1928 |
L'Opposition de Gauche face au centrisme bureaucratique. |
L'Internationale Communiste après Lenine
CRITIQUE DU PROGRAMME DE L'INTERNATIONALE COMMUNISTE
A première vue, on ne comprend pas pourquoi le projet de programme ignore totalement le problème de " la manœuvre " et de sa " souplesse " dans la stratégie bolchevique. De toute cette immense question, un seul point est envisagé ; les accords avec la bourgeoisie indigène des colonies.
Cependant, au cours de la dernière période, l'opportunisme, qui décrivait des zigzags de plus en plus accentués à droite, intervint surtout en se camouflant derrière l'étendard de la manœuvre dans la stratégie. Le refus de tout compromis sans principes fut appelé manque de " souplesse ". La manœuvre fut proclamée le principe fondamental de la majorité. Zinoviev, dès 1925, manœuvrait avec Raditch et La Follette. Staline et Boukharine manœuvrèrent ensuite avec Tchang Kaï-chek, avec Purcell, avec le koulak. L'appareil manœuvra tout le temps avec le parti. Zinoviev et Kamenev manœuvrent maintenant avec l'appareil.
Dans la vie quotidienne du bureaucratisme apparaît tout un corps de spécialistes de la manœuvre, composé d'hommes qui ne furent jamais des militants révolutionnaires, et qui à présent s'inclinent devant la révolution après qu'elle a pris le pouvoir. Borodine manœuvre à Canton, et Rafés à Pékin, D. Petrovski autour de la Manche, Pepper aux États-Unis, mais on peut le faire aussi en Polynésie ; Martynov manœuvre à distance, mais en revanche dans toutes les parties du monde. Il s'est formé des équipes entières de jeunes académiciens de la manœuvre qui, par souplesse bolchevique, entendent surtout l’élasticité de leur propre échine. La tâche de cette école stratégique consiste à obtenir par la manœuvre tout ce que peut seulement donner la force révolutionnaire de la classe. De même que chaque alchimiste du Moyen Age, en dépit des échecs de tous les autres, espérait fabriquer de l'or, les stratèges actuels de la manœuvre, chacun à son poste, espèrent tromper l'histoire. Il est évident qu'en fait, ce ne sont pas des stratèges, mais des combinards bureaucratiques de toutes les tailles, sauf de la grande. Certains d'entre eux, après avoir observé comment le maître tranche les petites questions, ont imaginé qu'ils possédaient tous les secrets de la stratégie. C'est en cela que réside toute la doctrine des épigones. D'autres, après avoir repris, de seconde ou de troisième main, les secrets des combinaisons, après s'être convaincus que les petites choses font parfois de grands miracles, ont conclu qu'elles convenaient d'autant mieux aux grandes affaires. Pourtant toutes les tentatives d'application de la méthode bureaucratique des combinaisons à la solution des grandes questions, sous prétexte qu'elle est comparativement plus " économique " que la lutte révolutionnaire, n'ont pas manqué de provoquer des faillites honteuses ; la doctrine des combinaisons appliquée par l'appareil du parti et de l'État a brisé l'échine des jeunes partis et des jeunes révolutions. Tchang Kaï-chek, Wan-tin-Wei, Purcell, le koulak, sont jusqu'à maintenant tous sortis vainqueurs de toutes les tentatives visant à les réduire par la méthode des " manœuvres ". Cela ne signifie pas qu'en général toute manœuvre est inadmissible, c'est-à-dire incompatible avec la stratégie révolutionnaire de la classe ouvrière. Mais il faut comprendre clairement la valeur auxiliaire, subordonnée, des manœuvres, qui doivent être utilisées strictement comme des moyens, par rapport aux méthodes fondamentales de la lutte révolutionnaire. Il faut comprendre, une fois pour toutes, qu'une manœuvre ne peut jamais décider d'une grande cause. Si les combinaisons semblent réussir avantageusement dans les petites affaires, c'est toujours au détriment des affaires importantes. Une juste manœuvre ne fait qu'aider à la solution en permettant de gagner du temps, ou d'obtenir de plus grands résultats au prix d’une moindre dépense de forces. Il n'est pas possible d'esquiver les difficultés fondamentales par le moyen d'une manœuvre.
La contradiction entre le prolétariat et la bourgeoisie est une contradiction fondamentale. C'est pourquoi essayer de brider la bourgeoisie chinoise avec des manœuvres d'organisation ou de personne, croire qu'on va l'obliger à se conformer à des plans issus de combinaisons, ce n'est pas procéder à une manœuvre, c'est se leurrer soi-même de façon méprisable, quoique l'opération soit d'envergure. On ne peut tromper les classes. Cela est vrai pour toutes les classes, si l'on considère les choses sous l'angle historique le plus large, mais c'est tout particulièrement vrai pour les classes dominantes, possédantes, exploiteuses, instruites. Leur expérience du monde est si grande, leur instinct de classe si exercé, leurs moyens d'espionnage si divers, qu'en tentant de les tromper, en feignant d'être ce que l'on n'est pas, on attire en réalité dans le piège, non pas les ennemis, mais les amis.
La contradiction entre l'U.R.S.S. et le monde capitaliste est une contradiction fondamentale qu'on ne peut esquiver par des manœuvres. Par des concessions au capital, claires et ouvertement énoncées, en exploitant les contradictions qui existent entre ses divers tenants, on peut prolonger une pause, gagner du temps, dans des conditions bien déterminées et non dans des circonstances quelconques. Croire qu'il est possible de " neutraliser " la bourgeoisie mondiale avant de construire le socialisme – c'est-à-dire d'échapper grâce à quelques manœuvres aux contradictions fondamentales –, c'est se leurrer lourdement soi-même et c'est risquer la tête de la République soviétique. Seule, la révolution internationale peut nous libérer des contradictions fondamentales.
Une manœuvre de notre part peut consister soit à faire une concession à l'ennemi, soit à nous mettre d'accord avec un allié provisoire et toujours douteux, soit à effectuer en temps voulu une retraite calculée pour que l'adversaire ne parvienne pas à nous écraser la poitrine, soit à faire alterner les revendications partielles et les mots d'ordre destinés à provoquer la scission dans le camp ennemi. Telles sont les principales formes de la manœuvre. On peut en citer encore d'autres, qui sont secondaires. Mais toute manœuvre, par sa nature même, n'est qu'un épisode par rapport à la ligne stratégique fondamentale de la lutte. Dans les manœuvres effectuées autour du Kuomintang et du Comité anglo-russe (il faut toujours les avoir présentes devant les yeux comme échantillons parachevés de manœuvres mencheviques et non bolcheviques), c'est justement le contraire qui s'est produit : ce qui aurait dû n'être qu'un épisode de tactique se prolongea jusqu'à devenir la ligne stratégique, et la véritable tâche stratégique (la lutte contre la bourgeoisie et les réformistes) s'émietta en une série d'épisodes restreints et secondaires de tactique, à caractère surtout décoratif.
Quand on exécute une manœuvre, on doit toujours envisager les hypothèses les plus défavorables, aussi bien à propos de l'ennemi auquel on fait des concessions que de l'allié peu sûr avec lequel on passe un accord. On doit toujours se rappeler que dès demain l'allié peut devenir l'ennemi. Cela est vrai même pour un allié comme la paysannerie :
" Avoir de la défiance envers la paysannerie, s'organiser séparément, être prêt à lutter contre elle si elle intervient de façon réactionnaire ou antiprolétarienne " (LÉNINE, vol. VI, p. 113, édition russe).
Cela n'est nullement en contradiction avec la grande tâche stratégique du prolétariat que Lénine, le premier, a étudiée en théorie et réalisée en pratique avec tant de géniale profondeur : soustraire les couches inférieures des paysans exploités à l'influence de la bourgeoisie et les entraîner aux côtés du prolétariat.
Mais l'alliance du prolétariat et de la paysannerie n'apparaît pas dans l'histoire sous une forme définitive, et elle ne peut se réaliser par des manœuvres doucereuses, des coquetteries triviales et une déclamation pathétique. L'alliance du prolétariat et de la paysannerie dépend du rapport politique des forces et par conséquent exige l'indépendance du prolétariat par rapport à toutes les classes. Un allié doit d'abord être éduqué. On peut éduquer la paysannerie, d'une part en portant une attention profonde à tous ses besoins historiques et progressistes, d'autre part en lui témoignant une défiance systématique, afin de lutter sans trêve et sans défaillance contre toutes ses tendances antiprolétariennes.
Le sens et les limites de la manœuvre doivent toujours être nettement médités et soulignés. Une concession doit s'appeler une concession, et une retraite une retraite. Il est moins dangereux d'exagérer les concessions et retraites auxquelles on est contraint que de les sous-estimer. On doit maintenir la vigilance de classe et la défiance systématique de son propre camp, et non pas les endormir.
L'instrument essentiel d'une manœuvre, comme de toute action historique de la classe ouvrière, est le parti. Mais il n'est pas simplement un instrument docile entre les mains de " maîtres " de la manœuvre ; c'est un outil conscient, qui agit par lui-même ; c'est en général l'expression suprême de l'action propre du prolétariat. Chaque manœuvre doit donc être clairement comprise par le parti au cours de son élaboration et de son exécution. Évidemment il ne s'agit pas des secrets diplomatiques, militaires ou conspiratifs, c'est-à-dire de la technique de la lutte de l'État prolétarien ou du parti prolétarien sous le régime capitaliste. Il s'agit du fond politique de la manœuvre. Les explications que l'on donne en chuchotant pour révéler que le cours de 1924-1928 fut une grande manœuvre dirigée vers le koulak sont absurdes et criminelles. On ne trompe pas le koulak. Il juge non pas d'après les paroles, mais d'après les actes, les impôts, les prix, il calcule en espèces. Mais son propre parti, mais la classe ouvrière, on peut les tromper. Rien ne ronge aussi profondément l'esprit révolutionnaire du parti prolétarien que les combinaisons sans principes, au cours de manœuvres réalisées derrière son dos.
La règle la plus importante, inébranlable et invariable, qui doit être appliquée dans toute manœuvre, est celle-ci : ne te permets jamais de fondre, de confondre ou d’entrelacer ton organisation de parti avec celle d’un autre parti, si " amical " qu’il soit aujourd'hui. Ne te permets jamais des démarches qui, directement ou indirectement, ouvertement ou secrètement, subordonnent ton parti à d'autres partis ou aux organisations d'autres classes, qui limitent la liberté de ton action ou qui te rendent responsable, même partiellement, de la ligne de conduite politique des autres partis. Ne te permets jamais de confondre ton drapeau avec les leurs, et à plus forte raison, cela va sans dire, de t'agenouiller devant la bannière des autres.
La pire et la plus dangereuse des manœuvres est celle que commandent l'impatience opportuniste, le désir de devancer la croissance du parti, de sauter par-dessus les étapes inévitables de son développement (voilà justement le cas où il ne faut pas les sauter) et qu'on exécute en liant de façon superficielle, hypocrite, diplomatique, au moyen de combinaisons et d'escroqueries, des organisations et des éléments qui tirent à hue et à dia. Pareilles expériences, toujours dangereuses, sont fatales aux partis jeunes et faibles.
Dans la manœuvre, comme dans la bataille, ce n'est pas la sagesse stratégique (et encore moins la ruse des combinaisons) qui décide du résultat, c'est le rapport des forces. Généralement, une manœuvre – même judicieusement menée – fait courir à un parti révolutionnaire un danger d'autant plus grand qu'il est plus jeune et plus faible, par rapport à ses ennemis, alliés ou demi-alliés. Voilà pourquoi – et nous abordons ici le point le plus important pour l'Internationale communiste – le Parti bolchevique ne commença pas du tout par des manœuvres ; il ne les considérait pas comme une panacée et n'y eut recours que lorsqu'il eut pris profondément racine dans la classe ouvrière, qu'il se fut politiquement renforcé et qu'il eut mûri idéologiquement.
Le mal, c'est que les épigones de la stratégie bolchevique présentent aux jeunes partis communistes l'esprit de manœuvre et la souplesse comme la quintessence de la stratégie ; ils les coupent ainsi de leur axe historique et de leurs principes fondamentaux et, trop souvent, réalisent des combinaisons qui ressemblent à la course de l'écureuil dans sa roue. Ce n'est pas la souplesse qui fut la caractéristique fondamentale du bolchevisme (à présent non plus elle ne doit pas l'être), c'est sa fermeté d'airain. C'est précisément cette qualité – dont il fut légitimement fier – que ses ennemis et adversaires lui reprochaient. Non pas " optimisme " béat, mais intransigeance, vigilance, défiance révolutionnaire, lutte pour chaque pouce de son indépendance : voilà les traits essentiels du bolchevisme. C'est par là que doivent commencer les partis communistes d'Occident et d'Orient. Ils ont encore à conquérir le droit aux grandes manœuvres, en préparant d'abord les possibilités matérielles et politiques de leur exécution : la force, la solidité, et la sévérité dans le choix des moyens utilisés par leur propre organisation.
Les manœuvres mencheviques menées autour du Kuomintang et du Conseil général sont plusieurs fois criminelles, parce qu'elles sont retombées sur les épaules encore fragiles des communistes de Chine et d'Angleterre. Elles ont non seulement entraîné la défaite de la révolution et de la classe ouvrière, elles ont aussi atteint, affaibli et saboté l'outil essentiel de la lutte future, les jeunes partis communistes. En même temps, elles ont introduit des éléments de démoralisation politique dans le plus vieux parti de l'Internationale communiste, le Parti communiste de l'U.R.S.S.(bolchevique).
Le chapitre du projet qui traite de la stratégie est absolument muet au sujet de la manœuvre, c'est-à-dire du cheval de bataille qui a été enfourché avec prédilection au cours des dernières années. Des critiques indulgents diront que ce silence est déjà un bien. Mais ils commettront une grande erreur. Comme nous l'avons déjà montré par une série d'exemples et comme nous le prouverons par la suite, le projet de programme a, lui aussi, un caractère manœuvrier, au sens péjoratif du terme. Le projet se livre à des manœuvres autour du parti. Il dissimule certains de ses points faibles en se camouflant " derrière Lénine ", et il esquive les autres par le silence. C'est ainsi qu'il escamote la question de la stratégie des manœuvres. Actuellement, il n'est pas possible qu'on aborde ce sujet sans évoquer l'expérience récente de la Chine et de l'Angleterre. Le simple fait de mentionner l'esprit de manœuvre appelle les images de Tchang Kaï-chek et de Purcell. C'est ce que les auteurs ne veulent pas. Ils préfèrent se taire sur leur thème favori en laissant les mains libres à la direction de l'Internationale communiste. Mais on ne peut tolérer ce silence. Il faut lier les mains des spécialistes de la combinaison et des candidats à cette spécialisation. C'est à cela que sert le programme ; sinon, il est inutile.
Il faut que le chapitre sur la stratégie expose les règles fondamentales qui définissent et délimitent la manœuvre, c'est-à-dire le procédé auxiliaire employé contre l'ennemi de classe dans la lutte révolutionnaire, qui ne peut être qu'une lutte à mort. On peut formuler avec plus de concision et de précision les règles ébauchées ci-dessus, qui sont fondées sur l'enseignement de Marx et de Lénine. Mais il faut absolument les introduire dans le programme de l'Internationale communiste.
A propos de l'insurrection, le projet de programme dit rapidement :
" Cette lutte est soumise aux règles de l'art de la guerre ; elle présuppose un plan militaire, le caractère offensif des opérations de combat, le dévouement sans réserve et l'héroïsme du prolétariat. "
Ici, le projet ne va pas loin; il ne fait que répéter, en les résumant, quelques remarques formulées par Marx. Pourtant, nous avons d'une part l'expérience de la Révolution d'Octobre, et de l'autre les défaites des révolutions hongroise et bavaroise, de la lutte en Italie en 1920, de l'insurrection bulgare en septembre 1923, du mouvement allemand de 1923, de l'Estonie en 1924, de la grève générale anglaise en 1926, de l'insurrection des ouvriers viennois en 1927 [1] , de la seconde révolution chinoise en 1925-1927. Le programme de l'Internationale communiste doit caractériser de façon tout aussi concrète et précise les préalables sociaux et politiques de l'insurrection que les conditions et les méthodes stratégiques et militaires propres à en assurer le succès. Rien ne dénonce mieux le caractère superficiel et littéraire du document que ce fait : le chapitre consacré à la stratégie révolutionnaire évoque Cornelissen et certains guildistes (Orage, Hobson, G. D. H. Cole, tous nommés), mais ne caractérise pas de façon générale, au point de vue social, la stratégie du prolétariat dans l'époque impérialiste, et ne définit pas non plus les méthodes de lutte pour la conquête du pouvoir, sur la base d'une documentation historique vivante.
En 1924, après l'expérience tragique de l'Allemagne, nous avons de nouveau soulevé la question et demandé que l'Internationale communiste inscrive à l'ordre du jour et examine les problèmes de la stratégie et de la tactique de l'insurrection, ainsi que de la guerre civile en général :
" Il faut dire franchement que le problème de l'insurrection est considéré comme sans importance par beaucoup de communistes occidentaux, qui ne sont pas toujours libérés de leur manière fataliste et passive d'aborder les principaux problèmes de la révolution. Rosa Luxembourg représente encore cette façon de voir d'une manière particulièrement nette et avec beaucoup plus de talent que personne. Son attitude est, du point de vue psychologique, aisément compréhensible. Elle s'est formée, pour ainsi dire, dans la lutte contre l'appareil bureaucratique de la social-démocratie et des syndicats allemands.
Sans trêve, elle a démontré que cet appareil étouffait l'initiative du prolétariat. Elle ne voyait d'issue à cette situation, elle n'envisageait de salut que dans une poussée irrésistible des masses qui balaierait toutes les barrières et défenses édifiées par la bureaucratie social-démocrate. Aussi la grève générale révolutionnaire, débordant sur toutes les rives de la société bourgeoise, est-elle devenue pour Rosa Luxembourg synonyme de révolution prolétarienne. Mais, quelle que soit sa puissance, la grève générale ne résout pas le problème du pouvoir, elle ne fait que le poser. Pour prendre le pouvoir, on doit, en s'appuyant sur la grève générale, organiser l'insurrection. Toute l'évolution de Rosa Luxembourg permet de penser qu'elle aurait fini par l'admettre ; mais quand elle fut enlevée à la lutte, elle n'avait encore dit ni son dernier ni son avant-dernier mot. Pourtant, dans le Parti communiste allemand, il existait encore récemment un très fort courant de fatalisme révolutionnaire : la révolution vient, approche – disait-on –, elle apportera l'insurrection et nous donnera le pouvoir ; quant au parti... son rôle est, dans un tel moment, de faire de l'agitation et d'en attendre les effets. Dans ces conditions, poser carrément la question de l'insurrection, c'est arracher le parti à la passivité et au fatalisme, c'est le mettre en face des principaux problèmes de la révolution, notamment de l'organisation consciente du soulèvement qui chassera l'ennemi du pouvoir " (TROTSKY, discours prononcé à la séance de la direction de l'Association scientifique militaire, 29 juillet 1924, Pravda, 6 septembre 1924).
" Nous consacrons beaucoup de temps et d'efforts à étudier dans le domaine théorique la Commune de Paris de 1871, et nous laissons de côté la lutte du prolétariat allemand qui est déjà riche d'une précieuse expérience de la guerre civile ; nous ne nous occupons guère, non plus, de l'expérience de l'insurrection bulgare de septembre dernier ; enfin, ce qui est le plus étonnant, nous nous conduisons comme si nous avions remisé aux archives l'expérience d'Octobre...(Ibid.)
" Il faut étudier de façon minutieuse l'expérience du coup d'Etat d'Octobre, la seule révolution du prolétariat qui ait triomphé jusqu'ici. Il faut établir un calendrier stratégique et tactique d'Octobre. Il faut montrer comment les événements, vague par vague, prenaient de plus en plus d'ampleur, et quelle répercussion ils avaient dans le parti, dans les soviets, au Comité central, dans l'organisation militaire. Que signifiaient les hésitations au sein du parti ? Quelle était leur importance relative dans le cadre général des événements ? Quel était le rôle de l'organisation militaire ? Voilà un travail d'une importance inappréciable. Ce serait un véritable crime que de le remettre à plus tard (Ibid.).
" En quoi consiste donc cette tâche ? Il s'agit de composer un formulaire universel, ou bien un guide ou un manuel ou des statuts concernant les problèmes de la guerre civile, donc, avant tout, de l'insurrection considérée comme son moment clé. Il faut faire le bilan de l'expérience acquise, analyser les conditions environnantes, examiner les fautes, mettre en évidence les opérations les plus justes, tirer les conclusions nécessaires. Enrichirons-nous ainsi la science, c'est-à-dire la connaissance des lois de l'évolution historique, ou l'art comme ensemble des règles de l'action déduites de l'expérience ? Je pense que tous les deux en profiteront. Mais notre but est strictement pratique : enrichir l'art militaire révolutionnaire.
" Nécessairement, des " statuts " militaires de ce genre auront une construction très complexe. Il faut, avant tout, présenter les traits caractéristiques des préalables indispensables à la conquête du pouvoir par le prolétariat. Ici nous sommes encore dans le domaine de la politique révolutionnaire : l'insurrection est bien la continuation de la politique, mais par des moyens particuliers. L'analyse des préalables de l'insurrection doit tenir compte des divers types de pays. Il existe des pays où la majorité de la population est prolétarienne et d'autres où le prolétariat est une minorité insignifiante et où la paysannerie prédomine de façon absolue. Entre ces deux pôles, on trouve les pays de type intermédiaire. Il faudrait donc poser à la base d'une étude de ce genre, l'existence d'au moins trois " types " de pays : industriel, agricole et intermédiaire. L'introduction (qui traite des conditions préalables de la révolution) doit justement étudier les particularités de chacun de ces types, envisagé sous l'angle de la guerre civile. Nous considérons l'insurrection à un double point de vue : d'une part, comme une étape bien définie du processus historique, comme une réfraction bien déterminée des lois objectives de la lutte des classes ; d'autre part, d'un point de vue subjectif ou actif : comment la préparer et la réaliser pour en assurer la victoire avec la plus grande certitude " (Ibid.).
Un large groupe de gens réunis autour de la Société des Sciences militaires entreprit, en 1924, un travail collectif afin d'élaborer des directives pour la guerre civile, c'est-à-dire un guide marxiste consacré aux problèmes des affrontements directs entre classes et à la lutte armée pour la dictature. Pourtant, ce travail se heurta bientôt à une résistance venue de l'Internationale communiste (cette résistance faisait partie du système général de lutte contre le prétendu trotskysme) ; ensuite cette activité fut complètement interrompue. Il est difficile de concevoir une démarche plus légère et plus criminelle. A l'époque des brusques revirements, les règles de la guerre civile, comprises comme nous l'avons dit plus haut, doivent faire partie de l'inventaire connu par tout cadre révolutionnaire, et cela va sans dire, par les dirigeants des partis. Ces règles doivent continuellement être étudiées par tous et chacun doit les confronter à l'expérience de son propre pays. Seule une telle étude peut le prémunir aussi bien contre la panique et la capitulation dans les moments qui exigent du courage et de l'esprit de décision, que contre les cabrioles d'aventurier dans les périodes qui demandent prudence et réserve.
Si de telles règles figuraient dans les livres qu'un communiste doit étudier sérieusement, de même qu'il doit connaître les idées fondamentales de Marx, Engels et Lénine, des défaites comme celles des dernières années, qui n'étaient nullement inévitables, ne se seraient pas produites (en particulier, le coup d'État de Canton, exécuté avec une puérile imprudence). Le projet de programme traite de ces questions en quelques lignes, presque avec la même parcimonie que du gandhisme aux Indes. Il est évident qu'un programme ne peut pas entrer dans les détails. Mais il doit poser nettement le problème et présenter ses données fondamentales, en se référant aux succès et aux fautes les plus importantes.
Indépendamment de cette tâche, à notre avis, le VIe Congrès doit, dans une résolution spéciale, charger le Comité exécutif d'étudier les règles de la guerre civile de manière à dégager et à résumer sur ce problème les directives qui seront fondées sur l'expérience passée des victoires et des défaites.
NOTES
[1] Allusion à une journée d'émeute des ouvriers de Vienne à la suite d'une décision de justice provocante.