1930 |
34 Le train
Il faut maintenant parler de ce qu'on appelait «le train du président du soviet de
guerre révolutionnaire». Ma vie personnelle, pendant les années les plus ardues de la
révolution, a été indissolublement confondue avec la vie de ce convoi, laquelle,
d'autre part, ne saurait être détachée de la vie de l'Armée rouge. Le train faisait la
liaison entre le front et l'arrière, résolvait sur place les questions urgentes,
instruisait, lançait des appels, ravitaillait, châtiait et récompensait.
On ne peut dresser une armée sans répression. On ne peut mener à la mort des masses
d'hommes si le commandement ne dispose pas, dans son arsenal, de la peine de mort. Tant
que les méchants singes sans queue qui s'appellent des hommes, et qui sont fiers de leur
technique, formeront des armées et batailleront, le commandement placera les soldats dans
l'éventualité d'une mort possible en avant ou d'une mort certaine à l'arrière.
Pourtant, ce n'est pas par la terreur que l'on fait des armées. Ce n'est pas faute de
répression que l'armée du tsar s'était décomposée. En essayant de la sauver par le
rétablissement de la peine de mort, Kérensky l'avait seulement achevée. Sur les cendres
chaudes de la grande guerre, les bolcheviks créèrent une armée nouvelle. Pour celui qui
entend quelque chose à l'histoire, ces faits n'ont pas besoin d'explications. Pour notre
armée, le ciment le plus fort, ce furent les idées d'Octobre. Le train apportait ce
ciment aux fronts.
Dans les gouvernements de Kalouga, de Voronèj ou de Riazan, des dizaines de milliers de
jeunes paysans ne répondirent pas aux premiers appels lancés par les soviets. La guerre
avait lieu loin de chez eux, le recrutement fonctionnait mal, les appels n'étaient pas
pris au sérieux. On appelait déserteurs ceux qui ne se présentaient pas à l'appel. Une
lutte sérieuse fut ouverte contre la désertion. Au commissariat de la guerre de Riazan,
on rassembla jusqu'à quinze mille «déserteurs». Comme je passais par Riazan, je
décidai de les voir. On m'en dissuadait : «S'il y avait un malheur !» Mais tout se
passa le mieux du monde. Des baraquements où ils cantonnaient, on les appela :
--Camarades déserteurs, allez au meeting ! Le camarade Trotsky est venu vous voir !
Ils se précipitèrent, foule agitée, bruyante, curieuse, comme des écoliers. Je me les
étais figurés plus mauvais. Ils m'avaient cru plus terrible. En quelques minutes je fus
entouré par la confrérie, horde immense, turbulente, indisciplinée, mais nullement
hostile. Les «camarades déserteurs» me dévisageaient de telle façon qu'on eût pu
s'attendre à voir les yeux de plus d'un lui sauter hors de la tête. Je grimpai sur une
table, dans la cour, et causai avec eux pendant près d'une heure et demie. C'était le
plus accueillant des auditoires. Je tâchai de les rehausser dans leur propre estime et,
finalement, les invitai à lever la main en signe de fidélité à la révolution. Sous
mes yeux, ils avaient été gagnés par les idées nouvelles. Un véritable enthousiasme
les posséda. Ils m'accompagnèrent jusqu'à l'automobile, me dévorant du regard, mais
ils n'avaient plus peur, cela se voyait; ils étaient transportés, criaient à gorge
déployée et ne se décidaient pas à me lâcher. J'ai appris plus tard, non sans
fierté, qu'un des meilleurs moyens d'éducation qui furent employés à leur égard
était de dire: «Eh bien, qu'avais-tu promis à Trotsky ?» Les régiments que formèrent
les «déserteurs» de Riazan se battirent ensuite fort bien sur les fronts.
J'évoque la classe de seconde de l'école réale Saint-Paul, à Odessa. Quarante garçons
qui ne différaient en rien de quarante autres garçons. Mais lorsque Burnand, au front
marqué d'un «X» mystérieux, le surveillant Mayer, le surveillant Wilhelm, l'inspecteur
Kaminsky et le directeur Schwanebach frappèrent de toute leur vigueur sur le groupe le
plus porté à la critique, le plus hardi de la classe, les cafards et les crétins
envieux relevèrent immédiatement la tête, entraînant leurs camarades.
Dans chaque régiment, chaque compagnie, il y a des hommes de différentes valeurs. Les
hommes conscients et capables d'abnégation constituent la minorité. A l'opposé, il
existe une autre minorité infime d'hommes dépravés, de poltrons, ou d'ennemis
conscients. Entre les deux minorités, un nombreux milieu d'incertains, d'hésitants. La
débâcle se produit lorsque les meilleurs périssent ou sont réduits à s'effacer,
lorsque ceux qui tiennent à leur peau ou les ennemis prennent le dessus. Ceux de la
moyenne, en pareil cas, ne savent qui suivre et, à l'heure du danger, se laissent aller
à la panique.
Le 24 janvier 1919, je disais, dans la grand'salle des Colonnes, à Moscou, aux jeunes
commandants :
«Donnez-moi trois mille déserteurs, appelez cela un régiment: je leur donnerai un chef combatif, un bon commissaire, ce qui convient comme chefs de bataillon, de compagnie et de peloton, et les trois mille déserteurs, en un mois, feront chez nous, en pays révolutionnaire, un excellent régiment. Dans ces dernières semaines, ajoutai-je, nous nous en sommes une fois de plus assurés par l'expérience des secteurs de Narva et de Pskov, où nous avons réussi à constituer d'excellentes troupes avec des débris.»
J'ai vécu deux ans et demi, sauf intervalles relativement courts, dans un wagon qui
avait été, autrefois, au service du ministre des Voies et Communications. L'installation
de cette voiture était bonne dans le sens du confort ministériel, mais elle n'était
guère faite pour le travail. C'est là que je recevais ceux qui m'apportaient des
rapports en cours de route, c'est là que je consultais les autorités militaires et
civiles des lieux où je passais, c'est là enfin que je déchiffrais les télégrammes,
dictais des ordres et des articles. C'est de là que je partais avec mes collaborateurs
pour de longues randonnées en automobile le long du front. Aux heures de loisir, je
dictais en wagon mon livre contre Kautsky [Terrorisme et Communisme (Librairie de
l'Humanité). --N.d.T.] et bien d'autres oeuvres. En ces années, je m'habituai pour
toujours --me semblait-il-- à écrire et à méditer avec l'accompagnement des ressorts
Pullman et des roues.
Mon train avait été formé en hâte dans la nuit du 7 au 8 août 1918, à Moscou. Le
matin même, je partais pour Sviiajsk, me rendant au front tchécoslovaque. Dans la suite,
mon matériel fut constamment remanié, devint plus compliqué, se perfectionna. Dès
1918, c'était un appareil volant de gouvernement. Il s'y trouvait un secrétariat, une
imprimerie, une station télégraphique, une de radio, une d'électricité, une
bibliothèque, un garage et des bains.
Le poids du train était tel qu'il lui fallait deux locomotives. On dut plus tard en faire
deux convois. Lorsque les circonstances nous obligeaient à séjourner un certain temps
dans un des secteurs du front, une des locomotives servait d'agent de liaison ; l'autre
était toujours sous pression. Le front avait des déplacements brusques et il ne fallait
pas plaisanter.
Je n'ai pas sous la main l'histoire du train. Elle est conservée quelque part dans les
archives de la Guerre. En temps utile, elle fut élaborée avec soin par mes jeunes
collaborateurs. Le diagramme des déplacements du train fut tracé pour une exposition
concernant la guerre civile et attira, d'après ce qu'en dirent les journaux, de nombreux
visiteurs. Ensuite, il fut remis au musée de la Guerre. Actuellement, il est caché dans
quelque réduit, avec des centaines, des milliers d'autres documents : affiches,
proclamations, ordres, drapeaux, photographies, films, livres, discours, qui donnèrent
une idée des péripéties les plus importantes de la guerre civile dont je fis partie
d'une façon ou d'une autre.
Les éditions du commissariat de la Guerre ont eu le temps, de 1922 à 1924, c'est-à-dire
jusqu'aux défaites de l'opposition, de publier, en cinq tomes, ceux de mes travaux qui
concernent l'armée et la guerre civile. L'histoire du train n'y est pas comprise. Je ne
pourrais actuellement reconstituer l'orbite des déplacements du convoi qu'en partie, en
reprenant les indications de lieu et de date qui accompagnent les éditoriaux du journal
du train: V Pouti (En route): Samara, Tchéliabinsk, Viatka, Pétrograd, Balachov,
Smolensk, retour à Samara, Rostov, Novotcherkassk, Kiev, Jitomir, et ainsi de suite,
interminablement. Je n'ai même pas sous la main le chiffre exact des distances parcourues
au total pendant la guerre. civile. Dans mes études sur la guerre, une note explicative
indique trente-six trajets, dont la longueur serait de plus de cent cinq mille
kilomètres. Un de mes anciens compagnons de voyage m'écrit, se fiant à sa mémoire,
qu'en trois ans nous avons parcouru une distance égale à cinq fois et demie le tour du
monde, c'est-à-dire que son chiffre est le double du mien. Ne sont pas compris ici les
dizaines de milliers de kilomètres couverts en automobile sur les flancs des voies
ferrées et vers les lignes avancées du front. Comme le train se dirigeait toujours vers
les points les plus menacés, le schéma de ses déplacements, reporté sur la carte,
donnait un tableau assez précis et, en même temps, clair de l'importance relative des
divers fronts. C'est en 1920, dernière année de la guerre civile, que ces voyages furent
les plus nombreux. En majeure partie, ils furent dirigés vers le front sud, qui resta
tout le temps le plus opiniâtre, le plus persistant et le plus dangereux.
Que cherchait donc le «train du président du soviet de guerre révolutionnaire» sur les
fronts de la guerre civile ? Dans un sens général, la réponse est claire : il cherchait
la victoire. Mais qu'apportait-il aux fronts? Quelles étaient ses méthodes d'action?
Quel était le but immédiat de ses randonnées constantes d'un point à l'autre du pays ?
Ce n'étaient pas seulement des voyages d'inspection. Non ! Le travail du train se
rapportait étroitement à l'organisation de l'armée, à son éducation, à sa direction
et à son ravitaillement. Nous reformions l'armée, et sous le feu. Il en fut ainsi non
seulement sous Sviiajsk où s'inscrit le premier mois de l'histoire du train. Il en fut
ainsi sur tous les fronts. Avec des détachements de partisans, avec des réfugiés qui
avaient échappé aux Blancs, avec des paysans mobilisés dans des districts voisins, avec
des troupes ouvrières envoyées par les centres industriels, avec des groupes de
communistes et de syndiqués, on créa sur place, au front, des compagnies, des
bataillons, des régiments, parfois des divisions entières. Après des défaites et des
retraites, une masse friable, prise de panique, était transformée, en deux ou trois
semaines, en troupe combative. Que fallait-il pour cela ? Beaucoup et peu. De bons
commandants; quelques dizaines de combattants expérimentés; une dizaine de communistes
dévoués; des bottes pour ceux qui arrivaient pieds nus; un établissement de bains; une
énergique campagne de propagande; de la nourriture, du linge, du tabac et des allumettes.
Le train s'occupait de tout cela. Nous avions toujours en réserve quelques communistes
sérieux pour combler les brèches, une centaine ou deux de bons combattants, une petite
provision de bottes, de vestes en cuir, de médicaments, de mitrailleuses, de jumelles, de
cartes, de montres et de toutes autres allocations. Les ressources matérielles du train
étaient bien entendu insignifiantes devant les besoins de l'armée. Mais elles étaient
renouvelées constamment. L'important est que, des dizaines et des centaines de fois,
elles ont joué le rôle de la pelletée de charbon qui est indispensable à un certain
moment pour empêcher le feu de s'éteindre dans la cheminée.
Le télégraphe fonctionnait dans le train. Nous communiquions par fil direct avec Moscou.
Mon adjoint, Skliansky, prenait note de mes demandes de ravitaillement absolument
indispensable pour l'armée --parfois pour une division ou même pour un seul régiment.
Les objets demandés arrivaient si rapidement qu'on n'eût pu les espérer si vite sans
mon intervention. Bien entendu, on ne peut affirmer que cette méthode soit la bonne. Un
pédant dirait qu'en matière de ravitaillement, comme dans tout ce qui concerne la
guerre, c'est la méthode qui importe le plus. C'est juste. Je suis moi-même enclin à
pécher plutôt dans le sens du pédantisme. Mais, pour nous, l'affaire était en ceci que
nous ne voulions pas périr avant d'avoir créé un système bien équilibré. Voilà
pourquoi nous fûmes forcés, surtout dans la première période, de substituer à
l'action méthodique des improvisations, afin qu'on pût ensuite appuyer sur elles le
système.
Dans tous mes voyages, je fus accompagné par des dirigeants de toutes les principales
administrations de l'armée, et surtout de tous les services d'approvisionnements et de
munitions. Nos intendants étaient hérités de l'ancienne armée. Ils essayaient de
travailler à la mode d'autrefois, et travaillaient même plus mal, car les circonstances
étaient infiniment plus difficiles. Dans ces migrations, nombreux furent les vieux
spécialistes qui s'instruisirent aux choses nouvelles tandis que les nouveaux
complétaient leur instruction par l'expérience.
Après avoir inspecté une division et reconnu sur place ses besoins, je convoquais à
l'état-major ou au wagon-restaurant du train une conférence aussi nombreuse que
possible, comprenant des représentants des petits gradés et des soldats de l'Armée
rouge, y appelant des délégués de l'organisation locale du parti, des organes des
soviets et des syndicats. J'arrivais ainsi à obtenir un tableau de la situation sans
feintes et sans fausses couleurs. Ces conférences donnaient toujours, en outre,
d'immédiats résultats pratiques. Si pauvres que fussent les organes du pouvoir local,
ils se montraient toujours capables de se comprimer, de faire un effort, sacrifiant
quelque chose pour l'armée. C'étaient les communistes qui se prodiguaient le plus. On
prélevait dans divers services une nouvelle dizaine de militants et on les affectait
aussitôt à quelque régiment hésitant. On trouvait une réserve de tissus pour en faire
des blouses et des chaussettes [Les portianki, bandes de toile dont les paysans et
les soldats s'enveloppent les pieds. --N.d.T.], du cuir pour les ressemelages, un quintal
de corps gras [Le mot russe désigne toutes les graisses animales, y compris le beurre,
ainsi que les huiles végétales. --N.d.T.]. Mais ce que l'on pouvait recueillir sur place
ne suffisait évidemment pas. Après chaque conférence, je transmettais à Moscou, par
fil direct, une commande précise, en tenant compte des ressources de la capitale:
finalement, la division recevait, et en temps voulu, ce dont elle avait un besoin plus
qu'urgent. Les commandants et les commissaires du front apprenaient d'après l'expérience
du train, à considérer leur tâche --celle de chefs, d'éducateurs, d'intendants, de
juges-- non en supérieurs, du haut de leurs états-majors, mais d'en bas, du point de vue
de la compagnie et du peloton, du point de vue de la jeune recrue inexpérimentée.
Progressivement se constituaient des services centralisés pour l'approvisionnement du
front et des armées, lesquels fonctionnaient plus ou moins bien. Mais, à eux seuls, ils
ne faisaient pas et ne pouvaient faire tout le nécessaire. En temps de guerre, l'appareil
le plus idéal aura des à-coups, surtout dans une guerre de manoeuvres, toute faite de
mouvements dont on ne peut --hélas!-- absolument pas prévoir les directions.
De plus, il ne faut pas oublier que nous combattions sans disposer d'aucun stock. Dès
1919, il ne restait plus rien dans les dépôts du centre. Une blouse endossée au front
sortait directement des mains de la couseuse. La situation était particulièrement
mauvaise sous le rapport des fusils et des cartouches. Les usines de Toula en fabriquaient
au jour le jour. Pas un wagon de cartouches ne pouvait obtenir sa destination sans la
signature du commandant général des armées. La fourniture en munitions et fusils donna
toujours bien du fil à retordre. Parfois, le fil cassait. Alors, nous perdions des hommes
et du terrain.
Si nous n'avions pas improvisé encore et encore dans tous les domaines, la guerre eût
été pour nous inconcevable. Le train donnait l'initiative de ces improvisations et, en
même temps, en était le régulateur. Tout en imprimant une impulsion aux entreprises
spontanées du front et de l'arrière, nous avions le souci de les faire rentrer
graduellement dans les canaux d'un système général. Je ne prétends pas dire que nous y
réussissions toujours. Mais, comme l'a montré l'issue de la guerre civile, nous sommes
arrivés au principal: à la victoire.
Particulièrement importantes furent nos visites à ceux des secteurs de l'armée où la
trahison des effectifs de commandement causait des perturbations parfois catastrophiques.
Le 23 août 1918, pendant les journées les plus critiques sous Kazan, je reçus de
Lénine et de Sverdlov un télégramme chiffré :
«Sviiajsk -- Trotsky. Trahison sur front Saratov, quoique découverte à temps, a provoqué fluctuations extrêmement dangereuses. Jugeons absolument indispensable que vous vous rendiez là, car votre apparition sur le front produit effet sur soldats et toute l'armée. Nous entendrons pour visite d'autres fronts. Répondez indiquant jour de votre départ, tout chiffré. N° 80. 22 août 1918. Lénine. Sverdlov.»
J'estimai qu'il m'était absolument impossible de quitter Sviiajsk: le départ du train
eût ébranlé le front de Kazan qui vivait déjà des heures assez difficiles sans cela.
Sous tout rapports, Kazan importait plus que Saratov. Lénine et Sverdlov en convinrent
bientôt. Je ne me rendis à Saratov qu'après la reprise de Kazan. Mais des télégrammes
du même genre rejoignaient le train dans tous ses raids ultérieurs. C'étaient Kiev et
Viatka, c'étaient la Sibérie et la Crimée qui se plaignaient d'une situation difficile
et qui réclamaient, soit à tour de rôle, soit ensemble, que le train vint à la
rescousse.
La guerre se déroulait dans la périphérie du pays, souvent dans les coins les plus
reculés d'un front qui s'étendait sur huit mille kilomètres. Les régiments et les
divisions restaient pendant des mois séparés du reste du monde. Ils se laissaient gagner
par le découragement. Fréquemment, le matériel téléphonique manquait, même pour les
communications intérieures. Le train était pour ces contingents le messager d'autres
mondes. Nous avions toujours un stock d'appareils téléphoniques et de fils. Au-dessus
d'un wagon spécial était tendue une antenne qui permettait, en cours de route,
d'enregistrer les radios de la tour Eiffel, de Nauen, et au total de treize stations,
dont, en première ligne, bien entendu, Moscou. Le train était toujours au courant de ce
qui se passait dans le monde entier. Les dépêches les plus importantes étaient
imprimées dans le journal du train et commentées, au fur et à mesure, par des articles,
des tracts et des ordres du jour. L'aventure de Kapp, les complots de l'intérieur, les
élections anglaises, la marche du stockage des blés et les prouesses du fascisme italien
étaient expliqués à la trace même des événements et l'on en indiquait la
corrélation avec les destinées des fronts d'Astrakhan ou d'Arkhangel. En même temps,
les articles étaient transmis par fil direct à Moscou, et de là, par radio, à la
presse de tout le pays. L'arrivée du train rattachait le détachement le plus isolé à
l'armée entière, à la vie du pays et du monde. Les bruits alarmants, les doutes se
dissipaient, le moral se relevait. L'élan donné suffisait pour plusieurs semaines,
parfois jusqu'au retour du train. Dans l'intervalle, des visites étaient faites par des
membres du soviet de guerre révolutionnaire du front ou de l'armée, visites organisées
sur le même modèle, mais avec des moyens plus modestes.
Tous mes travaux, et non pas seulement ceux de l'écrivain, dans le train, eussent été
impossibles sans l'assistance de mes collaborateurs-sténographes: Glasmann, Sermux, et le
jeune Nétchaïev. Ils travaillèrent nuit et jour, en cours de route, et le train, dans
la fièvre de la guerre, contrevenant à toutes les règles de la prudence, roulait sur
des traverses brisées, à une vitesse de plus de soixante-dix kilomètres à l'heure, de
sorte que la carte suspendue au plafond du wagon allait et venait comme une balançoire.
Je suivais toujours avec étonnement et reconnaissance les mouvements d'une main qui,
malgré les cahots et les trépidations, traçait en toute assurance de fins caractères.
Le texte dactylographié que l'on m'apportait une demi-heure plus tard n'avait pas besoin
de corrections. Ce n'était pas du travail ordinaire, c'était un prodige de valeur.
Glasmann et Sermux ont payé cher dans la suite leur dévouement héroïque à la
révolution : le premier a été poussé au suicide par les staliniens; Sermux a été
interné dans un trou perdu de Sibérie.
Le train comprenait un immense garage contenant plusieurs automobiles et un wagon-citerne
à essence. Ainsi pouvait-on s'écarter du chemin de fer à des centaines de verstes. Sur
les autos-camions et voitures légères prenait place une équipe de vingt à trente
hommes, fusiliers et mitrailleurs d'élite. Ma voiture était également armée de deux
mitrailleuses. Une guerre de manoeuvres est toujours pleine d'imprévu. Dans les steppes,
nous risquions de tomber sur des Cosaques partis en reconnaissance. C'est une bonne
précaution que d'avoir des mitrailleuses sur les autos, du moins tant que la steppe ne se
transforme pas en une mer de boue. Dans le gouvernement de Voronèj, il nous arriva une
fois, pendant l'automne de 1919, de faire du trois kilomètres à l'heure. Les voitures
s'embourbaient profondément dans le tchernoziom [La terre noir, humus qui
fait la richesse de ces provinces. --N.d.T.] délavé. Chaque fois qu'il le fallait, les
trente hommes sautaient à terre et donnaient un coup d'épaule. Comme nous passions un
gué, nous restâmes en panne au beau milieu. Dans un premier mouvement d'humeur, je m'en
pris à la machine qui était, selon moi, trop basse sur roues. Mon excellent chauffeur,
l'Estonien Püvi, la considérait comme la première machine du monde. Il se tourna vers
moi et, esquissant un salut militaire, me dit en son russe estropié :
--J'oserai rapporter, les ingénieurs ont pas prévu nous allions naviguer sur les eaux.
Si difficile que fût la situation, j'eus envie de l'embrasser pour cette juste remarque,
froidement narquoise.
Le train n'était pas seulement une administration militaire et politique; c'était un
instrument de combat. Par bien des particularités, il ressemblait plutôt à un train
blindé qu'à un local d'état-major monté sur des roues. Il était d'ailleurs
partiellement blindé: les locomotives et les wagons à mitrailleuses. Tous les
travailleurs du train, sans exception, connaissaient le maniement des armes. Tous
portaient l'équipement de cuir qui donne du poids et une allure imposante. Tous portaient
au bras gauche, sous l'épaule, un insigne métallique de larges dimensions, soigneusement
frappé à la Monnaie, qui devint très populaire dans l'armée. Les wagons étaient
reliés à l'intérieur par le téléphone et un appareil de signalisation. Pour
entretenir la vigilance, on donnait souvent l'alarme en cours de route, de jour comme de
nuit. Des détachements armés sautaient à bas du train, dans la mesure des nécessités,
pour des opérations de «descente». Chaque fois que la centurie aux vestes de cuir
apparaissait dans un endroit menacé, l'effet produit était irrésistible. Sentant la
présence du train à quelques kilomètres de la ligne du feu, les troupes les plus
énervées, et avant tout leurs chefs, tendaient toutes leurs forces. Quand les plateaux
d'une balance sont en oscillation, le moindre poids suffit à l'emporter. Le train avec
ses détachements fut l'once décisive, à plus de dix reprises, sinon des centaines de
fois, pendant deux ans et demi. Lorsque les hommes de la «descente» remontaient à bord,
il nous en manquait souvent un. Dans l'ensemble, le train perdit environ quinze hommes,
morts ou blessés, sans compter ceux qui se joignirent définitivement aux armées en
campagne et que nous perdîmes de vue. C'est ainsi, par exemple, qu'une partie de notre
contingent fut affectée à un train blindé, train-modèle, qui portait le nom de
Lénine; une autre partie fut incorporée aux effectifs qui défendirent Pétrograd. Pour
sa participation aux combats contre Ioudénitch, le train fut décoré de l'ordre du
Drapeau rouge.
Le train eut parfois ses communications coupées, il se trouva sous la fusillade, il fut
attaqué par des avions. Il n'est pas étonnant qu'il ait été enveloppé d'une légende
tissée avec les victoires qu'il a remportées et avec ce qu'y ajouta l'imagination.
Combien de fois des chefs de division, de brigade ou même de régiment nous
demandèrent-ils de rester une demi-heure de plus avec eux, dans leur état-major,
simplement pour causer, ou de les accompagner en automobile, ou à cheval, pour visiter un
secteur éloigné, ou bien, du moins, d'envoyer quelques hommes de notre effectif, avec
des effets d'équipement et des cadeaux, à seule fin de répandre plus largement le bruit
de l'arrivée du train sur le front! «Ça nous tiendra lieu d'une division de réserve»,
disaient les chefs d'armées. La nouvelle de l'arrivée du train pénétrait aussi, bien
entendu, dans les rangs ennemis. Là, on se représentait ce convoi mystérieux comme
beaucoup plus terrible qu'il n'était en réalité. Et son influence morale n'en était
que plus grande.
Le train avait conquis la haine des ennemis et en était fier. Des socialistes
révolutionnaires tentèrent à plusieurs reprises de le détruire. Aux procès des
socialistes révolutionnaires, cela fut avoué, d'une façon détaillée, par Séménov,
organisateur de l'assassinat de Volodarsky et de l'attentat contre Lénine, qui avait
également contribué à préparer des agressions contre le train. A proprement parler,
l'entreprise ne présentait pas de grandes difficultés. Mais, à cette époque, les
socialistes révolutionnaires s'étaient affaiblis au point de vue politique, ils avaient
perdu toute foi en eux-mêmes et n'avaient plus aucune influence sur la jeunesse.
Au cours d'un de nos voyages vers le Midi, le train dérailla à la station Gorki.
C'était la nuit: je fus projeté de côté et j'éprouvai l'angoisse qu'on doit
connaître dans un tremblement de terre: le sol se dérobait, aucun appui. A demi endormi,
j'étreignis de toutes mes forces, par les deux côtés, ma couche. Le grondement habituel
du train roulant cessa brusquement, le wagon se mît sur le côté et s'immobilisa. Dans
le silence de la nuit, on n'entendait plus qu'une voix faible et plaintive. Les lourdes
portes du wagon avaient été tellement coincées qu'on ne pouvait les ouvrir ; impossible
de sortir. Personne ne se montrait et cela était d'autant plus alarmant. L'ennemi
était-il là ? Le revolver au poing, je sautai dehors par la fenêtre et tombai sur un
homme qui portait une lanterne. C'était le chef de train qui avait essayé sans succès
de parvenir jusqu'à moi.
Le wagon était à demi couché, ayant trois roues profondément enfoncées dans le
ballast, tandis que les trois autres étaient levées au-dessus des rails. Les
plates-formes d'avant et d'arrière avaient été défoncées. Le garde-fou d'avant avait
comprimé sur la plate-forme la sentinelle. De là cette petite voix plaintive, comme des
sanglots d'enfant, qui s'élevait dans les ténèbres. Il ne fut pas facile de délivrer
l'homme de la grille tombée sur lui. A l'étonnement de tous, il s'en tira avec des bleus
et la peur qu'il avait eue.
Huit wagons en tout furent démolis. Le restaurant, qui avait servi de club pour le train,
n'était plus qu'un monceau de copeaux vernis. Ceux qui attendaient de prendre leur
service en lisant ou en jouant aux échecs dans cette voiture l'avaient tous quittée
exactement à minuit, dix minutes avant la catastrophe. Les wagons de marchandises,
contenant des livres, des effets d'équipement et des cadeaux pour le front, furent
gravement endommagés.
Personne ne fut sérieusement blessé.
La cause du déraillement était une erreur d'aiguillage. On n'a jamais su si la faute
avait été commise par négligence ou avec préméditation. Par bonheur, au moment où
nous traversions la station, notre vitesse n'était que de trente kilomètres à l'heure.
Le contingent du train remplissait bien des missions accessoires: pendant la famine, les
épidémies, dans les campagnes d'agitation, durant les congrès internationaux. Le train
était chef [Parrain. Le mot de «chef» a été pris dans ce sens après Octobre, et l'on
a même fabriqué chefstvo qui correspond a parrainage. S'applique à des
organisations, usines, entreprises qui «adoptent» des localités indigentes, des oeuvres
sociales, leur assurant un concours matériel et moral. De nombreuses unités de l'Armée
rouge parrainent ainsi diverses oeuvres. --N.d.T.] d'un canton [Traduction approximative
de volost. --N.d.T.] et de plusieurs asiles d'enfants. Sa cellule communiste
éditait son journal particulier: Na Strajié [En garde. --N.d.T.]. On peut
y trouver la relation de bien des épisodes et aventures de guerre. A mon grand regret, ce
journal, de même que beaucoup d'autres documents, manque dans mes archives de campagne
pour l'heure actuelle.
Au moment de partir pour préparer l'offensive contre Wrangel qui s'était retranché en
Crimée, j'écrivais, le 27 octobre 1920, dans le journal du train, V Pouti [En
route. --N.d.T.] :
«Notre convoi reprend la route du front.
«Les combattants de notre train se trouvaient sous les murs de Kazan au cours des rudes
semaines de 1918 pendant lesquelles on lutta pour la possession de la Volga. Cette lutte
est terminée depuis longtemps. Le pouvoir des soviets se rapproche de l'océan Pacifique.
«Les combattants de notre train ont lutté à leur honneur sous les murs de Pétrograd...
Pétrograd a été sauvé et, dans ces dernières années, a reçu la visite d'un bon
nombre de représentants du prolétariat mondial.
«Notre train s'est montré plus d'une fois sur le front de l'ouest. Les préliminaires de
la paix sont maintenant signés avec la Pologne.
«Les combattants de notre train se trouvaient dans les steppes du Don lorsque Krasnov et
ensuite Dénikine prenaient dans le midi l'offensive contre la Russie des soviets. Les
jours de Krasnov et de Dénikine sont depuis longtemps échus.
«Reste la Crimée, dont le gouvernement français a fait sa forteresse. La garnison de
Blancs de cette forteresse française est commandée par un mercenaire russo-allemand, le
général baron Wrangel.
«La famille unie des hommes de notre train part pour une nouvelle campagne. Puisse cette
campagne être la dernière !»
La campagne de Crimée fut en effet la dernière de la guerre civile. Quelques mois plus tard, le train désappareillait. En ces pages, d'ici, j'envoie mon salut fraternel à mes anciens compagnons de lutte.