1930 |
28 Le "trotskysme" en 1917
Depuis 1904, j'étais en dehors des deux fractions de la social-démocratie. J'avais
vécu les années de la première révolution, 1905-1907, côte à côte avec les
bolcheviks. Pendant les années de la réaction, je défendis les méthodes de la
révolution contre les menchéviks dans la presse marxiste internationale. Je ne perdais
cependant pas l'espoir de voir les menchéviks s'orienter vers la gauche et je fis une
série de tentatives d'unification. C'est seulement pendant la guerre que je compris que
ces tentatives seraient inutiles. A New-York, au début de mars, j'écrivis une série
d'articles consacrés à l'étude des forces de classes et des perspectives de la
révolution russe. En ce même temps, Lénine envoyait de Genève à Pétrograd ses Lettres
de loin. Ecrits sur deux points du monde que sépare l'océan, ces articles donnent
une analyse identique de la situation et expriment des prévisions toutes pareilles.
Toutes les formules essentielles --sur l'attitude à prendre à l'égard des paysans, de
la bourgeoisie, du gouvernement provisoire, de la guerre, de la révolution
internationale, sont absolument identiques. Sur la pierre à aiguiser de l'histoire,
vérification fut faite alors des rapports du «trotskysme» et du léninisme. Cette
vérification eut lieu dans les conditions d'une expérience de chimie pure. Je ne
connaissais pas le jugement de Lénine. Je partais de mes propres prémisses et de ma
propre expérience révolutionnaire. Et j'indiquais les mêmes perspectives, la même
ligne stratégique que donnait Lénine.
Mais, peut-être, à cette époque, la question était-elle claire pour tout le monde et
la solution tout aussi bien prévue pour tous. Non! Au contraire! Le jugement de Lénine
fut en cette période --jusqu'au 4 avril 1917, c'est-à-dire jusqu'à son apparition sur
l'arène de Pétrograd,-- un jugement personnel, individuel. Pas un des dirigeants du
parti se trouvant alors en Russie, --pas un!-- n'avait même l'idée de gouverner vers la
dictature du prolétariat, vers la révolution socialiste. La conférence du parti qui
avait réuni, à la veille de l'arrivée de Lénine, quelques dizaines de bolcheviks,
avait montré qu'aucun d'eux n'allait en pensée au-delà de la démocratie. Ce n'est pas
sans intention que les procès-verbaux de cette conférence restent cachés jusqu'à ce
jour. Staline était d'avis de soutenir le gouvernement provisoire de Goutchkov-Milioukov
et d'arriver à une fusion des bolcheviks avec les menchéviks. La même attitude fut
prise (ou bien une attitude encore plus opportuniste) par Rykov, Kaménev, Molotov,
Tomsky, Kalinine et tous autres dirigeants ou à demi dirigeants actuels. Iaroslavsky,
Ordjonikidzé, le président du comité exécutif central de l'Ukraine, Pétrovsky, et
d'autres, publiaient, pendant la révolution de février, à Iakoutsk, en commun avec les
menchéviks, un journal appelé le Social-Démocrate, dans lequel ils
développaient les idées les plus vulgaires de l'opportunisme provincial. Si l'on
reproduisait actuellement certains articles du Social-Démocrate d'Iakoutsk dont
Iaroslavsky était le rédacteur en chef, on tuerait idéologiquement cet homme, en
admettant toutefois qu'il soit possible de l'exécuter idéologiquement.
Telle est la garde actuelle du «léninisme». Qu'en diverses occasions, ces hommes aient
répété les paroles et imité les gestes de Lénine, cela, je le sais. Mais, au début
de 1917, ils étaient livrés à eux-mêmes. La situation était difficile. C'est alors
qu'ils auraient dû montrer ce qu'ils avaient appris à l'école de Lénine et ce dont ils
étaient capables sans Lénine. Qu'ils désignent seulement, parmi eux, un seul qui de
lui-même ait su aborder la position qui fut identiquement formulée par Lénine à
Genève et par moi à New-York. Ils ne trouveront pas un nom. La Pravda de
Pétrograd, dont les rédacteurs en chef, avant l'arrivée de Lénine, étaient Staline et
Kaménev, est restée à tout jamais un monument d'esprit borné, d'aveuglement et
d'opportunisme. Cependant la masse du parti, comme la classe ouvrière dans son ensemble,
se dirigeait spontanément vers la lutte pour le pouvoir. Il n'y avait pas en somme
d'autre voie, ni pour le parti ni pour le pays.
Pour défendre, pendant les années de la réaction, la perspective de la révolution
permanente, il fallait des prévisions théoriques. Pour lancer, en mars 1917, le mot
d'ordre de la lutte pour le pouvoir, il suffisait, ce me semble, du flair politique. Les
facultés de prévision et même de flair ne se sont révélées chez aucun --pas un!--
des dirigeants actuels. Pas un d'entre eux, en mars 1917, n'avait dépassé la position du
petit bourgeois démocrate de gauche. Aucun d'entre eux n'a passé convenablement l'examen
de l'histoire.
J'arrivai à Pétrograd un mois après Lénine. Exactement le temps pendant lequel j'avais
été retenu au Canada par Lloyd George. Je trouvai la situation dans le parti
essentiellement modifiée. Lénine avait fait appel à la masse des partisans contre leurs
tristes leaders. Il mena une lutte systématique contre ces «vieux bolcheviks
--écrivait-il-- qui ont déjà joué plus d'une fois un triste rôle dans l'histoire de
notre parti, répétant sans y rien comprendre une formule apprise par coeur, au lieu
d'étudier les particularités de la nouvelle et vivante situation».
Kaménev et Rykov tentèrent de résister. Staline, en silence, se mit à l'écart. Il
n'existe pas, pour l'époque, un seul article où celui-ci ait fait effort pour juger sa
politique de la veille et s'ouvrir un chemin dans le sens de la position léniniste. Il se
tut tout simplement. Il s'était trop compromis par la désastreuse direction qu'il avait
donnée pendant le premier mois de la révolution. Il préféra se retirer dans l'ombre.
Il ne prit publiquement nulle part la défense des idées de Lénine. Il éludait et
attendait. Durant les mois où se fit la préparation théorique et politique d'Octobre,
où s'engagèrent le plus sérieusement les responsabilités, Staline n'eut tout
simplement pas d'existence politique.
Lorsque j'arrivai dans le pays, un bon nombre d'organisations social-démocrates
groupaient encore des menchéviks et des bolcheviks. C'était la conséquence naturelle de
la position que Staline, Kaménev et d'autres avaient prise non seulement au début de la
révolution, mais aussi pendant la guerre, bien que, il faut en convenir, l'attitude de
Staline en temps de guerre soit restée inconnue de tous: il n'a pas écrit une seule
ligne sur cette question qui n'est pas d'une mince importance.
Actuellement, les manuels de l'Internationale communiste, dans le monde entier --pour les
Jeunesses communistes en Scandinavie et les pionniers en Australie-- répètent à
satiété que Trotsky, en août 1912, fit une tentative pour unifier les bolcheviks avec
les menchéviks. En revanche, il n'est dit nulle part que Staline, en mars 1917, prêchait
une alliance avec le parti de Tsérételli et qu'en fait, jusqu'au milieu de 1917, Lénine
ne parvint pas à dégager le parti du marais où l'avaient entraîné les dirigeants
temporaires d'alors, actuellement devenus les épigones. Le fait que pas un d'entre eux ne
comprit, au début de la révolution, le sens et la direction de celle-ci est maintenant
interprété comme procédant de vues dialectiques particulièrement profondes, s'opposant
à l'hérésie du trotskysme qui osa non seulement comprendre les faits de la veille, mais
aussi prévoir ceux du lendemain.
Quand, arrivé à Pétersbourg, je déclarai à Kaménev que je n'objectais rien aux
fameuses «thèses d'avril» de Lénine, qui déterminaient le cours nouveau du parti,
Kaménev me répondit seulement:
--Je crois bien !...
Avant même d'avoir adhéré en bonne et due forme au parti, je contribuai à
l'élaboration des plus importants documents du bolchevisme. Il ne vint à l'esprit de
personne de demander si j'avais renoncé au «trotskysme» comme l'ont voulu savoir, à
mille reprises, depuis, dans la période de décadence des épigones, les Cachin, les
Thaelmann et autres parasites de la révolution d'Octobre. Si, à cette époque, on a pu
voir le trotskysme opposé au léninisme, ce fut seulement en ce sens que, dans les
sphères supérieures du parti, pendant avril, Lénine fut accusé de trotskysme. Kaménev
en parlait ainsi, ouvertement et avec persistance. D'autres disaient de même, mais d'une
façon plus circonspecte, dans les coulisses. Des dizaines de «vieux bolcheviks» me
déclarèrent, après mon arrivée en Russie :
--Maintenant, c'est fête dans votre rue !...
Je fus forcé de démontrer que Lénine n'avait pas adopté ma position, qu'il avait
simplement étendu la sienne et que, par la suite de cette évolution, où l'algèbre se
simplifiait en arithmétique, l'identité de nos idées s'était manifestée. Il en fut
bien ainsi.
Dès nos premières rencontres, et plus encore après les Journées de juillet, Lénine
donnait l'impression d'une extrême concentration intérieure, d'un ramassement sur
lui-même poussé au dernier degré --sous des apparences de calme et de simplicité
prosaïque. Le régime kérenskyste semblait, en ces jours-là, tout-puissant. Le
bolchevisme n'était représenté que par une «petite bande insignifiante». C'est ainsi
qu'il était traité officiellement. Le parti lui-même ne se rendait pas encore compte de
la force qu'il allait avoir le lendemain. Et, cependant, Lénine le conduisait, en toute
assurance, vers les plus hautes tâches. Je m'attelai au travail et aidai Lénine.
Deux mois avant Octobre, j'écrivais:
«Pour nous, l'internationalisme n'est pas une idée abstraite, n'existant seulement que pour être trahie à la première occasion (ce qu'elle est pour un Tsérételli ou un Tchernov) ; c'est un principe qui nous dirige immédiatement et est profondément pratique. Un succès durable, décisif, n'est pas concevable pour nous en dehors d'une révolution européenne.»
A côté des noms de Tsérételli et de Tchernov, je ne pouvais pas alors encore ranger celui de Staline, philosophe du socialisme dans un seul pays. Je terminais mon article par ces mots :
«La révolution permanente contre le carnage permanent! Telle est la lutte dont l'enjeu est le sort de l'humanité.»
Ce fut imprimé dans l'organe central de notre parti, le 7 septembre et reproduit en
brochure. Pourquoi mes critiques actuels gardèrent-ils alors le silence sur le mot
d'ordre hérétique d'une révolution permanente? Où étaient-ils? Les uns, comme
Staline, attendaient les événements en regardant de côté et d'autre; les autres, comme
Zinoviev, se cachaient sous la table.
Mais la plus grosse question est celle-ci: comment Lénine a-t-il pu tolérer ma
propagande hérétique? Quand il était question de théorie, il ne connaissait ni
condescendance ni indulgence. Comment a-t-il pu supporter que le «trotskysme» fût
prêché dans l'organe central du parti ?
Le 1er novembre 1917, à une séance du comité de Pétrograd (le procès-verbal de cette
séance, historique sous tous rapports, est tenu secret jusqu'à présent), Lénine
déclara que depuis que Trotsky s'était convaincu de l'impossibilité d'une alliance avec
les menchéviks, «il n'y avait pas de meilleur bolchevik que lui». Il montra par là
clairement, et non pour la première fois, que si quelque chose nous séparait, ce
n'était pas la théorie de la révolution permanente, c'était une question plus
restreinte, quoique très importante, sur les rapports à garder envers le menchévisme.
Jetant un coup d'oeil rétrospectif, deux ans après la révolution d'Octobre, Lénine
écrivait :
«Au moment de la conquête du pouvoir, lorsque fut créée la république des soviets, le
bolchevisme avait attiré à lui tout ce qu'il y avait de meilleur dans les tendances de
la pensée socialiste proches de lui.»
Peut-il y avoir l'ombre d'un doute qu'en parlant d'une façon aussi marquée des tendances
de la pensée socialiste les plus proches du bolchevisme, Lénine avait en vue tout
d'abord ce que l'on appelle maintenant le «trotskysme historique» ? En effet, quelle
autre tendance pouvait être plus proche du bolchevisme que celle que je représentais ?
Qui donc Lénine pouvait-il avoir en Vue? Marcel Cachin ? Thaelmann ? Pour Lénine,
lorsqu'il passait en revue l'évolution du parti dans son ensemble, le trotskysme n'était
pas quelque chose d'étranger ou d'hostile ; c'était, au contraire, le courant de la
pensée socialiste le plus proche du bolchevisme.
La véritable marche des idées n'eut, on le voit, rien de commun avec la caricature
mensongère qu'en ont faite, profitant de la mort de Lénine et de la vague de réaction,
les épigones.