1928 |
L'Opposition de Gauche face au centrisme bureaucratique. |
L'Internationale Communiste après Lenine
ET MAINTENANT ?
Le présent essai d'explication ne peut avoir de sens qu'à condition d'être dégagé de toute réticence, de toute duplicité, de toute diplomatie ; ce qui exige que les choses soient appelées par leur nom, même si cela est désagréable et pénible pour le parti. D'ordinaire, en pareille occurrence, on se scandalise sous prétexte que l'ennemi se saisit de la critique et l'utilise. Aujourd'hui, il serait maladroit de poser la question de savoir ce qui a profité le plus à l'ennemi de classe : la politique de la direction qui a mené la révolution chinoise à de cruelles défaites ou les avertissements étouffés de l'Opposition travaillant à détruire le faux prestige de l'infaillibilité.
Sans doute, dans toute une série de cas, la social-démocratie a-t-elle tenté de tirer profit des critiques de l'Opposition. Le contraire eût été étrange. En un sens historique large, la social-démocratie est maintenant un parti parasitaire. En remplissant la besogne qui vise à protéger la société bourgeoise " d'en bas ", la social-démocratie, dans la période d'après-guerre (et plus particulièrement après 1923), au cours de son avilissement manifeste, vit des fautes et des bévues des partis communistes, de leurs capitulations aux moments décisifs, ou au contraire de leurs tentatives aventuristes pour revenir à une situation révolutionnaire dépassée. La capitulation de l'Internationale communiste à l'automne de 1923, puis l'obstination de la direction à ne pas comprendre la signification de cette gigantesque défaite, la ligne aventuriste et ultra-gauche de 1924-1925, la politique grossièrement opportuniste de 1926-1927 : voilà ce qui renforce la social-démocratie, voilà ce qui lui a permis de rassembler plus de neuf millions de voix aux dernières élections allemandes. Dans ces circonstances, évoquer les éléments que, parfois, la social-démocratie retient des critiques de l'Opposition pour les présenter aux ouvriers, c'est s'attacher à des vétilles. La social-démocratie ne serait plus elle-même si, parfois, elle n'allait encore plus loin dans cette voie, si elle n'exprimait par son aile gauche, soupape de sûreté du parti social-démocrate comme il l'est lui-même de la société bourgeoise, une " sympathie " intermittente et fausse pour l'Opposition. La social-démocratie se le permet tant que l'Opposition reste une petite minorité opprimée et dans la mesure où cette " sympathie " ne lui coûte rien, où elle lui assure même un accueil favorable parmi les travailleurs.
Actuellement, la social-démocratie n'a pas et ne peut pas avoir une ligne propre sur les questions essentielles : sa ligne lui est dictée par la bourgeoisie. Toutefois, si la social-démocratie répétait simplement tout ce que disent les partis bourgeois, elle cesserait d'être utile à la bourgeoisie. Sur des questions mineures, non actuelles ou lointaines, la social-démocratie, non seulement peut mais doit jouer de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, jusqu'au rouge le plus vif. En s'emparant de tel ou tel jugement de l'Opposition, la social-démocratie espère provoquer un schisme dans le Parti communiste ; mais, pour qui a saisi le caractère de ce mécanisme, les tentatives visant à compromettre l'Opposition, sous prétexte qu'un maquignon ou un gauchiste social-démocrate cite une quelconque phrase de notre critique, manifestent de l'indigence d'esprit. En fait, dans toutes les questions politiques importantes – avant tout celles de la Chine et du Comité anglo-russe – les sympathies de la social-démocratie internationale sont allées du côté de la politique " réaliste " de la direction et nullement de notre côté.
Mais bien plus important encore est le jugement général porté par la bourgeoisie sur les tendances en lutte au sein du Parti communiste de l'U.R.S.S. et de l'Internationale communiste : la bourgeoisie n'a aucune raison de tergiverser sur cette question ou de dissimuler. Et sur ce point, il faut dire que tous les organes de quelque sérieux, autorité et importance de l'impérialisme mondial des deux côtés de l'océan, considèrent l'Opposition comme leur ennemi mortel : au cours de la période écoulée, ou bien ils ont manifesté une sympathie convenue et prudente devant toute une série de démarches de la direction officielle, ou bien ils ont exprimé l'avis que l'entière liquidation de l'Opposition, sa destruction complète (Austen Chamberlain exigeait même des fusillades), était l'indispensable préalable à " l'évolution normale " du pouvoir soviétique vers le régime bourgeois. Même de mémoire, sans disposer d'aucune source de renseignements, on peut citer de nombreuses déclarations de ce genre : bulletin d'information de l'industrie lourde française (janvier 1927), rapport de l'informateur des ministres et milliardaires américains, appréciations du Times, du New York Times ou d'Austen Chamberlain, reproduites dans de nombreuses publications et en particulier dans le journal américain The Nation, etc. Il est fort significatif que, après ses premières et infructueuses tentatives, la presse officielle du parti ait renoncé à communiquer les appréciations portées par nos ennemis de classe sur la crise que traversait le parti dans les derniers mois et qu'il traverse encore : ces jugements révélaient de façon trop claire la nature révolutionnaire de classe de l'Opposition.
C'est pourquoi nous pensons qu'on gagnerait beaucoup en clarté si, à propos de ce VIe Congrès, deux livres très soigneusement élaborés étaient édités : un " livre blanc " contenant les analyses de la presse capitaliste sérieuse sur les divergences dans l'Internationale communiste et un " livre jaune " contenant les appréciations de la social-démocratie.
En tout cas, la crainte de voir la social-démocratie tenter de s'immiscer dans notre discussion ne nous empêchera pas une minute d'indiquer avec clarté et précision ce que nous considérons comme dangereux dans la politique de l'Internationale communiste et ce que nous jugeons salutaire. Nous pouvons écraser la social-démocratie non par la diplomatie, non en jouant à cache-cache, mais par une politique révolutionnaire juste qui reste encore à élaborer.
Plus de quatre ans se sont écoulés depuis le Ve Congrès. Durant cette période, la ligne de la direction a radicalement changé, sa composition tout autant que celle des divers partis et de l'Internationale communiste dans son ensemble a été modifiée. Le président de l'Internationale a été non seulement éliminé de son poste mais exclu du parti, avant d'y être admis, à nouveau , à la veille de ce VIe Congrès [1] . Ces événements se sont déroulés sans qu'aucun Congrès ait été réuni, bien qu'il n'y ait eu aucun obstacle objectif à sa convocation. Alors que se posaient au mouvement ouvrier mondial et à la République des Soviets des problèmes vitaux, la réunion du Congrès de l'Internationale communiste sembla superflue : d'année en année, il fut ajourné, comme s'il était une entrave et un poids mort; on le convoqua seulement lorsqu'on estima qu'il se trouverait placé devant des faits accomplis.
Durant ces quatre années – remplies d'événements importants et déchirées par de profondes divergences – on trouva le temps de réunir de nombreux congrès et conférences bureaucratiques : conférences écœurantes du Comité anglo-russe, congrès de la Ligue démocratique de Lutte contre l'impérialisme, congrès théâtral des " Amis de l'Union soviétique [2] ". Mais le temps et la place n'ont manqué que pour les trois Congrès réguliers de l'Internationale communiste !
Durant la guerre civile et le blocus, alors que les délégués étrangers rencontraient des difficultés énormes et que certains d'entre eux périssaient en route, les Congrès du Parti communiste soviétique et de l'Internationale communiste furent néanmoins régulièrement convoqués, conformément aux statuts et à l'esprit du parti prolétarien. Pourquoi n'agit-on plus ainsi à présent ? Prétendre que maintenant nous avons trop de " travail pratique ", c'est reconnaître que la pensée et la volonté du parti dérangent la besogne de la direction, que les Congrès sont une charge dans les affaires les plus importantes et les plus sérieuses. En fait, c'est ouvrir la voie à la liquidation bureaucratique du parti.
Dans la forme, au cours de ces quatre années, toutes les questions ont été tranchées par le Comité exécutif de l'Internationale communiste ou par son présidium ; dans les faits, par le Bureau politique du Parti communiste de l'U.R.S.S., ou plus précisément par son secrétariat s'appuyant sur l'appareil du parti qui en dépend. Il ne s'agit pas, ici, évidemment, de l'influence idéologique du Parti communiste soviétique, qui sous Lénine était plus considérable que maintenant et qui avait une puissante signification créatrice; il s'agit de la toute-puissance du secrétariat s'exerçant par la toute-puissance de l'appareil ; sous Lénine, elle n'existait pas, et Lénine avait sévèrement mis en garde contre ce danger dans les derniers conseils qu'il adressa au Parti.
L'Internationale communiste fut proclamée " parti international uni ", toutes les sections nationales lui furent subordonnées. Dans cette question, Lénine joua, jusqu'au bout, un rôle modérateur : il multiplia les avertissements contre les tendances bureaucratiques de la direction, craignant que, en l'absence de base politique, le centralisme démocratique ne débouchât sur le bureaucratisme. Pourtant, quand Lénine abandonna le travail, c'est l'ultracentralisme qui triompha. Le Comité exécutif fut proclamé Comité central avec pleins pouvoirs dans le parti mondial uni, responsable uniquement devant les Congrès. Et en réalité, que voyons-nous dans cette affaire ? Les Congrès ne furent pas convoqués quand on en avait le plus grand besoin (la Révolution chinoise, à elle seule, justifiait la convocation de deux Congrès). Théoriquement, le Comité exécutif est le centre puissant du mouvement ouvrier mondial, mais à plusieurs reprises, au cours des dernières années, il fut profondément remanié; certains de ses membres, élus au Ve Congrès pour jouer un rôle dans la direction, furent éliminés ; il en va de même pour les sections de l'Internationale communiste, ou tout au moins pour les plus importantes d'entre elles. Qui donc a remanié le Comité exécutif, en principe uniquement responsable devant le Congrès..., si le Congrès n'a pas été réuni ? La réponse est parfaitement claire : c'est le noyau dirigeant du Parti communiste soviétique qui, à chaque changement de sa composition, modifie le Comité exécutif, au mépris des statuts de l'Internationale communiste et des décisions du Ve Congrès.
Les changements au sein du noyau dirigeant du Parti communiste de l'U.R.S.S. ont été réalisés dans le dos, non seulement de l'Internationale communiste mais aussi du Parti communiste de l'U.R.S.S. lui-même, entre les Congrès et indépendamment d'eux, par des coups de force de l'appareil. " L'art " de diriger consistait à placer le parti devant le fait accompli ; ensuite, les désignations au Congrès, retardé conformément à un mécanisme d'inspiration tortueuse, s'opéraient selon les vœux de la nouvelle direction mise en place, tandis que le précédent noyau dirigeant était tout simplement qualifié de " sommet antiparti ".
Il serait trop long d'énumérer toutes les étapes de ce processus; je ne citerai qu'un fait, parmi d'autres, mais il les illustre tous. Non seulement d'un point de vue formel, mais aussi dans la réalité, c'est le groupe de Zinoviev qui était à la tête du Ve Congrès, et c'est précisément ce groupe qui a donné le ton fondamental du travail du Ve Congrès : la lutte contre le prétendu " trotskysme ". Or, cette fraction dirigeante du Ve Congrès n'a pu se maintenir jusqu'au VIe Congrès dans aucun des partis de l'Internationale communiste ; et c'est le groupe central de cette fraction – composé de Zinoviev, Kamenev, Sokolnikov et autres – qui proclame dans sa déclaration de juillet 1926 :
" Dés maintenant, il ne peut plus y avoir aucun doute sur le fait que le noyau essentiel de l'opposition de 1923 avait donné l'alerte avec juste raison contre les dangers qu'il y a à s'écarter de la ligne prolétarienne et contre les menaces de développement du régime de l'appareil. "
Il y a plus : à la séance plénière du Comité central et de la Commission centrale de Contrôle (14-23 juillet I926), Zinoviev – dirigeant et inspirateur du Ve Congrès – déclara (et cette déclaration sténographiée fut à nouveau publiée par le Comité central avant le XVe Congrès) que lui, Zinoviev, considérait que les deux principales erreurs de sa vie sont la faute de 1917 et la lutte contre l'opposition en 1923 :
" Je considère la seconde erreur, disait Zinoviev, comme plus dangereuse; car la faute de 1917, commise du temps de Lénine, fut réparée par Lénine... tandis que mon erreur de 1923 consistait en ce que...
" ORDJONIKIDZE. – Quoi donc; vous avez bourré le crâne à tout le parti!
" ZINOVlEV. – Oui, dans la question du glissement et dans celle de l'oppression bureaucratique de l'appareil, Trotsky se trouva avoir raison contre vous! "
Mais la question du glissement, c'est-à-dire de la ligne politique et le problème du régime existant dans le parti constituent toute la somme des divergences. En 1926, Zinoviev estimait que l'opposition de 1923 avait raison sur ces questions et que, en ce qui le concernait, la plus grande erreur de sa vie – plus grave même que son hostilité au déclenchement de la Révolution d'octobre – fut la lutte qu'il avait menée contre le " trotskysme " en 1923-1925. Cependant, ces derniers jours, les journaux ont publié une décision de la Commission centrale de Contrôle réintégrant Zinoviev et d'autres dans le parti, parce qu'ils ont " renoncé à leurs errements trotskystes ". Toute cette histoire, bien qu'elle soit entièrement confirmée par des documents, paraîtra absolument fantastique à nos petits-fils et arrière-petits-fils; peut-être ne mériterait-elle pas d'être mentionnée, s'il ne s'agissait que d'une personne ou d'un groupe, si cette affaire n'était intimement liée à toute la lutte d'idées qui s'est déroulée dans l'Internationale communiste au cours des dernières années et si elle ne s'était développée organiquement dans les conditions qui ont permis l'absence de tout Congrès pendant quatre ans, à savoir la puissance infinie des méthodes bureaucratiques. Actuellement, on ne dirige pas l'idéologie de l'Internationale communiste, on la gère. La théorie n'est plus un instrument pour la connaissance et la prévision, elle est devenue un outil technique pour l'administration. On attribue à l'Opposition certaines opinions et, se fondant sur ces opinions, on la juge. On affecte des gens au " trotskysme " puis on les rappelle, comme s'il s'agissait de fonctionnaires d'une chancellerie !
Des renversements idéologiques de ce genre s'accompagnent inévitablement de coups de force dans l'organisation; ils viennent toujours d'en haut et, réussissant à s'ériger en système, ils deviennent le régime normal, non seulement du Parti communiste de l'U.R.S.S., mais aussi d'autres partis de l'Internationale communiste. Les motifs officiels de chaque bouleversement dans une direction coïncident rarement avec les motifs réels. La duplicité dans le domaine des idées est l'inévitable conséquence de la bureaucratisation du régime. Au cours de ces années, plus d'une fois, les dirigeants des partis d'Allemagne, de France, d'Angleterre, d'Amérique, de Pologne, etc., se sont engagés dans des voies opportunistes sans être condamnés parce que leur position sur les questions intérieures du Parti communiste de l'U.R.S.S. leur servait de protection.
Les derniers exemples sont encore bien frais dans les mémoires. La direction chinoise de Tchen-Dou-Siou, Tan-Pin-Sian et Cie, profondément menchévique [3] , a bénéficié, jusqu'à la dernière heure, du soutien total du Comité exécutif de l'Internationale communiste contre les critiques de l'Opposition; cela n'a rien d'étrange, puisque, lors du VIIe plénum du Comité exécutif de l'Internationale communiste, Tan-Pin-Sian déclarait :
" Dès la première apparition du trotskysme, le Parti communiste chinois et la Jeunesse communiste chinoise adoptèrent une résolution unanime contre lui ". (Compte rendu sténographique, p. 205.)
Dans le Comité exécutif de l'Internationale Communiste lui-même et dans son appareil, un rôle important est joué par des éléments qui s'opposèrent à la révolution prolétarienne puis l'entravèrent tant qu'ils purent en Russie, en Finlande, en Bulgarie, en Hongrie, en Pologne et dans d'autres pays; mais, en revanche, ces éléments firent leurs preuves en temps opportun dans la lutte contre le " trotskysme ".
Ignorer et violer les statuts, procéder à des bouleversements dans l'organisation et dans les idées, ajourner les congrès et conférences, développer l'arbitraire, tout cela ne peut pas être le fruit du hasard, tout cela doit avoir des raisons profondes.
Ce serait une insuffisance du marxisme que d'expliquer ces faits uniquement ou principalement par des raisons personnelles (lutte de groupes pour le pouvoir, etc.), encore qu'à certains moments ces motifs puissent jouer un rôle (cf. le Testament de Lénine). Mais, ici, il s'agit d'un processus profond et de longue durée qui doit avoir non seulement des causes psychologiques mais surtout des causes politiques; et il en a, en effet.
La bureaucratisation du système entier, dans le Parti communiste de l'U.R.S.S. et dans l'Internationale communiste, a pour principale origine l'accroissement, au cours de ces cinq dernières années, de l'écart entre la ligne politique de la direction et les perspectives historiques du prolétariat. Plus elles divergeaient, plus les événements condamnaient cette politique, moins elle pouvait être appliquée dans le respect des règles du parti et sous la lumière de la critique; elle devait donc, de plus en plus, être imposée au parti d'en haut, par l'appareil et même par les moyens propres à l'État.
Dans ces conditions, la direction ne tolérait absolument plus la critique marxiste. Le régime bureaucratique est formaliste : la scolastique est l'idéologie qui lui convient le mieux. Les cinq dernières années ont été une période de déformation du marxisme, qui a été changé en scolastique pour couvrir le glissement politique et servir l'usurpation bureaucratique.
Sans aucun doute, un des motifs qui incita à ajourner, à plusieurs reprises, le VIe Congrès fut le désir d'attendre quelque grande victoire internationale; dans de pareils cas, les gens oublient plus facilement les défaites récentes. Mais le succès ne vint pas... et cela n'est pas dû au hasard !
Durant cette période, le capitalisme européen et le capitalisme mondial bénéficièrent d'un nouveau et sérieux sursis. Depuis 1923, la social-démocratie s'est considérablement renforcée. Les partis communistes n'ont grandi que de façon très insignifiante. Il ne se trouvera personne pour oser dire qu'ils ont su, au cours de ces quatre ou cinq années, assurer la continuité, la stabilité et l'autorité de leurs directions. Au contraire, cette continuité et cette solidité se révèlent profondément ébranlées, même dans le parti où elles étaient autrefois le mieux garanties : dans le Parti communiste de l'Union soviétique.
La République soviétique, au cours de cette période, a réalisé des progrès sérieux dans les domaines économique et culturel, progrès qui montrent, à la face du monde, la force et la signification des méthodes socialistes de gestion et les grandes possibilités qu'elles recèlent. Mais ces succès se développèrent sur la base de la prétendue stabilisation du capitalisme, qui fut elle-même le résultat d'une série de défaites de la révolution mondiale.
Contrairement aux assertions optimistes, le rapport interne des forces, dans l'économie et la politique, s'est modifié au désavantage du prolétariat : de là, une série de crises pénibles dont ne sort pas le Parti communiste de l'U.R.S.S.
La cause fondamentale de la crise de la Révolution d'octobre réside dans le retard de la révolution mondiale, à la suite de plusieurs lourdes défaites du prolétariat. Jusqu'en 1923, ce furent les échecs des mouvements et insurrections de l'après-guerre en raison d'abord de la disparition de toute une partie de la jeunesse, et ensuite de la faiblesse des partis communistes. A partir de 1923, la situation se modifie radicalement : il ne s'agit plus seulement de défaites du prolétariat, mais de défaites de la politique de l'Internationale communiste. Les fautes de cette politique, en Allemagne, en Angleterre, en Chine – et dans une mesure moindre en divers autres pays – sont telles qu'il est impossible d'en trouver de semblables dans toute l'histoire du Parti bolchevique : pour ce faire, il faut remonter à l'histoire du menchévisme dans les années 1905-1917, ou encore revenir à des dizaines d'années en arrière. Le retard dans le développement de l'Internationale communiste apparaît comme le résultat immédiat de la politique fausse des cinq dernières années. On ne peut en rejeter la responsabilité sur la " stabilisation " qu'en concevant sa nature d'une façon scolastique et pour fuir cette responsabilité. La stabilisation n'est pas tombée du ciel et n'est pas le fruit d'un changement automatique des conditions de l'économie capitaliste mondiale : elle est le résultat d'un changement défavorable dans le rapport politique des forces des classes. Le prolétariat a été affaibli en Allemagne par la capitulation de la direction en 1923 ; il a été trompé et trahi en Angleterre par une direction avec laquelle l'Internationale communiste continuait à faire bloc en 1926; en Chine la politique du Comité exécutif de l'Internationale communiste l'a jeté dans le traquenard du Kuomintang en 1926-1927. Voilà les causes immédiates et indiscutables des défaites. Essayer de montrer que même avec une politique juste les défaites étaient inévitables, c'est verser dans un fatalisme écœurant et renoncer à la compréhension bolchevique du rôle et de l'importance d'une direction révolutionnaire.
Les défaites du prolétariat causées par une politique fausse ont donné à la bourgeoisie un répit politique, dont elle tira parti pour consolider ses positions économiques. Certes, la consolidation des positions économiques de la bourgeoisie influence à son tour – comme facteur de " stabilisation " – la situation politique ; cependant, la cause essentielle de la montée du capitalisme durant ces cinq années de " stabilisation " réside dans le fait que la direction de l'Internationale communiste ne fut, à aucun moment, à la hauteur des événements. Les situations révolutionnaires ne manquèrent pas, mais, de façon chronique, on ne sut pas les exploiter. Ce défaut n'est pas dû au hasard et n'a pas un caractère singulier : il est la conséquence inévitable du cours centriste qui, en période ordinaire, peut masquer son inconsistance, mais qui, inévitablement, provoque des catastrophes dans une situation révolutionnaire, quand se produisent de brusques changements.
Pour saisir la signification du revirement actuel vers la gauche, on doit avoir une vue complète non seulement de ce que fut le glissement vers la ligne générale du centre-droit qui se démasqua totalement en 1926-1927, mais aussi de ce que fut la période précédente d'ultra-gauchisme en 1923-1925, dans la préparation de ce glissement. Ainsi, il s'agit de porter un jugement sur les cinq années qui suivirent la mort de Lénine.
Déjà, à l'époque du XIIe Congrès du Parti communiste de l'Union soviétique, au printemps de 1923, deux positions se manifestèrent nettement à propos des questions économiques de l'Union soviétique; elles se développèrent durant les cinq années suivantes et on put procéder à leur vérification à propos de la crise du stockage des blés en 1921-1928. Le Comité central considérait que le principal danger menaçant l'alliance avec la paysannerie venait d'un développement prématuré de l'industrie, et il en voyait la confirmation dans la prétendue " crise de vente " de l'automne de 1923. Au contraire, j'avais soutenu au XIIe Congrès l'idée que le danger principal menaçant la smytchka [4] et la dictature du prolétariat était représenté par les " ciseaux " qui symbolisent l'écart entre les prix agricoles et les prix industriels, écart reflétant le retard de l'industrie; le maintien et, à plus forte raison, l'accroissement de cette disproportion devaient inéluctablement entraîner une différenciation dans l'économie agricole et la production artisanale, et la croissance générale des forces capitalistes. J'ai développé clairement cette analyse lors du XIIe Congrès. C'est à ce moment que j'ai aussi formulé l'idée que, si l'industrie retardait, les bonnes récoltes deviendraient une source alimentant non pas le développement socialiste mais les tendances capitalistes et qu'elles fourniraient ainsi aux éléments capitalistes un outil de désorganisation de l'économie socialiste.
Ces orientations fondamentales présentées par les deux parties se retrouvèrent dans les luttes qui ont marqué les cinq années suivantes, où retentirent continuellement contre l'Opposition des accusations absurdes et réactionnaires dans leur essence : elle " craint le moujik ", elle " a peur d'une bonne récolte ", elle " redoute 1'enrichissement du village ", ou mieux encore elle " veut piller le paysan ". Ainsi dès le XIIe Congrès, et surtout pendant la discussion de l'automne de 1923, la fraction officielle repoussait les critères de classe, s'en tenant à des notions comme " paysannerie " en général, " récoltes " en général, " enrichissement " en général. Dans cette façon de concevoir les choses, apparaît déjà la pression des nouvelles couches sociales qui se formaient sur la base de la N.E.P.; liées à l'appareil d'État, elles se montraient soucieuses de n'être pas gênées dans leur ascension.
Dans ce processus, les événements internationaux prirent une importance décisive. La seconde moitié de l'année 1923 fut une période d'attente anxieuse de la révolution prolétarienne en Allemagne. La situation fut comprise trop tard, on hésita. Au sein de la direction officielle apparurent de sourdes frictions (Staline-Zinoviev, restant, il est vrai, sur une commune ligne centriste). En dépit de tous les avertissements, le changement de tactique ne fut entrepris qu'au dernier moment. Tout se termina par l'effrayante capitulation de la direction du Parti communiste allemand, cédant à l'ennemi des positions décisives [5].
Cette défaite avait en elle-même un caractère alarmant. Mais elle prit une signification beaucoup plus pénible encore parce que la direction du Comité exécutif de l'Internationale communiste, dans une large mesure responsable de l'échec, n'en saisit pas l'ampleur, n'en estima pas la profondeur, tout simplement ne sut pas le reconnaître.
La direction répétait avec obstination que la situation révolutionnaire continuait à se développer et que les batailles décisives se livreraient dans un avenir proche. C'est sur la base de ce jugement fondamentalement faux que le Ve Congrès établit toute son orientation, vers le milieu de 1924.
Pendant toute la seconde moitié de 1923, l'opposition, elle, sonne l'alarme à propos du dénouement politique qui approche, exige un cours qui se dirige vraiment vers l'insurrection, parce que dans de pareils moments historiques, quelques semaines, parfois quelques jours, décident du sort de la révolution pour plusieurs années. En revanche, dans le semestre qui précède le Ve Congrès, l'opposition répète, avec obstination, que la situation révolutionnaire est déjà révolue et qu'" on doit modifier la voilure en tenant compte du vent qui est contraire et non plus favorable " : ce qui doit être à l'ordre du jour, ce n'est plus l'insurrection, mais – par des batailles défensives contre l'ennemi passé à l'offensive – l'union des masses sur des revendications partielles, la création de points d'appui dans les syndicats, etc.
En dépit du reflux politique, le Ve Congrès s'oriente, démonstrativement, vers l'insurrection : ainsi il désoriente tous les partis communistes et sème la confusion.
1924, l'année du revirement brusque et net vers la stabilisation, devient l'année des aventures en Bulgarie, en Estonie [6]; le cours ultra-gauchiste se heurte, de plus en plus fort à la marche des événements. C'est à partir de ce moment que l'on cherche des forces révolutionnaires toutes faites en dehors du prolétariat : d'où l'idéalisation de certains partis pseudo-paysans dans divers pays, le flirt avec Raditch et La Follette, l'exagération du rôle de l'Internationale paysanne au détriment de l'Internationale syndicale, le faux jugement sur les syndicats anglais, l'amitié par-dessus les classes avec le Kuomintang, etc. Toutes ces béquilles par lesquelles le cours ultra-gauche aventurier tenta de se soutenir, devinrent, ensuite, les appuis essentiels du cours ouvertement droitier qui s'instaura lorsque les ultra-gauchistes, incapables de se retrouver dans la situation, se brisèrent contre le processus de stabilisation de 1924-1925.
L'ultra-gauchisme de 1924-1925, désorienté devant la situation, fut brutalement remplacé par une déviation de droite qui, sous l'estampille de la théorie " ne pas sauter par-dessus les étapes ", fit appliquer une politique d'adaptation à la bourgeoisie nationale, à la démocratie petite-bourgeoise, à la bureaucratie syndicale, aux koulaks (baptisés " puissants moyens "), et aux fonctionnaires..., sous prétexte d'ordre et de discipline.
La politique de centre-droit, qui gardait les apparences du bolchevisme dans des questions secondaires, fut ensuite entraînée par le flot des événements et trouva son couronnement meurtrier, de nature menchevique, dans les questions de la révolution chinoise et du Comité anglo-russe.
Certes, ce serait faire preuve de vain pédantisme que d'affirmer que le prolétariat allemand, avec une direction juste, aurait sans aucun doute conquis le pouvoir, ou que le prolétariat anglais sous la conduite d'une direction juste aurait sans aucun doute renversé le Conseil général [7] et hâté l'heure de la victoire de la révolution, ou que le prolétariat chinois, si on ne l'avait pas égaré sous la bannière du Kuomintang, aurait achevé victorieusement la révolution agraire et se serait sans aucun doute emparé du pouvoir avec l'alliance des paysans pauvres. Mais ces trois éventualités étaient ouvertes. Au contraire, la direction, négligeant la lutte des classes, renforçait l'ennemi au détriment de sa propre classe, et ainsi faisait tout pour assurer la défaite.
La question de l'allure est décisive dans toute lutte, et à plus forte raison dans une lutte d'envergure mondiale. Le sort de la République des soviets est inséparable du sort de la révolution mondiale. Personne n'a mis à notre disposition siècles ou même nombreuses décennies pour que nous nous en servions à notre aise. La question est tranchée par la dynamique de la lutte, dans laquelle l'ennemi profite de chaque erreur, de chaque bévue et occupe chaque pouce de terrain non défendu. En l'absence d'une politique juste de l'Internationale communiste, la révolution mondiale sera en retard, d'un retard historique indéterminé : or, c'est le temps qui décide. Ce qui est perdu par la révolution mondiale est gagné par la bourgeoisie. La construction du socialisme est une lutte de l'État soviétique non seulement contre la bourgeoisie intérieure mais aussi contre la bourgeoisie mondiale. Si la bourgeoisie gagnait contre le prolétariat mondial un nouveau et long délai historique, il est sûr qu'avec la puissante avance de sa technique, de sa richesse, de son armée et de sa flotte, elle culbuterait la dictature soviétique (et c'est déjà une question secondaire que de se demander si elle y parviendrait par des moyens économiques, politiques, militaires, ou par la combinaison des trois).
Le temps est un facteur décisif en politique, particulièrement lors de revirements brusques de l'histoire, quand une lutte à mort se déroule entre deux systèmes. Nous devons disposer du temps avec une très grande économie : l'Internationale communiste ne résisterait pas à cinq nouvelles années de fautes semblables à celles qui ont été commises. L'Internationale communiste tient grâce à l'attrait qu'exercent sur les masses la Révolution d'Octobre et le drapeau de Marx et Lénine; mais elle a vécu, au cours de ces dernières années, en gaspillant son capital. L'internationale communiste ne tiendra pas cinq nouvelles années avec de pareilles fautes. Or, si l'Internationale communiste s'écroule, l'U.R.S.S. ne résistera pas longtemps. Les psaumes de Staline proclamant que le socialisme serait déjà réalisé aux 9/10 dans notre pays ne paraîtront que stupide verbiage. Certes, même en ce cas, la révolution prolétarienne finirait par se frayer des voies nouvelles vers la victoire : mais quand ? Mais au prix de quels sacrifices, de quelles innombrables victimes ? La nouvelle génération de révolutionnaires internationaux devrait renouer le fil rompu de l'héritage et conquérir à nouveau la confiance des masses dans le plus grand événement de l'histoire ; lequel peut être compromis par une suite ininterrompue de fautes, de bouleversements et de falsifications idéologiques.
Ces paroles doivent être dites, clairement et distinctement, à l'avant-garde prolétarienne internationale, sans nulle crainte des inévitables hurlements, ululements et persécutions de ceux dont l'optimisme ne se maintient que parce qu'ils ferment peureusement les yeux devant la réalité.
Voilà pourquoi, à nos yeux, la politique de l'Internationale communiste domine toutes les autres questions.
La stabilisation de la bourgeoisie européenne, le renforcement de la social-démocratie, le retard du développement des partis communistes, le renforcement des tendances capitalistes en U.R.S.S., le glissement à droite de la politique de la direction du Parti communiste de l'U.R.S.S. et de l'Internationale communiste, la bureaucratie dans tout le système, la campagne effrénée contre l'aile gauche, traquée et de ce fait contrainte à devenir Opposition, tous ces processus sont liés entre eux, ils marquent un affaiblissement – provisoire, certainement, mais profond – des positions de la révolution mondiale, ils expriment la pression des forces ennemies sur l'avant-garde prolétarienne.
Dans son discours, ou plutôt dans la bordée d'injures qu'il a lancée à l'adresse de l'Opposition, Thaelmann a déclaré, lors du plénum de février du Comité exécutif de l'Internationale communiste :
" Les trotskystes ne voient pas la radicalisation de la classe ouvrière internationale et ils ne remarquent pas que la situation devient de plus en plus révolutionnaire " ( Pravda, 17 février 1928.).
Plus loin, il passe, comme il convient, à la démonstration rituelle tendant à prouver qu'avec Hilferding, nous enterrerions la révolution mondiale. Ces contes d'enfants pourraient être négligés, s'il ne s'agissait d'un parti de l'Internationale communiste – le second en importance par ses effectifs – représenté par Thaelmann au Comité exécutif de l'Internationale communiste. Où est la radicalisation de la classe ouvrière que l'Opposition ne remarque pas ? Thaelmann et beaucoup d'autres ont également parlé de " radicalisation " en 1921, 1925, 1926 et 1927. Pour eux, en 1923, la baisse d'influence du Parti communiste et la croissance de la social-démocratie n'existaient pas ; ils ne se demandaient même pas quelles étaient les causes de ces phénomènes. Il est difficile de parler à un homme qui ne veut pas apprendre les premières lettres de l'alphabet politique. Malheureusement il ne s'agit pas de Thaelmann seul et sa personne n'a même aucune importance. Le IIIe Congrès fut pleinement une école de stratégie révolutionnaire. Il enseigna à distinguer. C'est la première condition dans tout problème. Il y a des périodes de flux et il y a des périodes de reflux. Les unes et les autres passent, à leur tour, par diverses phases. La tactique politique doit être adaptée à chacune des phases, mais on doit en même temps maintenir une ligne de conduite générale orientée vers la conquête du pouvoir afin de ne pas être pris au dépourvu au cas où la situation changerait brusquement. Le Ve Congrès a renversé tous les enseignements du IIIe Congrès. Il a ignoré la situation objective et substitué à l'analyse des événements un mot d'ordre d'agitation à l'emporte-pièce : " La classe ouvrière se radicalise, la situation devient de plus en plus révolutionnaire. "
En réalité, c'est seulement depuis l'année dernière que la classe ouvrière d'Allemagne a commencé à se remettre des conséquences de la défaite de 1923. Dans un document publié par l'opposition, auquel Thaelmann se réfère, il est dit :
" Sans aucun doute, il y a dans la classe ouvrière européenne un mouvement vers la gauche. Il se manifeste par l'augmentation des grèves et par l'accroissement du nombre des voix communistes. Mais ce n'est là que la première étape du mouvement. Le nombre des électeurs sociaux-démocrates croît parallèlement à celui des électeurs communistes et parfois le dépasse. Si ce processus se développe et s'approfondit, au stade suivant, commencera le mouvement qui mènera de la social-démocratie au communisme " (In A la nouvelle étape).
Autant qu'on en puisse juger d'après les dernières élections en Allemagne et en France, cette appréciation sur la situation intérieure de la classe ouvrière européenne – et surtout de la classe ouvrière allemande – peut être considérée comme presque indiscutable. Malheureusement la presse de l'Internationale communiste, y compris celle du Parti communiste de l'U.R.S.S., ne donne pas d'analyse sérieuse, approfondie, documentée et illustrée par des chiffres, de la situation de la classe ouvrière. La statistique, quand on s'en sert, est simplement ajustée, afin de dessiner une tendance qui préservera le prestige de la direction. On cache des données de fait d'une importance exceptionnelle pour l'établissement d'un graphique du mouvement ouvrier dans la période 1923-1928, quand elles s'opposent aux jugements erronés et aux fausses directives. Tout cela fait qu'il est difficile de juger de la dynamique réelle de la radicalisation des masses, de son allure et de ses potentialités.
Thaelmann n'avait nullement le droit de dire au plénum de février du Comité exécutif de l'Internationale communiste que " les trotskystes ne voient pas la radicalisation de la classe ouvrière internationale ". Non seulement nous avions vu la radicalisation de la classe ouvrière européenne, mais dès la fin de l'année dernière nous en avions tiré une appréciation de la conjoncture. Notre opinion fut entièrement confirmée par les élections de mai [1928] au Reichstag. La radicalisation traverse sa première phase et, jusqu'à maintenant, dirige les masses vers la sociale-démocratie. En février, Thaelmann ne voulait pas voir ce fait et disait : " La situation devient de plus en plus révolutionnaire ". Une expression aussi générale n'est qu'une phrase creuse. Peut-on dire que la situation devient " de plus en plus (?) révolutionnaire " quand se renforce la social-démocratie, principal soutien du régime bourgeois ?
Pour se rapprocher d'une situation révolutionnaire, la " radicalisation " des masses doit atteindre le stade où les ouvriers passent de la social-démocratie au Parti communiste; ce qui se produit certainement déjà de façon partielle. Mais ce n'est pas la direction générale du courant. Prendre un stade préliminaire, à moitié pacifiste et à moitié collaborationniste, pour une phase révolutionnaire, c'est préparer des erreurs cruelles. Il faut apprendre à distinguer. Celui qui répète d'année en année que " les masses se radicalisent, que la situation est révolutionnaire " n'est pas un dirigeant bolchevique, mais un agitateur verbeux : on peut être assuré qu'il ne reconnaîtra pas la révolution quand elle viendra réellement.
La social-démocratie est le principal soutien du régime bourgeois. Mais ce soutien est, en lui-même, contradictoire; si les ouvriers passaient du Parti communiste à la social-démocratie, on pourrait parler avec certitude de la consolidation du régime bourgeois. Il en fut ainsi en 1924. Thaelmann et les autres dirigeants du Ve Congrès ne l'ont pas compris alors : c'est pourquoi, à nos arguments et à nos conseils, ils répondaient par des injures. Maintenant la situation est autre. Le Parti communiste grandit tout comme la social-démocratie, mais sa croissance ne se fait pas encore directement au détriment de cette dernière. Les masses affluent parallèlement aux deux partis, et jusqu'ici le courant qui va vers la social-démocratie est plus fort. Les ouvriers abandonnent les partis bourgeois, ils se réveillent et sortent de leur apathie politique; il y a là un processus nouveau, qui ne signifie pas, de toute évidence, un renforcement de la bourgeoisie. Mais le développement de la social-démocratie ne constitue pas non plus une situation révolutionnaire. Il faut apprendre à distinguer. Dès lors, comment qualifier la situation actuelle ? Il s'agit d'une situation transitoire, pleine de contradictions, où les tendances ne sont pas encore différenciées et qui renferme des possibilités diverses. On doit suivre attentivement le développement ultérieur du processus, sans s'étourdir avec des phrases à l'emporte-pièce, et en demeurant prêt à faire face aux brusques changements de la situation.
La social-démocratie n'est pas purement satisfaite par l'accroissement du nombre de ses voix ; elle regarde avec anxiété l'afflux des ouvriers, qui lui cause de grandes difficultés. Avant que les ouvriers ne passent en masse de la social-démocratie au Parti communiste – le fait se produira – il faut s'attendre à de nouvelles et grandes frictions au sein de la social-démocratie elle-même, à la formation de nouveaux groupements, à de nouvelles scissions. Cela ouvrira probablement le champ à des manœuvres actives et offensives du Parti communiste, sur la ligne du " front unique ", dans le but d'accélérer la différenciation révolutionnaire des masses, et avant tout d'arracher les ouvriers à la social-démocratie. Mais, malheur si les manœuvres du Parti communiste se réduisent à regarder de nouveau dans la bouche des sociaux-démocrates de " gauche " (et ils peuvent aller encore très à gauche), en attendant que les dents de sagesse leur poussent... Nous avons vu de telles " manœuvres " pratiquées en Saxe à petite échelle en 1923, et à grande échelle en Angleterre et en Chine en 1925-1927. Dans tous ces cas, elles firent manquer l'occasion révolutionnaire et provoquèrent de grandes défaites.
L'opinion de Thaelmann ne lui appartient pas en propre; cela apparaît bien dans le projet de programme qui dit :
" Le renforcement du processus de radicalisation des masses, l'accroissement de l'influence et de l'autorité des partis communistes... tout cela montre clairement qu'une nouvelle montée révolutionnaire se produit dans les centres de l'impérialisme. "
Comme généralisation sur laquelle fonder un programme, c'est radicalement faux. L'époque de l'impérialisme et des révolutions prolétariennes a déjà connu et connaîtra encore non seulement " un renforcement du processus de radicalisation des masses ", mais aussi des périodes où les masses glissent à droite; non seulement des périodes d'accroissement de l'influence des partis communistes, mais aussi des périodes de déclin provisoire, particulièrement en cas d'erreurs, de défaites, de capitulations. S'il s'agit d'un jugement de " conjoncture ", plus ou moins vrai pour une période donnée, dans certains pays, mais non pour le monde entier, alors la place d'un tel jugement n'est pas dans un programme, mais dans une résolution circonstanciée : le programme est écrit, lui, pour toute une époque de révolution prolétarienne. Malheureusement, au cours de ces cinq années, la direction de l'Internationale communiste n'a pas fait preuve de compréhension dialectique à propos de la croissance puis de la disparition des situations révolutionnaires. Elle en est restée à une scolastique permanente sur la " radicalisation " et n'a pas réfléchi sur les étapes vivantes de la lutte menée par la classe ouvrière mondiale.
A cause de la défaite subie par l'Allemagne dans la Grande Guerre, la vie politique de ce pays a été particulièrement marquée par les crises, ce qui, chaque fois, a mis l'avant-garde révolutionnaire du prolétariat devant une situation lourde de responsabilités. La cause immédiate des défaites subies par le prolétariat allemand fut, dans les cinq premières années, l'extrême faiblesse du parti révolutionnaire, puis dans les cinq années suivantes les fautes de sa direction.
En 1918-1919, manquait encore, face à la situation révolutionnaire, un parti prolétarien révolutionnaire. En 1921, quand le reflux se produisit, le Parti communiste, qui était déjà assez fort, tenta d'appeler à la révolution, mais les conditions préalables faisaient défaut. Le travail préparatoire (" la lutte pour les masses "), qui suivit, provoqua dans le parti une déviation de droite. Dépourvue d'envergure révolutionnaire et d'initiative, la direction se brisa devant le tournant brusque d'une situation qui évoluait vers la gauche (automne 1923). L'aile droite fut remplacée par l'aile gauche, dont la prédominance a coïncidé avec le reflux de la révolution. Mais cela, on ne voulut pas le comprendre et l'on maintint le " cours vers l'insurrection ". De là provinrent de nouvelles fautes qui affaiblirent le parti et entraînèrent le renversement de la direction de gauche. L'actuel Comité central, s'appuyant secrètement sur une partie des " droitiers ", a tout le temps lutté avec acharnement contre la gauche, tout en répétant mécaniquement que les masses se radicalisaient et que la révolution approchait.
L'histoire du parti allemand offre le tableau de fractions alternant brusquement au pouvoir et représentant les divers segments du graphique politique : chaque groupe dirigeant, lors de chaque revirement, vers le haut ou vers le bas de la courbe politique, c'est-à-dire vers une crise révolutionnaire ou au contraire vers une " stabilisation " provisoire, fait faillite et laisse la place au groupe concurrent. La faiblesse du groupe de droite était son incapacité à orienter l'activité du parti dans la voie de la lutte révolutionnaire pour le pouvoir, en cas de changement de situation. La faiblesse du groupe de gauche venait de ce qu'il comprenait mal la nécessité de mobiliser les masses sur des revendications transitoires imposées par la situation objective dans la période de préparation. La faiblesse d'un groupe avait pour complément symétrique la faiblesse de l'autre groupe. La direction étant changée à chaque bouleversement de la situation, les cadres les plus élevés du parti ne pouvaient acquérir une expérience vaste, couvrant à la fois la montée et le déclin, le flux et le reflux, la manœuvre et l'attaque. Une direction ne peut s'éduquer dans un sens pleinement révolutionnaire que si elle comprend le caractère de notre époque, sa mobilité soudaine et ses revirements brusques. Opérer au hasard et par " désignation " la sélection des dirigeants, c'est, inévitablement, prendre le risque d'une nouvelle faillite lors de la prochaine grande crise sociale.
Diriger, c'est prévoir. Il faut cesser en temps voulu de flatter Thaelmann uniquement parce qu'il ramasse dans la fange les mots les plus grossiers pour les lancer à l'Opposition, comme on flatta Tan-Pin-Sian, au VIIe Plénum, simplement parce qu'il traduisait en chinois les injures de Thaelmann. Il faut dire au parti allemand que le jugement porté par Thaelmann, en février, sur la situation politique, est grossier, sommaire, erroné. Il faut reconnaître franchement les fautes de stratégie et de tactique commises durant les cinq dernières années, et les étudier sérieusement, avant que les blessures qu'elles ont causées ne guérissent : les leçons de la stratégie ne peuvent porter tout leur fruit que si elles suivent les événements pas à pas.
Les difficultés absolument exceptionnelles rencontrées cette année (1928) dans le stockage des blés ont une grande importance, non seulement sur le plan économique, mais dans le domaine de la politique et du parti. Ce n'est pas par hasard qu'elles provoquèrent le revirement à gauche. Par ailleurs, en elles-mêmes, ces difficultés établissent le bilan de l'économie et de la politique générale.
Le passage du communisme de guerre à l'économie socialiste n'aurait pu se faire sans grandes retraites que si la révolution prolétarienne s'était immédiatement étendue aux pays avancés. Le retard de ce développement nous amena, au printemps de 1921, à la grande, profonde et durable retraite que fut la N.E.P. Les proportions de cette indispensable retraite furent établies non seulement par la réflexion théorique mais aussi par les tâtonnements pratiques. Dès l'automne de 1921, il fallut reculer plus encore.
Le 29 octobre 1921, c'est-à-dire sept mois après le début de la N.E.P., Lénine déclarait à la conférence provinciale du parti à Moscou :
" Ce passage à la Nouvelle Politique Economique qui s'est fait au printemps, cette retraite que nous avons effectuée... est-elle apparue suffisante pour que nous arrêtions le recul, pour que nous nous préparions déjà à l'offensive ? Non, il se trouva qu'elle ne suffisait pas encore... Nous avons le devoir de le reconnaître maintenant, si nous ne voulons pas nous cacher la tête sous l'aile, si nous ne voulons pas faire semblant de ne pas voir notre défaite, si nous ne craignons pas de regarder le danger en face. Nous devons avouer que la retraite a été insuffisante, qu'il faut l'accentuer, que nous devons nous replier encore pour passer du capitalisme d'Etat à la mise en œuvre d'une réglementation par l'Etat du commerce et de la circulation monétaire... Voilà pourquoi nous sommes dans la situation d'hommes obligés de reculer encore, pour pouvoir, plus tard, passer enfin à l’offensive " (Lénine, Œuvres, vol. 33, P. 91.).
Et plus loin, dans le même discours :
" Dissimuler à nous-mêmes, à la classe ouvrière, à la masse que nous continuons toujours la retraite commencée au printemps de 1921, qu'elle se poursuit aujourd'hui dans l'automne et l'hiver de 1921-1922, ce serait nous condamner à l'inconscience totale, ce serait manquer du courage de regarder en face la situation créée. Dans ces conditions, le travail et la lutte seraient impossibles " (Ibid., p. 92).
Ce n'est qu'au printemps de l'année suivante, en 1922, que Lénine se décide à donner le signal d'arrêt de la retraite. Il en parle pour la première fois, le 6 mars 1922, à une séance de la fraction du Congrès des Métallurgistes :
" Nous pouvons dire maintenant que ce recul, au sens de concessions que nous faisons aux capitalistes, est terminé... J'espère et je suis sûr que le Congrès du Parti le dira lui aussi officiellement, au nom du parti dirigeant de la Russie " (Ibid., p. 223 et 224).
Et immédiatement, une explication franche, honnête, comme toujours, vraiment léniniste :
" Les paroles sur l'arrêt de la retraite ne signifient pas que nous avons déjà posé les fondations, de l'économie nouvelle et que nous pouvons avancer tranquillement. Non, les fondations ne sont pas encore posées " (Ibid., p. 224).
Le Xe Congrès, sur la base du rapport de Lénine, adopta, à ce sujet, la résolution suivante :
" Le Congrès, constatant que l'ensemble des mesures appliquées et fixées au cours de l'année dernière comprend les concessions que le parti reconnut indispensable de faire au capitalisme de l'économie privée, considère qu'en ce sens la retraite est terminée " (Compte rendu sténographique, p. 143).
Cette résolution, profondément méditée et – nous l'avons vu – soigneusement préparée supposait que les nouvelles positions de départ donneraient la possibilité de lancer l'offensive socialiste, lentement certes, mais sans autres reculs. Sur ce point, les prévisions du dernier Congrès dirigé par Lénine ne se réalisèrent pas. Au printemps de 1925, apparut la nécessité d'opérer une nouvelle retraite : reconnaître aux riches du village le droit d'exploiter les plus défavorisés en louant la main-d’œuvre et la terre.
La nécessité de cette nouvelle retraite aux conséquences immenses et que n'avait pas prévue en 1922 le plan stratégique de Lénine, venait non seulement du fait qu'on avait tiré trop court (comme l'exigeait la plus élémentaire prudence) le trait limitant le recul, mais aussi de ce que, en 1923-1924, la direction, n'ayant pas compris la situation, perdait du temps alors qu'elle croyait en " gagner ".
De plus, ce recul si pénible d'avril 1925 ne fut pas présenté comme une défaite et une dure retraite – ce qu'aurait fait Lénine ; il fut célébré comme un pas victorieux de la smytchka, comme un simple chaînon du mécanisme général pour la construction du socialisme. C'est précisément contre de tels procédés que, durant toute sa vie, Lénine a mis en garde, surtout à l'automne de 1921, quand il fallut maintenir et accentuer le recul du printemps :
" Il est moins dangereux de subir une défaite que de craindre de la reconnaître, que de craindre d'en tirer toutes les conséquences... On ne doit pas avoir peur d'avouer ses défaites. Il faut tirer de chacune tous les enseignements qu'elle comporte. Si nous admettions que l'aveu d'une défaite, tout comme l'abandon d'une position, provoque chez les révolutionnaires démoralisation et affaiblissement de l'énergie dans la lutte, il faudrait dire que de tels révolutionnaires ne sont bons à rien... Notre force a toujours été et sera toujours de considérer les défaites les plus lourdes avec le plus grand sang-froid, et d'apprendre d'elles à modifier notre action. Voilà pourquoi il faut parler franchement. Cela est intéressant et important, non seulement pour la vérité théorique mais aussi du point de vue pratique. Jamais nous n'apprendrons à nous acquitter de nos tâches de façon nouvelle si l'expérience d'hier ne nous a pas ouvert les yeux sur les erreurs des anciennes méthodes " (Lénine, Œuvres, vol. 33, p. 88 et 89.).
Mais on oublia ce remarquable avertissement deux jours après que Lénine eut quitté la direction, et on ne s'en est plus souvenu une seule fois depuis. Puisque les décisions d'avril 1925 légalisaient la différenciation qui s'étendait dans les campagnes et ouvrait devant elle toutes les écluses, la smytchka signifiait que, dans l'avenir, le commerce entre l'État ouvrier et le koulak allait croître. Au lieu de reconnaître ce grave danger, on s'empressa de créer la théorie servile de l'intégration du koulak dans le socialisme.
En 1926, à propos de la smytchka, l'Opposition formula en ces termes la discussion commencée dès le printemps de 1926 :
" Question. —Est-il vrai que la politique de l'Opposition est une menace pour l'alliance entre le prolétariat et la paysannerie ?
" Réponse. — Cette affirmation est totalement mensongère. La smytchka est actuellement menacée d'un côté par le retard du développement de l'industrie et d'un autre côté par la croissance du koulak. Le manque de produits industriels enfonce un coin entre la campagne et la ville. Du point de vue économique et politique, le koulak commence à dominer les paysans moyens et pauvres en les opposant au prolétariat. Ce processus en est encore à son tout premier commencement. Le danger qui menace l'alliance est précisément là. La sous-estimation du retard de l'industrie et la croissance du koulak menacent la direction juste, léniniste, qui se propose l'union des deux classes, base de la dictature dans les conditions de notre pays " (Question et réponses).
Remarquons ici que sur cette question, l'Opposition n'exagérait en rien, malgré l'âpreté de la lutte. Nous élevant contre la théorie des renégats qui vise à l'intégration du koulak dans le socialisme – voie de l'intégration dans le capitalisme – nous déclarions, en 1926, que le danger du koulak ne faisait que commencer. Nous avions indiqué d'où venait ce danger dès I923 et nous en avions dépeint la croissance à chaque étape nouvelle. En quoi consiste donc l'art de la direction si ce n'est à reconnaître le péril quand il en est encore à ses débuts, afin de prévenir son développement ultérieur ?
Le 9 décembre 1926, lors du VIIe plénum du Comité exécutif de l'Internationale communiste, Boukharine au sujet de la smytchka et du stockage des blés dénonça l'Opposition dans les termes suivants :
" Quel était l'argument le plus puissant utilisé par notre Opposition contre le Comité central du Parti (j'ai en vue l'automne de 1925) ? Elle disait alors : les contradictions grandissent considérablement et le Comité central du Parti n'est pas en état de le comprendre. Elle disait : les koulaks, qui concentrent tout l'excédent des céréales entre leurs mains, ont organisé contre nous " la grève des blés ". Voilà pourquoi le blé arrive si mal. Tout le monde a entendu cela... L'Opposition considérait que tout le reste était l'expression politique de ce phénomène fondamental. Ensuite, ces mêmes camarades intervinrent pour dire : le koulak s'est encore renforcé, le danger a encore grandi. Camarades, si la première et la seconde affirmations avaient été justes, nous aurions maintenant, contre le prolétariat, une grève des koulaks encore plus forte... L'Opposition ment quand elle affirme que nous aidons à la croissance des koulaks, que nous marchons tout le temps sur le chemin de la défaite, que nous aidons les koulaks à organiser la grève du blé ; les résultats véritables témoignent du contraire " (Compte rendu sténographique, vol II, p. 118).
Cette citation de Boukharine ne démontre-t-elle pas l'aveuglement total de la direction dans la question essentielle de notre politique économique?
Boukharine ne constitue pas une exception. Il n'a fait que " généraliser ", sur le plan théorique, l'aveuglement de la direction. Les plus hauts dirigeants du Parti et de l'économie affirmaient, à qui mieux mieux, que nous étions sortis de la crise (Rykov), que nous tenions en main le marché paysan et que la question du stockage était devenue une simple question d'organisation de l'appareil soviétique (Mikoyan). Une résolution de juillet 1927, du plénum du Comité central, annonçait : " Le développement de l'activité économique au cours de cette année est, dans l'ensemble, absolument satisfaisant. " Dans le même temps, la presse officielle proclamait, à l'unisson, que la pénurie de marchandises dans le pays était sinon surmontée, du moins remarquablement réduite.
Au contraire, l'Opposition écrivait de nouveau dans ses thèses pour le XVe Congrès :
" La diminution de la masse globale des céréales stockées est, d'une part, le témoignage éclatant du trouble qui règne dans les rapports entre la ville et la campagne, et, d'autre part, une source de difficultés nouvelles et menaçantes. "
Où est la racine de nos difficultés ? L'Opposition répondait :
" Au cours de ces dernières années, l'industrie s'est développée trop lentement, retardant sur le développement de l'économie nationale dans son ensemble... De ce fait, l'économie étatisée dépend de plus en plus des éléments koulaks et capitalistes, dans le domaine des matières premières, de l'exportation, des vivres. "
S'il n'y avait pas eu tout le travail précédent de l'Opposition, en commençant par les thèses de 1923 et en finissant par l'appel du 7 novembre 1927 [8] , si l'Opposition n'avait pas avancé un programme juste et sonné avec raison l'alarme dans les rangs du Parti et de la classe ouvrière, la crise du stockage des blés aurait accéléré le développement du cours droitier et travaillé à l'épanouissement ultérieur des forces capitalistes.
Plus d'une fois, dans le cours de l'histoire, il est arrivé à l'avant-garde du prolétariat, et même à l'avant-garde de l'avant-garde, de payer, par sa propre destruction physique, le prix d'un nouveau pas en avant de sa classe ou d'un ralentissement de l'offensive ennemie.
Différente de la crise chinoise et de la crise du Comité anglo-russe en ceci qu'elle ne pouvait être passée sous silence, la crise du stockage des blés détermina une nouvelle période politique. Elle eut des répercussions immédiates, non seulement sur l'économie en général, mais sur la vie quotidienne de chaque ouvrier. Voilà pourquoi la nouvelle politique date du commencement de cette crise.
Le parti a pu lire, dans la Pravda du 15 février [9] , un article de fond qu'il aurait pu prendre pour une transposition, et même par endroits pour une reproduction presque textuelle, de la plate-forme de l'opposition lors du XVe Congrès. Cet article insolite, qu'aucune continuité ne reliait au tout récent passé et qui fut écrit sous la pression engendrée par la crise du stockage des blés, annonçait :
" Parmi les diverses causes qui ont provoqué les difficultés du stockage des blés, il en est une qu'il faut signaler : les campagnes ont prospéré et se sont enrichies. C'est d'abord le koulak qui a prospéré et s'est enrichi. Trois années de bonnes récoltes ne sont pas passées en vain. "
Ainsi, si les campagnes refusent de donner le blé à la ville, c'est qu'elles se sont enrichies, c'est-à-dire qu'elles ont réalisé, dans la mesure de leurs forces, le mot d'ordre de Boukharine : " Enrichissez-vous. " Mais pourquoi donc l'enrichissement de la campagne détruit-il la smytchka au lieu de la renforcer ? Parce que, répond l'article, " c'est d'abord le koulak qui a prospéré et s'est enrichi ". Ainsi, la théorie affirmant que le paysan moyen avait prospéré pendant ces années-là, au détriment du koulak et du paysan pauvre, fut, d'un coup, rejetée. " C'est le koulak surtout qui a prospéré et s'est enrichi. "
Pourtant, à lui seul, l'enrichissement des koulaks dans les campagnes n'explique pas la désorganisation des échanges entre la ville et la campagne. L'alliance avec le koulak n'est pas une alliance socialiste. Mais la crise des céréales provient de ce que cette sorte même de smytchka n'existe pas. Cela signifie que, non seulement le koulak a prospéré et s'est enrichi, mais qu'il ne trouve même pas nécessaire d'échanger ses produits naturels contre des roubles ; quant aux marchandises qu'il veut et qu'il peut acheter en ville, il les paie avec des céréales qui manquent absolument dans les villes. La Pravda signale aussi une seconde cause qui est, au fond, la raison essentielle de la crise des céréales :
" L'augmentation des revenus de la paysannerie... face au retard dans l'offre des produits industriels a donné la possibilité à la paysannerie en général, et au koulak en particulier, de garder les produits céréaliers. "
Maintenant le tableau est clair. La cause fondamentale est le retard de l'industrie et le manque de produits finis. Dans ces conditions, non seulement il n'y a pas d'alliance socialiste avec les paysans moyens et pauvres, mais il n'y a pas non plus d'alliance capitaliste avec les koulaks. Si l'on compare les deux citations de la Pravda avec les extraits des documents de l'opposition, présentés dans le chapitre précédent, on peut dire que la Pravda répète, presque textuellement, les idées et les expressions des " questions et réponses " de l'Opposition, dont la reproduction, naguère, entraînait l'exclusion du Parti.
L'article de la Pravda ne s'en tient pas là. Tout en assurant que le koulak n'est pas " le principal détenteur des céréales ", ce texte reconnaît qu'il est " l'autorité économique à la campagne ", qu'il a établi " l'alliance avec le spéculateur des villes, qui paie le blé plus cher ", que " le koulak a la possibilité d'entraîner avec lui le paysan moyen "...
Si l'on admet le chiffre assez douteux de 20 % comme étant la part actuellement attribuée au koulak dans le commerce des céréales, le fait qu'il puisse " entraîner avec lui " sur le marché le paysan moyen – c'est-à-dire l'amener à saboter le stockage des blés par l'Etat – se révèle dans toute sa gravité. Les banques de New York ne possèdent pas non plus la totalité des marchandises en circulation ; n'empêche qu'elles dirigent avec succès cette circulation. Celui qui insisterait sur la modestie de ces 20 % ne ferait que souligner par là qu'il suffit au koulak d'avoir entre les mains le cinquième du blé pour en contrôler le marché. Telle est la faiblesse de l'influence de l'État sur l'économie des campagnes quand l'industrie retarde !
Une autre réserve inévitable consiste à dire que le koulak a eu ce rôle déterminant dans quelques régions seulement, non dans toutes : cette réserve n'atténue rien du tout ; bien au contraire, elle accentue le caractère menaçant de ce qui se passe. Ces " quelques " régions ont été capables d'ébranler, dans ses fondements, l'alliance de la ville et de la campagne. Que serait-il donc arrivé si ce processus s'était étendu, dans la même mesure, à toutes les régions ?
Nous avons affaire à un processus économique vivant et non pas à une moyenne statistique stable. Dans ce processus complexe et diversifié, il n'est pas question de procéder à des mesures quantitatives détaillées, mais il faut définir sa qualité, c'est-à-dire montrer dans quel sens les phénomènes se développent.
Au détriment de qui le koulak a-t-il gagné en autorité dans les campagnes ? Au détriment économique de l'État ouvrier et de ses instruments, les industries d'État et les coopératives. Si le koulak a eu la possibilité d'entraîner avec lui le paysan moyen, contre qui l'a-t-il dressé ? Contre l'État ouvrier. C'est en cela que consiste la cassure sérieuse et profonde de l'alliance économique, prémisse d'un danger plus grand encore, la rupture de l'alliance politique.
Mais après le pas en avant que représente cet article de la Pravda, il y eut un demi-pas en arrière.
Le manifeste-programme du Comité central du 3 juin 1928 dit :
" La résistance des koulaks grandit sur un fond général de relèvement des forces productives du pays, malgré la croissance plus rapide encore du secteur socialiste de l'économie. "
S'il en est ainsi, si cela est vrai, alors il ne doit pas y avoir de raison de s'alarmer. Alors, sans changer de ligne, il ne reste plus qu'à construire tranquillement " le socialisme dans un seul pays ". Si le poids des éléments capitalistes, c'est-à-dire surtout des koulaks, baisse dans l'économie, d'année en année, alors pourquoi cette soudaine " panique " face aux koulaks ? La question est tranchée par la relation dynamique des deux forces en lutte, socialisme et capitalisme – qui l'emportera ? –, et le koulak est " terrible " ou " inoffensif " selon la variation du rapport dans un sens ou dans l'autre. Le manifeste du Comité central tente en vain de sauver par cette affirmation la résolution du XVe Congrès fondée sur la certitude d'une prédominance progressive des éléments socialistes de l'économie sur les éléments capitalistes. Mais l'article de la Pravda du 15 février est un démenti public infligé à cette thèse fausse, qu'a réfutée dans la pratique le cours des opérations de stockage des blés. Où est la logique ?
Si le secteur socialiste avait prospéré pendant ces trois années de bonnes récoltes plus vite que le secteur non socialiste, sans doute aurions-nous pu connaître encore une crise commerciale et industrielle (excès de produits de l'industrie d'État, absence d'équivalents agricoles) ; mais, ce que nous avons eu, c'est une crise du stockage des blés dont la Pravda du 15 février a donné une explication juste : elle est le résultat de l'accumulation par les paysans (et surtout par les koulaks) de produits agricoles qui ne trouvent pas d'équivalence dans les produits industriels. L'aggravation de la crise du stockage des blés – c'est-à-dire de la crise de la smytchka – à la suite de trois bonnes récoltes, signifie seulement que, dans la dynamique générale du processus économique, le secteur socialiste s'est affaibli par rapport au secteur capitaliste et au commerce privé en général.
La correction introduite dans ce rapport sous la pression administrative, correction absolument inévitable, ne change rien à la conclusion fondamentale. Il s'agit, dans cette affaire, de la force politique dont le koulak a déjà une part (limitée il est vrai). Cependant, la nécessité même de recourir à des méthodes reprises du communisme de guerre témoigne d'un changement défavorable du rapport des forces dans le domaine économique.
Devant ce contrôle économique objectif, réalisé par la vie elle-même, tombent les tentatives de démonstration par la " statistique " de la croissance du secteur socialiste. C'est comme si, après la retraite, le chef d'une armée ayant cédé d'importantes positions, se mettait à brandir des coefficients statistiques pour prouver que la supériorité est de son côté. Non, le koulak a prouvé (et ses arguments sont plus convaincants que les optimistes combinaisons statistiques) que dans cet important combat, livré avec des armes économiques, c'est lui qui l'a emporté. Dans cette question : qui gagnera ? – c'est la dynamique vivante de l'économie qui décidera. Si les chiffres contredisent la vie, c'est que les chiffres mentent, ou dans le meilleur des cas répondent à une autre question.
Même si l'on fait abstraction de la servilité de la statistique (qui, comme le reste, souffre de l'arbitraire de l'Appareil), il n'en reste pas moins que la statistique – particulièrement chez nous – , retarde toujours en raison de l'extrême émiettement des processus les plus importants : elle en donne une coupe instantanée, mais n'en reflète pas la tendance. C'est ici que la théorie peut nous venir en aide. Notre jugement théorique juste sur la dynamique du processus soulignait par avance que le retard subi par l'industrie amènerait même les bonnes récoltes à nuire à la construction du socialisme, en provoquant l'accroissement de l'autorité du koulak dans les campagnes et les queues devant les boulangeries dans les villes. Les faits sont venus et la vérification qu'ils apportent est irrécusable.
Le bilan des enseignements fournis par la crise du stockage des blés, tel que l'établit en février l'article de la Pravda, donne une confirmation forcée (mais d'autant plus indiscutable) : la disproportion s'est accrue ; le déficit est du côté de l'économie étatisée, c'est-à-dire que les bases de la dictature du prolétariat se rétrécissent. En outre, ce bilan confirme l'existence dans la paysannerie d'une différenciation si profonde que le sort du stockage des blés – autrement dit le sort de la smytchka – se trouve sous le contrôle direct et immédiat du koulak qui entraîne avec lui les paysans moyens.
Si le déséquilibre entre les villes et les campagnes est l'héritage du passé, si une certaine croissance des forces capitalistes est une conséquence inévitable de la nature même de notre économie, il reste que l'accroissement du déséquilibre au cours des dernières années et le déplacement du rapport des forces en faveur des koulaks sont les résultats d'une fausse politique de la direction dans la répartition du revenu national ; tantôt elle rend les rênes, tantôt elle les tend nerveusement.
Dès 1923, pour faire face à ce danger, l'Opposition a montré que pour donner à l'industrie d'État un rôle prédominant dans les rapports avec les campagnes, on devait aborder la question avec un plan ferme de lutte contre le déséquilibre ; l'Opposition a démontré que le retard de l'industrie aggraverait inévitablement les contradictions des classes dans le pays et affaiblirait les positions économiques occupées par la dictature du prolétariat.
A la différence de ce que tentèrent de faire Zinoviev et Kamenev au XIVe Congrès [10] , nous estimions qu'il fallait considérer le koulak, non pas à part, mais dans le cadre du rapport entre l'ensemble de l'industrie étatisée et l'agriculture, qui relève de l'économie privée. Dans les limites de l'économie du village, nous envisagions le koulak non pas isolément, mais en liaison avec l'influence qu'il exerce. Enfin, nous examinions ces relations fondamentales non pas en elles-mêmes, mais dans leur rapport avec le marché mondial qui, par le moyen des exportations et importations, influence de façon de plus en plus déterminante notre développement économique.
A partir de ces considérations, nous écrivions dans nos thèses pour le XVe Congrès :
" Puisque c'est surtout des couches aisées des campagnes que nous recevons le surplus des céréales et des matières premières destiné à l'exportation, puisque ce sont justement surtout ces milieux qui gardent le blé, il s'ensuit que c'est d'abord le koulak qui nous " règle " à travers nos exportations."
Mais peut-être, l'Opposition avait-elle posé " trop tôt " des questions dont la direction, dans son calendrier, avait fixé les dates ? Après tout ce qui a été dit, il n'est pas utile de s'arrêter à cet argument qu'on déverse sur le parti chaque fois qu'on à besoin de rattraper le temps perdu. Citons seulement un témoignage riche d'enseignements ; le 9 mars 1928, à une séance du Soviet de Moscou, Rykov déclarait à propos du stockage des blés :
" Cette campagne comporte, certainement, tous les traits d'une campagne de choc. Si l'on me demandait s'il n'eût pas mieux valu triompher de la crise du stockage des blés par une voie plus normale, je répondrais franchement que oui. Nous devons reconnaître que nous avons perdu du temps, que nous n'avons pas réagi dès le début des difficultés du stockage, que nous n'avons pas pris, assez tôt, toute une série de mesures nécessaires pour que cette campagne du stockage se développât avec succès " (Pravda, 11 mars 1928.).
Si ces propos reconnaissent le retard, ils le situent principalement dans le domaine administratif ; mais il n'est pas difficile de leur apporter un complément politique. Pour que fussent appliquées en temps voulu les mesures indispensables, il aurait fallu que le parti qui inspire et dirige l'appareil d'État reçût à temps des directives lui permettant de s'orienter, des indications comme celles que contenait, dans ses grandes lignes, l'article de la Pravda du 15 février. Il aurait fallu écouter en temps voulu les avertissements de l'Opposition dans le domaine des principes et discuter attentivement ses propositions pratiques.
L'an dernier, l'Opposition avait suggéré, entre autres mesures, d'imposer à 10 % des exploitations agricoles – c'est-à-dire aux plus grandes – un emprunt forcé de I50 à 200 millions de pouds de blé (un poud est égal à 16,380 kilogrammes). Cette proposition fut repoussée comme étant une mesure de communisme de guerre. On enseignait au parti qu'on ne pouvait faire pression sur le koulak sans blesser le paysan moyen (Staline), ou que le koulak ne présentait aucun danger car il était, a priori, enserré dans les cadres de la dictature du prolétariat (Boukharine). Mais, cette année, on dut en venir à l'article 107, c'est-à-dire à la répression pour avoir le blé... après quoi, le Comité central dut expliquer que parler de communisme de guerre est une calomnie contre-révolutionnaire !
Tant que le blanc s'appellera blanc et que le noir s'appellera noir, on considérera qu'est juste ce qui permet de comprendre les événements et de prévoir l'avenir. Exiger maintenant, après la campagne d'hiver du stockage des blés et la crise profonde de la politique et de l'idéologie officielles, que l'opposition reconnaisse son erreur, ne fait que mettre en évidence un accès aigu d'hystérie hiérarchique !
Comment convient-il de juger l'actuel virage à gauche ? Faut-il y voir une manœuvre ou un sérieux changement de cours ?
La question " manœuvre ou cours nouveau ? " pose celle des rapports des classes et de leurs répercussions sur le Parti communiste de l'Union soviétique dont les éléments, puisqu'il est dans le pays le parti unique, réagissent diversement sous la pression des différentes classes.
Sur ce problème des répercussions qu'ont sur notre propre parti les nouveaux rapports des classes, il y a dans l'article " historique " de la Pravda du 15 février, un aveu frappant (c'est le passage le plus remarquable de cet article). Il y est dit :
" Dans nos organisations, dans celles du parti comme dans les autres, ont surgi certains éléments qui ne voient pas les réalités des classes à la campagne, ne comprennent pas les fondements de notre politique de classe et tentent, dans tout leur travail, de ne froisser personne, de vivre en paix avec le koulak, et, en général, de garder leur popularité dans tous les milieux. "
Bien qu'il soit question dans ces lignes de membres du parti, ces phrases caractérisent presque totalement le politicien réaliste, le nouveau bourgeois, le thermidorien opposé au communiste. Cependant, la Pravda n'a pas un mot pour expliquer l'apparition de ces éléments dans le parti. " Ils ont surgi ", et c'est tout. D'où viennent-ils, par quelle porte sont-ils entrés, ont-ils pénétré à l'intérieur en s'insinuant comme un coin, ont-ils grandi de l'intérieur et sur quelle base ? Et ce phénomène s'est produit tandis que le parti " se bolchevisait " à propos de la question paysanne [11].
L'article n'explique pas comment le parti, pourtant averti, a pu négliger les thermidoriens, jusqu'au moment où ils manifestèrent leur force administrative dans la politique du stockage des blés; de la même façon, le parti négligea le koulak jusqu'au moment où celui-ci, ayant pris de l'autorité, entraîna le paysan moyen et sabota le stockage. La Pravda n'explique rien de tout cela. Mais peu importe. Pour la première fois, nous avons entendu dire, par l'organe du Comité central, ce que nous savions depuis longtemps, ce que nous avions affirmé plus d'une fois : dans le parti de Lénine, non seulement " est née ", mais a pris forme, une aile droite solide, qui tend vers une " néo-N.E.P. ", c'est-à-dire vers le capitalisme par étapes.
Ainsi, l'aile droite " née " d'une cause inconnue apparut officiellement pour la première fois à propos du stockage des blés. Au lendemain du XVe Congrès qui, de nouveau fit la démonstration de son monolithisme à 100 %, on vit que si le koulak n'amenait pas son blé, c'est qu'entre autres raisons, il y avait, dans le parti, des groupements influents désireux de vivre en paix avec toutes les classes. Ces " kuomingtanguistes " de l'intérieur ne s'affirmèrent nullement, ni dans la prétendue discussion, ni au Congrès. Ces brillants " militants " votèrent évidemment les premiers l'exclusion de l'Opposition, baptisée déviation " social-démocrate ". Ils votèrent aussi toutes les résolutions de gauche car ils ont compris, depuis longtemps, que ce ne sont pas les résolutions qui importent. Les thermidoriens, dans le parti, ne sont pas des phraseurs mais des hommes d'action... Ils forment leur propre smytchka avec les nouveaux propriétaires, avec les intellectuels petits-bourgeois, avec les bureaucrates, et dirigent les branches les plus importantes de l'économie, de la culture et même du travail du parti, sous un angle " national-étatique ". Les droitiers, peut-être, sont tellement faibles qu'il n'est pas besoin de les combattre ?
Une réponse claire à cette question est d'une importance décisive pour l'appréciation de l'actuel virage à gauche. La première impression est que la droite est extrêmement faible. Un cri venant d'en haut a suffi pour que la politique paysanne prenne, directement, un tournant " à gauche ". Mais précisément, la facilité remarquable avec laquelle ces résultats furent obtenus doit nous préserver de toute conclusion trop hâtive sur la faiblesse des droitiers.
L'aile droite est petite-bourgeoise, opportuniste, bureaucratique, collaborationniste ; elle penche du côté de la bourgeoisie. Il serait absolument inconcevable que, dans un parti qui a formé les cadres révolutionnaires bolcheviques et qui compte des centaines de milliers d'ouvriers, l'aile droite ait pu devenir en quelques années une force douée d'une valeur propre, développant ouvertement ses tendances, mobilisant les masses ouvrières. Cela ne peut être. La force de l'aile droite n'est que celle d'un appareil répercutant la pression de classes non prolétariennes sur le prolétariat. Cela signifie que la force de l'aile droite du parti se trouve en dehors du parti, au-delà de ses frontières. C'est la force de l'appareil bureaucratique, des nouveaux propriétaires, de la bourgeoisie mondiale; c'est une force gigantesque. Mais, précisément, parce qu'elle traduit au sein du parti la pression des autres classes, l'aile droite ne peut pas encore présenter ouvertement sa plate-forme et mobiliser dans le parti l'opinion générale. Elle doit se camoufler, endormir la vigilance du noyau prolétarien : le régime du parti lui offre ces possibilités. Sous la boursouflure du monolithisme, il permet de dissimuler l'aile droite aux regards des travailleurs révolutionnaires, en réservant ses coups à l'Opposition, expression consciente des inquiétudes du prolétariat sur le sort de sa dictature.
Cela signifie-t-il que le zigzag actuel pourra se transformer en une ligne de gauche? La politique menée par la direction – non seulement au cours des dernières années, mais encore aujourd'hui – fait qu'on donnerait volontiers à cette question une réponse sceptique. Mais la manœuvre s'est amplifiée ; elle aboutit à un revirement politique qui implique des groupes importants dans le parti, de larges couches dans les masses. Voilà pourquoi, il serait erroné de le nier, le zigzag actuel peut se transformer en une ligne politique conséquente et prolétarienne. En tout cas, l'Opposition doit faire tout ce qui est en son pouvoir, comme l'y engagent ses vues et ses aspirations, pour qu'à partir de ce zigzag intervienne un renversement de politique qui ramènerait le parti sur la voie de Lénine. Une issue de ce genre serait la plus saine, c'est-à-dire qu'elle provoquerait le moins de secousses possible pour le parti et pour la dictature. Ce serait la voie d'une réforme profonde du parti, indispensable prémisse d'une réforme de l'État soviétique.
Le bruit de la lutte au sein du parti n’est que l’écho d’un grondement plus profond. Si les changements qui se sont accumulés dans les classes ne se sont pas traduits à temps dans le langage du bolchevisme, ils provoqueront une crise pénible pour la Révolution d'Octobre dans son ensemble.
La précipitation avec laquelle – deux mois après le XVe Congrès – la direction rompt avec une orientation reconnue comme juste par ce Congrès, montre que les transformations des classes dans le pays – en liaison avec toute la situation internationale – en sont arrivées à une étape critique, quand une quantité économique se transforme en qualité politique. Un pronostic fut élaboré à plusieurs reprises à ce sujet depuis 1923; il se trouve exprimé comme suit, dans les thèses de l'Opposition au XVe Congrès :
" Dans un pays où il y a une écrasante majorité de petits et même de tout petits paysans, et où en général prédomine la petite propriété, les processus les plus importants se déroulent par en dessous, pour percer ensuite d'un coup, de façon " inattendue ". "
" Inattendue ", évidemment, pour ceux-là seuls qui sont incapables de juger en marxistes les processus en cours quand ils ne sont qu'au début de leur déroulement.
Le fait que, lors du stockage des blés, les koulaks entraînèrent dans leur grève les paysans moyens, de connivence avec les capitalistes; la protection ou la semi-protection accordée aux koulaks grévistes par une partie influente de l'appareil de l'État ou du parti ; le fait que les communistes aient fermé les yeux sur les intrigues contre-révolutionnaires de techniciens et de fonctionnaires ; le lâche arbitraire, à Smolensk [12], ou ailleurs, se camouflant derrière " la discipline d'acier " : tous ces faits ont maintenant, sans aucun doute, une très grande importance. Dans les thèses publiées par l'Opposition, pour le XVe Congrès, il est dit :
" La liaison entre le koulak, le propriétaire, l'intellectuel bourgeois et de nombreux maillons de la bureaucratie non seulement de l'Etat mais du Parti, est le processus le plus indiscutable et en même temps le plus alarmant de notre vie sociale. Des germes de dualité de pouvoir, menaçant la dictature du prolétariat, en proviennent ".
La circulaire du Comité central du 3 juin I928 reconnaît l'existence " du pire bureaucratisme " dans l'appareil de l'État, et aussi dans celui du parti et des syndicats. La circulaire tente d'expliquer ce bureaucratisme par : 1° la survivance du vieux fonctionnarisme; 2° l'obscurantisme, le manque de culture des masses; 3° leur manque de connaissances administratives; 4° l'insuffisante rapidité de leur intervention dans l'administration étatique. Effectivement, ces quatre causes existent et expliquent de quelque façon le bureaucratisme; mais aucune n'explique sa fulgurante extension. La culture des masses aurait dû progresser durant les cinq dernières années. L'appareil du parti aurait dû apprendre à les faire intervenir plus rapidement dans les affaires administratives. Les anciens fonctionnaires devraient être remplacés, dans une large mesure, par une nouvelle génération élevée dans les conditions de la vie soviétique. Le bureaucratisme devrait, par conséquent, décliner. Or, le fond du problème est qu'il a monstrueusement grandi. Il est devenu le " pire des bureaucratismes ", il a érigé en système des méthodes administratives telles que l'oppression exercée par les autorités, l'intimidation, la répression par des mesures économiques, le favoritisme, la collusion des fonctionnaires entre eux, la tolérance envers les forts, l'écrasement des faibles. La très rapide résurrection de ces tendances du vieil appareil de classe, en dépit des progrès réalisés par l'économie soviétique et la culture des masses, résulte de causes de classe, et plus précisément de la consolidation sociale des propriétaires, de leur liaison avec l'appareil d'État et des pressions qu'à travers l'appareil ils exercent sur le parti. Si l'on ne comprend pas les raisons de classe de la progression du bureaucratisme dans le régime, la lutte contre ce mal ressemble à l'action d'un moulin dont les ailes tourneraient et qui, pourtant, ne donnerait pas de mouture.
Le ralentissement de la croissance industrielle créa des " ciseaux " que les prix ne pouvaient supporter. La lutte bureaucratique pour la baisse des prix perturba le marché, enlevant à l'ouvrier sans donner au paysan. Les importants avantages obtenus par la paysannerie, grâce à la révolution agraire d'Octobre, ont été réduits par l'élévation des prix des produits industriels. Ce déséquilibre ronge la smytchka et pousse de larges milieux ruraux du côté des koulaks, sous le mot d'ordre " liberté du commerce, à l'intérieur et à l'extérieur ". Dans ces conditions, le mercanti de l'intérieur peut se dissimuler et la bourgeoisie étrangère trouve là un point d'appui.
Tout naturellement, le prolétariat avait abordé la Révolution avec d'immenses espoirs. La lenteur du développement, l'extrême médiocrité du niveau de vie, devaient entraîner un recul de la confiance accordée au pouvoir soviétique et à sa capacité de changer toute la structure de la vie dans un avenir plus ou moins proche.
C'est dans le même sens qu'agissaient les défaites de la révolution mondiale, particulièrement durant ces dernières années, alors que la direction était déjà dans les mains de l'Internationale communiste. Elles ne pouvaient que changer l'attitude de la classe ouvrière devant la révolution mondiale : on vit apparaître de la retenue dans les espoirs, du scepticisme chez les éléments fatigués, de la méfiance et même de l'exaspération chez les individus de moindre maturité.
Ces pensées et ces jugements nouveaux cherchaient à s'exprimer. S'ils avaient pu le faire dans le parti, les esprits les plus avancés auraient adopté une attitude autre envers la révolution internationale et d'abord envers la révolution russe : elle eût été moins naïve et moins enthousiaste, mais plus critique et plus équilibrée. Mais les pensées, les jugements, les aspirations et les angoisses étaient refoulés. Pendant cinq ans, le prolétariat a vécu sous le mot d'ordre bien connu : " Défense de raisonner ; ceux d'en haut, plus intelligents que toi, décident. " Cela provoqua d'abord de l'indignation, puis de la passivité, puis le repliement sur soi-même en matière de politique. De tous côtés, on disait à l'ouvrier, qui finit ensuite par se le dire à lui-même : " Pour toi, ce n'est plus l'année 18. "
Les classes et les groupes hostiles ou à demi hostiles au prolétariat ont senti que son poids diminuait non seulement dans l'appareil de l'État ou dans les syndicats, mais aussi dans l'économie de tous les jours. De là vient l'afflux de confiance en soi qui se manifeste dans les cercles politiques de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie moyenne en croissance. Cette dernière a noué des liens d'amitié et de parenté dans tous les " appareils " et elle espère bien que son temps est proche.
Sur le plan international, la position de l'U.R.S.S. a empiré, sous la pression du capitalisme mondial entraîné par la bourgeoisie britannique (la plus expérimentée et la plus furieuse des bourgeoisies) : cela permet aux éléments les plus intransigeants de la bourgeoisie, à l'intérieur, de relever la tête.
Tels sont les facteurs les plus importants de la crise de la Révolution d'Octobre. La dernière grève du blé des koulaks et des bureaucrates n'en était qu'une manifestation particulière. La crise dans le parti en est le résultat le plus général et le plus dangereux.
Pour que, dans le Parti bolchevik, ait pu se former et se consolider une aile influente " ne reconnaissant pas " les classes ; pour que l'existence de cette aile n'ait pas été remarquée officiellement par le parti et qu'elle ait été niée par la direction de ce parti durant des années ; pour que cette aile, que le XVe Congrès ne découvrit pas, se manifeste officiellement pour la première fois – non pas dans le parti... mais à la Bourse du blé – il a fallu cinq années de propagande continue en faveur d'une orientation nouvelle, des milliers d'aide-mémoire sur l'intégration du koulak dans le socialisme, des moqueries à propos de la mentalité d'assistés prêtée aux affamés, la destruction des bureaux de statistique qui avaient simplement osé noter l'existence des koulaks, le triomphe sur toute la ligne d'un corps de fonctionnaires dépourvus d'idées, la formation d'une nouvelle école de propagandistes, socialistes de chaire, sophistes du marxisme et beaucoup d'autres choses encore. Mais avant tout, il a fallu s'attaquer méchamment, arbitrairement, à l'aile gauche prolétarienne. Dans le même temps, les éléments thermidoriens qui s'étaient formés et consolidés dans le parti [13] étendaient bien au-delà leurs liaisons et leurs sympathies. Ce n'est pas une circulaire, même la plus brutale, qui pourrait changer cela. Il faut rééduquer. Il faut réviser. Il faut opérer des regroupements. Il faut labourer profondément avec le soc du marxisme le champ envahi par les mauvaises herbes.
On ne se libérera complètement des crises, non seulement extérieures mais aussi intérieures, que par le développement victorieux de la révolution mondiale. C'est une pensée marxiste, mais un abîme la sépare du fatalisme désespéré. Il y a crise et crise. Par sa nature même, la société capitaliste ne peut se libérer des crises. Cela ne signifie pas que la politique de la bourgeoisie au pouvoir soit sans importance : une politique juste a relevé des Etats bourgeois, une politique fausse leur a été funeste ou nuisible.
La scolastique ne veut pas comprendre qu'entre le déterminisme mécanique (fatalisme) et l'arbitraire subjectif, il y a la dialectique matérialiste. Le fatalisme dit : " Quand on est tellement arriéré, quoi qu'on fasse, on n'arrivera à rien. " Le subjectivisme vulgaire dit : " Miracle ! il suffit de vouloir et on construit le socialisme. " Le marxisme dit : " Si nous prenons conscience de la dépendance qui existe entre les conditions mondiales et l'état retardataire du pays, par la pratique d'une politique juste, nous nous relèverons, nous nous renforcerons et nous nous intégrerons dans la révolution mondiale victorieuse. "
Une politique économique, comme une politique générale, n'est pas forcément juste parce qu'on possède une manière juste d'aborder les questions (manière que nous n'avons plus depuis 1923).
La politique de la dictature prolétarienne exige l'auscultation permanente des classes et des diverses couches de la société ; elle ne peut être menée par un appareil bureaucratique et rigide, elle doit l'être par un parti prolétarien vivant et actif, qui a ses éclaireurs, ses pionniers et ses constructeurs. Avant que la statistique n'enregistre l'extension du rôle des koulaks, avant que les théoriciens n'en tirent des conclusions générales et que les hommes politiques ne les traduisent dans le langage des directives, le parti, grâce à ses nombreuses ramifications, doit sentir le fait et sonner l'alarme. Mais, pour cela, il faut que sa masse entière soit d'une extrême sensibilité, et avant tout qu'elle ne craigne pas de regarder, de comprendre et de parler.
Le caractère socialiste de notre industrie d'État – vu son extrême éparpillement, la concurrence des divers trusts et usines, la situation matérielle difficile des masses ouvrières, le niveau culturel insuffisant dans de larges cercles de travailleurs –, le caractère socialiste de notre industrie est déterminé de façon décisive par le rôle du parti, les liens volontaires formés à l'intérieur de l'avant-garde prolétarienne, la discipline consciente des économistes, des militants syndicaux et des membres des cellules d'usine. Si ce réseau se relâche et se désagrège, il est évident, qu'à bref délai, il ne restera rien du caractère socialiste de l'industrie, des moyens de transport, etc. Les trusts et les diverses usines se mettront à vivre de leur vie propre. Il ne restera aucune trace du plan, déjà insuffisant à l'heure actuelle. La lutte économique des ouvriers ne sera limitée que par le rapport des forces. La propriété de l'État sur les moyens de production se transformera d'abord en fiction juridique puis celle-ci même sera balayée. Ainsi, dans ce domaine comme dans les autres, le problème est de maintenir dans l'avant-garde prolétarienne des liens conscients et de la protéger contre la rouille du bureaucratisme.
On ne peut établir le système qu'est une ligne politique juste sans de bonnes méthodes à la fois dans l'élaboration et dans l'application. Si, dans telle ou telle question, sous l'effet de certaines poussées, la direction bureaucratique en vient à retrouver la trace de la ligne juste, on ne peut avoir la garantie qu'elle la suivra effectivement et ne la perdra pas à nouveau le lendemain.
Dans les conditions actuelles de la dictature du parti, sa direction possède un pouvoir tel qu'aucune organisation politique n'en a jamais eu d'aussi grand dans l'histoire humaine. Aussi – cela est d'un intérêt vital – il faut respecter plus scrupuleusement que jamais les méthodes de direction prolétariennes communistes. Toute déviation bureaucratique, toute déformation se répercute rapidement sur l'ensemble de la classe ouvrière. Or la direction post-léniniste a graduellement étendu l'hostilité que la dictature du prolétariat nourrit contre la pseudo-démocratie bourgeoise aux garanties fondamentales de la démocratie prolétarienne sur lesquelles repose le parti et sans lesquelles on ne saurait diriger la classe ouvrière et l'État ouvrier.
Ce fut là un des soucis majeurs de Lénine dans la dernière période de sa vie. Il médita ce problème dans son étendue historique et dans les aspects concrets de la vie quotidienne. Quand, après sa première maladie, il se remit au travail, il fut épouvanté par l'accroissement du bureaucratisme, particulièrement dans le parti. C'est de là que vient son idée de la Commission centrale de Contrôle, mais il est évident qu'il ne s'agissait pas de celle qui existe actuellement et qui est aux antipodes de ses conceptions. Lénine rappelait au parti que, dans l'histoire, plus d'une fois, les vainqueurs ont dégénéré en adoptant les mœurs des vaincus. Il se crispait d'indignation chaque fois qu'il avait connaissance de l'injustice ou de la brutalité d'un communiste exerçant quelque pouvoir à l'égard d'un subordonné (épisode d'Ordjonikidzé [14]). Il mit le parti en garde contre la brutalité de Staline, non pas contre la rudesse extérieure qui est sans gravité, mais contre la brutalité morale intérieure, sœur de la perfidie qui, lorsqu'on dispose de tout le pouvoir, devient un instrument redoutable et travaille à la destruction du parti. C'est pour cette raison que Lénine lança d'ardents appels en faveur de la culture et du développement culturel ; il ne s'agissait pas des schémas étriqués et à bon marché de Boukharine, mais bien d'une pensée communiste en lutte contre les mœurs asiatiques, les vestiges de la servilité, l'exploitation par les fonctionnaires de la naïveté et de l'ignorance des masses.
Cependant, au cours des cinq dernières années, l'appareil du parti a suivi une voie opposée ; les déviations bureaucratiques de l'appareil d'État l'ont complètement déformé ; des déviations spéciales – mensonge, camouflage, duplicité – qui n'appartiennent ordinairement qu'à la démocratie bourgeoise et parlementaire, se sont ajoutées aux premières. Par voie de conséquence, s'est créée une direction qui, au lieu d'appliquer la démocratie consciente du parti, a modifié et falsifié le léninisme de manière à renforcer la bureaucratie du parti ; on a vu des abus de pouvoir intolérables au détriment des communistes et des ouvriers, tous les mécanismes de représentation dans le parti ont été truqués, des méthodes dont pourrait être fier un pouvoir bourgeois fasciste, mais nullement un parti prolétarien (détachements de combats, coups de sifflet sur commande, enlèvement d'orateurs arrachés à la tribune), se sont répandues dans la discussion, enfin la cohésion entre camarades dans tous les rapports entre l'appareil et le parti a fait totalement défaut.
Dans la Pravda du 16 mai, un article d'un dirigeant de la Commission centrale de Contrôle tire à propos de l'affaire de Smolensk la morale suivante :
" Nous devons changer radicalement d'attitude envers les membres du parti et les ouvriers conscients qui se taisent tout en connaissant les abus. "
" Changer d'attitude ? " Il peut donc y avoir deux attitudes? Oui, c'est un membre du Présidium de la Commission centrale de Contrôle qui le reconnaît, c'est Iakovlev, suppléant du commissaire du peuple à l'Inspection ouvrière et paysanne. Les gens qui ont connaissance d'un crime et qui gardent le silence sont eux-mêmes considérés comme coupables. Seules leur propre ignorance ou la terreur suspendue sur leur tête peuvent atténuer leur culpabilité. Mais Iakovlev parle, non pas de gens ignorants, mais de " membres du parti et d'ouvriers conscients ". Quelle est donc cette pression, quelle est donc cette terreur qui fait que des ouvriers membres du parti sont obligés de se taire sur les crimes d'hommes qu'officiellement ils ont élus et qui, toujours officiellement, ont à répondre devant eux ? Serait-ce la terreur exercée par la dictature du prolétariat ? Non, car celle-ci est dirigée contre le parti, contre les intérêts du prolétariat. Il s'agit donc de la pression et de la terreur exercées par d'autres classes ? Évidemment, car il n'existe pas de pression sociale qui ne soit le fait d'une classe. Nous avons déjà défini le caractère de classe du joug pesant sur notre parti. Collusion unissant tous les gens de l'appareil, liens entre un bon nombre de ses maillons et la bureaucratie de l'Etat, les intellectuels bourgeois, la petite bourgeoisie, les koulaks dans les campagnes ; pression de la bourgeoisie mondiale sur le mécanisme des forces internes ; – tout cela crée les éléments d'une dualité de pouvoir qui, par l'intermédiaire de son appareil, pèse sur le parti. C'est précisément cette pression sociale grandissante au cours des dernières années qu'utilisa l'appareil pour épouvanter le noyau prolétarien du parti, pour traquer l'Opposition et l'anéantir par des mesures administratives. Tous ces faits entrent dans un processus unique et indécomposable.
Jusqu'à un certain point, la pression d'autres classes a permis à l'appareil de dominer le parti en le renforçant et en l'encourageant; cet appareil ne voyait pas lui-même à quelle source il puisait ses forces. Avec suffisance, il attribuait à sa propre sagesse les victoires remportées sur le parti, sur la ligne léniniste. Mais, augmentant sans rencontrer de résistance, la pression a dépassé la limite et ce qu'elle menace, ce n'est pas seulement la domination de l'appareil, ce sont des intérêts d'une tout autre importance. La queue se met à frapper la tête !
Quand la masse des militants et des ouvriers conscients a peur de parler des crimes des hommes de l'appareil du parti, on est en présence d'une situation qui ne s'est pas créée par hasard, en un jour, et on ne peut s'en débarrasser d'un trait de plume. Nous voyons non seulement que l'appareil porte la marque d'une forte routine bureaucratique mais encore qu'il est enserré dans un réseau d'intérêts et de liens. Et la direction est impuissante devant son propre appareil. Il y a là, en quelque sorte, une loi de l'Histoire : moins une direction dépend de son parti et plus elle est prisonnière de son appareil. Les racontars selon lesquels l'Opposition voudrait affaiblir la direction centralisée sont ridicules et absurdes. Une ligne prolétarienne ne peut se concevoir sans un fort centralisme. Mais ici, le malheur consiste en ce que l'actuelle direction n'est toute-puissante que par sa force bureaucratique dans ses relations avec les membres du parti dispersés artificiellement, elle est impuissante devant son propre appareil.
Les fonctionnaires ont trouvé une réponse aisée à la question historique ; c'est la formule suivante : " Nous devons radicalement changer. " Mais le parti doit leur répondre : " Ce n'est pas à vous de changer, c'est vous qu'il faut radicalement changer : en vous enlevant de votre poste et en vous remplaçant le plus largement possible. "
Alma Ata, 12 juillet 1928.
L. TROTSKY
NOTES
[1] Exclu du Parti communiste de l'Union soviétique en novembre 1927, Zinoviev avait fait une déclaration de capitulation politique au lendemain du XVe Congrès, en décembre de la même année, et avait été réintégré dans le parti au cours de l'année suivante.
[2] Jusqu'en 1927, l'Internationale communiste dirigea son activité vers les partis et les syndicats ouvriers. A l'occasion des fêtes du 10e anniversaire d'Octobre, fut créée une organisation à partir de personnalités, les " Amis de l'Union soviétique ". Ce fut le début d'un système qui prit une ampleur considérable, notamment après la deuxième guerre mondiale avec la création du " Mouvement de la Paix ".
[3]Voir in. infra de la Critique du programme de l'I.C. sur la révolution chinoise de 1925-1927. Tchen Dou.Siou procéda ultérieurement à un réexamen de la politique qu'il avait suivie et rejoignit l'opposition de gauche. Cf. sa Lettre aux membres du Parti communiste chinois (in La question chinoise dans l'Internationale communiste). Dans les documents officiels sur l'histoire de la Chine, les dirigeants chinois actuels attribuent au seul Tchen Dou-Siou la responsabilité de la politique et de la défaite de 1925-1927 et font le silence sur le rôle de l'Internationale communiste.
[4] Mot russe signifiant liaison. Ce terme a servi dans le Parti bolchevique à désigner l'alliance du prolétariat avec les paysans pauvres et, dans une certaine mesure, les paysans moyens. Le maintien de cette alliance était considéré comme un impératif pour une assez longue période afin que fût assurée la stabilité de la dictature du prolétariat. La question de la smytchka fut très souvent à l'ordre du jour dès la Révolution d'Octobre. Signalons, entre autres, le rapport de Trotsky au XIIe Congrès, dans lequel il montra que, pour maintenir la smytchka, il fallait " fermer les ciseaux " (écart entre les prix en baisse des produits agricoles et les prix en hausse des produits industriels).
[5] En janvier 1923, à la suite du non-paiement des réparations de guerre prévues par le traité de Versailles, les troupes françaises et belges occupèrent la Ruhr à titre de gage. Le gouvernement allemand riposta en décrétant la " résistance passive ", pour priver les occupants de tout produit du travail dans cette région. Cela entraîna l'Allemagne tout entière dans le chaos financier et économique. L'inflation ne tarda pas à prendre des proportions vertigineuses. A partir du mois de mai de la même année, on assista à des mouvements ouvriers de plus en plus amples et à une croissance du Parti communiste allemand. En août, une grève générale spontanée entraîna la chute du gouvernement Cuno, qui fut remplacé par un gouvernement Stresemann de " grande coalition ". La question de la prise du pouvoir par le Parti communiste allemand fut mise à l'ordre du jour. Son principal dirigeant, Brandler, se rendit à Moscou à la fin d'août. Un plan fut établi. Pour préparer le terrain, des gouvernements locaux de front unique entre socialistes de gauche et communistes furent établis en Saxe et en Thuringe le 12 octobre. Sous prétexte de rétablir l'ordre, le gouvernement central envoya ses troupes dans ces deux pays et chassa les gouvernements locaux. Les hésitations qui se produisirent dans la direction du Parti communiste (et aussi, comme on le verra plus loin, dans la direction de l'Internationale communiste) firent annuler au dernier moment l'ordre d'insurrection. Un soulèvement se produisit le 23 octobre à Hambourg seulement où le messager qui apportait le contrordre ne parvint pas ; il dura quelques jours.
[6] En juin 1923, un coup d'Etat réactionnaire renversa le gouvernement du leader paysan Alexandre Stamboulisky. Il se produisit une lutte armée qui dura quelques jours et au cours de laquelle fut tué Stamboulisky. Le Parti communiste bulgare, qui avait le soutien électoral du quart des citoyens, sous prétexte qu'il s'agissait d'une lutte entre " deux branches de la même classe capitaliste ", adopta une attitude de passivité. Le Comité exécutif de l'Internationale communiste critiqua très fortement cette politique. Il s'ensuivit un changement de direction. Mais la nouvelle direction tenta de répondre à la terreur du régime Tsankov par un soulèvement qui ne correspondait plus à la situation dans le pays. Ce soulèvement fut écrasé, les insurgés ayant tenu du 19 au 28 septembre. De même, en décembre 1924, fut organisé en Estonie un soulèvement qui ne correspondait aucunement à la situation dans le pays. Y participèrent seulement un peu plus de deux cents membres du Parti communiste estonien, qui furent écrasés en quelques heures. Sur ces événements, voir le livre de A. Neuberg (Heinz Neumann), L'insurrection armée.
[7] Il s'agit du Conseil général du Trade Union Congress, direction de la Confédération des Syndicats britanniques.
[8] A l'occasion du dixième anniversaire d'Octobre, l'Opposition de gauche décida de manifester à Moscou et à Léningrad sous ses propres mots d'ordre : contre les nepmen, contre les koulaks, contre la bureaucratie. Les manifestants furent attaqués par la police. Dix années plus tard, lors des " procès de Moscou " et des grandes " purges ", cette manifestation fut présentée par Staline comme une tentative de coup d'Etat.
[9] 15 février 1928, soit moins de trois mois après l'exclusion de l'opposition de gauche et le bannissement de ses membres en Sibérie.
[10] Au XIVe Congrès (décembre 1925) se produisit de façon inattendue la rupture publique de l'opposition dite de Léningrad (Zinoviev, Kamenev, etc.), et de la majorité (Staline, Boukharine, etc.).
[11] Au lendemain de la mort de Lénine, la direction Zinoviev-Staline lança le mot d'ordre de " bolchevisation " des partis communistes. En U.R.S.S., cette opération consista à faire adhérer une masse de gens sans formation politique, ce qui contribua à dépolitiser considérablement le Parti bolchevique. Dans les autres sections de l'Internationale communiste, la " bolchevisation " servit avant tout à créer de nouvelles directions disposées à mener la lutte contre le " trotskysme ".
[12] Allusion à des scandales de droit commun dans lesquels se trouvèrent impliqués à cette époque des membres du parti avec des nepmen et des koulaks (cf. M. Fainsod, Smolensk à l'heure de Staline).
[13] La présence d'éléments non bolcheviks dans le parti avait été signalée déjà au XIe Congrès en 1921, du vivant de Lénine, dans une résolution ainsi rédigée : " Cherchant un champ d'action, des groupes et des couches ont pénétré dans les rangs du seul parti légal; dans des circonstances différentes, ils se seraient trouvés non dans les rangs du Parti communiste mais dans ceux de la social-démocratie ou de quelque autre parti socialiste petit-bourgeois. Ces éléments, souvent sincèrement convaincus de leur communisme, en réalité n'ont pas rejeté leur vieille peau petite-bourgeoise et introduisent dans le Parti communiste russe leur psychologie et leurs habitudes de penser. ".
[14] Lénine exigea qu'Ordjonikidzé fût exclu du Parti pour avoir frappé un camarade qui en contestait la politique.