1933 |
Lettre à Clifton Fadiman, signée Trotsky |
Œuvres – novembre 1933
Il faut publier Malraux aux Etats-Unis
Cher Monsieur Fadiman [1],
Vous me demandez quels livres méritent à mon avis d'être édités en Amérique ? Avant tout autre, je veux mentionner le roman du jeune écrivain français André Malraux [2], La Condition humaine, à la librairie Gallimard, 43 rue de Beaune, Paris.
Ce roman ne se veut pas seulement une oeuvre d'art littéraire. Il pose les grands problèmes de la destinée humaine. Dans les conditions de la crise sociale et culturelle qui embrase le monde entier, les questions, qui toujours émeuvent l'homme et inspirent le grand artiste : la vie et la mort, l'amour et l'héroïsme, l'individualité et la société, se posent avec une acuité nouvelle devant la conscience créatrice. C'est à cette seule source que peut se renouveler l'art contemporain, qui s'est épuisé à rechercher des conquêtes de pure forme.
En dernière analyse, Malraux est un individualiste et un pessimiste. Sentir ainsi le monde et la vie m'est psychologiquement étranger, pour ne pas dire hostile. Mais dans le pessimisme de Malraux, qui s'élève jusqu'au désespoir, se trouve un élément d'héroïsme. Malraux prend ses héros internationaux sur le fond de la révolution. Le théâtre des drames personnels est Shanghai de 1927. L'auteur connaît de près la révolution chinoise par sa propre expérience. Mais, dans le roman, il n'y a ni ethnographie, ni histoire. C'est un roman des destinées humaines et des passions personnelles auquel la révolution communique la force-limite de tension. L'individualiste et pessimiste s'élève en fin de compte au-dessus de l'individualisme et du pessimisme. Seul un grand but supra-individuel, pour lequel l'homme est prêt à payer de sa vie, donne un sens à l'existence humaine - telle est la signification dernière du roman, qui est étranger à la didactique philosophique et qui reste du commencement à la fin une véritable oeuvre d'art.
Précisément aux Etats-Unis, où la crise terrible des conditions habituelles d'existence mine impitoyablement toute attitude purement empirique à l'égard de la vie, le roman de Malraux doit trouver, me semble-t-il, de nombreux lecteurs.
L. Trotsky
9 novembre 1933
Notes
[1] Clifton Fadiman (né en 1904), ancien étudiant à l'université de Columbia à New York, était alors professeur d'anglais à l'Ethical Culture High School et collaborateur d'une grande maison d'édition new-yorkaise. D'abord collaborateur de la revue pro-sioniste bi-mensuelle Menorah Journal, dont il était l'un des plus connus, il avait évolué avec la majorité de la rédaction vers le marxisme sous l'influence de la crise mondiale et la pression d'un de ses camarades d'études, Félix Mayrowitz, dit Félix Morrow (né en 1906). Il n'avait pas formellement adhéré au P.C. bien qu'ayant participé en 1931 à un colloque intitulé " Comment je suis venu au communisme ". Le groupe d'intellectuels dont il était un élément important était impressionné par la personnalité de Trotsky, mais n'avait encore que peu de contacts avec l'Opposition de gauche aux États-Unis.
[2] André Malraux (1901-1976) avait déjà publié Les Conquérants (1928) et La Voie royale (1930), et venait d'obtenir le prix Goncourt avec La Condition humaine. Il avait rendu visite à Trotsky à Saint-Palais au mois d'août. Trotsky avait déjà écrit deux articles (1) (2) consacrés à des romans de Malraux.