1930 |
24 A Petrograd
Le voyage, de Halifax à Pétrograd, ne nous laissa pas plus d'impressions que l'on n'en a dans un tunnel. Nous étions bien en effet dans le tunnel qui menait à la révolution. Je me rappelle seulement qu'en Suède il y avait des cartes de pain: c'était la première fois que j'en voyais.
En Finlande, en wagon, je me trouvai face à face avec Vandervelde et de Man qui se rendaient aussi à Pétrograd.
-Nous reconnaissez-vous ? me dit de Man.
-Oh! oui, lui répondis-je, quoique les gens aient bien changé depuis la guerre.
Sur cette réplique dépourvue d'urbanité, la conversation s'arrêta.
De Man, dans sa jeunesse, avait essayé d'être marxiste et avait même attaqué assez heureusement Vandervelde. Pendant la guerre, il renonça, en politicien, aux innocentes folies de sa jeunesse ; après la guerre, il y renonça même dans la théorie. Il ne fut plus qu'un agent de son gouvernement.
Quant à Vandervelde, il était le personnage le plus insignifiant du groupe dirigeant de l'Internationale. Il n'en était le président que parce qu'il avait été impossible d'élire un Allemand ou un Français. Comme théoricien, Vandervelde n'était qu'un compilateur. A l'égard des courants idéologiques du socialisme, il louvoyait de même que le gouvernement de son pays manoeuvrait devant les grandes puissances. Il n'eut jamais aucune autorité sur les marxistes russes. Comme orateur, Vandervelde ne s'est pas élevé au-dessus d'une brillante médiocrité. Pendant la guerre, il échangea son poste de président de l'Internationale contre celui de ministre du roi. Je lui fis une guerre implacable dans mon journal de Paris. En réponse à cela, Vandervelde invitait les révolutionnaires russes à se réconcilier avec le tsarisme. Et il se rendait, maintenant, à Pétrograd pour engager la révolution russe à prendre la place du tsarisme dans la colonne des Alliés. Nous n'avions pas un mot à nous dire.
A Biéloostrov, nous fûmes accueillis par une délégation des internationalistes unifiés et du comité central des bolcheviks. Les menchéviks, même "internationalistes" (Martov et autres) n'étaient représentés par personne.
J'embrassai mon vieil ami Ouritsky que j'avais rencontré pour la première fois en Sibérie, au début de ce siècle. Ouritsky avait constamment collaboré, de Scandinavie, à Naché Slovo que nous publiions à Paris et avait assuré la liaison entre nous et la Russie pendant la guerre. Un an après cette rencontre, il fut assassiné par une jeune socialiste-révolutionnaire.
Dans cette délégation, je vis pour la première fois Karakhan qui devait, dans la suite, se faire une réputation comme diplomate des soviets. Les bolcheviks étaient représentés par Fédorov, ouvrier des métaux, qui devint bientôt président de la section ouvrière du soviet de Pétrograd.
Avant même d'arriver à Biéloostrov, je sus, par un journal russe tout récemment paru, que Tchernov, Tsérételli et Skobélev étaient entrés dans le cabinet de coalition du gouvernement provisoire. Du coup, l'on vit clairement comment se situaient les groupes politiques. Dès le premier jour, il allait falloir combattre sans merci, avec les bolcheviks, les menchéviks et les populistes.
A Pétrograd, gare de Finlande, une grande réception nous était réservée. Ouritsky et Fédorov prononcèrent des discours. Je répondis en parlant de la nécessité de préparer une autre révolution, qui, cette fois-ci, serait la nôtre. Lorsque, soudain, l'on m'enleva à bout de bras, je me rappelai immédiatement Halifax, où je m'étais trouvé dans la même situation. Mais, maintenant, c'étaient des mains amies qui me soulevaient. Nous étions entourés d'une quantité de drapeaux. J'aperçus le visage empreint d'émotion de ma femme, les faces pâles et inquiètes de mes garçons qui se demandaient si c'était en bien ou en mal qu'on me portait ainsi: la révolution les avait déçus une première fois.
En arrière, au bout du quai, je remarquai Vandervelde et de Man. Ils avaient fait exprès de se laisser distancer, ne risquant pas, évidemment, de se mêler à la foule. Les nouveaux ministres socialistes russes n'avaient ménagé à leur collègue belge aucune réception. Ils se souvenaient trop bien du rôle joué, la veille encore, par Vandervelde.
Aussitôt après la gare, ce fut pour moi un tourbillon dans lequel gens et épisodes passèrent comme des copeaux dans un torrent. Les plus grands événements sont les plus pauvres en souvenirs personnels: c'est ainsi que la mémoire se garde contre une surcharge. Il me semble que je me rendis aussitôt à la séance du comité exécutif. Tchkhéidzé, président inamovible de l'époque, me salua sèchement. Les bolcheviks proposèrent de m'inscrire parmi les membres du comité exécutif, en qualité d'ancien président du soviet de 1905. Il y eut une certaine confusion. Les menchéviks chuchotaient avec les populistes. Ils constituaient encore, en cette période, l'écrasante majorité dans toutes les institutions révolutionnaires. Il fut décidé de m'admettre avec voix consultative. Je reçus ma carte de membre du comité avec un verre de thé et un morceau de pain noir.
Non seulement mes enfants, mais ma femme et moi éprouvions un étonnement à entendre parler russe dans les rues de Pétrograd, à voir les enseignes et affiches écrites en russe. Il y avait dix ans que nous avions quitté la capitale, et, à cette époque, mon fils aîné avait tout juste un peu plus d'un an; le cadet était né à Vienne.
Les effectifs de la garnison étaient formidables, mais déjà tout à fait inconsistants. Les soldats passaient en chantant des chansons. révolutionnaires, portant des rubans rouges sur la poitrine. Cela semblait invraisemblable comme un rêve. Les tramways aussi étaient bondés de soldats. Dans certaines grandes avenues, on faisait encore l'exercice: les tirailleurs se couchaient, s'élançaient en ligne, se recouchaient. Derrière la révolution se dressait encore, de sa taille géante, le monstre de la guerre, projetant son ombre. Mais les masses ne croyaient déjà plus à la continuation des hostilités et il semblait que cet apprentissage du métier des armes se poursuivit simplement parce qu'on avait oublié de le décommander. La guerre était devenue impossible. C'est ce que ne parvenaient pas à comprendre non seulement les cadets mais les leaders de ce qu'on appelait "la démocratie révolutionnaire". Ils avaient une peur terrible de lâcher la jupe de l'Entente.
Je connaissais peu Tsérételli et pas du tout Kérensky; je connaissais mieux Tchkhéidzé; Skobélev avait été mon élève; j'avais combattu plus d'une fois Tchernov dans des conférences contradictoires à l'étranger; je voyais Gotz pour la première fois. Et c'était là le groupe soviétique dirigeant de la démocratie.
Tsérételli les dépassait évidemment de toute la tête. je l'avais rencontré déjà au congrès de Londres de 1907, où il représenta la fraction social-démocrate de la IIe Douma. Dès ce temps, en ses jeunes années, il était bon orateur, et pourvu d'un fonds moral très attachant. Les années de bagne qu'il vécut accrurent son autorité politique. Il rentra dans l'arène de la révolution en pleine maturité et prit immédiatement la première place parmi ceux qui pensaient comme lui ou qui étaient de ses alliés. Parmi nos adversaires, il était le seul que l'on pût prendre au sérieux. Mais, comme cela s'est fréquemment produit en histoire, il fallut la révolution pour démontrer que Tsérételli n'était pas un révolutionnaire. Celui qui ne voulait pas se perdre dans l'enchevêtrement des faits devait considérer la révolution russe non pas du point de vue seulement russe, mais dans sa perspective mondiale. Or, Tsérételli l'aborda uniquement d'après l'expérience de la Géorgie, complétée par ce que lui avait appris la IIe Douma d'empire. Ses vues en politique se révélèrent terriblement étriquées; son instruction apparut toute superficiellement littéraire. Il éprouvait une profonde déférence pour le libéralisme. Il envisageait l'inexorable dynamique de la révolution avec les yeux d'un bourgeois à demi instruit qui tremble pour la civilisation. De plus en plus, la masse qui s'éveillait lui paraissait être une populace en révolte. Dès les premiers mots échangés, il fut clair que c'était pour nous un ennemi. Lénine a dit de lui qu'il était "obtus". C'était raide, mais juste. Tsérételli avait les dons et l'honnêteté d'un esprit borné.
De Kérensky, Lénine a dit que c'était un "petit fanfaron". A cela, il y a peu de chose à ajouter. Kérensky était et est resté une figure fortuitement introduite dans l'histoire, un favori du moment. Toute puissante marée nouvelle de la révolution, entraînant des masses vierges qui n'ont pas encore de discernement, porte nécessairement très haut de ces héros d'une heure qui sont immédiatement éblouis de leur propre éclat. Kérensky était de la succession de Gapone et de Khroustalev. Il personnifiait l'accidentel dans la loi de l'histoire. Ses meilleurs discours ont valu ce que pourrait valoir de l'eau richement pilée dans un mortier. En 1917, cette eau était bouillante et donnait de la vapeur. Cela put faire une auréole.
Skobélev entra dans la politique à Vienne, où il était étudiant et débuta sous ma direction. De la rédaction de la Pravda de Vienne, il rentra chez lui, au Caucase, pour tenter de se faire élire député à la IVe Douma. Il y réussit. Parlementaire, il tomba sous l'influence des menchéviks et c'est avec eux qu'il entra dans la révolution de février. Notre liaison était depuis longtemps rompue. Je le retrouvai à Pétrograd tout frais émoulu ministre du Travail. Il s'approcha de moi avec désinvolture, au comité exécutif, et me demanda ce que j'en pensais. Je lui répondis:
-Je pense que nous vous aurons bientôt réglé votre compte.
Il n y a pas si longtemps, Skobélev, en riant, me rappelait cette amicale prédiction qui se réalisa six mois plus tard.
Peu après la victoire d'Octobre, Skobélev se déclara bolchevik. Lénine et moi étions d'avis de ne pas l'admettre au parti. Maintenant, il est, bien entendu, staliniste. Sous ce rapport, tout est dans l'ordre.
Ma femme, mes enfants et moi nous étions logés dans je ne sais quels "Kievskié Noméra"; nous n'avions. qu'une chambre et nous avions eu du mal à l'obtenir.
Le lendemain de notre installation, un officier se présenta à nous dans tout l'éclat de son uniforme.
-Vous ne me reconnaissez pas ? Non, je ne le reconnaissais pas.
-Loguinov...
Alors, sous le brillant extérieur de cet officier, me revint en mémoire un jeune serrurier que j'avais connu en 1905. Il avait fait partie d'une compagnie ouvrière de combat, s'était battu, en embuscade derrière des bornes, contre les agents de police, et m'était attaché avec toute l'ardeur d'une jeune affection. Après 1905, je l'avais perdu de vue.
Maintenant seulement, en 1917, j'apprenais de lui qu'en réalité il n'avait jamais été le prolétaire Loguinov, que son vrai nom était Sérébrovsky, ancien étudiant technologue, d'une riche famille, mais qui, en ses jeunes années, s'était bien adapté aux milieux ouvriers. Durant la période de la réaction, il était devenu ingénieur, s'était depuis longtemps tenu à l'écart de la révolution et, pendant la guerre, avait été nommé, par le gouvernement, directeur de deux des plus grandes usines de Pétrograd.
La révolution de février avait réveillé. en lui certains sentiments, il s'était souvenu du passé. Il avait appris mon retour par les journaux. Et voici qu'il était là, devant moi, et qu'il me demandait, avec une chaleureuse insistance, de venir avec ma famille loger chez lui, et tout de suite.
Après avoir hésité, nous acceptâmes.
Sérébrovsky avait un immense et riche appartement de directeur où il vivait seul avec sa jeune femme. Ils n'avaient pas d'enfants.
Tout avait été préparé d'avance. Dans cette ville à demi affamée et délabrée, nous nous trouvâmes comme en paradis.
Mais l'affaire se gâta lorsque la conversation porta sur la politique. Sérébrovsky était un patriote. Comme nous le découvrîmes plus tard, il avait une haine profonde pour les bolcheviks et il considérait Lénine comme un agent de l'Allemagne.
Dès les premiers mots, ayant trouvé de la résistance, il devint, à vrai dire, plus circonspect. Mais il nous était impossible de faire vie commune avec lui. Nous quittâmes l'appartement de ces hôtes accueillants, auxquels rien ne nous liait et nous reprîmes notre chambre des "Kievskié Noméra". Après cela, Sérébrovsky attira encore une fois chez lui nos garçons. Il les régala de thé avec des confitures, et nos gamins, par gratitude, lui parlèrent du dernier discours que Lénine avait prononcé dans un meeting. Ils en étaient tout rouges, ils étaient contents de causer et de manger des confitures.
-Mais Lénine est un espion allemand, leur dit le maître de maison.
Quoi? comment.... Ces mots avaient été prononcés ? Nos garçons laissèrent là le thé avec les confitures. Ils sautèrent sur leurs jambes et l'aîné s'écria :
-Eh bien, ça c'est une cochonnerie !
Il n'avait pas trouvé dans son vocabulaire de mot qui convint mieux à la situation.
Ce fut alors le tour du maître de maison de se sentir vexé. Nos relations s'arrêtèrent à ce point.
Après notre victoire d'Octobre, j'employai Sérébrovsky dans un établissement des soviets. Comme beaucoup d'autres du service des soviets il passa au parti. Actuellement, il est membre du comité central du parti de Staline, il est une des colonnes du régime. Si, en 1905, il a pu se faire passer pour prolétaire, il lui est maintenant infiniment plus facile de se faire passer pour un bolchevik.
Après les Journées de juillet, dont il sera parlé plus loin, les calomnies lancées contre les bolcheviks inondèrent les rues de la capitale. Je fus arrêté par le gouvernement de Kérensky et deux mois après mon retour de l'émigration, je me retrouvai dans la prison de "Kresty" que je connaissais bien. Le colonel Morris, chef du camp d'Amherst dut lire avec plaisir cette nouvelle dans son journal du matin, et il ne fut pas seul, sans doute, à éprouver ce sentiment. Mais nos garçons étaient mécontents.
-Qu'est-ce que c'est que cette révolution, disaient-ils, d'un ton de reproche à leur mère, si on enferme papa tantôt dans un camp de concentration tantôt en prison?
Leur mère était d'accord avec eux, leur disant que ce n'était pas encore la vraie révolution. Mais des gouttes amères de scepticisme s'infiltraient en eux.
Lorsque je quittai la prison de la "démocratie révolutionnaire", nous nous installâmes dans un petit logement que louait la veuve d'un journaliste libéral dans une grande maison bourgeoise. La préparation du coup d'Etat d'Octobre était poussée activement. Je devins président du soviet de Pétrograd. Mon nom était décliné de toutes les façons dans la presse. Dans l'immeuble que nous habitions, nous étions de plus en plus cernés par une muraille d'hostilité et de haine. Notre cuisinière, Anna Ossipovna devait subir les attaques des ménagères lorsqu'elle se rendait au comité domiciliaire pour chercher du pain. Mon fils était persécuté à l'école, où on l'appelait, faisant allusion à son père, "le président". Lorsque ma femme revenait du syndicat des menuisiers-ébénistes où elle avait un emploi, le portier principal l'accompagnait d'un regard haineux. C'était un supplice que de monter l'escalier. De plus en plus souvent, notre logeuse téléphonait pour savoir si ses meubles n'avaient pas été mis au pillage. Nous aurions voulu changer de local, mais où aller? Il n'y avait pas un local vacant en ville. La situation devenait de plus en plus intolérable.
Mais voici qu'un beau jour, -un beau jour vraiment,- ce blocus cessa, comme si quelqu'un était venu l'enlever du revers de la main. Le portier principal, au retour de ma femme, lui adressa le salut auquel n'avaient droit que les plus influents parmi les locataires. Au comité domiciliaire, le pain fut délivré sans retards et sans menaces. Personne ne nous fermait plus la porte au nez, en la faisant claquer.
Qui donc était parvenu à ce résultat ? Quel magicien ?
Ce fut l'oeuvre de Nikolaï Markine. Il faut parler de lui, car c'est grâce à lui, grâce à une collectivité de Markine, que la révolution d'Octobre a triomphé.
Markine était un matelot de la Baltique, canonnier et bolchevik. Il ne se montra pas
du premier coup tel qu'il était. Il n'était pas du tout dans son caractère de parader.
Il n'était pas orateur, il avait l'élocution difficile. En outre, il était timide et
renfermé, comme quelqu'un dont la force intérieure a subi un refoulement. Markine était
fait d'un seul morceau, et d'un bon "matériau". Je ne savais rien encore de son
existence qu'il avait déjà pris sur lui souci de ma famille. Il avait fait connaissance
avec nos garçons, leur avait offert, à l'Institut Smolny, du thé et des butterbrots
; plus généralement, il leur avait dispensé les petites joies dont ce temps
rigoureux était si avare. Sans en avoir l'air, il venait voir si tout marchait bien chez
nous. Je ne soupçonnais pas son existence. Par nos garçons, par Anna Ossipovna, il sut
que nous vivions dans un camp ennemi. Il vint jeter un coup d'oeil chez le portier
principal et au comité domiciliaire; je crois qu'il ne vint pas seul, mais avec un groupe
de matelots. Il dut trouver des mots très persuasifs, car tout changea brusquement autour
de nous. C'est ainsi qu'avant Octobre, une dictature du prolétariat, pour ainsi dire,
s'établit dans notre maison bourgeoise. Plus tard seulement, nous apprîmes que nous en
étions redevables à un matelot de la Baltique, ami de nos enfants.
Le comité exécutif central qui nous était hostile, cherchant un appui auprès des propriétaires d'imprimeries, enleva au soviet de Pétrograd son journal dès que celui-ci devint bolcheviste. Il nous fallait créer un nouveau journal. Je fis appel à Markine. Il disparut, s'éclipsa complètement, visita les lieux où il y avait quelque chose à faire, causa avec des typos et, en quelques jours, notre journal put paraître. Nous l'appelâmes Rabotchii i Soldat. Markine se trouvait jour et nuit à la rédaction, arrangeant tout.
Pendant les journées d'Octobre, cette figure solidement bâtie, face basanée et morose surgissait toujours aux endroits les plus dangereux et aux heures où l'on avait le plus besoin d'elle. Markine ne venait me voir que pour me dire que tout marchait bien et pour me demander si nous n'avions pas besoin de quelque chose. Son expérience grandissait: il établissait la dictature du prolétariat à Pétrograd.
Une certaine pègre entreprit d'attaquer les caves et entrepôts de spiritueux de la capitale et des palais, richement pourvus. Il y avait certainement quelqu'un pour diriger ce mouvement menaçant, pour tenter de brûler la révolution au feu de l'alcool. Markine flaira le danger et entra aussitôt en bataille. Il assura la protection des caves et là où il ne pouvait mieux faire, il détruisit les dépôts. Chaussé de hautes bottes, il enfonçait jusqu'aux genoux dans un flot de vins fins qui dégoulinait du verre des bouteilles. Par les ruisseaux, le vin coulait, imprégnant la neige, vers la Néva. Des ivrognes le lampaient, à même les rigoles. Markine, le revolver au poing, combattait pour la lucidité d'Octobre. Trempé jusqu'aux os, tout pénétré du bouquet des grands crus, il rentrait chez lui où l'attendaient, dans les affres deux petits garçons. Markine repoussa l'offensive donnée au moyen de l'alcool par la contre-révolution.
Lorsque je fus chargé du commissariat des Affaires étrangères, il sembla qu'il serait impossible d'aborder la tâche. Les anciens adjoints du ministre aussi bien que les dactylos participaient tous au sabotage Les armoires étaient fermées. Les clefs manquaient. Je m'adressai à Markine qui connaissait le secret de l'action directe. Deux ou trois diplomates furent enfermés pendant vingt-quatre heures et le lendemain, Markine, m'apportant les clefs, m'invita à me rendre au commissariat. Mais j'étais retenu à l'Institut Smolny par des travaux d'une portée plus générale pour la révolution. Markine devint alors, provisoirement, le ministre des Affaires étrangères, sans en avoir le titre. Il débrouilla tout à sa manière dans le mécanisme du commissariat, procéda d'une main ferme à l'épuration, chassant les diplomates de haute lignée, les diplomates fripons, réorganisant la chancellerie. Il confisqua au profit des miséreux de tout âge les que l'on recevait encore en contrebande, par les valises diplomatiques. Il fit une sélection parmi les plus édifiants documents secrets et publia ce qu'il avait choisi, sous sa responsabilité personnelle avec des notes de lui, en brochures. Markine ne portait pas l'insigne académique et même n'écrivait pas sans quelques fautes. Ses annotations étaient parfois d'un imprévu surprenant. Mais dans l'ensemble Markine le diplomate plantait solidement ses clous et en bonne place. Le baron von Kühlmann et le comte Czernin, à Brest-Litovsk, se jetèrent avec avidité sur le papier jaune des brochures de Markine.
Ensuite commença la guerre civile. Markine bouchait les brèches, qui étaient nombreuses. Il s'occupa d'établir la dictature assez loin, dans l'Est. Il commandait une flottille sur la Volga et chassait l'ennemi. Lorsque j'apprenais qu'il se trouvait à un endroit plus particulièrement périlleux, je me sentais plus tranquille et comme réchauffé. Mais son heure sonna. Sur la Kama, une balle ennemie rejoignit Nikolaï Guéorguiévitch Markine et faucha ses solides jambes de marin. Lorsque je reçus la dépêche qui m'annonçait sa mort, ce fut comme si une colonne de granit s'écroulait devant moi.
Sur la petite table des enfants, il y avait son portrait. Il portait le béret, avec les rubans flottants.
-Garçons, garçons, Markine a été tué...
Devant moi, deux faces pâles, tendues par les crispations d'une douleur soudaine.
Avec nos enfants, Nikolaï traitait d'égal à égal. Il leur confiait ses desseins et les secrets de sa vie. A notre Sérioja, qui avait neuf ans, il avait raconté qu'une femme qu'il aimait depuis longtemps, et profondément, l'avait quitté et qu'à cause de cela il avait du noir dans l'âme. Sérioja, d'un chuchotement effrayé, avec des larmes aussi, avait fait confidence de ce secret à sa mère.
Et ce tendre ami, qui avait ouvert, en égal, son âme à nos enfants, était également un vieux loup de mer et un révolutionnaire, un véritable héros, comme dans le plus merveilleux des contes. Etait-il possible qu'il fût mort, ce Markine qui, dans le sous-sol du ministère, nous avait appris à nous servir du revolver et de la carabine ? Deux petits corps frissonnèrent longtemps sous leurs couvertures, dans le calme de la nuit, lorsque la sinistre nouvelle nous fut parvenue. La mère, seule, entendit leurs sanglots d'inconsolables.
Ma vie était emportée dans le tourbillon des meetings. Lorsque j'arrivai à Pétersbourg, tous les orateurs que je rencontrai étaient enroués ou avaient perdu la voix. La révolution de 1905 m'avait appris à ménager mon gosier. C'est pourquoi je réussis à peu près à rester dans le rang. Meetings dans les usines, dans les écoles, dans les théâtres, dans les cirques, dans les rues, sur les places... Je rentrais exténué, après minuit, je trouvais, dans un demi-sommeil agité, les meilleurs arguments que j'aurais dû opposer à nos adversaires politiques, et, à sept heures du matin, parfois plus tôt, j'étais tiré de mon sommeil par des coups odieux, intolérables, à ma porte : on venait me chercher pour un meeting à Peterhof; des matelots de Cronstadt étaient venus me prendre, en bateau à moteur, pour m'emmener chez eux. Chaque fois, il me semblait que je ne serais pas en état de donner à cette nouvelle réunion l'élan voulu. Mais je ne sais quelles réserves du système nerveux se révélaient alors; je parlais une heure parfois deux, et, tandis que je parlais, j'étais étroitement entouré par des délégations venues de diverses usines, de divers quartiers. Il se trouvait qu'en trois, quatre ou cinq endroits, j'étais attendu par des milliers d'ouvriers, qui patientaient une et deux et trois heures. Que d'endurance mettait la masse réveillée à attendre, en ces jours-là, la parole nouvelle !
Les meetings qui se tenaient au cirque Moderne présentaient un intérêt particulier, non seulement pour moi, mais pour mes adversaires. Ceux-ci considéraient le cirque comme ma citadelle et n'essayèrent jamais d'y parler. En revanche, lorsque j'attaquais au soviet les conciliateurs, on m'interrompait souvent par des cris hostiles :
-Vous n'êtes pas ici au cirque Moderne !
Ce devint comme un refrain. D'ordinaire, au cirque, je prenais la parole le soir, quelquefois en pleine nuit. Mes auditeurs étaient des ouvriers, des soldats, de laborieuses mères de famille, des adolescents venus de la rue, les opprimés, les bas-fonds de la capitale. Il n'y avait pas place pour laisser tomber une épingle, les gens étaient entassés. De petits garçons étaient assis sur les épaules de leurs pères. Des nourrissons suçaient le sein maternel. Personne ne fumait. Les galeries supérieures menaçaient de s'effondrer sous la surcharge. Pour parvenir à la tribune, je devais passer par une étroite tranchée de corps, et parfois j'étais porté sur les bras. L'atmosphère, lourde de respirations et d'attente, éclatait en cris, en ces hurlements passionnés qui étaient dans la manière du cirque Moderne. Autour de moi, au-dessus de moi, des coudes étroitement serrés, des poitrines, des têtes... Je parlais comme du fond d'une chaude caverne de corps humains. Lorsque je faisais un geste un peu ample, j'atteignais toujours quelqu'un et, d'un mouvement de reconnaissance, l'auditeur touché me donnait à comprendre que je n'avais rien à regretter, que je ne devais pas m'interrompre, qu'il fallait continuer. Aucune lassitude ne pouvait subsister dans la tension électrique de cette agglomération humaine. La foule voulait savoir, comprendre, trouver sa voie. Par moment, on croyait sentir jusqu'aux lèvres la prenante question de cette multitude fondue en un seul être. Alors, les arguments conçus d'avance, les mots préparés, cédaient, se retiraient, sous l'autoritaire pression des sympathies, et d'autres mots sortaient de l'ombre, d'autres arguments tout armés, imprévus pour l'orateur, mais nécessaires à la masse. Et alors, l'orateur lui-même avait l'impression d'entendre quelqu'un qui eût parlé tout près de lui, de ne pouvoir suivre assez sa pensée, et sa seule inquiétude était que son double, comme un somnambule, ne tombât de l'amphithéâtre au son de sa voix de raisonneur.
Tel était le cirque Moderne. Il avait sa physionomie à lui, flambante, affectueuse et forcenée. Les nourrissons suçaient paisiblement des seins d'où partaient des cris d'assentiment ou de menace. La foule même était comme un bébé dont les lèvres sèches se collent aux tétins de la Révolution. Mais l'enfançon prenait rapidement de l'âge.
Sortir du cirque Moderne était encore plus difficile que. d'y entrer. La foule ne se décidait pas à rompre le bloc qu'elle formait. Elle ne se dispersait pas. L'esprit perdu, le corps épuisé, il fallait voguer vers la porte, passant sur d'innombrables bras qui vous soulevaient au-dessus des têtes. Parfois, je discernais les figures de mes deux filles: elles habitaient dans le voisinage, avec leur mère. L'aînée allait sur ses seize ans; la cadette allait en avoir quinze. J'avais à peine le temps de faire un signe de tête vers leurs yeux émus ou de serrer en passant une main tendre et brûlante. Et la foule nous séparait encore.
Lorsque j'étais parvenu dehors, le cirque tout entier se mettait en mouvement. La rue anuitée s'animait de cris et du tapotement des pas. Une grand'porte s'ouvre, m'engloutit et se referme lourdement derrière moi. Des amis m'ont introduit dans le palais de la ballerine Kszesinska, que fit construire pour elle Nicolas II. C'est là que s'est retranché l'état-major des bolcheviks, et des capotes grises tiennent séance sur des sièges capitonnés de soie, piétinant de leurs lourdes bottes un parquet qui n'a pas été ciré depuis longtemps. Ici, l'on peut attendre, un moment, que la foule se soit écoulée, et repartir ensuite.
Un soir, revenant du meeting par des rues désertes, j'entends des pas qui me suivent. Il en avait été de même la veille, et, je crois, l'avant-veille. Serrant du poing mon browning, je fais brusquement demi-tour. Quelques pas en arrière:
-Que vous faut-il ? demandai-je d'un ton menaçant. J'avais devant moi une jeune figure, toute dévouée.
-Permettez-moi de veiller sur vous; le cirque est aussi fréquenté par des ennemis.
C'était l'étudiant Poznansky.
Dès lors, il ne me quitta plus. Pendant toutes les années de révolution, il fut à mes côtés, remplissant des missions très variées, mais qui engageaient toujours sa responsabilité. Il s'occupait de ma protection personnelle, créa un secrétariat pour mes expéditions militaires, découvrit des dépôts d'armements que l'on avait oubliés, trouva des livres dont on avait besoin, organisa, avec rien, peut-on dire, des escadrons, combattit au front, puis dans les rangs de l'opposition. Il est actuellement déporté. J'espère que nous nous retrouverons réunis.
Le 3 décembre, je fis, au cirque Moderne, une conférence sur l'activité du gouvernement soviétique. J'expliquai l'importance de la publication de la correspondance diplomatique du tsarisme et de Kérensky. Je racontai à mes fidèles auditeurs comment, ayant dit que le peuple ne pouvait plus verser son sang pour des traités qu'il n'avait ni conclus, ni lus, ni vus, je m'étais attiré cette réplique des conciliateurs du soviet, réplique véhémente:
-Pas de ce langage ici ! Vous n'êtes pas au cirque Moderne !
Et je reprends la réponse que je fis aux conciliateurs :
-Je n'ai qu'une seule parole, qu'un seul langage, celui du révolutionnaire ; c'est la langue que je parle dans les meetings populaires, c'est le langage que je tiendrai aux Alliés et aux Allemands.
Là, le compte rendu de la presse note de bruyants applaudissements.
Ma liaison avec le cirque Moderne ne cessa qu'en février, lorsque j'allai m'établir à Moscou.