1928

L'Opposition de Gauche face au centrisme bureaucratique.


L'Internationale Communiste après Lenine

Léon Trotsky

CRITIQUE DU PROGRAMME DE L'INTERNATIONALE COMMUNISTE

II. LA STRATÉGIE ET LA TACTIQUE DE L'ÉPOQUE IMPÉRIALISTE (I)

1. TOTALE INCONSISTANCE DU CHAPITRE PRINCIPAL DU PROJET

Le projet de programme renferme un chapitre traitant des problèmes de la stratégie révolutionnaire. On ne peut que reconnaître la légitimité d'une telle précaution, absolument conforme au but et à l'esprit d'un programme international du prolétariat pendant l'époque impérialiste.

Le concept de stratégie révolutionnaire ne s'est formé que dans les années de l'après-guerre, sous l'influence initiale, sans doute, de la terminologie militaire. Mais ce n'est pas par hasard qu'il s'est affirmé. Avant la guerre, nous ne parlions que de la tactique du parti prolétarien, et cette conception correspondait exactement aux méthodes parlementaires et syndicales qui prédominaient alors et qui ne dépassaient pas le cadre des revendications et des tâches courantes. La tactique se limite à un système de mesures se rapportant à un problème particulier d'actualité ou à un domaine séparé de la lutte des classes. La stratégie révolutionnaire couvre tout un système combiné d'actions qui, dans leur liaison et leur succession, comme dans leur développement, doivent amener le prolétariat à la conquête du pouvoir.

Il est évident que les principes fondamentaux de la stratégie révolutionnaire ont été formulés depuis que le marxisme a posé devant les partis révolutionnaires le problème de la conquête du pouvoir sur la base de la lutte des classes. Mais la I° Internationale a seulement réussi à formuler ces principes sur le plan théorique et à les contrôler en partie, grâce à l'expérience de différents pays. L'époque de la II° Internationale a fait naître des méthodes et des conceptions telles que, dans leur application, suivant la fameuse expression de Bernstein, " le mouvement est tout, le but final n'est rien ". En d'autres termes, le problème de la stratégie s'est réduit à rien, il a été noyé dans le " mouvement " quotidien avec ses mots d'ordre relevant de la tactique journalière. C'est la III° Internationale seulement qui rétablit les droits de la stratégie révolutionnaire du communisme et lui subordonna entièrement les méthodes de la tactique.

Grâce à l'expérience inappréciable des deux premières Internationales, sur les épaules desquelles se dresse la III°, grâce au caractère révolutionnaire de l'époque actuelle et à la gigantesque leçon historique que fut la Révolution d'Octobre, la stratégie de la III° Internationale acquit, tout de suite, une combativité pleine de sève. Mais la première décennie de la nouvelle Internationale déroule devant nous un panorama où apparaissent non seulement d'immenses batailles, mais aussi, à partir de 1918, de cruelles défaites pour le prolétariat. Voilà pourquoi les problèmes de stratégie et de tactique doivent, de toute évidence, occuper la place principale dans le programme de l'Internationale communiste. Or, en fait, le chapitre du projet consacré à la stratégie et à la tactique de l'Internationale communiste – portant en sous-titre " la voie vers la dictature du prolétariat – " est le plus faible; il semble même presque sans consistance; quant à la partie qui concerne l'Orient, elle ne présente qu'une généralisation des erreurs commises et en prépare de nouvelles.

L'introduction à ce chapitre s'occupe de la critique de l'anarchisme, du syndicalisme révolutionnaire, du socialisme constructif, du socialisme guildiste [1] , etc.

C'est là une imitation purement littéraire du Manifeste communiste qui inaugura l'ère d'une politique prolétarienne fondée sur la science par une critique serrée et géniale des diverses variétés du socialisme utopique.

S'occuper – au dixième anniversaire de l'Internationale communiste – de critiquer rapidement et pauvrement les " théories " de Cornelissen, d'Arthur Labriola, de Bernard Shaw ou de guildistes bien peu connus, ce n'est pas répondre à un besoin politique, c'est être tout simplement victime d'un pédantisme purement littéraire. Tout cela peut être rejeté sans hésitation hors du programme, dans le domaine de la littérature de propagande.

En ce qui concerne les problèmes stratégiques proprement dits, le projet se borne à présenter des modèles d'écoles primaires :

" Conquérir (?) de l'influence sur la majorité des membres de sa propre classe...
" Conquérir (?) de l'influence sur les vastes milieux des travailleurs en général...
" Le travail mené quotidiennement pour la conquête des syndicats a une valeur particulièrement importante,
" La conquête de vastes milieux parmi les paysans pauvres a aussi (?) une importance énorme. "

Toutes ces vérités élémentaires, indiscutables en elles-mêmes, sont simplement énumérées les unes à la suite des autres, c'est-à-dire sans être reliées au caractère historique de l'époque; c'est pourquoi, sous la forme scolaire et abstraite qu'elles revêtent actuellement, elles pourraient facilement entrer dans une résolution de la IIe Internationale. Le problème essentiel du programme, c'est-à-dire la stratégie du coup d'État révolutionnaire – les conditions et méthodes menant à l'insurrection, l'insurrection proprement dite, la conquête du pouvoir –, est examiné, sèchement, parcimonieusement, dans un extrait schématique, moins étendu que celui qui est consacré au socialisme " constructif" et " guildiste "; cette étude est faite de manière abstraite, pédante; elle ne se réfère pas à l'expérience vivante de notre époque.

On ne se souvient des grandes batailles du prolétariat en Finlande, en Allemagne, en Autriche, en République soviétique de Hongrie, des journées de septembre en Italie, des événements de 1923 en Allemagne, de la grève générale en Angleterre, etc., que dans une terne énumération chronologique; elles trouvent place non dans le chapitre VI, qui traite de la stratégie du prolétariat, mais dans le chapitre II, qui évoque " la crise du capitalisme et la première phase de la révolution mondiale ". En d'autres termes, les grands combats du prolétariat ne sont considérés que comme des événements extérieurs, comme l'expression de la " crise générale du capitalisme " et non pas comme l'expérience stratégique du prolétariat. Il suffit de remarquer que le projet répudie l'esprit révolutionnaire d'aventure (" le putschisme ") sans essayer de dire, par exemple, si le soulèvement en Estonie, l'explosion dans la cathédrale de Sofia en 1924, ou la dernière insurrection de Canton furent des manifestations héroïques de l'aventurisme révolutionnaire ou au contraire des actions méthodiques entrant dans la stratégie révolutionnaire du prolétariat. Un projet qui, sur le problème du " putschisme ", ne répond pas à cette question brûlante est une dérobade diplomatique de chancellerie et non un document de stratégie communiste.

Bien évidemment, cette manière abstraite de poser les problèmes de la lutte révolutionnaire du prolétariat n'est pas due au hasard. A la façon littéraire, pédante, raisonneuse, boukharinienne, de poser les problèmes, s'ajoute une autre cause : les auteurs du projet, pour des raisons trop compréhensibles, préfèrent, en général, ne pas toucher de trop près aux leçons stratégiques des cinq dernières années.

Un programme d'action révolutionnaire ne peut être regardé comme un recueil de thèses abstraites, indépendantes de tout ce qui s'est passé durant des années historiques. Certes, un programme ne peut décrire ce qui s'est produit, mais il doit en faire son point de départ et d'appui, il doit embrasser tous ces événements et s'y référer. Il faut qu'à travers toutes ses thèses, le programme permette de comprendre les grands événements de la lutte du prolétariat et les épisodes de la bataille idéologique au sein de l'Internationale communiste. Si cela est vrai pour l'ensemble du programme, cela l'est plus encore pour la partie particulièrement consacrée aux questions de stratégie et de tactique. Il faut ici, selon l'expression de Lénine, enregistrer ce qui est conquis tout comme ce qu'on a laissé échapper, et qui pourra se transformer en " conquête ", si on comprend la leçon et si on l'assimile bien. L'avant-garde du prolétariat a besoin d'un manuel d'action, et non d'un catalogue de lieux communs. C'est pourquoi nous examinerons les problèmes de ce chapitre en les reliant très étroitement à l'expérience de la lutte dans l'après-guerre, et surtout durant les cinq dernières années, années d'erreurs tragiques commises par la direction.

2. PARTICULARITÉS ESSENTIELLES DE LA STRATÉGIE A L'ÉPOQUE RÉVOLUTIONNAIRE ET ROLE DU PARTI

L'époque impérialiste est celle des révolutions prolétariennes mais le chapitre consacré à la stratégie et à la tactique ne compare jamais, de façon quelque peu cohérente, du point de vue de la stratégie, la période présente avec l'avant-guerre.

Dans le premier chapitre, il est vrai, le projet caractérise la période du capitalisme industriel comme une

" période d'évolution relativement continue, où le capitalisme se répand sur tout le globe terrestre grâce au partage des colonies non encore occupées, partage qui s'est opéré par la force des armes ".

Cette appréciation est, il est vrai, assez contradictoire ; certes, elle embellit manifestement l'époque du capitalisme industriel, qui a connu de grandioses secousses, des guerres et des révolutions, dépassant en violence tout le passé. Mais n'aurait-il pas fallu la caractériser comme une idylle, pour justifier quelque peu la burlesque affirmation précédemment avancée par les auteurs du projet et selon laquelle, au temps de Marx et d'Engels, " il ne pouvait être question " de la loi du développement inégal ? Cependant, s'il est faux de regarder toute l'histoire du capitalisme industriel comme " une évolution continue ", il est juste de souligner le fait suivant : alors que l'époque vécue par l'Europe entre 1871 et 1914 ou, tout au moins, 1905, a vu s'accumuler les contradictions, les rapports entre les classes sont néanmoins restés dans les limites de la lutte légale et les rapports entre États dans le cadre de la paix armée. C'est alors que surgit, se développa, puis se pétrifia la IIe Internationale, dont le rôle progressiste s'achève avec la guerre impérialiste.

La politique, envisagée comme force historique de masse, retarde toujours sur l'économie. Si le règne du capital financier et du monopole des trusts commence déjà à la fin du XIXe siècle, l'époque nouvelle qui reflète ce fait dans la vie politique mondiale, commence avec la guerre impérialiste, avec la Révolution d'Octobre et la création de la IIIe Internationale.

Ce qui commande le caractère explosif de la nouvelle époque, la brusque alternance de flux et de reflux politiques, les spasmes continuels de la lutte des classes entre le fascisme et le communisme, c'est le fait qu'historiquement le système capitaliste mondial est épuisé, qu'il n'est plus capable de progresser en bloc. Cela ne veut pas dire que certaines branches de l'industrie et certains pays ne grandissent pas et ne grandiront pas encore. Mais ce développement se réalise et se réalisera au détriment de la croissance d'autres branches et d'autres pays. Les frais de production du système capitaliste mangent, de plus en plus, le revenu mondial que ce système apporte. Or, l'Europe, habituée à dominer le monde, en raison de la force d'inertie qui lui est venue de sa rapide et continue croissance de l'avant-guerre, s'est heurtée plus brusquement que toutes les autres parties du monde, à un nouveau rapport des forces, à une nouvelle répartition du marché mondial, à des contradictions devenues plus profondes; aussi est-ce pour l'Europe que le passage de l'époque du développement " organique " de l'avant-guerre à celle des révolutions est le plus brutal.

Théoriquement, on ne peut pas dire qu'il ne saurait y avoir un nouveau chapitre de progression capitaliste générale dans les pays les plus avancés, dominateurs et animateurs. Mais pour cela, le capitalisme devrait au préalable sauter par-dessus de hautes barrières dans le domaine des classes et des relations entre États : écraser pour longtemps la révolution prolétarienne, réduire définitivement la Chine en esclavage, renverser la République des soviets, etc. On en est encore bien loin. Une éventualité théorique diffère beaucoup d'une probabilité politique. En cela, bien des choses dépendent de nous-mêmes, c'est-à-dire de la stratégie révolutionnaire de l'Internationale communiste. En dernière analyse, cette question sera tranchée par la lutte des forces mondiales. Mais actuellement, à l'époque pour laquelle le programme est précisément établi, le développement général du capitalisme se heurte à des barrières infranchissables faites de contradictions entre lesquelles ce développement connaît de furieux remous. C'est cela qui donne à l'époque un caractère de révolution et à la révolution un caractère permanent.

Le caractère révolutionnaire de l'époque ne consiste pas à permettre, à chaque instant, de réaliser la révolution, c'est-à-dire de prendre le pouvoir. Ce caractère révolutionnaire est assuré par de profondes et brusques oscillations, par des changements fréquents et brutaux : on passe d'une situation franchement révolutionnaire, où le Parti communiste peut prétendre arracher le pouvoir, à la victoire de la contre-révolution fasciste ou semi-fasciste, et de cette dernière au régime provisoire du juste milieu (" Bloc des Gauches ", entrée de la social-démocratie dans la coalition, avènement au pouvoir du parti de Mac Donald, etc [2] .), qui rend ensuite les contradictions tranchantes comme un rasoir et pose nettement le problème du pouvoir.

Qu'avons-nous vu, en Europe, au cours des dernières décennies précédant la guerre? Sur le plan économique, une puissante montée des forces productives à travers les oscillations " normales " de la conjoncture. Sur le plan politique, la croissance zigzaguante de la social-démocratie, au détriment du libéralisme et de la " démocratie ". En d'autres termes, un processus méthodique au cours duquel s'intensifiait l'acuité des contradictions économiques et politiques ; en ce sens, se créaient les éléments préalables de la révolution prolétarienne.

Que voyons-nous, en Europe, après la guerre ? Sur le plan économique, des compressions et des détentes irrégulières et convulsives de la production, qui reste, en général – en dépit de gros progrès de la technique dans certaines branches – près du niveau d'avant-guerre. Sur le plan politique, des oscillations brutales de la situation, vers la gauche et vers la droite. Il est absolument évident que les brusques revirements qui s'effectuent dans cette situation, en un, deux ou trois ans, ne sont pas déterminés par des modifications des facteurs fondamentaux de l'économie, mais par des causes et des poussées qui proviennent uniquement de la superstructure et symbolisent l'instabilité extrême de tout le système, dont les fondements sont rongés par des contradictions insurmontables.

C'est seulement de ce caractère que se déduit la pleine signification de la stratégie révolutionnaire par opposition à la tactique. C'est de lui également que découle le nouveau sens du parti et de sa direction.

Le projet se contente de donner du parti (avant-garde, théorie du marxisme, incarnation de l'expérience, etc.) une définition formelle qui ne produirait aucune dissonance dans le programme de la social-démocratie de gauche d'avant-guerre. Elle est, maintenant, absolument insuffisante.

Face à un capitalisme en expansion, la meilleure des directions du parti ne pouvait que hâter la formation du parti ouvrier. En revanche, les erreurs de la direction ne pouvaient que retarder cette formation. Les fondements objectifs de la révolution prolétarienne mûrissaient lentement et le travail du parti conservait son caractère de préparation.

Maintenant, chaque nouvelle brusque variation de la situation politique vers la gauche remet la décision entre les mains du parti révolutionnaire. S'il laisse passer le moment critique où la situation change, celle-ci se transforme en son contraire. En de telles circonstances, le rôle de la direction du parti prend une importance exceptionnelle. Les paroles de Lénine, selon lesquelles deux ou trois journées peuvent décider du sort de la révolution internationale, ne pouvaient être comprises au temps de la IIe Internationale. A notre époque, au contraire, elles n'ont eu que trop de confirmations négatives, à l'exception d'Octobre. C'est l'ensemble de ces conditions qui explique la place, absolument exceptionnelle, que l'Internationale communiste et sa direction occupent dans le mécanisme général de l'époque historique actuelle.

Il faut comprendre que la cause fondamentale de la prétendue " stabilisation " est la contradiction qui existe entre l'ébranlement général qu'a subi toute la vie économique et sociale de l'Europe capitaliste et de l'Orient colonial d'une part, et la faiblesse, le manque de préparation, l'irrésolution des partis communistes, les erreurs cruelles de leur direction, d'autre part.

Ce n'est pas une stabilisation venue on ne sait d'où qui arrêta le développement de la situation révolutionnaire de 1918-1919 ou des années suivantes, c'est, au contraire, parce qu'on ne sut pas mettre à profit cette situation qu'elle se retourna, permettant à la bourgeoisie de lutter avec un relatif succès en faveur de la stabilisation. Les contradictions de plus en plus aiguës de cette lutte pour la " stabilisation ", ou plus exactement pour la perpétuation et le développement du capitalisme, préparent à chaque nouvelle étape de nouvelles secousses au niveau des classes et des relations internationales, c'est-à-dire de nouvelles situations révolutionnaires dont le développement dépend entièrement du parti prolétarien.

Le rôle du facteur subjectif peut rester tout à fait secondaire durant le temps de la lente évolution organique, celui des proverbes de la gradualité : " Qui va lentement va longtemps ", " A l'impossible nul n'est tenu ", etc., qui reflètent la sage tactique de l'époque de la croissance organique, où l'on ne peut " sauter les étapes ". Mais, quand les prémices sont mûres, alors la clef de tout le processus historique passe au facteur subjectif, c'est-à-dire au parti. L'opportunisme, qui vit consciemment ou inconsciemment sous le joug de l'époque passée, est toujours enclin à sous-estimer le rôle du facteur subjectif, c'est-à-dire l'importance du parti et de la direction révolutionnaire. Cela s'est manifesté pleinement lors des discussions sur les leçons de l'Octobre allemand, sur le Comité anglo-russe et la révolution chinoise. Dans ces occasions, comme dans d'autres moins importantes, la tendance opportuniste est intervenue suivant une ligne qui comptait trop directement sur les " masses ", en négligeant les problèmes du " sommet " de la direction révolutionnaire [3] . Sur le plan théorique général, cette façon de procéder est fausse et à l'époque impérialiste elle apparaît comme funeste.

La Révolution d'Octobre fut le résultat d'un rapport spécial des forces de classes en Russie et dans le monde entier, et du développement particulier qu'elles prirent dans la guerre impérialiste. Cette thèse générale est l'a b c, pour un marxiste. Cependant, on ne contredit nullement le marxisme en posant, par exemple, la question suivante : aurions-nous pris le pouvoir en Octobre, si Lénine n'avait pu arriver en Russie en temps voulu ? De nombreux signes indiquent que nous aurions pu ne pas le conquérir. La résistance fut considérable même en présence de Lénine dans les sphères supérieures du parti (soit dit en passant, ce sont dans une grande mesure les mêmes qui déterminent la politique actuelle). Cette résistance aurait été infiniment plus forte en l'absence de Lénine. Le parti aurait pu ne pas réussir à adopter, en temps voulu, l'orientation nécessaire, et le temps était compté. En de telles périodes, quelques jours sont parfois décisifs. Les masses ouvrières auraient exercé leur pression avec un grand héroïsme, mais, sans une direction consciente et décidée, la victoire aurait été peu probable. Entre temps, après avoir cédé Petrograd aux Allemands, après avoir écrasé les insurrections prolétariennes dispersées, la bourgeoisie aurait pu consolider son pouvoir, probablement sous une forme bonapartiste, tout en concluant une paix séparée avec l'Allemagne et en adoptant d'autres mesures. Toute la marche des événements, durant une série d'années, aurait ainsi pu prendre un autre cours.

Au cours de la révolution allemande de 1918, durant la révolution hongroise de 1919, dans le mouvement du prolétariat italien de septembre 1920, dans la grève générale anglaise de 1926, pendant l'insurrection viennoise de 1927, durant la révolution chinoise de 1925-1927, à des degrés différents et sous des formes diverses, c'est toujours la même contradiction politique qui s'exprime : devant une situation révolutionnaire mûre, non seulement dans ses bases sociales mais souvent par l'esprit combatif des masses, il manque le facteur subjectif, c'est-à-dire un parti révolutionnaire de masse, ou bien, si ce parti existe, une direction perspicace et courageuse lui fait défaut. Il est évident que la faiblesse des partis communistes et de leur direction n'est pas tombée du ciel; elle est le produit de tout le passé de l'Europe. Etant donné la maturité actuelle des contradictions révolutionnaires objectives, les partis révolutionnaires pourraient se développer à une allure rapide, si la direction de l'Internationale agissait judicieusement, activait le processus de maturation au lieu de le retarder. Si, en général, la contradiction constitue le ressort le plus important du mouvement en avant, alors, actuellement, pour l'Internationale communiste – ou tout au moins pour sa partie européenne –, le ressort principal du mouvement historique qui la pousse en avant doit être constitué par la compréhension claire de la contradiction qui existe entre la maturité générale de la situation objective (malgré les flux et les reflux) et le manque de maturité du parti international du prolétariat.

Si l'on ne comprend pas de façon large, généralisée, dialectique, que l'époque actuelle est celle des brusques retournements, on ne saurait éduquer vraiment les jeunes partis, diriger judicieusement la stratégie de la lutte des classes, en combiner valablement les procédés tactiques, ni surtout changer d'armes brusquement, audacieusement, résolument, lors de chaque nouvelle situation. Or deux ou trois jours de changement brusque décident parfois du sort de la révolution internationale pour des années.

Le chapitre du projet consacré à la stratégie et à la tactique parle de la lutte du parti pour le prolétariat en général, de la grève générale et de l'insurrection en général, mais il n'analyse nullement le caractère particulier et le rythme interne de l'époque actuelle; si on ne comprend pas ce rythme en théorie, si on ne le " sent " pas en politique, on ne peut constituer une direction véritablement révolutionnaire.

Voilà pourquoi ce chapitre est si pédant, si pauvre, si inconsistant du commencement à la fin.


NOTES

[1] Le socialisme constructif, défendu par l'extrême-droite de la IIe Internationale, se proposait d'" imprégner " de socialisme l'appareil de l'Etat bourgeois. Le socialisme guildiste visait à faire de l'Etat démocratique le " propriétaire des moyens de production au nom des consommateurs ", tandis que " les syndicats seraient définitivement reconnus par l'Etat comme les dirigeants normaux de l'industrie ".

[2] En 1924, en France le " Cartel des gauches " –coalition du Parti radical et du Parti socialiste – l'emportait aux élections législatives et un gouvernement de gauche arrivait au pouvoir pour la première fois depuis la fin de la guerre de 1914-1918. En Grande-Bretagne, le Labour Party dirigé par Ramsay Mac Donald remportait un succès électoral et formait pour la première fois un gouvernement.

[3] L'importance du rôle de la direction dans une période révolutionnaire a été traitée particulièrement par TROTSKY dans Les leçons d'Octobre.


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