1930 |
4 Les livres et les premiers conflits
La nature et les hommes, non seulement au cours de mes années scolaires, mais plus tard en ma jeunesse, prirent moins de place en ma vie spirituelle que les livres et les idées. Quoique né à la campagne, je n'étais pas très sensible à la vie des champs. Je n'y devins attentif, je ne m'efforçai de la comprendre que plus tard, lorsque j'eus laissé derrière moi non seulement mon enfance, mais ma première adolescence. Longtemps, les gens passèrent dans ma conscience comme des ombres fortuites. Je regardais en moi-même et dans les livres, cherchant encore en ceux-ci à me découvrir, moi ou mon avenir.
Je commençai à lire en 1887, époque à laquelle Moïsseï Filippovitch arriva à Ianovka : il apportait un paquet de livres parmi lesquels se trouvaient les publications populaires de Tolstoï. Dans les premiers temps, il n'était pas si doux de pénétrer les livres ; c'était plutôt dur. Chaque brochure avait ses difficultés : des mots nouveaux, des rapports incompréhensibles entre les êtres et le flou qui sépare le réel du fantastique. Dans la plupart des cas, je ne savais qui interroger. Je m'y perdais; je commençais, j'abandonnais, je recommençais, ajoutant la joie indécise de la connaissance à l'effroi de l'inconnu. On pourrait peut-être comparer ma lecture d'alors à un voyage de nuit sur les chemins des steppes. Vous entendez le grincement des roues, les voix qui se coupent; des bûchers surgissent, dans les ténèbres, le long de la route; on a l'impression de tout connaître et, en même temps, on ne comprend pas ce qui se passe, on ne sait ni qui marche ni ce qu'il transporte ; on ne sait même pas où l'on va soi-même, si l'on avance ou si l'on recule. Et il n'y a personne comme l'oncle Grégoire pour vous expliquer :
-Ce sont nos convoyeurs qui mènent le grain...
A Odessa, le choix des livres était infiniment plus large, et l'on était conseillé d'une manière attentive, bienveillante. je dévorais les livres voracement. On était obligé de m'enlever pour me conduire en promenade. En marche, je revivais ce que j'avais lu et j'avais hâte de connaître la suite. Le soir, je demandais un quart d'heure de sursis, ou du moins cinq minutes, pour achever la lecture d'un chapitre. Chaque soir se produisaient à ce sujet de petites chamailleries.
Le désir naissant de voir, de savoir, de conquérir, trouvait son issue dans cette infatigable absorption de textes imprimés ; mes mains et mes lèvres d'enfant étaient toujours tendues vers la coupe de l'invention littéraire. Tout ce que la vie devait me donner par la suite d'intéressant, de saisissant, de joyeux ou d'affligeant, était déjà contenu dans les émotions de mes lectures, en allusion, en promesse, comme une timide et légère esquisse au crayon ou à l'aquarelle.
A la veillée, dans les premières années de mon séjour à Odessa, la lecture à haute voix fit les meilleures heures ou plutôt demi-heures de la journée, entre l'achèvement des occupations domestiques et le sommeil. C'était Moïsseï Filippovitch qui lisait; il prenait d'ordinaire Pouchkine ou Nékrassov, et plus souvent ce dernier. Mais, le moment venu, Fanny Solomonovna disait:
-Liouvouchka, il est temps pour toi d'aller dormir...
Je la regardais d'un air suppliant.
-Garçon, tu dois te coucher, disait Moïsseï Filippovitch.
-Encore cinq minutes ! répondais-je et l'on m'accordait un répit. Après quoi, j'embrassais l'un et l'autre et me retirais persuadé que j'aurais pu écouter la lecture toute la nuit; mais à peine avais-je porté ma tête jusqu'à l'oreiller que je m'endormais.
Une gymnasiste qui était en huitième, Sofia, parente éloignée, vint par hasard habiter chez les Spenzer quelques semaines, attendant la fin d'une scarlatine qui sévissait chez elle. C'était une fille très douée et qui avait beaucoup lu; il est vrai qu'elle manquait d'originalité et de caractère et qu'elle déclina bientôt. J'étais enthousiaste d'elle, découvrant chaque jour en elle de nouvelles connaissances et de nouvelles qualités, éprouvant constamment ma propre nullité. Je recopiais pour elle le programme des examens et lui rendais une foule de petits services. En revanche, après dîner, tandis que nos aînés faisaient la sieste, la grande gymnasiste lisait avec moi ; puis nous entreprîmes de composer ensemble un poème satirique, intitulé: Voyage dans la Lune. Dans ce travail, je perdais le rythme à tout instant. A peine avais-je suggéré modestement quelque idée, ma collaboratrice aînée s'en emparait, développait rapidement le thème, y introduisait des variantes, trouvait des rimes avec facilité, m'entraînant à sa remorque.
Lorsque les six semaines de séparation obligatoire furent écoulées et que Sofia put rentrer chez elle, je me sentis grandi.
Parmi les connaissances les plus distinguées de la famille on comptait Sergueï Ivanovitch Sytchovsky, vieux journaliste, romantique, réputé dans le Midi comme amateur averti et commentateur de Shakespeare. C'était un homme de talent, mais qui s'était perdu par la boisson. Du fait qu'il buvait fort, son attitude à l'égard des gens, même des enfants, était celle d'un coupable. Il connaissait Fanny Solomonovna depuis ses jeunes années et l'appelait familièrement Faniouchka. Il se prit d'une forte affection pour moi dès le premier abord. Après m'avoir interrogé sur ce qui se passait dans notre école, le vieil homme me donna pour tâche d'écrire un parallèle entre deux poèmes : le Poète et le Libraire de Pouchkine, le Poète et le Citoyen de Nékrassov. Je restai tout décontenancé. Je n'avais pas même lu le second de ces ouvrages; et puis Sytchovsky m'intimidait surtout en sa qualité d'écrivain. Ce seul mot avait pour moi un retentissement qui tombait d'une hauteur inaccessible.
-A l'instant, nous allons lire tout ça... dit Sergueï Ivanovitch. Il se mit à lire et il lisait admirablement.
-Tu as compris? Eh bien, écris maintenant !...
On m'installa dans le cabinet, on me donna Pouchkine et Nékrassov, du papier et de l'encre.
Tragiquement, je chuchotais à l'oreille de Fanny Solomonovna:
-Mais je ne peux pas... Qu'est-ce que je vais écrire ?...
-Allons, ne te tourmente pas, répondit-elle en me caressant les cheveux. Ecris la chose comme tu l'as comprise. Ecris tout simplement.
Elle avait la main douce et la voix tendre. Je me tranquillisai un peu, c'est-à-dire que je trouvai le moyen de prendre le dessus sur mon amour-propre effarouché, et je me mis à écrire.
Une heure après, ou environ, on vient me demander de rendre mes comptes. J'apportai une grande feuille toute couverte de mon écriture et, avec un frémissement que je n'avais jamais connu à l'école, la remis entre les mains de l'écrivain.
Sergueï Ivanovitch parcourut quelques lignes en silence, puis tourna vers moi un regard plein de vives étincelles, et s'écria:
-Eh bien, écoutez un peu ce qu'il a écrit... En voilà un gaillard !...
Et il lut tout haut :
"Le poète vivait avec la nature bien-aimée dont chaque son, et joyeux et dolent, avait un écho dans son coeur..."
Sergueï Ivanovitch leva le doigt :
-A-t-il bien dit ça !... "Dont chaque son - vous entendez - et joyeux et dolent, avait un écho dans son coeur !"
Et c'est ainsi que ces mots s'inscrivirent si bien alors dans mon propre coeur que je me les suis rappelés toute ma vie. Au dîner, Sergueï Ivanovitch plaisanta beaucoup, évoquant des souvenirs, contant des histoires, s'inspirant du petit verre: de la vodka avait été préparée pour lui. De temps à autre, il jetait un regard sur moi, d'un côté de la table à l'autre, et s'écriait :
-Mais comment as-tu si bien expliqué tout ça ?... Laisse-moi t'embrasser !...
De sa serviette, il s'essuyait avec soin les moustaches et les lèvres, se soulevait de la chaise et, à pas mal assurés, se lançait à faire le tour de la table. J'attendais assis, comme sous le coup d'une catastrophe, -d'une catastrophe joyeuse qui n'en était pas moins une catastrophe.
-Lève-toi, Liovotchka, me chuchotait Moïsseï Filippovitch; va à sa rencontre...
Après le dîner, Sergueï Ivanovitch récita par coeur le satirique Songe de Popov. Je considérais avec une profonde attention les moustaches grises d'où tombaient des mots si amusants. L'état de demi-ébriété de l'écrivain ne diminuait en rien l'autorité qu'il avait à mes yeux. Les enfants sont extrêmement capables d'abstraction.
Parfois, avant le crépuscule, j'allais en promenade avec Moïsseï Filippovitch et, quand il était d'humeur à cela, nous causions sur les sujets les plus divers. Un jour, il me raconta l'histoire de Faust, d'après l'opéra qu'il aimait beaucoup. J'écoutais avidement son récit, rêvant d'entendre l'opéra sur la scène. Au ton du conteur, je devinai que nous en arrivions à un passage embarrassant... J'étais ému pour le narrateur et je craignais de ne pas apprendre la suite de l'histoire. Mais Moïsseï Filippovitch se domina et poursuivit ainsi :
-Alors, Gretchen eut un enfant avant le mariage...
Cet obstacle étant sauté, nous nous sentîmes plus à l'aise tous deux et le récit put s'achever sans difficulté.
Il arriva que j 'étais couché avec une compresse sur la gorge; pour me consoler, on me donna à lire Oliver Twist. Dès la première phrase du docteur qui, dans la maison d'accouchement, observe qu'une femme n'a pas d'anneau au doigt, je restai interdit :
-Qu'est-ce que ça signifie ? dis-je à Moïsseï Filippovitch. Pourquoi cette question d'anneau?
Non sans quelque hésitation, il me répondit:
-Voilà... Quand les gens ne sont pas mariés, ils n'ont pas d'anneau...
Je me rappelai Gretchen. Et la destinée d'Oliver Twist se déroula dans mon imagination à partir de l'anneau, de cet anneau qui avait manqué.
Ainsi, la sphère interdite des rapports sociaux prenait place dans ma conscience par le truchement des livres et bien des choses déjà entendues par hasard, le plus souvent en termes grossiers, indécents, se trouvaient généralisées et ennoblies par la littérature qui les élevait à un autre niveau.
A cette époque, la Puissance des Ténèbres de Tolstoï, récemment parue, agitait les esprits. On en parlait d'un air significatif et l'on se perdait en commentaires. Pobiédonostsev [Pobiédonostsev (1827-1907) fut "procureur du Saint-Synode", sous les derniers tsars. -N.d.T.] obtint d'Alexandre III l'interdiction de la pièce. Je savais que Moïsseï Filippovitch et Fanny Solomonovna, quand ils m'avaient envoyé coucher, lisaient ensemble ce drame, dans la chambre voisine; j'entendais à peine le ronronnement des voix.
-Et moi, puis-je lire? demandai-je.
-Non, mon pigeon; il est encore trop tôt pour toi, me fut-il répondu, mais d'un ton si catégorique que je n'insistai pas.
Je remarquai pourtant que le mince livre, tout neuf,. avait fait son apparition sur une planche que je connaissais bien. Profitant des heures d'absence des aînés, je lus en quelques reprises le drame de Tolstoï. Il agit sur moi beaucoup moins profondément que n'avaient pu le craindre mes éducateurs. Les passages les plus tragiques, comme celui où nous apprenons comment l'on étouffa l'enfant et comment craquaient ses petits os, me firent l'impression non d'une terrible réalité, mais d'une invention livresque, d'une fantaisie scénique; c'est-à-dire qu'en somme ils ne m'émurent aucunement.
Pendant les vacances, je découvris, sur un bahut, sous le plafond, parmi de vieux papiers, une brochure que mon frère aîné avait dû rapporter d'Elisavetgrad; l'ouvrant, j'y flairai quelque chose d'insolite et de mystérieux. C'était le compte rendu d'une affaire judiciaire ; il s'agissait de l'assassinat d'une petite fille, commis après un viol. L'ouvrage était tout plein d'observations médicales et de considérations juridiques. Je le lus avec anxiété, comme si je m'étais perdu la nuit dans une forêt où je me serais heurté à des arbres fantomatiques, à demi éclairés par la lune, sans pouvoir en sortir. Mais cette impression se dissipa vite. La psychologie humaine, surtout celle des enfants, a ses tampons, ses freins, ses soupapes, ses amortisseurs; c'est un grand mécanisme bien établi pour prévenir des chocs trop brusques ou inopportuns.
J'allai au théâtre pour la première fois lorsque j'étais élève de préparatoire. Ce fut extraordinaire et il est impossible d'exprimer cela. On m'envoya à un spectacle qui se donnait en dialecte ukrainien; j'étais accompagné par le gardien de l'école, Grigori Kholod. J'étais pâle comme un linge à la représentation, -c'est Grigori qui le raconta à Fanny Solomonovna,- et je souffrais de la joie que je ne parvenais pas à loger toute en moi. Pendant les entr'actes, je ne bougeais pas de ma place pour ne rien laisser perdre, Dieu préserve!
La séance s'achevait par un vaudeville: le Locataire au trombone. Les esprits tendus par le drame se délivrèrent alors par de fous rires. Je me balançais à ma place, tête en l'air. Puis je m'attachais à suivre la scène, de tous mes yeux. Rentré à la maison, je racontai ce que c'était que "le locataire au trombone", ajoutant à l'histoire force et force nouveaux détails afin de provoquer une hilarité comme celle par laquelle je venais de passer. Mais je constatai avec amertume que je n'arrivais pas à mes fins.
-A ce que je vois, Nazar Stodolia ne t'a pas plu du tout ?... me dit Moïsseï Filippovitch.
Ces mots pénétrèrent en moi comme un reproche. Je me rappelai les souffrances de Nazar et je dis:
-Si ! C'était tout à fait remarquable...
A la veille d'entrer en troisième, je vécus quelque temps en villégiature près d'Odessa, chez un ingénieur, mon oncle. J'assistai ainsi à une représentation d'amateurs dans laquelle un rôle de domestique était tenu par un certain Krougliakov, élève de notre école. C'était un garçon faible de poitrine, tout marqué de taches de rousseur, aux yeux pleins d'intelligence, mais tout à fait malade. Je m'attachai à lui de toute mon âme et le suppliai d'organiser un spectacle avec moi. Nous choisîmes le Chevalier avare de Pouchkine. J'eus à prendre le rôle du fils; Krougliakov eut celui du père. Je me soumis entièrement à sa direction et je passai des journées entières à apprendre par coeur les strophes de Pouchkine. Quelle délicieuse émotion c'était! Mais bientôt tout s'écroula: les parents de Krougliakov lui interdirent de préparer le spectacle, tenant compte de sa santé. Après la rentrée, il ne se montra à l'école que durant quelques semaines. A chaque occasion, je l'attendais à la sortie pour pouvoir, sur le chemin du retour, m'entretenir avec lui de littérature. Il disparut enfin tout à fait. Je sus qu'il était malade; quelques mois plus tard, on apprit qu'il était mort de la tuberculose.
La magie du théâtre me posséda plusieurs années. Par la suite, je m'épris de l'opéra italien dont Odessa était fière.
Etant en sixième, je me décidai même à donner des leçons payantes à seule fin d'avoir de l'argent pour aller au théâtre. Plusieurs mois durant, je fus secrètement amoureux d'une virtuose soprano qui portait le nom mystérieux de Giuseppina Huguette et me semblait descendue des cieux sur les planches du théâtre d'Odessa.
Je n'étais pas autorisé à lire les journaux, mais, à cet égard, le régime n'était pas très sévère et, peu à peu, en cédant du terrain quelquefois, je conquis le droit de les lire, principalement pour le feuilleton [Dans la presse russe le "feuilleton" n'était pas, en général, du roman; c'étaient des essais, des chroniques, des articles de critique. -N.d.T.]. La presse d'Odessa s'occupait surtout de théâtre, et, avant tout, de l'opéra; les divers courants de l'opinion publique se manifestaient à vrai dire dans le sens des prédilections théâtrales. C'est seulement dans ce domaine que les journaux avaient la permission de montrer quelque chose comme du tempérament.
En ce temps-là se levait l'étoile du feuilletoniste Dorochévitch. Il devint à bref délai un dominateur, bien qu'il ne parlât que de choses insignifiantes et, fréquemment, de bêtises. Mais il avait un talent incontestable et, par la forme risquée de chroniques bien inoffensives au fond, il semblait casser les carreaux dans la ville administrée et opprimée par Vert-Deux. Je me jetais avec impatience sur le journal du matin, cherchant la signature de Dorochévitch. Ses articles passionnaient alors aussi bien les pères modérément libéraux que les enfants qui n'étaient pas encore sortis de la modération.
La passion de l'expression littéraire m'avait pris dès mes premières années; elle m'avait suivi, tantôt plus faible, tantôt plus forte; en somme, elle grandissait certainement. Les écrivains, les journalistes, les artistes formaient pour moi le monde le plus séduisant, dont l'accès n'était ouvert qu'à une élite.
En deuxième, nous entreprîmes de rédiger une revue. Je consultai beaucoup là-dessus Moïsseï Filippovitch, qui trouva même un titre: Kaplia (la Goutte), dans cette idée que la classe de seconde de l'école réale Saint-Paul apporterait sa minime contribution à l'océan de la littérature. J'écrivis sur ce thème une poésie qui devait en même temps servir d'article-programme. Nous publiâmes des vers et des contes, dont la plupart étaient de moi. Un de nos dessinateurs décora la couverture d'un ornement compliqué. Un camarade proposa de montrer la revue à Kryjanovsky. Un certain I***, qui logeait en pension chez le professeur, se chargea de cette mission. Il la remplit brillamment: quittant son banc, il s'approcha de la chaire, y déposa d'une main ferme la Goutte, s'inclina poliment et retourna à sa place d'un pas non moins ferme. Toute la classe se tint coite.
Kryjanovsky regarda la couverture, grimaça des sourcils, des moustaches et de la barbe, et, sans dire un mot, se mit à lire.
Un profond silence régnait, interrompu seulement par le léger bruissement des feuilles de la revue.
Ensuite, Kryjanovsky se leva de sa chaire et lut, d'un ton pénétré, ma Petite goutte pure...
-Est-ce bien? demanda-t-il.
-C'est bien, répondit un choeur assez unanime.
-Que ce soit bien, c'est possible, dit Kryjanovsky; mais l'auteur ne connaît pas la prosodie...
Et, s'adressant à moi qu'il avait deviné sous le transparent pseudonyme:
-Allons, voyons, sais-tu ce que c'est qu'un dactyle ?
J'avouai mon ignorance.
-Eh bien, je vais vous raconter ça...
Et Kryjanovsky, abandonnant pour quelques leçons la grammaire, la syntaxe, expliqua aux élèves de la petite classe les secrets de la métrique.
-Pour ce qui est de la revue, dit-il à la fin, mieux vaut que ce ne soit pas une revue; et point n'est besoin d'un "océan de littérature": que ce soit seulement un cahier d'exercices...
C'est qu'en fait il était interdit de rédiger des revues ou journaux dans les écoles.
Mais la solution arriva d'un autre côté: le paisible cours de mes études fut brusquement interrompu; je fus mis à la porte de l'école.
*
**
J'avais connu, depuis ma première enfance, bien des conflits provoqués, dirait un homme de loi, par le besoin de combattre pour le droit foulé aux pieds. Le même besoin détermina fréquemment des liaisons ou des ruptures avec des camarades. Il serait trop long de passer en revue tous les épisodes. Mais j'eus, à l'école, deux histoires plus graves.
La plus grosse fut celle qui m'arriva en deuxième, avec le Burnand qu'on appelait "le Français" bien qu'il fût Suisse. L'allemand, à l'école, faisait une certaine concurrence au russe. Mais, pour le français, cela n'allait guère. En majorité, les élèves n'en étaient qu'aux premières notions de cette langue et les enfants des colons allemands avaient plus de peine que d'autres à l'apprendre. Burnand faisait une guerre terrible aux Allemands. Sa victime de choix était Wacker. De fait, ce dernier apprenait mal. Mais un jour, le plus grand nombre, sinon tous, eurent l'impression. que Burnand avait été injuste en marquant un "1" à Wacker. Au surplus, ce jour-là, le professeur sévissait, absorbant une double dose de bonbons digestifs.
On lui fait un concert, chuchotèrent les écoliers, échangeant des clins d'oeil et se poussant l'un l'autre du coude. Et j'étais du nombre, non des derniers, peut-être même des premiers.
On avait déjà organisé, à quelques reprises, de ces "concerts", surtout en l'honneur du maître de dessin que l'on détestait pour sa bête méchanceté.
Un "concert", c'était ceci: lorsque le maître, la leçon finie, se dirigeait vers la porte, toute la classe lui faisait un haut murmure d'accompagnement, nul ne desserrant les lèvres, pour qu'il fût impossible de prendre un des choristes en flagrant délit.
Deux fois déjà, nous avions reconduit ainsi Burnand, mais tout doucement, en sourdine, car nous avions peur de lui. Cette fois-ci, nous primes notre courage à deux mains. A peine "le Français" avait-il mis sous son bras le journal de classe qu'un hurlement monta du coin le plus opposé, qui gagna, roulant en vague, le banc le plus proche de la porte. Pour ma part, je faisais ce que je pouvais. Burnand, qui avait déjà passé le seuil, se retourna brusquement et, atteignant d'un bond le milieu de la classe, tout verdâtre, fit tête à ses ennemis, projetant des étincelles, mais sans dire un mot. Les garçons, à leurs pupitres, prenaient aussitôt les airs les plus innocents, surtout ceux qui occupaient les bancs d'avant. Ceux du fond faisaient semblant de fouiller dans leurs sacs, comme si rien n'était arrivé. Burnand resta là une demi-minute, puis se tourna vers la sortie avec une telle fureur que les pans de son frac se tendirent comme des voiles. Et alors, ce fut un hurlement unanime, inspiré, qui accompagna "le Français", le poursuivant bien loin dans le couloir.
A la leçon suivante arrivèrent ensemble Burnand, Schwanebach et le surveillant Mayer qu'en notre simple langage nous appelions "le mouton" parce qu'il avait les yeux saillants, le front dur et l'esprit obtus de l'animal. Schwanebach prononça une sorte d'exorde, évitant avec soin les récifs des conjugaisons et des déclinaisons de la langue russe. Burnand respirait sa soif de vengeance. Mayer faisait des yeux énormes, scrutait, l'un après l'autre, les visages des écoliers, interpellant les plus espiègles et leur disant:
-Pour sûr que tu en étais, toi !...
Certains niaient, d'autres gardaient le silence. C'est ainsi que dix ou quinze garçons furent mis en retenue, et "sans dîner", qui pour une heure, qui pour deux. Les autres furent relaxés, et je fus du nombre, bien que Burnand, à ce qu'il m'avait semblé, eût jeté sur moi, lors de l'appel, un regard inquisiteur. Je n'avais rien fait pour obtenir mon élargissement, mais je ne m'étais pas dénoncé non plus. Je sortis de classe plutôt avec regret car il aurait été, me parut-il, plus amusant de rester avec les camarades.
Le lendemain, comme je me dirigeais vers l'école, ayant à moitié oublié l'histoire de la veille, je rencontrai près de la porte de l'établissement un élève de ma classe, du groupe qui avait été puni.
-Ecoute, me dit-il, tu vas avoir un malheur... Hier, Danilov t'a dénoncé à Mayer. Mayer a fait appeler Burnand... Ensuite, le directeur est venu... Ils ont essayé de savoir si c'était toi l'organisateur...
Je me sentis le coeur flancher.
Juste à ce moment, je me trouvai devant le surveillant Piotr Pavlovitch:
-Allez chez le directeur...
Ce surveillant qui m'avait attendu sur le seuil, le ton dont il me parlait, cela ne présageait rien de bon.
Demandant mon chemin aux appariteurs, je parvins au corridor inconnu de moi sur lequel donnait la salle de réception du directeur, et je m'arrêtai à la porte. Le directeur passa devant moi, me jeta un coup d'oeil significatif et hocha la tête. Je me tenais debout, ni mort ni vif. Le directeur sortit encore de son cabinet, jetant seulement ces mots :
-C'est bon, c'est bon...
Je compris que ce n'était pas bon du tout.
Quelques minutes plus tard, les maîtres sortaient à leur tour de leur salle de réunion qui se trouvait à côté; pour la plupart, ils s'empressaient de gagner leur classe et ne firent pas attention à moi. Kryjanovsky, en réponse à mon salut, fit une maligne grimace qui voulait dire sans doute "te voilà tombé dans une vilaine histoire, je le regrette pour toi, mais rien à faire..."
Quant à Burnand, lorsque je le saluai poliment, il tourna vers moi une barbiche mauvaise, qu'il pencha tout à fait sur moi, et il dit, écartant brusquement les bras:
-Le premier élève de deuxième est... un monstre moral...
Il s'arrêta là une seconde, soufflant sur moi une haleine peu fraîche, répéta "un monstre moral", me tourna le dos et s'éloigna.
Un moment après survint "le mouton".
-Ah! te voilà, espèce de jars, dit ce Mayer avec une visible satisfaction; eh bien, nous allons te montrer...
Alors commença pour moi un supplice qui devait durer longtemps. Dans ma classe, où je ne fus pas admis, on ne donnait aucune leçon; on procédait aux interrogatoires. Burnand, le directeur, Mayer, l'inspecteur Kaminsky s'étaient constitués en haute commission d'enquête sur l'affaire du "monstre moral" que j'étais...
Il paraît que l'histoire avait commencé ainsi. Pendant les heures de retenue, un des écoliers avait dit à Mayer:
-Ce n'est pas juste... On a laissé partir ceux qui ont crié. B*** a excité les autres, et il a crié lui-même, et on l'a lâché... Tenez, Karlsohn le sait bien...
-Pas possible, répondit Mayer. B*** est un garçon sage.
Mais Karlsohn, celui-là même qui m'avait désigné le pasteur Binnemann comme l'homme le plus intelligent d'Odessa, confirma les propos du délateur, et d'autres après lui. Mayer fit alors appeler Burnand. Encouragés et poussés par leurs maîtres, subissant la contagion de l'exemple, dix ou douze dénonciateurs se trouvèrent dans la classe.
Et alors on évoqua tout le passé :
"L'année dernière, en promenade, B*** a dit ça et ça sur le directeur..."-"B*** a soufflé sa leçon à un tel..."-"B*** était de ceux qui ont fait un "concert" à Zmigrodsky..."
Wacker, qui était la première cause de toute cette histoire, la racontait ainsi, avec sentiment :
-Bien sûr que j'ai pleuré quand Gustave Samoïlovitch m'a marqué un "1". Mais B*** s'est approché de moi, il m'a mis la main sur l'épaule et il m'a dit: "Ne pleure pas, Wacker... Nous écrirons au curateur une lettre telle qu'il chassera Burnand..."
-A qui, une lettre ?...
-Au curateur !...
-Pas possible ! Et qu'est-ce que tu as dit ?
-Bien sûr que je n'ai rien dit.
Et Danilov de continuer:
-Oui, oui, B*** nous a proposé d'écrire une lettre au curateur de l'arrondissement scolaire, mais de ne pas la signer de nos noms, pour qu'on ne soit pas mis à la porte; chacun devait seulement écrire une lettre à la suite pour former chaque mot...
-Ah! tiens, tiens, s'écriait Burnand, ravalant sa salive ; chacun aurait écrit une lettre à la suite pour former les mots !...
Tous sans exception furent interrogés. Certains de mes petits camarades nièrent carrément aussi bien ce qui n'était pas vrai que ce qui était vrai. Parmi eux Kostia R*** qui pleurait amèrement, voyant qu'on noyait son meilleur ami, le premier élève de la classe. Ces négateurs obstinés furent compromis par les délateurs qui les montraient comme mes amis. Il y avait une panique dans la classe. La majorité se renfermait en elle-même, se taisait. Danilov joua là le premier rôle, ce qui ne lui était jamais arrivé, ce qui ne devait plus lui arriver jamais. J'étais debout dans le corridor, près du cabinet du directeur, près d'une armoire vernie en jaune, tel un criminel d'Etat. Tour à tour, on appelait chez le directeur les principaux témoins pour les confronter avec les accusés. Finalement, on me renvoya à la maison.
-Allez-vous-en et dites à vos parents de se présenter à l'école.
-Mes parents sont loin, à la campagne.
-Alors, dites-le à vos éducateurs.
La veille encore j'étais, sans conteste, le premier élève de ma classe, devançant de beaucoup le deuxième. Les soupçons de Mayer ne m'avaient même pas effleuré. Or, aujourd'hui, j'étais précipité des hauteurs, tandis que Danilov, connu pour sa paresse et ses tares, me piétinait sous les yeux de toute la classe et des autorités scolaires.
Qu'était-il donc arrivé? Ceci, que j'avais pris trop énergiquement la défense d'un opprimé qui ne m'était pas plus proche que cela et qui ne m'inspirait, en somme, aucune sympathie... Ceci encore que j'avais trop compté sur la solidarité de la classe...
A vrai dire, sur le chemin du retour, vers la ruelle Pokrovsky, je songeais à tout autre chose qu'à des généralisations. La face défaite, le coeur battant, m'étouffant de mots et de larmes, je racontai tout ce qui s'était passé. Mes éducateurs me réconfortèrent comme ils purent, bien qu'ils fussent eux-mêmes très effrayés. Fanny Solomonovna se rendit chez le directeur, chez l'inspecteur Kryjanovsky, chez Iourtchenko ; elle donna des explications, tenta de convaincre, se référant à sa propre expérience pédagogique.
Tout cela à mon insu, Je m'étais retiré dans mon coin; mon sac d'écolier, bouclé, était couché sur la table; j'étais angoissé. Des journées passèrent. Comment cela finirait-il ?...
Le directeur avait dit :
-Le conseil pédagogique sera convoqué pour examiner la question sous tous ses rapports.
Parole terrifiante.
La séance eut lieu. Ce fut Moïsseï Filippovitch qui alla s'enquérir de la décision prise. J'attendis son retour avec beaucoup plus d'agitation que je n'attendis plus tard les sentences des tribunaux tsaristes. La porte d'entrée, en bas, fit entendre son heurt habituel; des pas familiers gravirent les marches de fonte, la porte de la salle à manger s'ouvrit et, en même temps, surgit, sur le seuil de la chambre voisine, Fanny Solomonovna. Je soulevai un peu le rideau qui me cachait.
-Exclu, dit Moisseï Filippovitch, d'un ton de grande lassitude.
-Exclu? reprit Fanny Solomonovna, toute saisie.
-Exclu, répéta à voix plus basse Moïsseï Filippovitch.
Je ne dis rien. Je regardai seulement Moïsseï Filippovitch, puis Fanny Solomonovna, et me retirai derrière mon rideau.
Aux vacances d'été, Fanny Solomonovna qui était venue passer quelque temps chez nous, à Ianovka, raconta ainsi l'affaire, parlant de moi:
-Quand ce mot a été prononcé, il est devenu tout vert, tellement que j'ai eu peur pour lui.
Je ne pleurai pas. J'étais accablé.
Au conseil pédagogique, la discussion s'était engagée sur trois formes possibles d'exclusion: avec interdiction d'entrer dans aucun autre établissement d'enseignement; avec interdiction de retour à l'école réale Saint-Paul; enfin, avec droit de réintégration à la même école. C'était cette dernière mesure, la plus douce, qui avait été adoptée.
Je me demandais en frémissant comment mon père et ma mère prendraient toute cette histoire. Mes éducateurs firent leur possible pour préparer et atténuer le coup. Fanny Solomonovna écrivit à ma soeur aînée une longue lettre comportant des instructions sur la manière. dont il faudrait avertir mes parents. Je restai à Odessa jusqu'à la fin de l'année scolaire et vins chez nous en vacances comme toujours.
Par les longues soirées, quand père et mère dormaient déjà, je racontais à ma soeur et à mon frère aîné comment les choses s'étaient passées, jouant les rôles des maîtres et des élèves. Mon frère et ma soeur avaient encore de trop récents souvenirs de leurs propres études. Ils me considéraient alors en personnes plus âgées. Tantôt hochant la tête, tantôt riant aux éclats de mon récit. Du rire, ma soeur passa un jour aux larmes et pleura longtemps, le front sur la table. Il fut décidé que j'irais passer huit ou quinze jours chez des amis et qu'en mon absence ma soeur raconterait tout à notre père. Elle-même redoutait cette mission. Après les échecs scolaires de mon frère aîné, les ambitions de mon père s'étaient reportées sur moi. Les premières années avaient promis un plein succès, et, tout d'un coup, tout s'en allait à vau-l'eau...
Revenant huit jours plus tard d'un séjour chez l'ami Gricha, je compris immédiatement que l'on savait tout. Ma mère fut affable pour Gricha, mais fit semblant de ne pas me remarquer. Par contre, mon père se comporta comme si rien n'était arrivé. C'est seulement quelques jours. plus tard que, revenu, par une chaude journée, des champs, et se reposant dans la fraîcheur de l'entrée, il me questionna tout à coup, en présence de ma mère:
-Dis-moi, comment as-tu sifflé ton directeur ? Comme ça ? Les deux doigts dans la bouche ?
Il fit le geste et se mit à rire.
Ma mère nous regardait avec étonnement, lui et moi. Le sourire qui lui venait était combattu par de l'indignation: pouvait-on parler si légèrement de choses si terribles? Mais mon père poursuivit l'interrogatoire:
-Montre un peu comment tu sifflais...
Si chagriné qu'il fût, il est évident qu'il lui plaisait de penser que son rejeton, quoique premier élève de la classe, eût eu l'audace de siffler des chefs élevés en grade. En vain lui certifiai-je qu'on n'avait pas sifflé, qu'il y avait eu seulement une rumeur discrète, absolument inoffensive. Mon père en tenait pour les coups de sifflet. En fin de compte, ma mère se mit à pleurer.
Durant l'été, je ne fis presque rien pour préparer mes examens. Ce qui s'était passé m'avait pour un temps dégoûté de l'étude. Ce fut pour moi une saison de transes; des disputes éclataient à tout instant. Je rentrai à Odessa quinze jours avant l'épreuve, mais, là encore, je ne travaillai que mollement. Je m'appliquai le plus, me semble-t-il, à préparer mon français. Mais Burnand se contenta de me poser quelques brèves questions. Les autres examinateurs furent encore moins exigeants. Je fus reçu en troisième. J'y retrouvai la majorité de ceux des élèves qui m'avaient trahi, ou qui m'avaient défendu, ou qui s'étaient tenus à l'écart. Ainsi étaient fixés pour longtemps les rapports personnels. Nombreux étaient ceux à qui je n'adressais pas la parole et ne tendais pas la main ; en revanche, je me rapprochai plus intimement de ceux qui m'avaient soutenu dans les moments difficiles.
Telle fut ma première épreuve politique en quelque sorte. Les groupements qui s'étaient formés en cette occasion: cafards et envieux d'une part; garçons francs et hardis à l'autre extrémité; au milieu, les neutres, masse mouvante et instable, -ces trois groupements ne devaient pas se résorber, loin de là, dans les années qui suivirent. Plus tard, je les ai rencontrés à maintes reprises, dans les circonstances les plus diverses.
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Le balayage de la neige n'était pas achevé dans les rues, mais il faisait déjà doux. Les toits, les arbres et les moineaux sentaient déjà le printemps. Un élève de quatrième s'en revenait de l'école, tenant, contre tout usage, une des courroies de son sac par la main, l'agrafe s'étant détachée. Son long paletot lui pesait comme une charge inutile qui le faisait transpirer par tout le corps. A la transpiration s'ajoutait une langueur. Le garçon voyait toutes choses autour de lui et lui-même avant tout d'une façon nouvelle. Le soleil printanier lui apprenait qu'il est des réalités infiniment plus puissantes qu'une école avec son inspecteur, qu'un sac mal attaché, plus puissantes que les leçons, les échecs, les repas, même les lectures et le théâtre, plus puissantes enfin que toute la vie quotidienne. Et l'angoisse de tout l'inexploré, des impérieuses puissances qui se dressent au-dessus de l'individu, saisit le garçon jusqu'à la moelle des os, éveillant en lui la dolente douceur d'une défaillance.
Il arriva à la maison la tête bourdonnante, une maladive musique lui battant les tempes, jeta son sac sur la table, s'étendit sur le lit et, sans s'en apercevoir, se mit à pleurer dans l'oreiller. Pour justifier à ses propres yeux ces larmes, il évoqua des scènes touchantes des livres et de sa propre vie, et c'était comme s'il avait jeté du combustible dans un foyer, et il pleurait et pleurait les larmes de l'angoisse printanière. Il aurait bientôt quatorze ans.
Dès ses premières années, le garçon avait souffert d'une maladie que les médecins, dans leurs certificats officiels, appelaient un catarrhe stomaco-intestinal, et qui intervint intimement dans toute sa vie. Souvent il dut avaler des médicaments et prendre la diète. Les secousses nerveuses avaient presque toujours leur répercussion sur l'appareil digestif. En quatrième, la maladie s'aggrava au point de paralyser les travaux de l'écolier. Après l'avoir traité longtemps, mais sans succès, les médecins prescrivirent la campagne.
Cette ordonnance me fut alors plus agréable qu'affligeante. Mais il fallait encore emporter l'assentiment de mes parents.
Il fallait trouver au village un répétiteur pour ne pas perdre une année d'études. C'étaient là de nouvelles dépenses, et l'on n'aimait pas, à Ianovka, les dépenses superflues. Cependant, grâce à Moïsseï Filippovitch, l'affaire finit par s'arranger. On trouva un répétiteur: l'ex-étudiant G***, petit homme dont l'opulente chevelure était assez grisonnante sur les tempes. C'était un être très légèrement infatué, très légèrement fantaisiste, babillard et sans caractère, de la catégorie des ratés qui ne possèdent qu'une moitié d'instruction universitaire.
Il écrivait des poésies, et il avait même réussi à en faire imprimer deux dans un journal d'Odessa. Il portait toujours les deux numéros sur lui et les montrait volontiers.
Ses rapports avec moi furent mouvementés, avec une tendance constante au pire. Au début, G*** se rendit de plus en plus familier avec moi, déclarant à toute occasion qu'il désirait être mon ami. Dans ce but, il me montrait le portrait d'une certaine KIavdia et me parlait de ses relations compliquées avec elle. Puis brusquement, il battait en retraite et exigeait de moi la déférence d'un élève à l'égard de son maître. Tout ce brouillamini finit mal: par explication violente et par une rupture définitive. Mais l'épisode du répétiteur laissait des traces: après tout, un homme dont les tempes grisonnaient m'avait confié les secrets de ses rapports avec une femme qui, en photographie, avait un air très impressionnant. Je m'en sentis grandi.
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Dans les classes supérieures, l'enseignement de la littérature passa des mains de Kryjanovsky à celles de Gamov. C'était un blondin encore jeune, replet, très myope et maladif, chez lequel il n'y avait pas la moindre étincelle d'inspiration, pas le moindre enthousiasme pour son sujet. Languissamment, nous clopinions à sa suite, de chapitre en chapitre.
Pour comble, Gamov n'était pas assidu à sa tâche et traînait en longueur, jusqu'à la dernière extrémité, la correction de nos devoirs. En cinquième, il était prévu quatre compositions à rédiger chez soi dans le courant de l'année. Ce genre de travail me passionnait de plus en plus. Je ne lisais pas seulement les ouvrages indiqués par le professeur; je consultais beaucoup d'autres livres, notant des faits, des passages à citer; je m'appropriais en les modifiant les phrases qui m'avaient plu; en un mot, je travaillais avec un entrain qui ne s'arrêtait pas toujours à la limite d'un innocent plagiat. Plusieurs élèves regardaient ainsi que moi la composition autrement que comme une corvée. Les uns inquiets, les autres pleins d'espérance, les élèves de cinquième attendaient un jugement. Le juge ne se prononçait pas. Il en fut pour le deuxième trimestre de même que pour le premier. Au troisième trimestre, je présentai une composition qui remplissait tout un cahier. Une semaine s'écoule, puis deux, puis trois: aucun vent... En termes circonspects, on rappelle la chose à Gamov. Il répond d'une phrase évasive. A la leçon suivante, Iablonovsky, un des auteurs les plus zélés, demande au professeur, à brûle-pourpoint:
-Comment expliquer que nous ne parvenons pas à connaître le sort de nos compositions et qu'en est-il fait, à proprement parler ?
Gamov le rembarra brutalement. Iablonovsky ne voulut pas céder. Fronçant des sourcils qui se rejoignaient même sans cela à la racine du nez, et secouant nerveusement le couvercle du pupitre, il éleva la voix, répétant qu'on ne pouvait pas travailler ainsi.
-Je vous invite à vous taire et à vous asseoir, répondit Gamov.
Mais Iablonovsky ne s'asseyait pas et ne cessait de parler.
-Donnez-vous la peine de sortir de classe, s'écria Gamov. Mes rapports avec Iablonovsky étaient depuis longtemps gâtés. L'histoire que j'avais eue, en deuxième, avec Burnand, m'avait rendu plus prudent. Mais, là, je sentis qu'il n'était pas possible de se taire. Et je dis :
-Anton Mikhaïlovitch, Iablonovsky a raison, nous le soutenons tous...
-C'est juste, s'exclamèrent quelques-uns.
Gamov fut d'abord interloqué, puis entra en fureur:
-Qu'est-ce que c'est? criait-il d'une voix qui n'était plus la sienne. Je sais par moi-même ce que j'ai à faire et quand il faut le faire!... Vous n'avez pas d'ordres à me donner... Vous faites du désordre...
Nous l'avions touché au point sensible.
-Nous voulons, dit un troisième, revoir nos compositions, et voilà tout !...
Gamov était hors de lui.
-Iablonovsky, sortez d'ici...
Iablonovsky ne bougeait pas.
-Va, va donc! Qu'est-ce que tu attends ?... lui chuchotait-on de divers côtés.
Secouant les épaules, roulant des yeux blancs sur sa face brune, battant le plancher, Iablonovsky sortit de classe en faisant claquer la porte de toutes ses forces.
Au début de la leçon suivante, Kaminsky fit une entrée sans bruit, roulant sur ses semelles de caoutchouc. Cela n'annonçait rien de bon. Le silence régna. D'une voix de fausset, quelque peu rauque, de la voix d'un homme qui sortirait d'une crise d'ivrognerie, le directeur nous fit une semonce brève, mais très sévère, menaçant les coupables d'exclusion, et annonça les punitions:
Iablonovsky aurait vingt-quatre heures de cachot et un "3" de conduite; moi, simplement vingt-quatre heures de cachot; le troisième des protestataires, douze heures.
Telle fut la deuxième traverse sur le chemin de mes études. L'affaire, cette fois-ci, n'eut pas de plus graves conséquences. Gamov ne nous rendit pas nos compositions, et nous en fîmes le sacrifice.
En cette même année, le tsar mourut. L'événement semblait formidable, même invraisemblable, mais lointain, comme un tremblement de terre en pays étranger. Ni moi ni personne autour de moi n'éprouvâmes de compassion pour le malade, ni de sympathie. Le lendemain du décès, lorsque j'arrivai à l'école, il y régnait une sorte de grande panique sans motif.
Le tsar est mort, disaient entre eux les écoliers, et ils ne savaient que dire de plus, ni comment exprimer leur sentiment, car ils ne voyaient pas au juste en quoi ce sentiment consistait.
En revanche, on savait que les classes n'auraient pas lieu, et l'on s'en réjouissait à part soi, surtout quand on était de ceux qui n'avaient pas préparé leurs leçons ou qui craignaient d'être appelés au tableau.
Le portier dirigeait tous les arrivants vers la grand'salle où se préparait le service funèbre. Un pope à lunettes d'or prononça quelques paroles assorties à la circonstance: les enfants s'affligent lorsque leur père vient à décéder; combien plus grande est leur douleur lorsque meurt le père de tout le peuple...
Mais il n'y avait aucune affliction. La cérémonie liturgique dura longtemps. Ce fut fatigant et ennuyeux. Puis on nous enjoignit à tous de prendre le deuil: un crêpe à coudre à la manche gauche et un autre sur l'écusson de la casquette. Après quoi, la vie reprit son cours habituel.
En cinquième, les élèves commençaient déjà à causer entre eux du choix d'une école d'enseignement supérieur et de la route à suivre plus tard. On parlait beaucoup d'examens au concours; on se disait comment les professeurs d'université de Pétersbourg cherchaient à recaler les candidats, quels problèmes casse-tête ils vous posaient et quels étaient les spécialistes de la capitale qui se chargeaient de vous faire réussir. Parmi les aînés, certains recommençaient le même voyage tous les ans, échouaient, se préparaient de nouveau et repartaient pour Pétersbourg. La seule idée de ces épreuves futures glaçait le coeur à plus d'un, et cela deux années d'avance.
Il n'y eut pas d'incidents en sixième. Chacun avait envie d'en finir au plus vite avec les tracas de l'école. Les examens de sortie eurent un caractère solennel; dans la salle des actes, en présence de professeurs d'université délégués par l'arrondissement scolaire. Le directeur, à chaque épreuve, ouvrait pompeusement le pli expédié par le curateur qui contenait le thème de l'écrit. Après lecture de ce texte, un soupir général de frayeur se faisait entendre, comme si, tous, on nous avait brusquement plongés dans l'eau froide. La tension nerveuse était telle qu'on s'imaginait la tâche absolument insurmontable. Mais ensuite on découvrait que ce n'était pas si terrible. A la fin des deux heures qui nous étaient accordées, les maîtres nous aidaient à tromper la vigilance des délégués. Mon travail fini, je restai là, au lieu de le remettre, du consentement tacite de l'inspecteur Kryjanovsky, et j'eus une correspondance animée avec ceux dont les affaires n'allaient pas.
La classe de septième était considérée comme complémentaire. L'école Saint-Paul n'avait pas de septième; il fallait entrer dans un autre établissement. Dans l'intervalle, nous jouissions d'une pleine liberté. Chacun de nous s'était fait faire pour l'occasion un costume de ville. Après avoir reçu nos certificats, nous tînmes séance, le soir, en groupe nombreux, au restaurant du Jardin d'Eté; il y avait des chanteuses sur l'estrade; l'entrée de ce lieu était sévèrement interdite aux élèves. Tous, nous avions des cravates. Il y eut deux bouteilles de bière sur notre table et nous fumions des cigarettes. Nous nous sentions intimidés par notre propre hardiesse.
A peine avions-nous ouvert la première bouteille que survînt à notre table le surveillant Wilhelm, surnommé "la chèvre" pour sa voix chevrotante. Instinctivement, nous allions faire le geste de nous lever, et nous ressentîmes tous un petit coup au coeur. Mais l'affaire tourna bien.
-Ah ! vous êtes déjà là..., dit Wilhelm, d'un ton nuancé de tristesse; et, condescendant, il nous tendit la main.
Le plus âgé d'entre nous, K***, qui avait une bague au petit doigt, lui offrit sans gêne de prendre un verre avec nous.
C'en était trop. Wilhelm refusa dignement, nous dit au revoir en toute hâte et partit à la recherche des élèves qui auraient pu passer le seuil du Jardin défendu.
Plus sûrs de nous que jamais, nous nous mîmes à boire.
Les sept années que je passai dans cette école, en comptant la classe préparatoire, ne furent pas dépourvues de joies. Mais, évidemment, les joies furent moins nombreuses que les chagrins. En somme, mes souvenirs d'école, s'ils ne sont pas tout en noir, sont colorés en gris. Indépendamment de tous les incidents, pénibles ou heureux, l'on sentait sur soi un régime de froide indifférence, de formalisme administratif. J'aurais du mal à me rappeler le nom d'un professeur que je puisse citer vraiment avec affection.
Et pourtant notre école n'était pas des plus mauvaises. Elle m'a appris quelque chose; elle m'a donné des connaissances élémentaires, l'habitude d'un travail méthodique et de la discipline extérieure. J'eus besoin de tout cela dans la suite. D'autre part, l'école, contrairement au but qu'elle s'assignait, jeta en moi la semence de la haine à l'égard de ce qui existe en ce monde. Cette semence, en tout cas, n'est pas tombée sur un sol de pierre.