1935 |
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Œuvres – 1935
Journal d'exil
1er juillet.
Etendu au grand air, j'ai feuilleté un recueil d'anciens articles de l'anarchiste Emma Goldman, avec une courte biographie d'elle, et maintenant je lis l'autobiographie de " Mother Jones ". Toutes deux sont sorties du rang des ouvrières américaines. Mais quelle différence ! Goldman est une individualiste avec une toute petite philosophie " héroïque ", concoction des idées de Kropotkine, de Nietzsche et d'Ibsen. Jones - une héroïque prolétaire américaine, sans complexes ni phrases, mais aussi sans philosophie. Goldman se fixe des buts révolutionnaires, mais y va par des chemins qui n'ont rien de révolutionnaire. Mother Jones se fixe à chaque fois les buts les plus modérés : more pay and less hours [" davantage de salaire et moins d'heures de travail "], et elle y va par de hardis chemins révolutionnaires. Toutes deux reflètent l'Amérique, chacune à sa manière : Goldman par son rationalisme primitif, Jones par son non moins primitif empirisme. Mais Jones marque un magnifique jalon dans l'histoire de sa classe, tandis que Goldman personnifie l'abandon de sa classe pour le non-être individualiste. Je n'ai pas pu venir à bout des articles de Goldman : phraséologie raisonneuse et sans vie qui, malgré toute sa sincérité, sent la rhétorique. L'autobiographie de Jones, je la lis avec délectation.
Dans ses descriptions de luttes ouvrières, condensées et dépouillées de toute prétention littéraire, Jones dévoile au passage un effrayant tableau des dessous du capitalisme américain et de sa démocratie. On ne peut pas sans frémir et maudire lire ses récits de l'exploitation et de la mutilation des petits enfants dans les fabriques !
Knudsen a fait savoir que les fascistes préparent à Drammin (à soixante kilomètres d'ici) un meeting de protestation contre ma présence en Norvège. D'après K. ils ne rassembleront pas plus de cent personnes.
Je ne sais quel fonctionnaire soviétique a loué une villa au voisinage de la villégiature d'été de notre propriétaire. Cela émeut N., à mon avis tout à fait sans raison.
4 juillet.
Fini de lire l'autobiographie de Mother Jones. Il y a longtemps qu'une lecture ne m'a autant intéressé et ému. Un livre épique ! Quel indéfectible dévouement aux travailleurs, quel élémentaire mépris des traîtres et des arrivistes qu'on trouve parmi les " chefs " ouvriers ! Ayant quatre-vingt-onze ans de vie derrière elle, cette femme montrait la Russie soviétique en exemple au congrès ouvrier pan-américain. A. quatre-vingt-treize ans elle adhérait au parti des ouvriers et farmers. Mais le principal contenu de son livre, c'est sa participation aux grèves ouvrières, qui en Amérique plus souvent que n'importe où ailleurs, tournaient en guerre civile... Est-ce que ce livre a été traduit en langues étrangères ? [1]
Note
[1] Ce livre est paru en français, en 1952, aux Editions Ouvrières.