1928

L'Opposition de Gauche face au centrisme bureaucratique.


L'Internationale Communiste après Lenine

Léon Trotsky

CRITIQUE DU PROGRAMME DE L'INTERNATIONALE COMMUNISTE

II. LA STRATÉGIE ET LA TACTIQUE DE L'ÉPOQUE IMPÉRIALISTE (III)

5. L'ERREUR STRATÉGIQUE RADICALE DU Ve CONGRÈS

A partir de la fin de 1923, nous avons vu une série de documents de l'Internationale communiste et entendu une série de déclarations de ses dirigeants au sujet de " l'erreur de rythme " commise en automne 1923; on s'y réfère inévitablement à Marx, qui lui aussi, dit-on, se serait trompé en fixant des délais. En même temps, et volontairement, on ne précise pas si " l'erreur de rythme " de l'Internationale communiste vient de ce qu'on a sous-estimé ou au contraire surestimé la proximité du moment critique de la prise du pouvoir. Conformément au régime de comptabilité double qui est devenu, au cours des dernières années, une tradition de la direction, on a laissé la place libre à l'une et à l'autre de ces interprétations.

Il n'est cependant pas difficile de conclure, de toute la politique de l'Internationale communiste durant cette période, qu'au cours de 1924 et d'une bonne partie de 1925, sa direction a estimé que le point culminant de la crise allemande n'était pas encore atteint. Il ne convenait donc pas de se référer à Marx. Si, parfois, il est arrivé à Marx de voir la révolution plus proche qu'elle ne l'était effectivement, on ne trouve aucun cas où il n'aurait pas reconnu son visage quand elle s'avançait ni où il se serait obstiné à prétendre que la situation demeurait révolutionnaire alors qu'elle avait nettement évolué.

Lors de la XIIIe Conférence du Parti communiste russe, Zinoviev déclara, en lançant la formule à double sens de " l'erreur de rythme " :

" Le Comité central et l'Internationale communiste doivent vous dire que si des événements semblables se reproduisaient, dans la même situation, il nous faudrait faire la même chose " (Pravda, 25 janvier 1924, n° 20).

Cette déclaration sonnait comme une menace. Le 2 février 1924, Zinoviev déclara lors de la Conférence du Secours Rouge international que dans toute l'Europe la situation était la suivante :

" L'on ne pouvait s'attendre là-bas, ni à un bref intervalle de tranquillité même seulement apparente, ni à une pacification quelconque... L'Europe entre dans une phase d'événements décisifs... L'Allemagne va, semble-t-il, vers une guerre civile aiguë... " (Pravda, 2 février 1924).

Au début de février 1924, dans une résolution sur les leçons des événements d'Allemagne, le Présidium du Comité exécutif de l'Internationale communiste déclare :

" Le Parti communiste allemand ne doit pas retirer de l'ordre du jour la question de l'insurrection et de la conquête du pouvoir.
Au contraire (!) cette question doit être posée devant nous concrètement et dans toute son urgence " (Pravda, 7 février 1924).

Le 26 mars 1924, le Comité exécutif de l'Internationale communiste écrivait dans son message au Parti communiste allemand :

" L'erreur de jugement sur l'allure des événements [laquelle ? L.T.] qui se produisit en octobre 1923 causa de grosses difficultés à notre parti. Mais ce n'est rien qu'un épisode [1]. Le jugement fondamental demeure " (Pravda, 20 avril 1924 – souligné par nous– ).

De tout ceci, le Comité exécutif de l'Internationale communiste tire la conclusion suivante :

" Le Parti communiste allemand doit, comme auparavant, continuer de toutes ses forces son travail d'armement des ouvriers " (Pravda, 19 avril 1924).

L'immense drame historique de 1923 – l'abandon sans combat d'une position révolutionnaire grandiose – était considéré, six mois après, comme un épisode! " Rien qu'un épisode ". Jusqu'à ce jour, l'Europe subit encore les conséquences extrêmement pénibles de cet " épisode ". Le fait que, pendant quatre ans, l'Internationale communiste ait pu ne pas réunir son Congrès et l'écrasement continuel de l'aile gauche en son sein constituent dans une égale mesure un résultat de " l'épisode " de 1923.

Le Ve Congrès se réunit huit mois après la défaite du prolétariat allemand, quand toutes les conséquences de la catastrophe étaient déjà manifestes. Ce dont on avait le plus urgent besoin, c'était d'examiner le présent plutôt que de prévoir l'avenir. Les tâches essentielles du Ve Congrès auraient dû consister, d'abord à nommer clairement et impitoyablement la défaite par son nom, à mettre à nu sa cause " subjective ", sans permettre à personne de s'abriter derrière les conditions objectives; deuxièmement, à établir qu'une nouvelle étape commençait, où les masses allaient se retirer, la social-démocratie grandir et le Parti communiste perdre de son influence; troisièmement, à préparer à ce recul l'Internationale communiste pour qu'elle ne soit pas prise à l'improviste, à l'armer des méthodes nécessaires aux batailles défensives et à consolider son organisation jusqu'au prochain changement de situation.

Dans toutes ces questions, le Congrès adopta l'attitude opposée.

Lors du Congrès, Zinoviev définit en ces termes la signification de ce qui s'était passé en Allemagne :

" Nous attendions la révolution allemande, mais elle n'est pas venue " (Pravda, 22 juin 1924).

En réalité, la révolution était en droit de leur répondre : moi, je suis venue, mais vous, messieurs, étiez en retard au rendez-vous.

Les dirigeants du Congrès considéraient, comme Brandler, que nous avions " surestimé " la situation, tandis qu'en réalité " nous " lui avions attribué, trop tard, un trop faible prix. Zinoviev se consolait facilement de sa prétendue " surestimation "; le mal principal, il le voyait ailleurs :

" Avoir surestimé la situation n'est pas le pire. Le pire, comme l'a montré l'exemple de la Saxe, c'est qu'il y a eu dans les rangs du parti beaucoup de survivances de la social-démocratie " (Pravda, 24 juin 1924).

Zinoviev ne voyait pas la catastrophe, et il n'était pas le seul. Avec lui, tout le Ve Congrès passa à côté de la plus grande défaite de la révolution mondiale. Les événements d'Allemagne furent surtout analysés sous l'angle de la politique des communistes... au Landtag de Saxe. Dans sa résolution, le Congrès approuva le Comité exécutif pour avoir :

" condamné l'attitude opportuniste du Comité central allemand et surtout la déviation de la tactique du front unique pendant l'expérience gouvernementale de Saxe " (Ibid.).

C'est un peu comme si un assassin était condamné " surtout " pour ne pas avoir enlevé son chapeau en entrant dans la maison de sa victime.

" L'expérience de Saxe – insistait Zinoviev – a créé une situation nouvelle. Elle menaçait d'inaugurer la liquidation de la tactique révolutionnaire de l'Internationale communiste " (Ibid.).

Puisque " l'expérience de Saxe " était condamnée et Brandler destitué, il s'ensuivait qu'il ne restait plus qu'à passer à l'ordre du jour.

" Les perspectives politiques générales – dit Zinoviev et, avec lui, le Congrès – demeurent essentiellement celles d'autrefois. La situation porte en elle-même la révolution. De nouvelles batailles de classe sont déjà de nouveau en cours, une lutte géante se déroule..., etc. " (Ibid.).

Qu'il est fragile et mal assuré, pareil " gauchisme ", dont le tamis retient des moustiques et laisse passer des chameaux! Ceux qui savaient voir la situation avec de bons yeux, qui soulignaient l'importance de la défaite d'Octobre, qui prévoyaient l'inéluctabilité d'une longue période de reflux révolutionnaire et d'une consolidation provisoire (" stabilisation ") du capitalisme (avec toutes les conséquences politiques qui en découlent), ceux-là, les dirigeants du Ve Congrès tentaient de les flétrir comme des opportunistes et des liquidateurs de la révolution. C'était là l'objectif principal de Zinoviev et de Boukharine. Ruth Fischer qui, avec eux, sous-estimait la défaite de l'année passée, notait chez l'Opposition russe

" la disparition de la perspective de la révolution mondiale, l'absence de foi dans la proximité des révolutions allemande et européenne, un pessimisme sans espoir, la liquidation de la révolution européenne, etc. " (Pravda, 25 juin 1924).

Inutile d'expliquer que les fauteurs les plus directs des défaites étaient les plus ardents à crier contre les " liquidateurs ", c'est-à-dire contre ceux qui ne voulaient pas appeler les défaites des victoires. Ainsi, Kolarov tonnait contre Radek, qui avait eu l'audace de considérer la défaite du Parti bulgare comme décisive :

" Ni en juin, ni en septembre, la défaite du parti ne fut décisive. Le Parti communiste de Bulgarie est solide et se prépare à de nouvelles batailles " (Discours du camarade Kolarov au Ve Congrès).

A la place de l'analyse marxiste des défaites, l'irresponsable fanfaronnade bureaucratique s'étale sur toute la ligne. La stratégie bolchevique est incompatible avec la suffisante et inerte kolarovtchina.

Dans les travaux du Ve Congrès, il y a eu beaucoup de choses justes et indispensables. La lutte contre les tendances de droite qui tentaient de relever la tête ne pouvait être différée. Mais cette lutte s'est égarée dans la confusion et a dévié, du fait du jugement faux porté sur la situation; toutes les cartes ont été brouillées, et on a classé dans le camp de la droite ceux qui, simplement, comprenaient mieux et plus clairement les journées d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Si les gauchistes d'alors avaient triomphé au IIIe Congrès, Lénine, pour les mêmes raisons, aurait été classé dans l'aile droite, avec Levi, Clara Zetkin et d'autres. La confusion idéologique qu'a engendrée la fausse orientation politique du Ve Congrès est devenue, par la suite, une source de nouveaux et grands malheurs.

Le jugement politique formulé par le Congrès fut entièrement appliqué aussi dans le domaine économique. Les symptômes de la consolidation économique de la bourgeoisie allemande ont été niés ou ignorés. Varga, qui présente toujours les faits économiques sous l'éclairage de la tendance politique dominante, signalait cette fois-ci encore dans son rapport :

" Il n'existe pas de perspectives d'un assainissement du capitalisme " (Ve Congrès, Pravda, 28 juin 1924).

Un an après, quand l'assainissement fut, avec quelque retard, rebaptisé " stabilisation ", Varga le découvrit soigneusement... après coup. Mais à ce moment l'Opposition était déjà accusée de ne pas admettre la stabilisation, car elle avait eu l'audace d'en constater le début depuis un an et demi, et dès 1925 elle signalait les tendances qui la menaçaient ( Où va l'Angleterre ? ) .

Le Ve Congrès regardait les processus politiques fondamentaux et les groupes idéologiques dans le miroir courbe de la fausse orientation : c'est de là qu'est née la résolution classant l'Opposition russe dans les " déviations petites-bourgeoises ". L'histoire, à sa façon, a corrigé cette erreur deux ans après, en forçant Zinoviev, l'accusateur principal du Ve Congrès, à reconnaître publiquement que le noyau central de l'Opposition de 1923 avait eu raison dans les questions fondamentales de la lutte.

L'erreur stratégique du Ve Congrès a entraîné l'incompréhension des processus qui se déroulaient dans la social-démocratie allemande et internationale.

Au Congrès, on ne fit que parler de son déclin, de sa désagrégation, de son écroulement. Se référant aux résultats des dernières élections parlementaires, qui donnèrent 3 700 000 voix au Parti communiste, Zinoviev disait :

" Si, en Allemagne, nous avons au Parlement la proportion de 62 communistes pour 100 social-démocrates, cela doit prouver à chacun combien nous sommes proches de la conquête d'une majorité dans la classe ouvrière allemande " (Pravda, 22 juin 1924).

Zinoviev ne comprenait absolument pas la dynamique du processus : l'influence du Parti communiste ne grandit pas mais baissa, au cours de cette année-là et des suivantes; les 3 700 000 voix n'étaient qu'un reste remarquable de l'influence décisive que le parti avait exercée sur la majorité du prolétariat allemand ; lors des vérifications ultérieures, ce chiffre devait inévitablement tomber.

Alors qu'au cours de l'année 1923, la social-démocratie s'effilochait comme une natte pourrie, au contraire, après la défaite de la révolution, elle se redressa systématiquement et prospéra, en partie au détriment du communisme. Parce que nous l'avions prévu – comment pouvait-on ne pas le prévoir ? –, on attribua notre prescience à notre " pessimisme ".

Est-il encore besoin de démontrer, maintenant, après les dernières élections de mai 1928 qui ont vu la social-démocratie recueillir plus de neuf millions de voix, que nous avions raison, quand au début de 1924 nous disions et nous écrivions que la renaissance de la social-démocratie pour une certaine période était inévitable, et que les " optimistes " se trompaient grossièrement en lui chantant alors des Requiem ? Ce fut le Ve Congrès surtout qui commit cette lourde erreur.

La seconde jeunesse de la social-démocratie, qui a tous les traits de l'été de la Saint-Martin, n'est évidemment pas éternelle. Sa mort est inévitable. Mais l'échéance n'en est fixée nulle part. Elle dépend aussi de nous. Pour réduire les délais, il faut savoir regarder les faits en face, distinguer en temps voulu les changements de la situation politique, appeler défaite une défaite, apprendre à prévoir les lendemains.

Si la social-démocratie allemande représente encore une force multimillionnaire dans la classe ouvrière, cela tient à deux raisons immédiates : premièrement, la défaite capitularde du Parti communiste allemand durant l'automne de 1923; deuxièmement, la fausse orientation stratégique du Ve Congrès.

Si en janvier 1924, le rapport des électeurs communistes aux électeurs sociaux-démocrates était presque de 2 à 3, en revanche, quatre ans et demi après, la proportion s'est abaissée ; elle n'est plus que de 1 à 3 ; autrement dit, durant cette période prise dans son ensemble, nous nous sommes non pas rapprochés mais éloignés de la conquête de la majorité de la classe ouvrière. Et cela, malgré le renforcement incontestable de notre parti au cours de l'année dernière, renforcement qui – avec une politique juste – peut et doit être le point de départ de la véritable conquête de la majorité.

Nous reviendrons encore, plus loin, sur les conséquences politiques de la position du Ve Congrès. Mais n'est-il pas clair, dès maintenant, qu'on ne peut parler sérieusement de stratégie bolchevique, si l'on ne sait embrasser du regard aussi bien l'ensemble de la courbe dessinée par notre époque que ses différentes sinuosités, lesquelles, à chaque moment donné, ont pour la direction du parti la même importance que les virages de la voie pour le mécanicien de la locomotive? Marcher à pleine vitesse dans un tournant conduit inévitablement à rouler sur le talus.

Pourtant, c'est seulement il y a quelques mois que, de façon plus ou moins nette, la Pravda a reconnu l'exactitude du jugement que nous avions formulé précisément dès la fin de 1923. Le 28 janvier de cette année, la Pravda écrivait :

" La phase de relative (!) apathie et dépression qui a commencé après la défaite de 1923 et qui a permis au capital allemand de consolider ses positions, touche à sa fin. "

La " relative " dépression qui débuta à l'automne de 1923 ne touche à sa fin qu'en 1928. Ces paroles qui ont plus de quatre ans de retard représentent une condamnation impitoyable de la fausse orientation du Ve Congrès, et aussi du système de direction qui, loin de divulguer et d'éclairer les erreurs commises, les couvre, augmentant ainsi la confusion idéologique.

Un projet de programme qui ne porte pas de jugement sur les événements de 1923 ni sur la faute radicale commise par le Ve Congrès, ne fait que tourner le dos aux véritables problèmes de la stratégie révolutionnaire du prolétariat pendant l'époque impérialiste.

 

6. " L'ÈRE DÉMOCRATICO-PACIFIQUE " ET LE FASCISME

La capitulation du Parti communiste allemand à l'automne de 1923, la disparition de la terrible menace prolétarienne avaient nécessairement affaibli non seulement la position du Parti communiste, mais aussi celle du fascisme. Une guerre civile sape les conditions dans lesquelles s'exerce l'exploitation du capitalisme, même s'il la gagne. Dès ce moment, c'est-à-dire dès la fin de 1923, nous étions intervenus contre une surestimation des forces du fascisme allemand et du danger qu'il représentait et nous avions insisté sur le fait que pendant une certaine période le fascisme serait refoulé à l'arrière-plan, tandis que l'avant-scène politique serait occupée par les groupements démocratiques et pacifiques (Bloc des Gauches en France, Labour Party en Angleterre) dont le renforcement contribuerait à faire grandir, de nouveau, la social-démocratie allemande. Au lieu de comprendre ce processus inévitable et d'organiser la lutte suivant une ligne de front nouvelle, la direction officielle a continué à identifier fascisme et social-démocratie et à prédire leur mort commune au cours de la guerre civile proche.

La question du fascisme et de la social-démocratie était liée au problème des relations entre les États-Unis et l'Europe. C'est la défaite de la révolution allemande en 1923 qui a permis au capitalisme américain d'aborder de front la réalisation de ses plans " pacifiques " (pour le moment) destinés à réduire l'Europe au servage. Dans ces conditions, il fallait poser le problème américain dans toute son ampleur. Pourtant la direction du Ve Congrès est tout simplement passée à côté. La direction a uniquement considéré la situation intérieure de l'Europe, sans voir qu'un ajournement prolongé de la révolution européenne avait déplacé, d'un coup, l'axe des rapports mondiaux, qui devenait une offensive de l'Amérique contre l'Europe. Cette offensive prenait le caractère d'une " consolidation " économique de l'Europe, de sa normalisation, de sa pacification et de " l'assainissement " des principes démocratiques. Non seulement le petit bourgeois ruiné, mais aussi l'ouvrier du rang se disaient : si le Parti communiste n’a pas su triompher, peut-être la social-démocratie donnera-t-elle non pas la victoire (on n’attend pas cela d’elle), mais un morceau de pain, en ranimant l’industrie grâce à l’or américain. Il aurait fallu comprendre que l'infâme fiction du pacifisme américain doublé de dollars devait devenir (après la défaite de la révolution allemande) et devenait le facteur politique le plus important de la vie de l'Europe. La social-démocratie allemande se gonfla grâce à ce levain et, dans une grande mesure, c'est aussi grâce à lui que prospérèrent les radicaux français et le Labour Party.

Pour faire face à ce nouveau front ennemi, on aurait dû montrer que l’Europe bourgeoise ne pouvait vivre et subsister que comme vassal financier des Etats-Unis, et que le pacifisme de ces derniers ne reflétait que leur aspiration à imposer à l'Europe un rationnement de famine. Mais, au lieu de partir de cette perspective pour lutter contre la social-démocratie et son nouveau culte de l'américanisme, la direction de l'Internationale communiste tourna la pointe de son arme dans le sens opposé : on nous attribua une théorie mesquine et imbécile sur l'impérialisme normalisé, sans guerre ni révolution, reposant sur le rationnement américain.

Au cours de cette même séance de février où le Présidium du Comité exécutif de l'Internationale communiste, quatre mois avant le Congrès, mit à l'ordre du jour du parti allemand l'insurrection " dans toute son urgence concrète ", ce Présidium appréciait ainsi la situation en France où, justement, approchaient des élections parlementaires de " gauche " :

" Cette animation préélectorale touche aussi les partis les plus médiocres et les plus insignifiants, et même les groupements politiques morts. Ainsi, le Parti socialiste, sous les rayons des proches élections, se ranime et s'étale... " (Pravda, 7 février 1924).

Alors qu'en France se préparait manifestement une vague de gauchisme pacifiste petit-bourgeois qui, touchant également de larges milieux ouvriers, affaiblissait tout aussi bien le parti du prolétariat que les détachements fascistes du capital, alors que, en d'autres termes, la victoire du " Bloc des Gauches " approchait, la direction de l'Internationale communiste partait d'une perspective directement opposée et niait absolument la possibilité d'une phase de pacifisme; à la veille des élections de mai 1924, elle parlait du Parti socialiste français, c'est-à-dire du défenseur de l'aile gauche du pacifisme petit-bourgeois, comme d'un groupement politique " déjà mort ". Dans une lettre spéciale adressée à la délégation du Parti communiste (bolchevique) de l'U.R.S.S., nous avions alors protesté contre ce jugement porté à la légère sur le Parti social-patriote. Ce fut en vain ! La direction de l'Internationale communiste considérait avec entêtement que fermer les yeux pour ne pas voir les faits, c'est faire preuve de " gauchisme ". Telle fut l'origine de la polémique sur le pacifisme démocratique, polémique qui, défigurée, désaxée et encrassée, comme toujours, au cours des dernières années, a apporté tant de trouble dans la conscience des partis de l'Internationale communiste. Les représentants de l'Opposition furent accusés d'avoir des préjugés réformistes, simplement parce que nous ne partagions pas ceux de la direction de l'Internationale communiste et parce que nous avions prévu que la défaite sans combat du prolétariat allemand amènerait inévitablement sur la scène, après une brève intensification des tendances fascistes, les partis petits-bourgeois, et renforcerait la social-démocratie.

Nous avons déjà signalé plus haut que, lors de la Conférence du Secours Rouge international, trois ou quatre mois avant la victoire du Labour Party en Angleterre et du Bloc des Gauches en France, Zinoviev, polémiquant manifestement contre moi, déclara :

" Dans presque toute l'Europe, la situation est telle qu'on ne peut s'attendre même à un bref intervalle de tranquillité ni à une pacification quelconque... L'Europe entre dans une phase d'événements décisifs... L'Allemagne va, semble-t-il, vers une guerre civile aiguë " (Pravda, 2 février 1924).

Zinoviev paraît avoir totalement oublié que déjà lors du IVe Congrès, en 1922, j'avais réussi, en commission – face à une résistance assez entêtée de lui-même et de Boukharine – à introduire un amendement (assez atténué, il est vrai) dans la résolution du Congrès ; cet amendement parlait de la proche instauration d’une ère " pacifique-démocratique ", qui constituerait probablement une étape du déclin politique de l’Etat bourgeois et servirait d’antichambre à la domination du communisme ou… du fascisme.

Au Ve Congrès, qui se réunit après l'apparition des gouvernements de " gauche " en Angleterre et en France, Zinoviev se souvint, très à propos, de mon amendement et le lut à haute voix :

" La situation politique internationale dans le temps présent est caractérisée par le fascisme, l'état de siège et la vague de terreur blanche contre le prolétariat. Mais ceci n'exclut pas la possibilité que, dans un avenir très proche, dans les pays les plus importants, une " ère démocratique et pacifique se substitue à la réaction bourgeoise ouverte. "

Zinoviev ajouta avec satisfaction :

" Cela a été dit en 1922. Ainsi, il y a un an et demi, l'ère démocratico-pacifique fut nettement prédite par l'Internationale communiste " (Pravda, 22 juin 1924).

La vérité est la vérité. La prévision dont on me fit longtemps grief comme d'une déviation " pacifiste " (qui serait ma déviation et non celle du cours des événements) s'était réalisée à point au moment du Ve Congrès, dans la lune de miel des ministères Mac Donald et Herriot. Il en va malheureusement ainsi, en général, avec les prévisions.

Il faut ajouter que Zinoviev et la majorité du Ve Congrès prirent trop à la lettre l'ancienne perspective de " l'ère pacifique et démocratique " comme étape de la désagrégation du capitalisme. C'est ce que prêcha Zinoviev au Ve Congrès : " L'ère démocratico-pacifique est un symptôme de la désagrégation du capitalisme. " Il le dit de nouveau dans son discours de clôture :

" Je répète que précisément l'ère démocratico-pacifique est un symptôme de la désagrégation du capitalisme et de sa crise incurable " (Pravda, 1° juillet 1924).

Cela aurait été vrai s'il n'y avait eu la crise de la Ruhr, si le développement s'était réalisé plus régulièrement, sans ce " saut " de l'histoire. Cela aurait été doublement et triplement vrai si le prolétariat allemand avait triomphé en 1923. Alors, le régime de Mac Donald et d'Herriot n'aurait eu que le sens du " kerenskysme " anglais et français. Mais le déclenchement de la crise de la Ruhr posa nettement la question de savoir qui serait le maître dans la maison. Ce n'est pas une victoire que remporta le prolétariat allemand, c'est une défaite décisive qu'il connut, et cela sous une forme telle que cette défaite devait encourager et renforcer au plus haut point la bourgeoisie allemande. La foi dans la révolution fut sapée dans toute l'Europe pour toute une série d'années. Dans ces conditions, les gouvernements Mac Donald et Herriot ne représentaient nullement un kerenskysme ni, en général, une désagrégation de la bourgeoisie : ils pouvaient et devaient devenir les éphémères précurseurs de gouvernements bourgeois plus sérieux, plus solides et plus sûrs d'eux-mêmes. Le Ve Congrès ne le comprit pas ; en effet, n'ayant pas estimé à leur juste mesure les proportions de la catastrophe allemande, l'ayant réduite à la simple comédie du Landtag de Saxe, il ne vit pas que le prolétariat d'Europe, sur tout le front, avait déjà commencé une retraite politique; que la tâche à accomplir était, non pas l'insurrection mais la mise en place d'une orientation nouvelle, batailles d'arrière-garde, consolidation des positions du parti dans le domaine de l'organisation, surtout au sein des syndicats.

En rapport avec ces problèmes, se développa sur la fascisme une polémique tout aussi défigurée et désaxée. L'Opposition expliquait que la bourgeoisie ne fait avancer son épaulement fasciste qu’au moment où un péril révolutionnaire immédiat menace les bases mêmes de son régime, lorsque les organes normaux de son État bourgeois se révèlent insuffisants. En ce sens, le fascisme actif est un état de guerre civile menée par la société capitaliste contre le prolétariat insurgé. En revanche, la bourgeoisie est obligée de faire avancer son épaulement de gauche, la social-démocratie, surtout dans deux moments : dans les temps qui précèdent la guerre civile afin de tromper, d’apaiser et de désagréger le prolétariat, ou bien après une sérieuse défaite des larges masses du peuple, quand pour rétablir le régime normal on est forcé de les mobiliser dans la vie parlementaire, et avec elles les ouvriers qui n'ont plus confiance dans la révolution. Pour contredire cette analyse théoriquement indiscutable, que tout le cours de la lutte a vérifiée, la direction de l'Internationale communiste avança une affirmation absurde et simpliste sur l'identité de la social-démocratie et du fascisme [2] . En partant du fait incontestable que la social-démocratie est tout aussi attachée que le fascisme aux bases fondamentales de la société bourgeoise et qu'elle est toujours prête au moment du danger à faire avancer ses Noske, la direction de l'Internationale communiste raya d'un trait toute différence politique entre social-démocratie et fascisme, effaçant en même temps la distinction entre la période de guerre civile ouverte et la période de " normalisation " de la lutte des classes. En un mot, on renversa, brouilla et confondit tout pour conserver l'apparence d'une orientation vers le développement immédiat de la guerre civile, comme si rien de spécial ne s'était passé, à l'automne de 1923, en Allemagne et en Europe : simplement un épisode !

Pour montrer la direction et le niveau de cette polémique, on doit citer l'article de Staline A propos de la situation internationale (Pravda, 20 septembre 1924).

" Certains pensent – disait Staline en polémiquant contre moi – que la bourgeoisie est venue au " pacifisme " et à la " démocratie " non pas par nécessité, mais de sa propre volonté, par l'effet de son libre arbitre. "

Deux conclusions politiques d'importance suivaient cette thèse fondamentale, d'ordre historique et philosophique – sur laquelle il est inutile d'insister :

" Premièrement, il est faux que le fascisme ne soit qu'une organisation de combat de la bourgeoisie. Le fascisme n'est pas seulement une catégorie (?) militaire et technique. "

On ne peut comprendre pourquoi une organisation de combat de la société bourgeoise doit être considérée comme une " catégorie " technique et non politique. Mais alors qu'est donc le fascisme ? A cette question, il est répondu indirectement en ces termes :

" La social-démocratie est objectivement l'aile modérée du fascisme. "

On peut dire que la social-démocratie est l'aile gauche de la société bourgeoise; cette définition est tout à fait juste, à condition seulement qu'on ne l'entende pas de façon trop simpliste ; il ne faut pas oublier que la social-démocratie continue à entraîner des millions d'ouvriers ; elle est donc obligée de tenir compte dans certaines limites non seulement de la volonté de son patron bourgeois mais aussi des intérêts de son mandant prolétarien qu'elle escroque. Mais il serait absurde de définir la social-démocratie comme " l'aile modérée du fascisme ". Où se loge dans tout cela la société bourgeoise ? Pour s'orienter en politique, même de façon élémentaire, on ne doit pas tout ramasser en un seul tas, on doit distinguer et voir que la social-démocratie et le fascisme constituent les pôles du front bourgeois ; ils peuvent être unis au moment du danger mais n'en constituent pas moins deux pôles. Faut-il insister là-dessus aujourd'hui, après les élections de mai 1928, caractérisées à la fois par le déclin du fascisme et la croissance de la social-démocratie (à laquelle, soit dit en passant, le Parti communiste proposait cette fois encore de former le front unique de la classe ouvrière) ?

" Deuxièmement – dit l'article – il est faux que les batailles décisives aient déjà eu lieu, que le prolétariat ait été battu au cours de celles-ci, et donc que la bourgeoisie se soit consolidée. Il n'y a pas encore eu de combats décisifs, ne serait-ce que (?) parce qu'il n'y a pas eu encore de véritables partis bolcheviques de masse. "

La bourgeoisie n'a pu se consolider parce qu'il n'y a pas eu de batailles ; or, il n'y a pas eu de batailles, " ne serait-ce " que parce qu'il n'y avait pas de parti bolchevique. Ainsi, ce qui empêche la bourgeoisie de se renforcer... c'est l'absence d'un Parti bolchevique. En fait, c'est précisément parce qu'il n'y avait pas, non pas de parti, mais plutôt de direction bolchevique, que la bourgeoisie a pu rendre sa position plus solide. Si une armée en situation critique capitule devant l'ennemi sans combattre, cet effondrement remplace parfaitement " une bataille décisive ", en politique comme à la guerre. En 1850 déjà, Engels enseignait qu'un parti qui laisse échapper une situation révolutionnaire disparaît pour longtemps de la scène. Mais qui ignore donc encore que, ayant vécu " avant l'impérialisme ", Engels est aujourd'hui périmé? C'est bien ce qu'écrit Staline :

" Sous l'impérialisme, il est impossible de livrer des combats pour le pouvoir, s'il n'existe pas de tels partis (bolcheviques). "

On en est réduit à penser que ces batailles étaient possibles du temps d'Engels, quand la loi du développement inégal n'avait pas été découverte.

Tout cet enchaînement de dissertations est couronné, comme il convient, par un pronostic politique :

" Enfin, il est également faux… que par le " pacifisme " le pouvoir de la bourgeoisie puisse se consolider, et la révolution être ajournée pour un temps indéterminé. "

Pourtant, l'ajournement s'est produit, non pas selon les pronostics de Staline, mais selon ceux d'Engels. Un an plus tard, quand il devint clair même pour des aveugles que la position de la bourgeoisie s'était renforcée et que la révolution avait reculé pour un temps indéterminé, Staline se mit à nous accuser de... ne pas admettre la stabilisation. Cette accusation devint particulièrement énergique quand la " stabilisation " commença à chanceler de nouveau, sous le choc de la nouvelle vague révolutionnaire qui s'avançait en Angleterre et en Chine. Il faut remarquer que la définition du fascisme et de ses rapports avec la social-démocratie telle qu'elle est donnée dans le projet (chap. II), malgré les équivoques qu'on a volontairement tolérées pour garder un lien avec le passé, est plus raisonnable et plus juste que le schéma stalinien cité plus haut, qui était au fond celui du Ve Congrès. Mais ce léger progrès ne résout pas la question. Un programme de l'Internationale communiste ne peut pas, après l'expérience de la dernière décennie, caractériser la situation révolutionnaire, montrer comment elle se forme et disparaît, sans signaler les erreurs classiques commises dans l'analyse de cette situation, sans expliquer comment le machiniste doit conduire dans les virages, sans inculquer aux partis cette vérité qu'il y a des moments où le succès de la révolution mondiale dépend de deux ou trois jours de lutte.


NOTES

[1] Il est à remarquer que, dix ans plus tard, après l'arrivée de Hitler au pouvoir, la première réaction de l'Internationale communiste (rapport de F. Heckert adopté unanimement en avril 1933) fut de présenter ce tragique événement d'une manière similaire, comme une péripétie qui n'arrêterait pas la progression de la classe ouvrière allemande.

[2] Avancée pour la première fois en 1924-1925, cette conception devait s'épanouir et servir de base à la politique de l'Internationale au cours de la " troisième période " qui devait suivre de peu le VIe Congrès. A cette occasion, Trotsky développa et enrichit les arguments exposés ici (cf. Ecrits, t. III).


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