1926 |
Ce texte figurait dans quelques éditions de "Littérature et Révolution" déjà du vivant de Trotsky |
Œuvres – janvier 1926
En mémoire de Serge Essénine
Nous avons perdu Essénine, cet admirable poète, si frais, si vrai. Et quelle fin tragique ! Il est parti de lui-même, disant adieu de son sang à un ami inconnu, peut-être à nous tous. Ses dernières lignes sont étonnantes de tendresse et de douceur; il a quitté la vie sans crier à l'outrage, sans affecter de protestation, sans claquer la porte, mais la fermant doucement d'une main d'où le sang coulait. Par ce geste, l'image poétique et humaine d'Essénine jaillit dans une inoubliable lumière d'adieu.
Essénine a composé les mordants " Chants d'un hooligan ", et aux insolents refrains des bouges de Moscou il a donné cette inimitable mélodie essénienne à lui. Bien souvent, il se targuait d'un geste vulgaire, d'un mot cru et trivial. Mais là-dessous palpitait la tendresse toute particulière d'une âme sans défense et sans protection. Par cette grossièreté semi-feinte, Essénine cherchait à se protéger contre la rude époque où il était né – mais il ne réussit pas à le faire. "Je n'en peux plus". déclara le 27 décembre [*] le poète vaincu par la vie – et il le dit sans défi ni récrimination...
Il convient d'insister sur cette grossièreté semi-feinte, car Essénine n'avait pas simplement choisi sa forme d'expression : les conditions de notre époque, si peu tendre, si peu douce, l'en avaient imprégné. Se couvrant du masque de l'insolence – et payant à ce masque un tribut considérable et, par suite, nullement occasionnel – il semble bien qu'Essénine ne se soit jamais senti de ce monde. Ceci n'est dit ni pour le louer, car c'est justement en raison de cette incompatibilité que nous avons perdu Essénine, ni pour le lui reprocher : qui songerait à blâmer le grand poète lyrique que nous n'avons pas su garder à nous ?
Apre temps que le nôtre, peut-être un des plus âpres dans l'histoire de cette humanité dite civilisée. Le révolutionnaire, né pour ces quelques dizaines d'années, est possédé d'un patriotisme furieux pour cette époque, qui est sa patrie dans le temps. Essénine n'était pas un révolutionnaire.
L'auteur de Pougatchev et des Ballades des vingt-six était un lyrique intérieur. Notre époque, elle, n'est pas lyrique. C'est la raison essentielle pour laquelle Serge Essénine, de lui-même et si tôt, s'en est allé loin de nous et de son temps.
Les racines d'Essénine sont profondément populaires, et, comme tout en lui, son fonds " peuple " n'est pas artificiel. La preuve en est non dans ses poèmes sur l'émeute populaire, mais à nouveau dans son lyrisme :
Tranquille, dans le buisson de genévriers, auprès du ravin,
L'automne, cavale alezane, secoue sa crinière.
Cette image de l'automne et tant d'autres ont étonné tout d'abord comme des audaces gratuites. Le poète nous a forcés à sentir les racines paysannes de ses images et à les laisser pénétrer profondément en nous. Feth ne se serait pas exprimé ainsi, Tiouchev encore moins. Le fond paysan – bien que transformé et affiné par son talent créateur – était solidement ancré en lui. C'est la puissance même de ce fond paysan qui a provoqué la faiblesse propre d'Essénine : il avait été arraché avec sa racine au passé, mais cette racine n'avait pu prendre dans les temps nouveaux.
La ville ne l'avait pas fortifié, elle l'avait, au contraire, ébranlé et blessé. Ses voyages à l'étranger, en Europe et de l'autre côté de l'Océan, n'avaient pu le " redresser ". Il avait assimilé bien plus profondément Téhéran que New York, et le lyrisme tout intérieur de l'enfant de Riazan trouva en Perse bien plus d'affinités que dans les capitales cultivées d'Europe et d'Amérique.
Essénine n'était pas hostile à la Révolution et elle ne lui fut même jamais étrangère; au contraire, il tendait constamment vers elle, écrivant dès 1918 :
O mère, ma patrie, je suis bolchévik !
et encore dans les dernières années :
Et maintenant, sur la terre soviétique,
Je suis le plus ardent compagnon de route.
La Révolution a violemment pénétré dans la structure de ses vers et dans ses images qui, d'abord confuses, s'épurèrent. Dans l'écroulement du passé, Essénine ne perdit rien, ne regretta rien.
Etranger à la Révolution ? Certes pas, mais elle et lui n'étaient pas de même nature. Essénine était un être intérieur, tendre, lyrique – la Révolution, elle, est publique, épique, pleine de désastres. Aussi bien est-ce un désastre qui brisa la courte vie du poète.
On a dit que chaque être porte en lui le ressort de sa destinée, déroulé jusqu'au bout par la vie. En l'occurrence, il n'y a là qu'une part de vérité. Le ressort créateur d'Essénine, en se déroulant, s'est heurté aux angles durs de l'époque – et s'est brisé.
On trouve chez Essénine beaucoup de strophes précieuses imprégnées de son temps. Toute son œuvre en est marquée. Et pourtant Essénine " n'était pas de ce monde ". Il n'est pas le poète de la Révolution.
Je prends tout – tout, comme cela est, je l'accepte,
Je suis prêt à suivre les chemins déjà battus,
Je donnerai toute mon âme à Octobre et à Mai,
Mais seule ma lyre bien-aimée, je ne la céderai pas !
Son ressort lyrique n'aurait pu se dérouler jusqu'au bout que dans des conditions où la vie aurait été harmonieuse, heureuse, pleine de chants, dans une époque où ne régnerait pas en maître le dur combat, mais l'amitié, l'amour, la tendresse. Ce temps viendra. Dans le nôtre, il y aura encore beaucoup d'implacables et salutaires combats des hommes contre des hommes. Ensuite, viendront d'autres temps que préparent les luttes actuelles. Alors l'individu pourra s'épanouir en fleurs véritables, comme s'épanouira la poésie. La révolution, avant tout, conquerra de haute lutte pour chaque individu le droit non seulement au pain mais à la poésie. En son heure dernière, à qui Essénine écrivit-il sa lettre de sang ? Peut-être appelait-il de loin un ami qui n'est pas encore né, l'homme d'un futur que d'aucuns préparent par leurs luttes et Essénine par ses chants ? Le poète est mort parce qu'il n'était pas de la même nature que la Révolution. Mais au nom de l'avenir, la Révolution l'adoptera à jamais.
Dès les premières années de son œuvre poétique, Essénine, comprenant l'incapacité de se défendre qui était en lui, tendait vers la mort. Dans un de ses derniers chants, il dit adieu aux fleurs :
Eh bien, mes aimées, eh bien !
Je vous ai vues, j'ai vu la terre,
Et votre frisson funèbre
Je le prendrai comme une caresse nouvelle.
C'est seulement maintenant, après le 27 décembre, que nous tous, ceux qui l'ont peu connu et ceux qui ne le connaissaient pas, pouvons comprendre totalement la sincérité intérieure de sa poésie, dont presque chaque vers était écrit avec le sang d'une veine blessée. Notre amertume en est d'autant plus âpre. Sans sortir de son domaine intérieur, Essénine trouvait, dans le pressentiment de sa fin prochaine, une mélancolique et émouvante consolation :
Ecoutant une chanson dans le silence,
Mon aimée, avec un autre aimé,
Se souviendra peut-être de moi
Comme d'une fleur unique.
Dans notre conscience, une pensée adoucit la douleur aiguë encore toute fraîche : ce grand, cet authentique poète a, à sa manière, reflété son époque et l'a enrichie de ses chants, disant de façon neuve l'amour, le ciel bleu tombé dans la rivière, la lune qui comme un agneau paît dans le ciel, et la fleur unique – lui-même.
Que, dans ce souvenir au poète, il n'y ait rien qui nous abatte ou nous fasse perdre courage. Le ressort de notre époque est bien plus fort que celui de chacun de nous. La spirale de l'histoire se déroulera jusqu'au bout. Ne nous y opposons pas, mais aidons-y avec les efforts conscients de la pensée et de la volonté. Préparons l'avenir. Conquérons, pour chacun et pour chacune, le droit au pain et le droit au chant.
Le poète est mort, vive la poésie ! Sans défense, un enfant des hommes a roulé dans l'abîme ! Mais, vive la vie créatrice où, jusqu'au dernier moment, Serge Essénine a entrelacé les fils précieux de sa poésie !
(Pradva, 19 janvier 1926)
Note
[*] 27 décembre 1925. Date du suicide d'Essénine