserver leur unité d'éluder la question agraire, nous pouvons et devons la poser dans toute son ampleur devant les masses paysannes de la Russie. "
" - Du moment que la réforme agraire est impossible, nous tenons pour la guerre impérialiste ! – a dit la bourgeoisie russe après l'expérience de 1905-1907. "
" - Tournez le dos à la guerre impérialiste, opposez-lui la révolution agraire ! - dirons-nous aux masses paysannes en mentionnant l'expérience de 1914-1917. "
" Cette même question, celle de la terre, jouera un rôle formidable dans l'uvre d'unification des cadres prolétariens de l'armée avec le gros des contingents paysans. " La terre du noble, et non pas Constantinople ! " dira le soldat prolétarien au soldat paysan, lui expliquant à quoi et à qui sert la guerre impérialiste. Et, du succès de notre agitation et de notre lutte contre la guerre - avant tout dans les masses ouvrières et, en seconde ligne, dans les masses de paysans et de soldats - il dépendra que bientôt le gouvernement libéralo-impérialiste puisse être remplacé par un gouvernement ouvrier-révolutionnaire, s'appuyant directement sur le prolétariat et sur les couches inférieures de la campagne qui s'y rattachent. "
" Les Rodzianko, les Goutchkov, les Milioukov appliqueront tous leurs efforts à créer une assemblée constituante modelée à leur image. Le plus fort atout qu'ils auront en main sera le mot d'ordre d'une guerre nationale contre l'ennemi extérieur. Maintenant, ils vont parler, bien entendu, de la nécessité de défense " les conquêtes de la révolution " contre un écrasement venant du Hohenzollern. Et les social-patriotes feront chorus avec eux. "
" S'il y avait quelque chose à défendre ! - leur répondrons-nous. En premier lieu, il faut garantir la révolution contre l'ennemi intérieur. Il faut, sans attendre l'assemblée constituante, balayer les vestiges de la monarchie et du servage. Il faut enseigner au paysan russe à ne pas se laisser prendre aux promesses de Rodzianko et aux mensonges patriotiques de Milioukov. Il faut grouper étroitement les millions de paysans contre les impérialistes libéraux sous le drapeau de la révolution agraire et de la république. Pour remplir cette tâche intégralement, il ne peut y avoir, s'appuyant sur le prolétariat, qu'un gouvernement révolutionnaire qui écartera du pouvoir les Goutchkov et les Milioukov. Ce gouvernement ouvrier mettra en uvre toutes les ressources du pouvoir d'Etat pour dresser sur pied, éclairer, grouper les couches les plus arriérées, les plus ignorantes, des masses laborieuses de la ville et de la campagne. "
" - Mais si le prolétariat allemand ne se soulève pas ? Que ferons-nous alors ? "
" - Vous supposez donc que la révolution russe peut passer inaperçue de l'Allemagne, même lorsque, chez nous, cette révolution porterait au pouvoir un gouvernement ouvrier ? Mais voyons, c'est tout à fait invraisemblable. "
" - Ah ! et si, néanmoins ?... "
" - ... Si l'invraisemblable arrivait, si l'organisation socîai-patriote conservatrice empêchait la classe ouvrière allemande, dans la période qui vient, de s'élever contre ses classes dirigeantes;- alors, bien entendu, la classe ouvrière russe défendrait la révolution par les armes. Le gouvernement ouvrier révolutionnaire mènerait la guerre contre le Hohenzollern, en appelant le prolétariat frère allemand à se dresser contre l'ennemi commun. De même que le prolétariat allemand, s'il se trouvait lui aussi, dans une période prochaine, au pouvoir, aurait non seulement " le droit ", mais l'obligation de mener la guerre contre Goutchkov-Milioukov, pour aider les ouvriers russes à se défaire de leur ennemi impérialiste. Dans ces deux cas, la guerre menée par un gouvernement prolétarien ne serait qu'une révolution armée. Il s'agirait non de " défendre la patrie ", mais de défendre la révolution et de la répandre dans d'autres pays. "
" Il n'est guère indispensable de démontrer que, dans les larges citations faites ci-dessus tirées d'articles populaires destinés aux ouvriers, le point de vue exposé sur le développement de la révolution est celui-là même qui a trouvé son expression dans les thèses de Lenine, en date du 4 avril.
Au sujet de la crise par laquelle passait le parti bolchevik dans les deux premiers mois de la révolution de février, il n'est pas inutile de donner ici une citation d'un article écrit par l'auteur du présent livre, en 1909, pour la revue polonaise de Rosa Luxembourg :
" Si les mencheviks, partant du concept abstrait : " notre révolution est bourgeoise ", en arrivent à l'idée d'une adaptation de toute la tactique du prolétariat à la conduite de la bourgeoisie libérale, jusques et y compris la conquête par elle du pouvoir de l'Etat, les bolcheviks, partant d'un point de vue tout aussi abstrait, " dictature démocratique et non socialiste ", en viennent à l'idée d'un prolétariat qui détient le pouvoir et se donne lui-même une limite bourgeoise-démocratique. Il est vrai que la différence entre eux dans cette question est très considérable : tandis que les côtés antirévolutionnaires du menchevisme se manifestent dans toute leur force dès à présent, les traits antirévolutionnaires du bolchevisme ne menacent d'un formidable danger que dans le cas d'une victoire révolutionnaire. "
Ces paroles furent, après 1923, largement utilisées par les épigones dans la lutte contre le " trotskysme ". Or, elles donnent - huit ans avant les événements - une caractéristique tout à fait exacte de la conduite des épigones actuels " dans le cas d'une victoire révolutionnaire ".
Le parti sortit de la crise d'avril à son honneur, s'étant dégagé des " traits antirévolutionnaires de sa couche dirigeante. " Cest pourquoi l'auteur ajouta, en 1922, au texte cité ci-dessus la note suivante :
" Ceci, comme on sait, n'arriva pas, étant donné que, sous la direction de Lenine, le bolchevisme réalisa (non sans lutte intérieure) son réarmement idéologique dans cette question extrêmement importante, au printemps de 1917, c'est-à-dire avant la conquête du pouvoir. "
Lenine, dans la lutte contre les tendances opportunistes de la couche dirigeante des bolcheviks, écrivait en avril 1917 :
" Le mot d'ordre et les idées bolchevistes dans l'ensemble sont complètement confirmés, mais concrètement les choses se sont présentées autrement qu'on ne l'eût su prévoir (qui que ce fût), d'une façon plus originale, plus singulière, plus variée. Ignorer, oublier ce fait signifierait qu'on s'assimile à ces " vieux bolcheviks ", qui ont plus d'une fois déjà joué un triste rôle dans l'histoire de notre parti en répétant une formule ineptement apprise au lieu d'avoir étudié l'originalité de la nouvelle et vivante réalité. Quiconque ne parle maintenant que de " la dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et des paysans ", celui-là est en retard sur la vie, celui-là, par conséquent, s'est effectivement rendu à la petite bourgeoisie, est contre la lutte de classe prolétarienne, celui-là doit être remisé aux archives des raretés " bolchevistes " d'avant la révolution (on peut dire : aux archives " des vieux bolcheviks "). "
3 Lettre au professeur A. Kahun, Université de Californie
Il vous intéresse de savoir dans quelle mesure Soukhanov a exactement raconté ma rencontre, en mai 1917, avec la rédaction de la Novaïa Jizn ( Vie nouvelle), à la tête de laquelle se trouvait, pour la forme, Maxime Gorki. Pour que la suite de ceci soit compréhensible, je dois dire quelques mots au sujet du caractère général des Mémoires sur la Révolution, en sept tomes, de Soukhanov. Malgré toutes les imperfections de cet ouvrage (prolixité, impressionnisme, myopie politique) qui en rendent par moments la lecture insupportable, on ne peut s'empêcher de reconnaître la sincérité de l'auteur qui fait de son ouvrage une source précieuse pour l'Histoire. Les hommes de loi savent, cependant, que la sincérité d'un témoin ne garantit pas du tout la véracité de ses dépositions :il faut encore prendre en considération le niveau intellectuel du témoin, ses facultés oculaires, auditives, sa mémoire, son état d'âme au moment de tels incidents, etc. Soukhanov est un impressionniste du type intellectuel et, comme la plupart des gens de cette sorte, incapable de comprendre la psychologie politique d'hommes d'une autre formation. Bien que lui-même se soit tenu, en 1917, à l'extrémité gauche du camp des conciliateurs, par conséquent tout à fait en voisinage avec les bolcheviks, par sa mentalité d'Hamlet il était et restait tout à l'opposé d'un bolchevik. En lui vit toujours un sentiment d'hostilité, de répulsion à l'égard d'homme entiers, sachant fortement ce qu'ils veulent et où ils vont. Il résulte de tout cela que Soukhanov, dans ses Mémoires, entasse tout à fait consciencieusement faute sur faute, dés qu'il essaie de comprendre les motifs de l'action des bolcheviks ou de dévoiler leurs intentions de derrière les coulisses. Il semble parfois qu'il embrouille consciemment des questions simples et claires. En réalité, il est organiquement incapable, du moins en politique, de découvrir le plus court chemin d'un point à un autre.
Soukhanov dépense pas mal d'efforts à opposer ma ligne à celle de Lenine. Très sensible à l'opinion des couloirs et aux rumeurs des cercles intellectuels – en ceci, soit dit à propos, une des qualités des Mémoires est de donner une abondante documentation sur la psychologie des dirigeants libéraux, radicaux et socialistes - Soukhanov vivait tout naturellement d'espoirs en la naissance de divergences entre Lenine et Trotsky, d'autant plus que cela devait, du moins partiellement, alléger le sort peu enviable de la Novaïa Jizn coincée entre les social-patriotes et les bolcheviks. Dans ses Mémoires, Soukhanov vit encore dans l'atmosphère de ces espérances irréalisées, présentées sous l'aspect de souvenirs politiques et d'hypothèses à retardement. Il s'efforce d'interpréter les particularités de l'individu, du tempérament, du style comme un cours politique particulier.
Au sujet de la manifestation bolcheviste prévue pour le 10 juin, puis décommandée, au sujet surtout des manifestations armées des journées de juillet, Soukhanov s'essaie, en de nombreuses pages, à démontrer que Lenine tendait en ces jours-là à se saisir immédiatement du pouvoir, au moyen d'un complot et d'une insurrection, que Trotsky, par contre, aurait cherché à obtenir le pouvoir effectif des soviets en la personne des partis qui prédominaient alors, savoir des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. Sous tout cela, il n'y a pas ombre de vérité. Au 1° congrès des soviets, le 4 juin, Tseretelli, dans sa harangue, avait jeté cette phrase : " En Russie, pour le moment, il n'y a pas un parti politique qui dirait : donnez-nous en main le pouvoir. " Juste alors partit de l'auditoire une exclamation : " Il en est un ! " Lenine n'aimait pas à interrompre les orateurs et n'aimait pas à être interrompu. C'étaient seulement de sérieux motifs qui, pour cette fois, pouvaient l'inciter à se départir de son ordinaire discrétion. Logiquement, d'après Tseretelli, il résultait que, si un peuple tombe dans un ensemble complexe de très grandes difficultés, il faut essayer avant tout de repasser le pouvoir à d'autres. En ceci, au fond, était toute la sagesse des conciliateurs russes qui, après l'insurrection de février, repassèrent le pouvoir aux libéraux. A la peu séduisante peur des responsabilités, Tseretelli donnait la couleur du désintéressement politique et d'une extrême prévoyance. Pour un révolutionnaire qui croit à la mission de son parti, une si lâche forfanterie est absolument intolérable. Un parti révolutionnaire capable, dans des circonstances difficiles, d'esquiver le pouvoir ne mérite que le mépris.
Dans un discours prononcé à la même séance, Lenine expliqua son exclamation : " Le citoyen ministre des Postes et des Télégraphes (Tseretelli)... a dit qu'il n'y a pas en Russie de parti politique qui se déclarerait prêt à se charger totalement du pouvoir. Je réponds qu'il y en a un; aucun parti ne peut renoncer à cela et notre parti n'y renonce pas; à toute minute il est prêt à prendre intégralement le pouvoir. (Applaudissements et rires.) Vous pouvez rire tant que vous voudrez, mais si le citoyen ministre nous pose cette question... il lui sera répondu comme il convient. " Prétendra-t-on que la pensée de Lenine n'était pas transparente ?
Au même congrès des soviets, parlant après le ministre de l'Agriculture, Pechekhonov, je m'exprimai ainsi : " Je n'appartiens pas au même parti que Pechekhonov, mais si l'on me disait que le ministère se composera de douze Pechekhonov, je répondrai que c'est un formidable pas en avant... "
Je ne pense pas qu'alors, en plein dans les événements, mes paroles sur un ministère composé de Pechekhonov aient pu être comprises comme l'antithèse de la disposition de Lenine à prendre le pouvoir. Comme théoricien de cette antithèse imaginaire se présente avec du retard Soukhanov. Commentant la préparation par les bolcheviks de la manifestation du 10 juin au profit de l'autorité des soviets comme une préparation de la prise du pouvoir, Soukhanov écrit : " Lenine, deux ou trois jours avant la " manifestation ", disait publiquement qu'il était prêt à prendre en ses mains le pouvoir. Mais Trotsky disait alors même qu'il voudrait trouver au pouvoir une douzaine de Péchékhonov. Cela fait une différence. Pourtant, j'ai lieu de supposer que Trotsky était rattaché à l'affaire du 10 juin... Lenine, dés alors, n'était pas disposé à engager une action décisive sans un douteux " interrayonnal [3] ". Car Trotsky était son pareil comme partenaire monumental dans un jeu monumental, et, dans son propre parti, après Lenine lui-même, il n'y avait rien eu, longtemps, longtemps, longtemps. "
Tout ce passage est plein de contradictions. D'après Soukhanov, Lenine aurait effectivement médité ce dont l'accusait Tseretelli : " la prise immédiate du pouvoir par la minorité prolétarienne ". Si invraisemblable que cela paraisse, Soukhanov voit la preuve de ce blanquisrne dans les paroles de Lenine annonçant que les bolcheviks sont prêts à prendre le pouvoir, malgré toutes les difficultés. Mais si Lenine s'était effectivement préparé à prendre le pouvoir, le 10 juin, en complotant, il n'est pas probable que, le 4 juin, en séance plénière du Soviet, il en eût averti les ennemis. Faut-il rappeler que, dés le premier jour de son arrivée à Pétrograd, Lenine inculquait au parti cette idée que les bolcheviks ne pourraient s'assigner la tâche de renverser le gouvernement provisoire qu'après avoir conquis la majorité dans les soviets? Pendant les journées d'avril, Lenine se prononça résolument contre ceux des bolcheviks qui lançaient le mot d'ordre : " A bas le gouvernement provisoire ! " comme le problème du jour. La réplique de Lenine, le 4 juin, avait une signification très précise : Nous, bolcheviks, sommes prêts à prendre le pouvoir, aujourd'hui au besoin, si les ouvriers et les soldats nous accordent leur confiance; par là, nous nous distinguons des conciliateurs qui, disposant de la confiance des ouvriers et des soldats, n'osent pas prendre le pouvoir.
Soukhanov oppose Trotsky à Lenine comme un réaliste à un blanquiste. " N'acceptant pas Lenine, on pouvait tout à fait se rallier à la façon dont Trotsky posait la question. " En même temps Soukhanov déclare que " Trotsky fut impliqué dans l'affaire du 10 juin, c'est-à-dire dans le complot pour la prise du pouvoir ", Découvrant deux lignes de conduite là où il n'en existait point, Soukhanov ne peut se refuser le plaisir de réunir ensuite ces deux lignes en une seule pour avoir la possibilité de m'accuser, moi aussi, d'esprit aventureux. C'est, en son genre, une revanche assez platonique pour les espoirs déçus des intellectuels de gauche concernant une scission entre Lenine et Trotsky.
Sur les pancartes qui avaient été préparées par les bolcheviks pour la manifestation décommandée du 10 juin et qu'arborèrent les manifestants du 18, le motif principal était : " A bas les dix ministres capitalistes ! " Soukhanov admire en esthète la simplicité expressive de ce mot d'ordre, mais, comme politique, montre qu'il n'y a rien compris. Le gouvernement comprenait, outre les " dix ministres capitalistes ", six ministres conciliateurs. Les pancartes des bolcheviks n'attaquaient pas ces derniers. Au contraire, les ministres capitalistes devaient être, d'après le sens du mot d'ordre, remplacés par des ministres socialistes, représentants de la majorité soviétique. C'est précisément cette idée exprimée par les pancartes bolchevistes que je formulai devant le Congrès des soviets : rompez le bloc avec les libéraux, éliminez les ministres bourgeois et remplacez-les par vos Pechekhonov. En invitant la majorité soviétique à prendre le pouvoir, les bolcheviks, bien entendu, ne se liaient nullement les mains à l'égard des Pechekhonov; au contraire, ils ne cachaient pas que, dans les cadres de la démocratie soviétique, ils mèneraient contre ces derniers, une lutte sans rémission - pour la majorité dans les soviets et pour la prise du pouvoir. Tout cela est, en fin de compte de l'A.B.C. Seulement les traits indiqués ci-dessus de Soukhanov, considéré non pas tant comme personnalité que comme type, expliquent comment ce participant et observateur des événements a pu jeter une irrémédiable confusion dans une question si sérieuse et en même temps si simple.
A la lumière de l'épisode politique analysé ici, il est plus facile de comprendre combien est fausse l'explication que donne Soukhanov de ma rencontre, intéressante pour vous, avec la rédaction de la Novaïa Jizn. La morale de mon contact avec le cercle de Maxime Gorki est exprimée par Soukhanov dans une phrase de conclusion qu'il m'attribue : " Je vois maintenant qu'il ne me reste plus qu'à fonder un journal avec Lenine. " Il résulterait de là que, ne jugeant pas possible de m'entendre avec Gorki et Soukhanov, c'est-à-dire avec des hommes que je n'ai jamais considérés ni comme politiques ni comme révolutionnaires, j'aurais été forcé de trouver ma voie vers Lenine. Il suffit de formuler clairement cette pensée pour en montrer l'inconsistance.
Combien caractéristique, remarquerai-je en passant, cette phrase de Soukhanov : " fonder un journal avec Lenine " - comme si les problèmes de la politique révolutionnaire se ramenaient à la fondation d'un journal ! Quiconque est doué d'un minimum d'imagination créatrice doit voir clairement que je ne pouvais penser ni définir ainsi mes tâches.
Pour expliquer que j'ai fait visite au cercle journalistique de Gorki, il faut se rappeler que je suis arrivé à Petrograd au commencement de mai, plus de deux mois après l'insurrection, un mois après l'arrivée de Lenine. Pendant ce temps, bien des choses avaient déjà eu le temps de s'arranger et de se préciser. J'avais besoin d'une orientation directe et pour ainsi dire empirique non seulement sur les forces essentielles de la révolution, sur l'état d'esprit des ouvriers et des soldats, mais sur tous les groupements et nuances politiques de la société" cultivée ". Visitant la rédaction de la Novaïa Jizn, j'accomplissais une petite reconnaissance politique dans le but d'élucider les forces d'attraction et de répulsion de ce groupe de " gauche ", les chances de séparation de tels ou tels éléments. Un bref entretien me persuada de la complète impuissance de ce petit cercle de littérateurs raisonneurs pour lesquels la révolution se ramenait à un éditorial. Et comme ils accusaient, à propos, les bolcheviks de " s'être isolés d'eux-mêmes ", en rejetant la faute sur Lenine et sur ses thèses d'avril, je ne pouvais indubitablement ne pas leur dire que, par tous leurs discours, ils m'avaient, une fois de plus, démontré que Lenine avait absolument raison en isolant d'eux le parti ou, plus exactement, en les isolant du parti. Cette conclusion que je dus souligner avec une particulière énergie pour impressionner ceux qui participaient à l'entretien, Riazanov et Lounatcharsky, adversaires d'une union avec Lenine, donna probablement prétexte à la version de Soukhanov.
Vous avez, bien entendu, tout à fait raison d'exprimer cette hypothèse qu'en aucun cas je n'aurais, pendant l'automne de 1917, consenti à parler au jubilé de Gorki, du haut de la tribune du soviet de Petrograd. Soukhanov fit bien, cette fois-là, en renonçant à une de ses idées de fantaisiste : m'entraîner, la veille de la révolution d'octobre, à fêter Gorki, qui se tenait de l'autre coté de la barricade.
Notes
[1] C'est-à-dire les membres de la Douma issue du coup d'Etat du 3 juin 1907.
[2] Par gouvernement provisoire, la presse américaine entendait désigner le Comité provisoire de la Douma.
[3] Soukhanov me désigne comme un " douteux interrayonnal " (membre de l'organisation interdistricts) dans l'évidente intention d'indiquer qu'en réalité j'étais bolchevik. Ce dernier point, en tout cas, est juste. Je ne suis resté dans lorganisation interrayonnale que pour lamener au parti bolchéviste, ce qui sest réalisé en août.
Dernière mise à jour 2.7.00