1930 |
1 Ianovka
On dit de l'enfance que c'est le temps le plus heureux d'une existence. En est-il toujours ainsi? Non. Peu nombreux ceux dont l'enfance est heureuse. L'idéalisation de l'enfance a ses lettres d'origine dans la vieille littérature des privilégiés. Une enfance assurée de tout et, avec surcroît, une enfance sans nuage dans les familles héréditairement riches et instruites, toute de caresses et de jeux, restait dans la mémoire comme une clairière inondée de soleil à l'orée du chemin de la vie. Les grands seigneurs en littérature ou les plébéiens qui chantèrent les grands seigneurs ont magnifié cette idée de l'enfance toute pénétrée d'esprit aristocratique. L'immense majorité des gens, si seulement ils jettent un coup d'oeil en arrière, aperçoivent au contraire une enfance sombre, mal nourrie, asservie. La vie porte ses coups sur les faibles, et qui donc est plus faible que les enfants?...
Mon enfance à moi n'a connu ni la faim ni le froid. Au moment où je suis né, la famille de mes parents possédait déjà une certaine aisance. Mais c'était le bien-être rigoureux de gens qui sortent de l'indigence pour s'élever et qui n'ont pas envie de s'arrêter à moitié chemin. Tous les muscles étaient tendus, toutes les idées dirigées dans le sens du travail et de l'accumulation. Dans ce genre d'existence, la place réservée aux enfants était plus que modeste. Nous ne connaissions pas le besoin, mais nous n'avons pas connu non plus les largesses de la vie, ni ses caresses. Mon enfance n'a pas été pour moi une clairière ensoleillée comme pour l'infime minorité; ce ne fut pas non plus la caverne de la faim, des coups et des insultes, comme il arrive à beaucoup, comme il arrive à la majorité. Ce fut une enfance toute grisâtre, dans une famille petite bourgeoise, au village, dans un coin perdu, où la nature est large, mais ou les moeurs, les opinions, les intérêts sont étroits, étriqués.
L'atmosphère spirituelle qui a entouré mes premières années et celle dans laquelle s'est écoulée ensuite ma vie consciente ce sont là deux mondes différents, séparés l'un de l'autre non seulement par des dizaines d'années et par des espaces, mais aussi par les arêtes montagneuses des grands événements et par des crevasses intérieures, moins remarquables, qui n'en sont pas moins considérables pour un individu. Lorsque j'ai esquissé pour la première fois ces souvenirs, il m'a semblé plus d'une fois que je décrivais non pas mon enfance, mais un voyage d'autrefois dans un pays lointain. J'ai même essayé de raconter ce que j'avais vécu en parlant de moi à la troisième personne. Mais cette forme conventionnelle tombe trop facilement dans la pure littérature, et c'est ce que je voulais éviter avant tout.
Malgré la contradiction qui existe entre ces deux mondes différents, l'individualité perce de l'un à l'autre par des voies secrètes. C'est ce qui explique, d'une façon générale, l'intérêt que l'on porte aux biographies et autobiographies de ceux qui, par suite de telle ou telle circonstance, ont occupé une place un peu plus étendue dans la vie sociale. C'est pourquoi je tenterai de raconter d'une façon un peu détaillée mon enfance et mes années d'école, sans chercher à deviner et à résoudre d'avance, sans vouloir rattacher les faits à des généralisations conçues a priori, -c'est-à-dire tout simplement en narrant comment les choses se sont passées et ce que ma mémoire a conservé de ce temps-là.
Il m'a semblé parfois que je me rappelais même comment j'avais tété le sein de ma mère. Il faut croire que j'ai simplement reporté sur moi ce que j'avais vu faire aux nourrissons. J'avais de confus souvenirs d'une scène qui aurait eu lieu sous un pommier dans le verger lorsque j'avais dix-huit mois. Mais cette souvenance non plus n'est pas sûre. Ce qu'il y a de mieux gravé dans ma mémoire, c'est le fait suivant: j 'étais avec ma mère à Bobrinetz, dans la famille Ts., où il y avait une fillette de deux ou trois ans. On dit de moi que je suis le fiancé et que la fillette est ma promise. Les enfants jouent, dans la grande salle, sur un plancher peint. Puis la fillette disparaît. Le garçonnet reste seul, appuyé à une commode; il est là, un moment hébété, comme en songe. La mère revient avec la maîtresse de maison. La mère regarde le garçonnet, puis elle voit près de lui une petite flaque; elle regarde encore son garçon, secoue la tête en signe de reproche et lui dit: "N'as-tu pas honte?"... Le garçonnet regarde sa mère, jette un coup d'oeil sur lui-même, puis sur la flaque comme sur quelque chose qui ne le concerne pas.
-Ce n'est rien, ce n'est rien, dit la maîtresse de maison; les enfants se sont oubliés en jouant.
Le garçonnet n'éprouve ni honte ni remords. Quel âge pouvait-il avoir? Peut-être deux ans, mais peut-être trois.
Vers ce temps-là, au cours d'une promenade avec ma bonne dans le verger, je tombai sur une vipère. C'est la bonne qui me dit, me montrant quelque chose de brillant dans l'herbe:
"Regarde, Liova, une tabatière enterrée ici..." La bonne prit une baguette et entreprit de déterrer l'objet. Elle-même ne devait guère avoir plus de seize ans. La tabatière se déroula, se détendit, devint un serpent qui s'élança, rampant sur l'herbe, en sifflant.
Aie, aie! s'écria la bonne et, me saisissant par la main, elle se mit à fuir. j'avais de la peine à la suivre. Après cela j'étouffais presque à raconter que nous avions cru trouver une tabatière dans l'herbe et que c'était un serpent.
Il me souvient encore d'une scène de mon premier âge qui se passa à la cuisine "des maîtres". Ni mon père ni ma mère n'étaient à la maison. A l'office, les domestiques et les cuisinières avaient leurs invités. Mon frère aîné, Alexandre, qui était venu en vacances, tournait aussi par là. Il monte, des deux pieds, sur une pelle en bois, comme sur des échasses, et il saute longtemps là-dessus, par le sol de terre battue de la cuisine. Je demande à mon frère de me céder la pelle, j'essaie de grimper dessus, je tombe et je pleure. Mon frère me relève, m'embrasse et m'emporte dans la cuisine.
Je devais avoir déjà quatre ans quand on m'assit sur une grande jument grise, paisible comme une brebis, sans selle et sans bride, seulement avec un bridon de corde. Ecartant largement les jambes, je me tenais des deux mains à la crinière. La jument me mena doucement vers un poirier et passa sous une branche qui me venait au ventre. Sans comprendre ce qui m'arrivait, je glissai sur la croupe, et m'étalai dans l'herbe. Cela ne me fit pas mal, mais j'étais ahuri.
Dans mon enfance je n'eus presque pas de ces jouets que l'on achète. Une fois seulement, ma mère me rapporta de Kharkov un cheval en carton et une balle. Avec ma soeur cadette je m'amusais à fabriquer des poupées. Un jour, la tante Fénia et la tante Raïssa, les soeurs de mon père, nous firent plusieurs poupées avec des chiffons et la tante Fénia dessina au crayon les yeux, les bouches et les nez des marionnettes. Ces poupées nous parurent extraordinaires, je les vois encore aujourd'hui.
A la veillée d'un soir d'hiver, Ivan Vassiliévitch, notre mécanicien, découpa dans du carton et assembla en collant les pièces un wagon qui avait des fenêtres et des roues. Mon frère aîné, qui était venu en congé pour la Noël, déclara qu'on pouvait fabriquer un pareil wagon en deux temps et trois mouvements. Il commença par décoller mon wagon, s'arma d'une règle, d'un crayon et de ciseaux; il dessina longtemps et, quand il eut fait son découpage il se trouva que les pièces du wagon n'allaient pas ensemble.
Ceux de nos parents ou de nos connaissances qui se rendaient en ville me demandèrent plus d'une fois ce qu'ils devaient me rapporter d'Elisavetgrad ou de Nikolaïev. Mes yeux s'allumaient.
Que demander? On me donnait des conseils. Qui proposait un dada, qui des livres, qui des crayons de couleur, qui des patins. Et moi de répondre: "Des patins "demi-Halifax". J'avais entendu ce mot-là de mon frère. Les prometteurs oubliaient leur promesse dès qu'ils avaient passé le seuil de la maison. Mais moi, je passais des semaines à vivre d'espérance, et, ensuite, je souffrais longtemps de ma désillusion.
Dans le jardin palissadé, une abeille. s'est posée sur une fleur d'hélianthe. Comme je sais que les abeilles piquent et qu'il faut y aller prudemment, j'arrache une feuille de bardane et, à travers cette feuille, je saisis l'abeille entre deux doigts. Je ressens une douleur soudaine, perçante, intolérable. Je me précipite en hurlant à travers la cour, vers l'atelier, vers Ivan Vassiliévitch. Il extrait l'aiguillon et humecte le doigt d'un liquide guérisseur.
Ivan Vassiliévitch possédait en effet un bocal dans lequel des tarentules nageaient dans de l'huile de tournesol. On estimait que c'était le plus sûr moyen pour remédier aux piqûres. Moi-même, de compagnie avec Vitia Ghertopanov, je m'occupais d'attraper des tarentules. Pour cela, il fallait attacher à un fil un morceau de cire qu'on descendait dans le trou de l'araignée. La tarentule s'accrochait par les pattes à la cire et s'y trouvait collée. Il ne restait plus qu'à là cueillir et à l'enfermer dans une boîte à allumettes. Au surplus, la chasse aux tarentules doit se rapporter à une période ultérieure.
Je me rappelle une conversation entre nos anciens qui eut lieu par une longue soirée d'hiver devant le thé: on disait quand et comment on avait acheté Ianovka, quel était alors l'âge des enfants et à quelle époque Ivan Vassiliévitch était entré à notre service. Et ma mère dit alors: "Notre Liova, on l'a apporté ici de la ferme déjà tout arrangé..." Et elle jeta sur moi un regard malicieux. Je me mets à réfléchir et je dis ensuite: "Je suis donc né dans une ferme?" - "Non, me dit-on, tu es né ici, à Ianovka." - "Comment donc maman dit-elle qu'on m'a amené ici tout arrangé?" - "Maman a dit ça comme ça, elle plaisantait."
Je n'étais pas satisfait, je songeais que c'était une étrange plaisanterie, mais je me tus, voyant sur les visages des anciens ce sourire particulier des initiés que je n'aime pas du tout.
De ces souvenirs d'un soir d'hiver où l'on prenait le thé sans hâte, subsiste une chronologie. Je suis né en octobre, le 26. Par conséquent, mes parents ont quitté la ferme pour s'établir à Ianovka au printemps ou pendant l'été de 1879.
L'année de ma naissance fut celle des premiers coups portés à la dynamite contre le tsarisme. Peu de temps auparavant s'était formé le parti terroriste de la Liberté du Peuple (Narodnaïa Volia) qui, le 26 août 1879, deux mois avant ma venue au monde, prononça la condamnation à mort d'Alexandre II. Le 19 novembre eut lieu l'attentat commis par des dynamiteurs contre le train du tsar. Une lutte terrible s'engageait qui amena, le 1er mars 1881, le meurtre d'Alexandre II, mais qui causa aussi la perte de la Narodnaïa Volia.
Un an auparavant s'était achevée la guerre russo-turque. En août 1879, Bismarck jetait les bases de l'alliance austro-allemande. Zola publiait, cette année-là, un roman dans lequel le futur organisateur de l'Entente, le prince de Galles de l'époque, était représenté comme un délicat amateur de chanteuses d'opérette (Nana). Le vent de la réaction, qui avait soufflé de plus en plus fort dans la politique européenne depuis la guerre franco-allemande et l'écrasement de la Commune de Paris, ne faiblissait pas encore. En Allemagne, la social-démocratie était déjà sous le coup des lois d'exception de Bismarck. Victor Hugo et Louis Blanc, en 1879, réclamaient au Sénat et à la Chambre des Députés l'amnistie pour les communards...
Mais ni les débats parlementaires, ni les actes diplomatiques ni même les explosions de dynamite n'avaient d'écho dans le village d'Ianovka où j'ai vu le jour et passé les dix premières années de ma vie. Dans les steppes incommensurables du gouvernement de Kherson et de la région de Novorossiisk, l'empire des froments et des brebis vivait de ses lois particulières. Il était solidement protégé contre les envahissements de la politique par l'immensité de ses espaces et le manque de routes. Il reste par là, dans les steppes, d'innombrables kourganes [Les kourganes dans la plaine russe, sont des mamelons, des monticules, tantôt d'origine naturelle, tantôt façonnés par les hommes. Suivant la tradition, ils servirent de postes de veilleurs et les bûchers qu'on y allumait avertissaient les intéressés de l'approche de l'ennemi. En outre, dans nombre d'entre eux, l'on a découvert des sépultures antiques, des armes, des ustensiles. -N.d.T.]qui sont comme les jalons de la grande transmigration des peuples.
Mon père était agriculteur, de petite condition au début, qui, plus tard, devint plus aisé. Il était encore tout jeune quand il quitta, suivant sa famille, une petite localité juive du gouvernement de Poltava, allant chercher fortune dans les libres steppes du Midi. A cette époque-là, il existait dans les gouvernements de Kherson et d'Ekaterinoslav environ quarante colonies agricoles juives dont la population était à peu près de vingt-cinq mille âmes. Les agriculteurs juifs vivaient sur un pied d'égalité avec les paysans non seulement en droit (jusqu'à 1881), mais aussi en indigence. C'est par un effort inlassable, par un dur travail, sans ménager ni lui-même ni les autres, que mon père gravissait l'échelle sociale, se consacrant à la première accumulation.
Le registre de l'état civil, dans la colonie de Gromokleï, n'était pas tenu très régulièrement. Bien des actes étaient rédigés avec du retard. Lorsque l'on voulut me placer dans un établissement de l'enseignement secondaire, comme il se trouvait que je n'avais pas encore l'âge pour entrer en première, on écrivit dans le registre que j'étais né en 1878 et non pas en 1879. Et c'est pourquoi j'ai toujours eu deux dates de naissance: l'une officielle et l'autre pour la famille.
Durant les dix premières années de mon existence, vivant au village de mon père, je n'ai presque pas mis le nez dehors. L'endroit s'appelait Ianovka, du nom du propriétaire Ianovsky à qui l'on avait acheté la terre. Le vieux Ianovsky, ancien simple soldat, était parvenu au grade de colonel, avait connu les bonnes grâces de ses chefs sous Alexandre II et avait obtenu le droit de se choisir cinq cents déciatines [La déciatine correspond à peu près à l'hectare. - N.d.T.] dans les steppes non encore peuplées du gouvernement de Kherson. Il se bâtit une maisonnette en terre maçonnée, couverte de chaume, ainsi que des dépendances dont l'architecture n'était pas plus compliquée. Les affaires de son ménage, cependant, n'allèrent pas. Après la mort du colonel, sa famille alla se fixer à Poltava. Mon père avait acheté à Ianovsky plus de cent déciatines, et en outre il en avait pris à ferme deux cents. Je me rappelle fort bien la colonelle, une petite vieille toute sèche: elle venait une ou deux fois par an toucher le prix du fermage et voir si tout était bien en place. On envoyait une voiture la chercher à la gare et, à son arrivée, on apportait une chaise pour l'aider à descendre du fourgon à ressorts. Mon père n'eut un phaéton que plus tard, quand on acheta des étalons bons pour l'attelage. On préparait pour la vieille colonelle du bouillon de poule et des oeufs à la coque. Se promenant dans le verger avec ma soeur, la vieille arrachait, de ses ongles secs, aux troncs des arbres fruitiers, de la résine et affirmait que c'était la meilleure des friandises.
Nos cultures gagnaient en étendue, le nombre des chevaux et des bestiaux augmentait. On tenta l'élevage des mérinos. Mais cela ne réussit pas. En revanche, on avait beaucoup de porcs. Les cochons se promenaient en toute liberté dans la cour, fouillèrent tout le terrain d'alentour et ruinèrent définitivement le verger. Les affaires de l'exploitation étaient conduites avec soin mais selon de vieilles méthodes. On ne pouvait apprécier qu'à l'à-peu-près d'où venait le profit et d'où le déficit. Pour la même raison, il était difficile d'apprécier la valeur générale du bien. Toutes les ressources venaient toujours de la terre, de l'épi, du grain qui restait dans des coffres ou était expédié vers les ports. Parfois, à l'heure du thé, ou bien au souper, mon père se rappelait tout à coup: "Ah! notez donc ça: j'ai touché 1.300 roubles du commissionnaire: j'en ai envoyé 660 à la colonelle, j'en ai rendu 400 à Dembovsky; écrivez aussi que j'ai donné 100 roubles à Féodosia Antonovna, ce printemps, quand je suis allé à Elisavetgrad..."
C'est ainsi, à peu près, que l'on tenait la comptabilité. Et néanmoins mon père, lentement mais obstinément, accroissait sa fortune.
Nous habitions la maisonnette de terre maçonnée qui avait été bâtie par le vieux colonel. Le toit était de chaume. Il y avait d'innombrables nids de moineaux sous l'avance du toit. Les murs, du côté extérieur, étaient profondément fendillés et, dans les fentes, des couleuvres faisaient leur nid. On les prenait parfois pour des vipères et on versait dans les trous de l'eau bouillante du samovar, mais sans aucun résultat. Par les grandes pluies, l'eau coulait des plafonds bas, surtout dans l'entrée: on mettait sur le sol de terre battue de la vaisselle, des cuvettes. Les chambres étaient petites, les fenêtres à moitié aveugles; dans les deux chambres à coucher et dans la chambre des enfants, on marchait sur de la glaise et là, les puces se multipliaient. Dans la salle à manger, on avait fait un plancher que l'on frottait, une fois par semaine, avec du sable jaune. Dans la principale chambre, dont la longueur était de huit pas et qu'on appelait pompeusement la salle, le plancher était ciré. C'est là qu'on logeait la colonelle.
Dans le jardin qui entourait la maison, croissaient des acacias jaunes, des roses blanches et rouges, et en été de la cuscute. La cour n'avait aucune fermeture. Le grand bâtiment en glaise, couvert de tuiles, qui fut construit par mon père, comprenait l'atelier, la cuisine des maîtres et celle des domestiques. Venaient ensuite le "petit" grenier en bois, le "grand" grenier et enfin le "nouveau" grenier, tout cela couvert de roseaux. Pour que l'eau n'y entrât pas et que le grain ne pût fermenter, les trois greniers étaient surélevés sur des pierres. Qu'il fît très chaud ou trop froid, les chiens, les porcs et la volaille se cachaient là-dessous. Les poules y trouvaient des coins discrets pour pondre. Plus d'une fois je suis allé tirer de là des oeufs, rampant sur le ventre entre les pierres: un adulte n'aurait pu passer. Sur le toit du grand grenier s'établissaient des cigognes. Levant vers le ciel leurs becs rouges, elles avalaient des couleuvres et des grenouilles; c'était effrayant à voir; le reptile frétillait hors du bec et l'on eût dit qu'il dévorait la cigogne par le dedans.
Dans le grenier que cloisonnaient de grands coffres, c'était de frais froment odorant, de l'orge aux barbes piquantes, de la graine de lin, plate, visqueuse, presque coulante, les perles noires, à reflets bleus, du colza, de la fine et légère avoine. Quand les enfants jouent à cache-cache, on leur permet, non pas toujours, mais à l'occasion d'une visite de gens estimés, d'aller se cacher même dans les greniers. Me glissant à travers la cloison, je grimpe sur le haut monceau de froment et je me laisse glisser de l'autre côté. J'enfonce jusqu'aux coudes, jusqu'aux genoux dans la masse mouvante; du grain entre dans mes souliers qui sont souvent déchirés et j'en ai dans les manches jusqu'à l'aisselle. La porte du grenier est fermée et quelqu'un y a suspendu pour la tromperie un cadenas, mais sans tourner la clé: c'est ce que veut la règle du jeu. Je suis allongé dans la fraîcheur du grenier, plongé dans le grain, dont je respire la poussière végétale et j'entends Sénia V***, ou bien Sénia J-sky, ou bien Sénia S*** ou bien ma soeur Lisa, ou bien quelque autre, qui va et vient dans la cour, découvre les cachettes, mais ne parvient pas à me trouver, moi qui suis noyé dans le blé frais.
Les écuries, l'étable aux vaches, la porcherie et le poulailler se trouvaient de l'autre côté de la maison. Tout cela avait été bousillé à peu près avec de la glaise, des sarments et de la paille. A une centaine de pas de la maison, le puits levait vers le ciel sa haute grue. Au-delà, c'est l'étang qui arrosait les potagers des moujiks. A chaque printemps, les grandes eaux emportaient le barrage et il fallait de nouveau le consolider: avec de la paille, de la terre, du fumier. Sur une éminence, à proximité de l'étang, se trouvait le moulin, une baraque en planches qui enfermait une machine à vapeur de 10 CV à deux meules. C'est là que, durant ma première enfance, ma mère passait la plus grande partie de ses heures de travail. Le moulin ne servait pas seulement pour notre exploitation, mais pour tous les environs. Les paysans venaient d'une distance de dix ou quinze verstes [La verste équivaut à peu près au kilomètre. -N.d.T.] apporter leur grain et ils payaient une redevance du dixième pour la mouture. A l'époque où cela chauffait, à la veille du battage, on travaillait au moulin vingt-quatre heures par jour et quand j'eus appris à écrire et à compter, j'eus parfois l'occasion de peser les sacs de blé et de calculer combien de farine l'on devait rendre aux paysans qui les apportaient. Pendant la moisson, on fermait le moulin, et le moteur allait servir au battage. On installa plus tard un moteur à demeure; le moulin fut reconstruit en pierre et en tuiles, et la maison des maîtres, faite de terre bousillée, céda la place à une grande maison de briques couverte de tôle. Mais tout cela n'arriva qu'à l'époque où j'atteignais déjà ma dix-septième année. Pendant mes dernières vacances, je calculai pour la future maison les espacements à mettre entre les fenêtres, ainsi que les dimensions des portes; mais je n'arrivais pas au bout de mes calculs. Lorsque je revins au village, la fois suivante, je vis les fondations en pierre. Je n'ai jamais eu l'occasion d'habiter cette maison. C'est une école soviétique qui l'occupe à présent.
Les moujiks attendaient parfois des semaines entières au moulin. Ceux qui vivaient à proximité posaient leurs sacs derrière. ceux des autres, et rentraient chez eux. Mais ceux qui étaient venus de loin restaient là, logeant sur leurs chariots et, en cas de pluie, venaient coucher dans le moulin même, sur des sacs. Un jour, un des clients s'aperçut qu'une bride de harnais avait disparu. Quelqu'un avait vu un gamin tourner autour du cheval. On courut faire une perquisition dans le chariot de son père et on découvrit la bride cachée sous du foin. Le père du gamin, un moujik barbu et morose, fit de grands signes de croix vers l'Orient, jurant que c'était ce maudit gaillard, ce réchappé de prison, qui avait eu l'idée de cela, et déclarant qu'il viderait les tripes au garnement. Mais personne ne voulut y croire. Le moujik saisit son fils au collet, le jeta à terre et se mit à le cingler avec la bride volée. Caché derrière les grandes personnes, je contemplais cette scène. Le gamin criait et jurait de ne pas recommencer. Tout autour se tenaient, sombres, les hommes d'âge, indifférents aux gémissements du garçon, fumant des cigarettes et marmonnant dans leur barbe que le moujik ne fouettait pas pour de bon, que c'était seulement pour l'apparence et que, pour faire tant, il aurait fallu le fouetter aussi.
Derrière les hangars et les étables s'allongeaient des klouni, c'est-à-dire d'immenses toitures, s'étendant sur des dizaines de sagènes [Sagène, mesure de longueur: 2 m 1336. -N.d.T.], l'une en roseaux, l'autre en paille, qui reposaient sur des poteaux à même le sol, sans aucun mur de soutènement. On déversait des monceaux de grain sous ces toitures et, par les temps de pluie ou de grand vent, on y faisait travailler le tarare ou le tamis. Plus loin, au delà de ces toitures, se trouvait l'aire où l'on battait le blé. Au delà d'une ravine, il y avait un enclos pour le bétail, tout jonché de fumier sec.
Toute ma vie d'enfance se rattache à la maisonnette de terre du colonel et à un vieux divan qui était dans la salle à manger. Assis sur ce divan qui était plaqué de bois mince coloré en acajou, je prenais le thé, je dînais, je soupais, je jouais avec ma soeur à la poupée et, plus tard, je lisais. En deux endroits, le revêtement du meuble était crevé. Le plus petit trou se trouvait du côté du fauteuil d'Ivan Vassiliévitch et le plus grand du côté de la place que j'occupais, près de mon père.
-Il serait bien temps de recouvrir ça avec du drap neuf, dit Ivan Vassiliévitch.
-Depuis longtemps on aurait dû le faire, répond ma mère. Nous ne l'avons pas recouvert depuis l'année où l'on a tué le tsar.
-Dame, vous savez, réplique mon père, cherchant à se justifier, on arrive dans cette ville maudite, il faut courir à droite et à gauche, l'izvochtchik [Le cocher de fiacre vous écorche. -N.d.T.] mord, et on ne pense qu'à s'arracher de là au plus vite pour rentrer à la maison; et alors on oublie tous les achats...
A travers toute la salle à manger, sous le plafond bas, s'allongeait le svolok, longue poutre non blanchie sur laquelle on posait et rangeait les objets les plus divers: des assiettes dans lesquelles il y avait de la mangeaille qu'on ne voulait pas laisser à la portée du chat, des clous, des ficelles, des livres, un encrier bouché avec un morceau de papier, un porte-plume avec sa vieille plume rouillée. Les plumes à écrire étaient plutôt rares. Il y a eu des semaines où je me taillais, avec un couteau de table, des plumes en bois pour copier les chevaux que je trouvais dessinés dans les vieux numéros de la Niva illustrée [La revue populaire illustrée Niva (le Champ) a joué pendant de très longues années un rôle d'éducation. Elle renseignait ses lecteurs sur les principales manifestations artistiques et littéraires du temps ainsi que sur les questions sociales et politiques dans la mesure où le régime policier le lui permettait. En outre, elle donnait à ses abonnés, en prime, des éditions bien faites des meilleurs auteurs russes et étrangers. -N.d.T.]. Tout en haut, sous le plafond, là où se trouvait la saillie du tuyau de cheminée, vivait la chatte. C'est là qu'elle faisait ses petits et elle les descendait de là, les tenant entre ses dents par le cou, d'un bond audacieux, quand il commençait à faire trop chaud. Inévitablement, les hôtes de la maison, s'ils étaient de haute taille, se cognaient la tête au svolok en se levant de table et c'est pourquoi l'on prit l'habitude de prévenir les invités: "Attention! Attention!" en leur montrant du doigt le plafond.
Ce qu'il y avait de plus remarquable dans la petite salle, c'était un clavecin qui n'occupait pas moins du quart de la pièce. L'époque de l'apparition chez nous de cet instrument compte déjà dans mes souvenirs. Une propriétaire ruinée, qui habitait à quinze ou vingt verstes de chez nous, alla vivre en ville après avoir vendu son mobilier. Mes parents lui achetèrent le divan, trois chaises viennoises et un vieux clavecin démoli qui resta longtemps dans le hangar avec ses cordes cassées. On l'avait payé seize roubles et on le transporta à Ianovka sur une arba[chariot d'usage en Ukraine, le plus souvent traîné par des boeufs. -N.d.T.]. Quand on le démonta dans l'atelier, on tira de dessous la table d'harmonie deux souris crevées. Durant plusieurs semaines d'hiver, l'atelier fut occupé par le clavecin. Ivan Vassiliévitch le nettoyait, recollait, vernissait, se procurait des cordes, les tendait, les accordait. Tout le clavier fut réparé et l'instrument tinta enfin dans la salle, de toutes ses voix un peu cassées mais irrésistiblement émouvantes. Ivan Vassiliévitch, dont les doigts merveilleux s'étaient exercés sur les touches de l'accordéon, passa au clavier du clavecin et jouait la kamarinskaïa [Air de danse national en Russie et en Ukraine. -N.d.T.], une polka et mein lieber Augustin. Ma soeur aînée se mit à apprendre la musique. Parfois, mon frère aîné, qui avait appris le violon pendant quelques mois à Elisavetgrad, pianotait sur notre instrument. Enfin, moi-même, d'après les notes rapportées par mon frère, et qui étaient faites pour le violon, je jouais aussi d'un seul doigt. Je n'avais pas "d'oreille" et mon amour de la musique resta pour toujours aveugle et sans espoir. C'est aussi sur ce clavecin qu'un de nos voisins, Moïsseï Kharitonovitch Morgounovsky, montrait l'art de sa main droite qui était bonne pour exécuter des concerts.
Au printemps, la cour devient une mer de boue. Ivan Vassiliévitch se fabrique des galoches en bois ou plutôt de véritables cothurnes, et, de la fenêtre, ravi, je le regarde marcher, la taille grandie de presque trente centimètres. Bientôt apparaît dans l'exploitation un vieux bonhomme, le bourrelier. Personne, apparemment, ne sait son nom. Il a plus de quatre-vingts ans. C'est un ancien soldat de Nicolas 1er. Il a servi vingt-cinq ans dans l'armée. Enorme, trapu, barbe blanche et cheveux blancs, remuant à peine ses lourdes jambes, il s'avance vers le hangar où il a établi son atelier de campagne.
-Les jambes ne vont plus guère, dit-il.
Mais il y a déjà dix ans qu'il se plaint ainsi.
En revanche, ses mains, qui sentent le cuir, sont plus solides que des tenailles. Ses ongles, pareils à des touches d'ivoire, sont très pointus.
-Veux-tu que je te montre Moscou? me dit le vieux.
-Bien sûr que je veux. Le vieil homme me saisit aux oreilles et me lève en l'air. Je sens l'attouchement des terribles ongles, cela me fait mal et je suis vexé. Je secoue les jambes, je demande à être remis par terre.
-Tu ne veux pas, dit le vieux. Bon, ce n'est pas la peine.
Quoique vexé, je ne m en vais pas
-Eh bien, dit le vieux, grimpe un peu l'échelle du hangar et regarde ce qui se passe sur le toit.
Je pressens une malice et j'hésite.
Il se trouve que, sur le toit, il y a Constantin, qui travaille comme aide à la meunerie, il est en compagnie de la cuisinière Katioucha. Tous deux sont beaux, gais ce sont de bons travailleurs.
Quand donc épouseras-tu Katioucha? demande la maîtresse de maison à Constantin.
Eh! nous nous trouvons bien comme ça, répond Constantin. Pour se marier, il faut y mettre dix roubles; j'aime mieux acheter des bottes à Katia.
Après l'été brûlant de la steppe, où toutes les forces sont tendues, où le travail atteint son point culminant, après la moisson, la strada [Strada: substantif, de formation populaire, dont la racine est commune avec le verbe russe: souffrir. Il désigne l'époque des plus durs travaux (fenaison, moisson, arrachage des pommes de terre, etc.). N.d.T.] où l'on besogne souvent loin de la maison, arrivent les premiers jours d'automne où l'on fera le compte d'une année de labeur de galériens. Le battage du grain est en pleine activité. Toute la vie s'est reportée sur l'aire, derrière les klouni, à un quart de verste derrière la maison. Sur l'aire s'élève un nuage de poussière de balle. Le tambour de la batteuse grogne. Le meunier Philippe, avec ses lunettes, se tient près du tambour. Sa barbe noire est couverte de poudre grise. De la charrette on lui passe les gerbes, il les prend sans regarder, dénoue le lien, étale la gerbe, et la pousse dans le tambour. La machine, avalant la brassée, gronde comme un chien qui s'empare d'un os. Le secoueur rejette la paille, se jouant d'elle au passage. Sur le côté, d'une manche, fuit la balle. On la traîne roulée vers la meule et je me tiens sur la queue en planches, tenant les guides de corde.
-Fais attention de ne pas tomber! crie mon père.
Mais c'est déjà la dixième fois que je tombe, tantôt dans la paille, tantôt dans la balle. Le nuage de grise poussière s'épaissit sur l'aire, le tambour gronde, la balle se glisse dans les plis de la chemise, on en a dans le nez, on éternue.
-Hé! Philippe, plus doucement! s'exclame mon père lorsque le tambour se remet à gronder trop furieusement.
Je soulève la poutre, elle m'échappe et retombe de tout son poids, me frappant un doigt. La douleur est telle que, du coup je ne vois plus rien devant moi. A la dérobée, je m'éclipse, pour qu'on ne voie pas que je pleure, puis je cours à la maison. Ma mère me verse de l'eau froide sur le doigt et l'entoure d'un chiffon. Mais le mal ne cesse pas. Il se forme un panaris et ce sont plusieurs jours de torture.
Les sacs de froment remplissent les hangars, les klouni, et sont rangés en rond, sous de la toile à bâche, dans la cour. Le patron, en personne, se tient souvent près du crible, entre les perches, et montre aux hommes comment on doit tourner la jante pour expulser la balle et comment ensuite, d'une brève secousse, on rejette, sans en rien laisser, le grain nettoyé qui tombe en tas. Sous les klouni et sous le hangar où l'on est protégé du vent, tournent les tarares et les cribleurs. On purifie le grain, on le prépare pour le marché.
Arrivent les intermédiaires, les marchands, apportant leurs récipients de cuivre et des balances dans des boîtes soigneusement vernies. Ils expertisent le grain, proposent un prix et cherchent à vous glisser des arrhes. Ils sont poliment reçus, on leur offre du thé et des petits beurres, mais on ne vend pas. Ce sont gens de peu. Le patron a déjà dépassé les voies de ce petit commerce. Il a un commissionnaire à lui à Nikolaïev. "Le grain peut rester là", répondait mon père, "il ne demande pas à manger." Huit jours plus tard, on recevait une lettre de Nikolaïev, parfois même un télégramme: le prix avait monté de cinq kopecks au poud [Environ 15 centimes pour environ 16 kilos. -N.d.T.]. "Voilà, nous y avons gagné un millier de karbovantsi" [Mot ukrainien qui signifie: rouble. -N.d.T.], disait le patron, "ça ne traîne pas partout, ça [Cette expression correspond à notre formule populaire: "ça ne se trouve pas sous le sabot d'un cheval. -N.d.T.]." Mais il arrivait qu'au contraire les prix tombaient. Les mystérieuses puissances du marché mondial se frayaient un chemin jusqu'à Ianovka. En rentrant de Nikolaïev, le père disait d'une voix sombre: "On dirait que... comment que ça s'appelle... l'Argentine expédie beaucoup de blé cette année."
En hiver, tout est calme au village. Il n'y a que le moulin et l'atelier qui travaillent pour de bon. On chauffe avec de la paille que les domestiques apportent par énormes brassées, en répandant en route et, chaque fois, balayant derrière eux. Il est gai d'enfourner la paille et de voir comme elle prend feu. Un jour, l'oncle Grégoire nous trouva, ma soeur cadette Olia [Olga] et moi, seuls dans la salle à manger qui était toute bleue d'acide carbonique. Je tournais dans la chambre, sans plus rien voir devant moi, et, à l'appel de l'oncle, je m'évanouis profondément. Pendant les journées d'hiver, nous restions souvent seuls à la maison, surtout lorsque mon père partait en tournée et que tous les soins du ménage incombaient à ma mère. Parfois, au crépuscule, ma petite soeur et moi restions assis, serrés l'un contre l'autre, sur le divan, les yeux grand ouverts et craignant de faire un mouvement. Parfois aussi, dans l'obscurité de cette salle à manger, surgissait, venant du dehors glacé, un géant dont les énormes bottes de feutre crissaient; une énorme fourrure à l'énorme col renversé, un énorme bonnet, d'énormes moufles aux mains, et aux moustaches, à la barbe, d'énormes glaçons collés; et le géant, d'une voix énorme, disait dans l'obscurité "Bonjour!" Figés côte à côte dans un coin du divan, nous avions peur de répondre à cette politesse. Alors, le géant allumait une allumette et nous découvrait dans le coin. Il se trouvait que c'était un voisin. Parfois, notre isolement dans la salle à manger devenant tout à fait intolérable, je sortais en courant, malgré le gel, je passais l'entrée, j'ouvrais la porte, je faisais un bond sur la grande pierre plate qui se trouvait devant le seuil et je criais de là, dans le noir: "Machka, Machka, viens à la salle à manger, viens à la salle à manger!" Je criais longtemps, longtemps, car, à ce moment-là, Machka avait beaucoup à faire à la cuisine, au logis des domestiques ou ailleurs. Enfin ma mère revenait du moulin, allumait la lampe, et le samovar faisait son apparition.
Le soir, nous restions d'ordinaire dans la salle à manger, jusqu'au moment où nous commencions à nous endormir. On entrait dans la pièce, on en sortait, on prenait et on rapportait des clés; de la table, des instructions étaient données, on préparait la journée suivante. Ma soeur cadette Olia, ma soeur aînée, Lisa, moi et, partiellement, la servante, vivions à ces heures une vie toute dépendante de celle des adultes et étouffée par eux. Quelquefois, un mot de l'un d'eux réveillait en nous une réminiscence. Je clignais de l'oeil vers ma soeur, elle riait d'un rire étouffé; quelqu'un de nos anciens la regardait alors distraitement. Je clignais encore de l'oeil; elle essayait de cacher son rire sous la toile cirée et se cognait le front à la table. Le rire me gagnait, il était parfois contagieux pour ma soeur aînée qui, tout en cherchant à garder sa dignité de fillette de treize ans, louvoyait entre les cadets et les anciens. Quand le rire s'échappait trop tumultueusement, j'étais forcé de descendre sous la table, de me glisser entre les jambes des anciens et, après avoir écrasé la queue du chat, de me réfugier dans le cabinet voisin qu'on appelait la chambre aux enfants. Quelques minutes après, tout recommençait. A force de rire, nous avions une telle faiblesse aux doigts que nous n'étions pas capables de tenir un verre. Tête, lèvres, mains, jambes, tout se dissolvait et coulait en rires. "Qu'est-ce que vous avez donc?" demandait ma mère fatiguée. Les deux cercles de la vie, le supérieur et l'inférieur, se confondaient pour un instant: les anciens considéraient les enfants d'un air interrogateur, parfois avec bienveillance, plus souvent avec irritation. Alors le rire, saisi à l'improviste, s'échappait bruyamment. Olia, de nouveau, plongeait tête la première sous la table, je tombais sur le divan, Lisa se mordait la lèvre inférieure, la servante disparaissait derrière la porte.
Allez donc vous coucher! disaient les anciens.
Mais nous ne sortions pas, nous nous cachions dans les coins, et nous avions peur de nous regarder entre nous. On emportait ma petite soeur; moi, le plus souvent, je m'endormais sur le divan. Quelqu'un venait me soulever pour m'emporter. Ensommeillé, je poussais parfois un cri perçant. Il me semblait que j'étais assailli par des chiens, ou que des serpents sifflaient sous moi, ou que des brigands m'emportaient dans une forêt. Le cauchemar enfantin s'introduisait dans l'existence des aînés. En m'emportant, on cherchait à me calmer, on me caressait, on m'embrassait. C'est ainsi que du rire au sommeil, du rêve au cauchemar, du cauchemar au réveil, je rentrais dans le sommeil, mais alors, sous l'édredon, dans la chambre chauffée.
L'hiver était la période de la vraie vie de famille. Il arrivait que, durant des journées entières, mon père et ma mère ne sortissent presque pas de la chambre. Mon frère aîné et ma soeur venaient en congé de leurs écoles pour la Noël. Le dimanche, Ivan Vassiliévitch, bien lavé, les cheveux coupés, s'arme de ciseaux et d'un peigne et entreprend de rafraîchir la coiffure de mon père d'abord, puis celle de Sacha le réaliste [Sacha: diminutif familier d'Alexandre. Le réaliste: élève d'une école réale; c'est ainsi qu'on appelait les établissements d'enseignement secondaire où la préférence était donnée aux études modernes, tandis que dans les gymnases prédominaient les études classiques. -N.d.T.], puis la mienne. Sacha pose une question:
Mais, savez-vous, Ivan Vassiliévitch, couper les cheveux "à la Capoul"?
Tout le monde lève la tête, on regarde Sacha: il raconte qu'à Elisavetgrad, un perruquier lui avait fait la taille "à la Capoul" d'une façon remarquable et que, le lendemain, l'inspecteur de l'école l'avait pour cela sévèrement semoncé.
Après l'opération, on dîne. Mon père et Ivan Vassiliévitch occupent les fauteuils aux deux bouts de la table; les enfants sont sur le divan; ma mère en face de nous. Ivan Vassiliévitch mangeait avec ses patrons tant qu'il ne se fut pas marié. En hiver on dînait longuement, on bavardait après le repas, Ivan Vassiliévitch fumait et lançait des anneaux de fumée assez compliqués. Parfois on demandait à Sacha ou à Lisa de faire la lecture à haute voix. Mon père somnolait, assis sur la couche basse du poêle [En Russie, surtout dans les campagnes, le poêle en briques, genre hollandais, comporte une surface sur laquelle dorment d'ordinaire les paysans, tout habillés ou allongés sur de la paille. La léjanka est une variété de poêle, elle est beaucoup plus basse, à moitié hauteur d'homme, et l'on peut s'y asseoir, tandis que sur le poêle ordinaire il faut grimper par des échelons. -N. d. T.], et on l'y attrapait. Le soir, mais rarement, on se mettait à jouer aux douraki [Jeu de cartes très populaire en Russie; le perdant est traité d'imbécile (dourak). -N.d.T.] et il se produisait alors bien du remue-ménage, on riait beaucoup, mais parfois aussi on se disputait un peu. Ce qui paraissait le plus séduisant, c'était de tricher aux dépens de mon père qui jouait sans aucune attention, qui riait quand il avait perdu, différent en cela de ma mère qui jouait mieux, qui s'émouvait et surveillait de près mon frère aîné pour l'empêcher de tricher à ses dépens.
D'Ianovka au plus proche bureau de poste, la distance était de vingt-trois kilomètres; pour atteindre le chemin de fer, elle était de plus de trente-cinq kilomètres. Il y avait loin jusqu'aux administrations publiques, jusqu'aux magasins, jusqu'aux centres des villes et l'on se trouvait encore plus loin des grands événements de l'histoire. La vie était uniquement réglée par le rythme du travail agricole. Tout le reste semblait indifférent: tout le reste, sauf les cours des blés sur le marché mondial. En ces années-là, on ne recevait au village ni journaux ni revues: on ne commença à en voir que plus tard, lorsque j'étais déjà réaliste. On ne recevait des lettres que rarement par occasion. Parfois, un voisin qui avait pris à Bobrinetz une lettre la gardait dans sa poche huit ou quinze jours. Recevoir une lettre, c'était un événement; recevoir un télégramme, c'était une catastrophe. On m'avait expliqué que les télégrammes marchaient sur des fils de fer; or, j'avais vu de mes propres yeux un cavalier apporter de Bobrinetz un télégramme avec taxe de deux roubles cinquante kopecks. Un télégramme, c'est un bout de papier, tout comme une lettre, et les mots y sont écrits au crayon. Comment donc peut-il marcher sur un fil de fer, si ce n'est poussé par le vent? On me répondit que c'était par l'électricité. Ça n'en allait pas mieux. Un jour, l'oncle Abram me donna l'explication d'un air entendu:
-Le long du fil, le courant marche et il fait des signes sur un ruban. Répète.
Je répétai:
-Le long du fil, le courant et des signes sur un ruban.
-Tu as compris?
-J'ai compris. Mais, demandai-je, comment donc cela fait-il une lettre?
Car je pensais au papier télégramme qui nous arrivait de Bobrinetz:
-La lettre va séparément, répondit mon oncle.
J'étais dans l'incertitude, me demandant à quoi servait le courant, puisque la "lettre" arrivait dans la poche d'un cavalier. Mais mon oncle se fâcha; il se mit à crier:
-Laisse-moi tranquille avec ta lettre! Je t'explique ce que c'est qu'un télégramme, et toi tu ne parles que de la lettre.
C'est ainsi que la question resta pour moi insoluble.
Mes parents reçurent, comme invitée, Polina Pétrovna, une petite dame de Bobrinetz qui avait de grandes boucles d'oreille et une longue mèche de cheveux tombant sur le front. Ma mère la ramena ensuite à Bobrinetz et je fus de la partie. Comme on passait devant le kourgane qui se trouve à la onzième verste, j'aperçus des poteaux télégraphiques et j'entendis le bourdonnement du fil.
-Comment marche un télégramme? demandai-je à ma mère.
Embarrassée, elle me répondit:
-Demande plutôt à Polina Pétrovna, elle t'expliquera.
Polina Pétrovna me donna l'explication suivante:
-Les signes, sur le ruban, équivalent à des lettres; un télégraphiste les transcrit sur du papier et un cavalier emporte le télégramme.
C'était compréhensible.
-Mais comment marche le courant? On ne voit rien! dis-je, en regardant le fil de fer.
-Le courant passe à l'intérieur, répondit Polina Pétrovna tous ces fils de fer sont faits comme de petits tuyaux et le courant passe dedans.
Cela aussi était compréhensible et je me tranquillisai pour longtemps. Les fluides
électro-magnétiques dont j'entendis parler, quatre ans plus tard, par le professeur de
physique, me parurent beaucoup moins accessibles à la raison.
MA FAMILLE.
Mon père et ma mère ont vécu leur existence de travailleurs non sans contrariétés entre eux, mais ils furent très unis, bien qu'ils fussent de conditions différentes. Ma mère était d'une famille petite bourgeoise de la ville qui regardait de haut en bas un cultivateur aux mains crevassées. Mais mon père avait été, dans sa jeunesse, un bel homme, de fine stature, au visage viril, énergique. Il était parvenu à amasser quelque pécune qui, dans les années suivantes, lui permit d'acheter Ianovka.
En arrivant d'un chef-lieu de gouvernement dans un village de la steppe, la jeune femme n'entra pas du premier coup dans les austères conditions de l'économie agricole, mais elle finit par y entrer totalement et, depuis lors, elle y resta attelée pendant presque quarante-cinq années. Sur huit enfants qui naquirent de ce mariage, quatre survécurent. Dans l'ordre des naissances, je fus le cinquième. Quatre moururent dans leur première enfance, de la diphtérie, de la scarlatine; ils moururent presque inaperçus de même que les survivants subsistèrent inaperçus. La terre, le bétail, la volaille, le moulin réclamaient tous les soins et n'en permettaient pas d'autres. Les saisons se succédaient et les travaux des champs, dans leur suite ininterrompue, passaient sur les affections de famille. Il n'y avait pas de tendresse entre nous, surtout dans les premières années. Mais il existait un lien profond, celui du travail, entre ma mère et mon père.
-Donne une chaise à ta mère, disait mon père dès qu'il entendait sa femme, toute blanche de la poussière du moulin, s'approcher du seuil.
-Machka, apprête le samovar bien vite, criait la patronne avant même d'arriver à la maison; le patron va rentrer bientôt des champs.
Tous deux savaient fort bien quelle est la limite extrême de la fatigue.
Mon père était incontestablement supérieur à ma mère par l'esprit et le caractère. Il était plus profond, plus retenu, il avait plus de tact. Il avait un coup d'oeil rare, non seulement sur les choses, mais sur les gens. Mes parents achetaient en général fort peu, surtout dans les premières années -l'un et l'autre savaient ménager les kopecks- mais mon père comprenait sans la moindre erreur ce qu'il achetait. Pour le drap, pour un chapeau, ou des bottines, pour un cheval ou une machine, il avait en tout le sens de la qualité.
-Je n'aime pas les liards, me disait-il plus tard comme pour se justifier de sa parcimonie, mais je n'aime pas non plus qu'ils manquent. C'est un malheur quand on a besoin d'argent et qu'on n'en a pas.
Il parlait incorrectement, mélangeant le russe et l'ukrainien, avec prédominance de cette dernière langue. Il jugeait les gens à leurs manières, à leur visage, à toute leur façon d'être et de se tenir, et il les jugeait juste.
-Comme quoi que votre étudiant ne me plaît guère, disait-il d'un hôte; dites-moi un peu, ne serait-il pas bébête, celui-là?
Les enfants étaient vexés pour leur hôte, mais ils sentaient qu'au fond, le père avait raison. Dès qu'il avait visité une ou deux fois une maison étrangère, il devinait fort bien tous les dessous de la vie de famille dans cette maison.
Après ses nombreuses couches et tous ses travaux, ma mère fut malade un certain temps et alla à Kharkov consulter un professeur. De tels déplacements faisaient événement, on s'y préparait longtemps d'avance. Ma mère faisait provision d'argent, de pots de beurre, prenait un sac de biscuits, des poulets rôtis, etc. On prévoyait de fortes dépenses. La consultation devait coûter trois roubles. On en parlait beaucoup entre soi, on le disait aux visiteurs en levant un doigt vers le ciel, et en faisant une mine significative; il se mêlait là de la considération pour la science, le regret de voir qu'elle coûtait si cher, et la fierté de constater qu'on avait les moyens de payer de ces sommes inouïes. Le retour de ma mère était attendu avec agitation. Elle revenait pourvue d'une nouvelle robe qui, dans la salle à manger d'Ianovka, semblait incroyablement fastueuse. Elle rapportait un réchaud à pétrole sur lequel, pendant quelques semaines, elle se ferait de la cuisine, une balle en caoutchouc et un cheval de carton pour moi, une poupée pour ma soeur cadette.
Tant que les enfants furent petits, mon père les traita avec plus de douceur et d'une manière plus égale. Ma mère se montrait souvent énervée, parfois sans motif, reportant tout simplement sur les enfants sa fatigue ou les ennuis du ménage. En ces années-là, quand il fallait demander quelque chose, on s'adressait de préférence au père. Mais avec le temps, son caractère devint plus rêche. La cause en était aux difficultés de la vie, aux soucis qui s'accroissaient à mesure que grandissait l'entreprise, surtout durant la crise agraire des années 80, et aux déceptions que lui causèrent ses enfants. Par les longs hivers, lorsque la neige des steppes bloquait Ianovka de tous côtés, s'amoncelant autour de la maison plus haut que les fenêtres, ma mère aimait à lire. Elle s'asseyait sur la petite lejanka triangulaire, posant ses pieds sur une chaise, ou bien, lorsque venait le crépuscule si rapide en hiver, elle se mettait dans le fauteuil de mon père, près de la petite fenêtre givrée, et elle lisait, chuchotant perceptiblement quelque roman archi-usé de la bibliothèque de Bobrinetz, promenant un doigt fatigué sous les lignes. Fréquemment, elle faisait erreur sur les mots et restait embarrassée devant les phrases compliquées. Parfois, l'un des enfants lui ayant soufflé son idée, ce qu'elle lisait lui apparaissait sous une lumière toute différente. Mais elle lisait avec persistance, inlassablement, et durant les heures de loisir des calmes journées d'hiver, on pouvait entendre dès l'entrée son chuchotement régulier.
Mon père était déjà vieux quand il apprit à épeler pour avoir la possibilité de lire au moins les titres de mes livres. Je l'observais avec émotion, en 1910, à Berlin, quand il mettait toute son application à comprendre le livre que j'ai écrit sur la social démocratie allemande. '
Au moment de la révolution d'Octobre, mon père vivait déjà tout à fait à l'aise. Ma mère est morte en 1910, mais mon père a vécu jusqu'à l'instauration du pouvoir des soviets. Au fort de la guerre civile qui sévit très longtemps dans le Midi et pendant laquelle le pouvoir changeait constamment, ce vieillard de soixante-quinze ans dut faire à pied des centaines de kilomètres pour trouver un asile provisoire à Odessa. Les Rouges étaient dangereux pour lui, gros propriétaire. Les Blancs le persécutaient parce qu'il était mon père. Lorsque les troupes des soviets eurent nettoyé le Midi, il eut la possibilité de venir à Moscou. La révolution d'Octobre lui avait bien entendu enlevé tout ce qu'il avait gagné dans sa vie. Pendant plus d'un an, il administra un petit moulin appartenant à l'Etat, dans la banlieue de Moscou. Le commissaire du peuple au Ravitaillement, qui était alors Tsiouroupa, aimait à s'entretenir avec lui de questions économiques. Mon père mourut du typhus en novembre 1922, à l'heure même où je faisais un rapport au IVe congrès de l'Internationale communiste.
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L'endroit principal d'Ianovka, un endroit très important, c'était l'atelier où travaillait Ivan Vassiliévitch Greben. Il était entré au service chez nous à l'âge de vingt ans, l'année même de ma naissance. Il tutoyait tous les enfants, même les aînés, mais nous, nous lui disions "vous" et nous l'appelions respectueusement Ivan Vassiliévitch. Quand il fut convoqué pour le service militaire, mon père l'accompagna, versa un pot-de-vin et Greben resta à Ianovka. C'était un homme très doué, d'un beau type, aux moustaches d'un roux foncé, portant une barbiche à la française. Ses connaissances techniques étaient universelles: il réparait les machines à vapeur, s'occupait de la chaudière, tournait le métal et le bois, fabriquait des coussinets en cuivre, construisait des drojki montés sur ressorts, réparait les montres, les horloges, accordait le piano, tapissait les meubles, et il avait usiné de toutes pièces une bicyclette, mais sans pneus. Après la classe préparatoire, en attendant d'entrer en première, j'appris à monter à bicyclette sur cette machine. Des colons allemands venaient de loin à l'atelier pour y faire réparer des semeuses, des lieuses et demandaient à Ivan Vassiliévitch de venir avec eux quand il s'agissait d'acheter une batteuse ou une machine à vapeur. On consultait mon père quand il s'agissait d'économie générale; on consultait Ivan Vassiliévitch sur les questions de technique. Il y avait des aides et des apprentis à l'atelier. Pour bien des choses, je me mis à l'école de ces apprentis. Nous vîmes d'abord entrer là Sénia Ghertopanov, fils d'un propriétaire jadis opulent qui s'était complètement ruiné. Il ne put rester dans cette place. Ivan Vassiliévitch l'en chassa. Il fut remplacé par Vitia Ghertopanov, son frère cadet, un solide et bel adolescent, puis vint David Tchernikhovsky, fils du vieux Hersch, meunier pourvu d'une barbe incroyable. David était faible, mais il s'appliquait au travail. Il modifia plus d'une fois, à l'atelier, le bandage que portait son père qui souffrait d'une hernie.
-Qu'est-ce que tu fais, Davidka? Une bride pour ton père? lui demandait le contremaître Foma.
David souriait d'un air confus et se remettait en hâte à son travail.
Plus d'une fois, j'ai taraudé dans l'atelier des écrous et des vis. Ce travail donnait de la satisfaction parce qu'on en avait immédiatement le résultat entre les mains. Parfois, je me chargeais d'étaler de la couleur sur un disque de pierre bien poli. Mais j'étais bientôt fatigué et je demandais de plus en plus souvent s'il n'y en avait pas assez. Ivan Vassiliévitch frottait du doigt le mélange gras et faisait non de la tête. Finalement j'abandonnais la pierre à un des apprentis.
Parfois Ivan Vassiliévitch s'asseyait sur une mallette, dans un coin, derrière l'établi: un instrument à la main, il fumait et regardait vaguement devant lui, peut-être réfléchissant, peut-être cherchant à se rappeler quelque chose ou bien se reposant tout simplement sans penser à rien. Dans ces cas-là, je me glissais vers lui, de côté, et je me mettais à tortiller d'une main caressante une de ses épaisses moustaches rousses, ou bien je regardais attentivement ses mains, les mains remarquables, tout à fait particulières, du maître ouvrier. Toute la peau en était tachetée de points noirs c'étaient des éclats infiniment petits qui pour toujours étaient entrés dans la chair lors de l'affûtage de la meule. Les doigts étaient visqueux, comme de grosses racines, mais pas rêches du tout; ils s'élargissaient au bout, ils étaient extrêmement mobiles, et le pouce pouvait se relever en arc de cercle. Chaque doigt était conscient de lui-même, vivait et agissait à sa manière; ensemble, toute la main formait une équipe extraordinaire. Si jeune que je sois, je vois, je sens, que cette main ne tient pas un marteau et des tenailles comme le feraient celles des autres. A la main gauche, le pouce porte une cicatrice circulaire, en biais. Le jour même de ma naissance, Ivan Vassiliévitch s'était blessé d'un coup de hache, le doigt pendait, à peine retenu par la peau. Par hasard mon père aperçut le jeune mécanicien qui, ayant mis sa main sur une planche, se préparait à couper le doigt tout à fait.
-Arrêtez, cria mon père, le. doigt peut se recoller.
-Vous croyez qu'il se recollera? dit le mécanicien, et il déposa sa hache.
Le pouce se recolla en effet, il travaille convenablement; seulement, il ne peut pas se replier en arrière aussi bien que celui de la main droite.
Ivan Vassiliévitch transforma un vieux fusil à balle en fusil à plomb, et l'on essaya la justesse du tir: chacun à son tour venait brûler une capsule pour éteindre, à la distance de quelques pas, une chandelle allumée. Tout le monde n'y réussissait pas. Par hasard, mon père entra. Quand il se mit à viser, ses mains tremblaient et il tenait le fusil sans assurance. Néanmoins, il éteignit la chandelle. Il avait de l'oeil en toute affaire, et Ivan Vassiliévitch le comprenait bien. Entre eux, il ne s'élevait jamais de différends, et pourtant mon père traitait tous les autres en patron, les grondant souvent et les corrigeant.
A l'atelier, je ne restais jamais inoccupé. J'actionnais le soufflet de la forge qui avait été installée par Ivan Vassiliévitch d'après son propre système: le ventilateur était invisible puisqu'il se trouvait au grenier, et tous ceux qui venaient y voir en restaient stupéfiés. Je faisais tourner jusqu'à complet épuisement la roue du tour, surtout quand on y fabriquait des boules en acacia strié pour le croquet. En outre, les conversations de l'atelier étaient toutes plus intéressantes les unes que les autres. La décence n'y était pas toujours observée. Mieux vaudrait dire qu'elle ne l'était jamais. En revanche, mes horizons s'élargissaient, non de jour en jour, mais d'heure en heure. Foma parlait des propriétés dans lesquelles il avait travaillé et des diverses aventures des patrons et des patronnes. Il faut ajouter qu'il ne manifestait pas pour ces derniers une bien grande sympathie. Le meunier Philippe rattachait à ce sujet des souvenirs de sa vie de soldat. Ivan Vassiliévitch posait des questions, arrêtait, complétait.
Le chauffeur Iachka, qui faisait parfois office de batteur, un homme roux, morose, d'une trentaine d'années, ne restait pas longtemps en place. Quelque chose lui prenait, tantôt en automne, tantôt au printemps; il disparaissait pour ne revenir que six mois plus tard. Il buvait rarement, mais quand il buvait, c'était pour se saouler au dernier degré. Il avait la passion de la chasse, mais il avait vendu son fusil pour boire. Foma racontait qu'un jour, à Bobrinetz, Iachka était entré dans une boutique ses pieds nus étaient tout gluants de la boue noire des champs; il demanda une amorce pour son vieux fusil à baguette, il fit exprès de renverser la boîte, ramassa les amorces, mit le pied sur une et l'emporta ainsi.
-Est-ce vrai, ce que dit Foma? demanda Ivan Vassiliévitch,
-Pourquoi mentir? répondit Iachka. Je n'avais pas un kopeck dans la poche.
Ce moyen de se procurer les choses dont on a besoin me semblait remarquable et digne d'imitation.
-Notre Ignat est arrivé, annonçait la bonne Macha. Mais Dounka n'est pas là, elle est allée voir les siens, pour la fête.
Quand on parlait du chauffeur Ignat, on disait "notre Ignat" pour le distinguer d'Ignat le bossu qui avait été staroste [Chef élu d'un village dont les fonctions sont un peu celles d'un maire. -N.d.T.] avant Tarass. "Notre" Ignat était parti pour la conscription. Ivan Vassiliévitch en personne avait mesuré son tour de poitrine et avait dit: "Jamais on ne le prendra." Le conseil de révision mit Ignat pour un mois à l'hôpital, aux fins de vérification. Là il fit connaissance avec des ouvriers de la ville et résolut de tenter sa chance dans une usine. Ignat portait des bottes comme ceux de la ville et une pelisse courte à ornements de couleur. Ignat passa toute une journée dans l'atelier, parlant de la ville, du travail, du régime qui y régnait, des machines, des salaires.
-Bien sûr, une usine..., disait rêveusement Foma.
-Une usine, c'est pas comme un atelier, ajoutait Philippe.
Et les regards de tous se portaient, méditatifs, au-dessus de l'usine.
-Il y a beaucoup de machines? demandait avidement Victor.
-Que c'en est une forêt.
J'écoutais sans ciller et j'essayais d'imaginer une usine comme autrefois je me représentais une forêt: ni en haut, ni à droite, ni à gauche, ni en arrière, ni devant soi, on ne voit autre chose que des machines, et, au milieu de ces machines, Ignat, la taille fortement serrée par une ceinture de cuir. De plus, Ignat avait rapporté une montre. On se la passait de main en main. Le soir, le patron se promenait dans la cour avec Ignat, suivi par le commis. J'étais là, avec eux, tantôt du côté de mon père, tantôt du côté d'Ignat.
-Alors, pour ce qui est de manger? Tu achètes du pain? tu achètes du lait? Tu paies pour ton logement?
-C'est tout comme ça se doit, on paie pour tout ce qu'il y a! avouait Ignat. Seulement la paie n'est pas la même.
-Je sais que ce n'est pas la même. Mais tout ce que tu gagnes s'en va pour la nourriture.
-Pourtant, remarquait fermement Ignat, en six mois, je me suis habillé un peu et j'ai acheté une montre. Tiens, la petite machine est dans ma poche.
Et il sortait encore sa montre. Cet argument était irrésistible. Le patron se taisait, puis demandait encore
-Et tu ne bois pas, Ignat? Tu as là-bas de ces maîtres qui t'apprendront vivement à boire.
-Ben, je n'en ai même pas besoin... Qu'est-ce que c'est que cette vodka?
-Et alors, demandait la patronne, tu prendras Dounka avec toi, Ignat?
Ignat souriait de côté, d'un air un peu contrit, mais ne répondait pas.
-Hé! je vois ça d'ici, reprenait la patronne: tu t'es déjà trouvé une gueuse de la ville, avoue-nous ça, charlatan...
Et c'est ainsi qu'Ignat quitta Ianovka.
On grondait les enfants quand ils allaient dans la maison des domestiques. Mais pouvait-on les surveiller? Il y avait toujours là, chez les serviteurs, bien du nouveau. Pendant longtemps, la cuisinière fut une femme aux pommettes saillantes, au nez ravagé. Son mari, un vieux qui avait la moitié de la figure paralysée, gardait le bétail. On les appelait des katsapy, parce qu'ils étaient originaires d'un gouvernement de l'intérieur. Ce couple avait une fillette de huit ans, très gentille, aux yeux bleus et aux cheveux blonds. Et elle était habituée à voir le vieux et la vieille se quereller perpétuellement.
Le dimanche, les filles procédaient à certaines recherches dans les cheveux des garçons, ou bien entre elles. Sur une brassée de paille, dans la maison des domestiques, sont allongées les deux Tatiana: la grande et la petite. Le garçon d'écurie, Afanassi, fils du commis Poud et frère de la cuisinière Paraska, s'est assis entre elles, en travers; les jambes passant sur la petite Tatiana, il s'appuie du coude sur la grande.
-Vois-tu ça, ce Mahomet! dit avec envie un jeune commis. N'est-il pas temps de mener boire tes chevaux?
Cet Afanassi roussâtre et le noir Moutouzok étaient mes persécuteurs. Lorsque j'arrivais au moment de la distribution du kander ou de la kacha, [Le kander est une bouillie claire faite avec de la semoule de millet. La kacha est une bouillie plus épaisse que l'on peut préparer avec différentes semoules (blé, sarrasin, etc.); Trotsky nous écrit qu'on la faisait chez lui comme le kander avec du millet. -N.d.T.] une voix moqueuse s'élevait toujours:
-Dis donc, Liova, tu devrais dîner avec nous!...
Ou bien:
-Dis donc, Liova, tu devrais demander à ta maman des poulets pour nous.
J'étais confus et m'éloignais en silence.
A Pâques, on faisait cuire pour les ouvriers des koulitchi [Sorte de gâteau monumental, en forme de tour, plus ou moins sucré et rempli de raisin de Corinthe, orné de fruits confits et de fleurs en papier; le koulitch se mange à Pâques, avec la paskha, friandise faite de crème, de fromage blanc et d'autres sucreries. -N.d.T.] et on colorait des oeufs durs. Tante Raïssa s'entendait en artiste à les colorer. Elle avait rapporté de la colonie plusieurs oeufs décorés et elle m'en avait donné deux. Derrière la cave, sur une pente, on faisait rouler les oeufs, on les lançait les uns contre les autres pour voir lequel était le plus dur.
L'épreuve m'avait réussi presque jusqu'au bout, il ne restait plus qu'Afanassi.
-Ils sont jolis? lui dis-je, lui montrant les oeufs colorés.
-Pas mal, répondît Afanassi d'un air indifférent. Veux-tu qu'on les cogne, pour voir lequel qu'est le plus dur?
Je n'osai pas rejeter ce défi. Afanassi cogna et mon bel oeuf craqua au sommet.
-C'est moi qui ai gagné, dit Afanassi. Montre voir l'autre. Docilement, je tendis l'autre oeuf. Afanassi frappa encore.
-Encore gagné, dit-il.
Il s'empara de mes deux oeufs, vivement, et s'en alla sans se retourner. Je le regardais avec stupéfaction et j'avais bien envie de pleurer, mais l'affaire était irréparable.
Il y avait chez nous des ouvriers travaillant constamment à l'année, mais en petit nombre. Les autres, -et on en comptait des centaines dans les années de grande culture,- étaient des saisonniers, de Kiev, de Tchernigov, de Poltava, qu'on louait jusqu'à la fête du Voile, c'est-à-dire jusqu'au 1er octobre. Dans les années d'abondance, le gouvernement de Kherson absorbait deux ou trois cent mille hommes de cette main-d'oeuvre. Pour quatre mois d'été, les faucheurs touchaient de quarante à cinquante roubles, nourris, les femmes de vingt à trente roubles. Pour logement ils avaient les champs devant eux; par temps de pluie, les meules. Pour dîner, du borchtch et de la kacha, pour souper, une bouillie de millet. On ne leur donnait pas de viande; on ne leur accordait, comme matières grasses, que des huiles végétales et en très petite quantité. Ce traitement provoquait parfois un certain mécontentement. Les ouvriers abandonnaient le travail de la moisson, se réunissaient dans la cour, se couchaient sur le ventre dans l'ombre des hangars, levant en l'air leurs pieds nus, crevassés, tout piqués de chaume, et ils attendaient. On leur donnait alors du lait aigre, ou des arbouses ou bien un demi-sac de tarani (vobla séchée), et ils retournaient à leur travail, souvent en chantant. C'est ainsi que cela se passait dans toutes les entreprises agricoles. Il y avait des faucheurs d'un âge assez avancé, bien musclés, hâlés, qui revenaient à Ianovka dix ans de suite, sachant que le travail leur serait toujours assuré. Ils touchaient quelques roubles de plus que les autres et recevaient de temps à autre un petit verre de vodka parce qu'ils réglaient le rythme du travail. Certains d'entre eux arrivaient avec leur famille, toute une nichée. Ils venaient de leurs gouvernements d'origine à pied, marchant tout un mois, se nourrissant de quignons de pain, passant les nuits dans les marchés. Il y eut un été où tous les ouvriers tombèrent malades, les uns après les autres, d'héméralopie. Au crépuscule, ils allaient et venaient lentement, tendant les bras devant eux. Un neveu de ma mère qui était en visite chez nous écrivit à ce sujet un petit article qui fut remarqué au zemstvo et un inspecteur fut envoyé. Mon père et ma mère furent très vexés de ce qu'avait fait notre "correspondant" que pourtant ils aimaient beaucoup. Lui-même n'était guère réjoui de son initiative. Pourtant l'incident n'eut pas de conséquences fâcheuses: l'inspection constata que la maladie provenait de l'insuffisance des graisses alimentaires, qu'elle était répandue dans presque tout le gouvernement, car on nourrissait partout les ouvriers de la même façon, et, dans certains endroits, plus mal.
A l'atelier, dans la maison des domestiques, à la cuisine, dans les arrière-cours, la vie s'ouvrait devant moi plus largement et autrement que dans la famille. Le film de la vie n'a pas de fin et je n'en étais qu'au début. Je ne gênais personne par ma présence, étant petit. Les langues se déliaient sans aucune gêne, surtout en l'absence d'Ivan Vassiliévitch ou du commis qui, tout de même, faisaient à moitié partie des dirigeants. A la lumière du foyer de la forge ou de celui de la cuisine, les parents, père et mère et autres proches, les voisins, m'apparaissaient sous un tout nouveau jour. Bien des choses qui furent dites alors dans ces causeries sont restées en moi pour toujours. Bien de ces choses, peut-être, sont devenues les bases de mes rapports avec la société contemporaine.