1930 |
38 De la nouvelle politique économique et mes rapports avec Lenine
Je me rapproche de la dernière période de mon travail fait en commun avec Lénine.
Période qui a aussi son importance parce qu'on y trouve déjà certains éléments de la
victoire que devaient remporter les épigones après Lénine.
Quand Lénine fut mort, on créa une sorte d'organisation complexe et à multiples
ramifications historico-littéraires, pour créer une légende sur nos rapports mutuels.
Le principal procédé employé est de choisir dans tout le passé les moments où nous
n'étions pas d'accord et, en s'appuyant sur certaines expressions de polémique ou bien,
plus souvent encore, sur de véritables inventions, de tracer le tableau d'une lutte
incessante entre les deux «principes». L'histoire de l'Eglise telle qu'elle est écrite
par les apologistes du Moyen Age est un modèle de science quand on la compare avec les
fantaisies historiques de l'école des épigones. La tâche de ces derniers a été
facilitée dans une certaine mesure parce que, lorsque j'étais en désaccord avec
Lénine, je le déclarais hautement et, lorsque je le jugeais indispensable, je faisais
appel au parti. En ce qui concerne les épigones d'aujourd'hui, dans les cas, beaucoup
plus fréquents, où ils ne s'entendaient pas avec Lénine, ils gardaient d'ordinaire le
silence ou bien, comme Staline par exemple, boudaient et allaient se cacher quelques jours
dans quelque village aux environs de Moscou. Dans l'immense majorité des cas, les
décisions auxquelles nous arrivions, chacun de notre côté, Lénine et moi,
coïncidaient dans tout l'essentiel. Nous nous comprenions à demi-mot. Lorsqu'il me
semblait qu'une décision du bureau politique ou du conseil des commissaires du peuple
pouvait être rédigée inexactement, j'envoyais à Lénine un billet sur un petit bout de
papier. Il me répondait «Absolument juste. Faites une proposition.» Parfois, lui aussi
me questionnait de la même façon, voulant savoir si j'étais d'accord avec sa
proposition et me demandant de le soutenir. Il arrivait constamment qu'il cherchât à
s'entendre avec moi par téléphone sur la direction à donner aux affaires, et, quand la
question était importante, il répétait avec insistance :
--Il faut absolument, absolument que vous veniez.
Lorsque nous nous prononcions tous les deux ensemble --et il en était ainsi sur l'immense
majorité des questions de principe-- ceux qui étaient mécontents de la décision
adoptée, et dans ce nombre les épigones actuels, se taisaient tout simplement. Combien
de fois n'est-il pas arrivé que Staline, Zinoviev ou bien Kaménev aient été en conflit
avec moi sur une question de toute première importance, mais qu'ils se soient tus
immédiatement dès qu'il était clair que Lénine était entièrement d'accord avec moi.
On peut considérer comme on voudra cette disposition des «disciples» à renier leur
opinion pour adopter celle de Lénine. Par là, rien ne garantissait qu'ils fussent
capables d'arriver d'eux-mêmes aux décisions de Lénine... sans Lénine... Les
dissentiments que j'ai pu avoir avec Lénine occupent dans ce livre une place qu'ils n'ont
jamais eue dans la vie réelle. Cela s'explique de deux façons. Nos désaccords ne furent
que des cas exceptionnels, et c'est précisément pour cela qu'ils ont attiré
l'attention. Ensuite, après la mort de Lénine, de tels dissentiments, poussés par les
épigones jusqu'à des dimensions astronomiques, ont pris le caractère d'un facteur
politique indépendant qui n'avait plus rien de commun ni avec Lénine ni avec moi.
Dans un chapitre précédent, j'ai exposé, avec le plus grand détail, le fond et le
développement de mes démêlés avec Lénine au sujet de la paix de Brest. Maintenant, il
faut insister sur un autre dissentiment qui nous a opposés l'un à l'autre pendant deux
mois, lors de la brisure de 1920 à 1921, à la veille de l'adoption de la nouvelle
politique économique.
Il est hors de doute que ce que l'on a appelé la discussion sur les syndicats a assombri
pendant quelque temps nos rapports. Nous étions tous deux trop révolutionnaires et trop
hommes politiques pour savoir ou vouloir distinguer l'individuel du général. Pendant
cette discussion, Staline et Zinoviev obtinrent, pour ainsi dire, la possibilité légale
de transférer la lutte menée contre moi du milieu des coulisses à celui de la scène.
Ils firent tout ce qu'ils purent pour tirer parti de la situation. Ce fut pour eux une
répétition de la campagne qu'ils allaient mener contre le «trotskysme». Mais c'était
justement ce côté-là qui inquiétait le plus Lénine et il prit toutes mesures pour le
paralyser.
Le fond politique de la discussion est tellement couvert d'ordures que je n'envie pas
l'historien qui plus tard voudra creuser jusqu'à la racine des choses. Avec l'esprit de
l'escalier, après la mort de Lénine, les épigones ont découvert qu'alors je
«sous-estimais la classe paysanne» et, même que j'aurais été presque hostile à la
nouvelle politique économique. C'est, au fond, sur ces deux points que porta toute la
lutte ultérieure. Dans la réalité, les motifs de la discussion devaient être
recherchés d'un tout autre côté. Pour les découvrir, il faut remonter un peu plus
haut.
Pendant l'automne de 1919, lorsque le nombre des locomotives en mauvais état s'éleva
jusqu'à soixante pour cent du total, on pensa qu'il était absolument sûr qu'au
printemps suivant la proportion serait de soixante-qinze pour cent. C'est ce
qu'affirmaient les meilleurs spécialistes. Dans ces conditions, le mouvement ferroviaire
n'avait plus aucun sens: en effet, s'il ne restait plus que vingt-cinq pour cent du
contingent des locomotives, et en assez mauvais état, on ne pouvait plus desservir que
les voies ferrées qui subsistaient au moyen d'un combustible encombrant, le bois de
chauffage. L'ingénieur Lomonossov qui, en fait, dirigea pendant ces mois le transport,
présenta et expliqua au gouvernement le diagramme de l'épidémie qui atteignit les
locomotives. Marquant avec l'exactitude du mathématicien un certain point de l'année
1920, il déclara :
--Ici, c'est la mort.
--Que faut-il donc faire ? demanda Lénine.
--On ne fait pas de miracles, répondit Lomonossov. Les bolcheviks non plus ne peuvent
faire des miracles.
Nous nous regardâmes entre nous. Nous nous sentions d'autant plus écrasés que pas un
d'entre nous ne connaissait la technique du transport et n'était au courant de calculs si
pessimistes.
--Eh bien, dit Lénine sèchement, entre les dents, nous essaierons de faire un miracle.
Cependant, au cours des mois qui suivirent, la situation continuait d'empirer. Les causes
objectives étaient pour cela très suffisantes. Mais il est fort probable que certains
ingénieurs arrangèrent artificiellement, pour les besoins de leur diagramme à eux, la
situation vraie des transports.
Je passai les mois d'hiver de 1919-1920 dans l'Oural où je dirigeai le travail
économique. Lénine me proposa, par télégramme, de prendre la direction des transports
et d'essayer de les relever au moyen de mesures d'exception. Je lui répondis, en cours de
route, que j 'acceptais.
De l'Oural, je revins avec une provision considérable d'observations économiques qui,
toutes, pouvaient se résumer dans une seule conclusion générale: il fallait renoncer au
communisme de guerre. Par la pratique, j'avais vu clairement que les méthodes du
communisme de guerre, qui nous avaient été imposées par toutes les circonstances de la
guerre civile, s'étaient épuisées d'elles-mêmes et que, pour le relèvement de
l'économie, il était indispensable de réintroduire, à tout prix, l'élément de
l'intérêt individuel, c'est-à-dire de rétablir à tel ou tel degré le marché
intérieur. Je présentai au comité central un projet d'après lequel on devait
substituer à la répartition forcée du ravitaillement, un impôt sur les céréales et
la faculté des échanges commerciaux
... «La politique actuelle de réquisition égalisatrice d'après les normes d'approvisionnement, de responsabilité mutuelle à la livraison et de répartition égalisatrice des produits de l'industrie mène à une réduction de l'agriculture, à une pulvérisation du prolétariat industriel et menace de briser définitivement la vie économique du pays.»
C'est ainsi que je parlais dans la déclaration que je donnai, en février 1920 au
comité central.
Et je continuais ainsi :
«Les ressources de l'approvisionnement peuvent bientôt s'épuiser ; c'est une menace
contre laquelle ne peut agir aucun appareil de réquisition, même perfectionné. On peut
combattre de telles tendances de dégradation économique par les méthodes suivantes :
«1° En remplaçant le prélèvement fait sur les excédents par une certaine
défalcation (%) --quelque chose comme un impôt progressif sur le revenu prélevé en
nature-- et en calculant ainsi que la culture la plus étendue ou la mieux menée
présentent quand même un avantage ;
«2° En établissant une plus exacte correspondance entre les produits industriels
fournis aux paysans et la quantité de céréales versées par eux, non seulement par
cantons et bourgs, mais même par ménages.»
Ces propositions étaient, comme on le voit, extrêmement circonspectes. Mais il ne
faut pas oublier que l'on n'est pas allé plus loin, dans les principes de la nouvelle
politique économique, qui furent adoptés pour les premiers temps, un an plus tard.
Au début de 1920, Lénine se prononça résolument contre cette résolution, laquelle fut
rejetée, au comité central, par onze voix contre quatre. Comme l'a montré la suite, la
décision du comité central était erronée. Je ne portai pas la question devant le
congrès qui, d'un bout à l'autre, se passa sous la marque du communisme de guerre.
L'économie, pendant une année tout entière encore, se débattit dans une impasse. Mes
dissentiments avec Lénine sortirent de cette impasse. Du moment que l'on rejetait des
rapports basés sur les conditions du marché, j'exigeais une application juste et
systématique des méthodes «de guerre», pour arriver à des succès réels dans
l'économie. Dans le système du communisme de guerre, où toutes les ressources, du moins
en principe, étaient nationalisées et distribuées d'après les indications de l'Etat,
je n'apercevais pas de place pour un rôle indépendant des syndicats. Si l'industrie
s'appuie sur l'assurance donnée par l'Etat aux ouvriers qu'ils obtiendront les produits
indispensables, les syndicats doivent être inclus dans le système étatiste qui préside
à l'industrie et à la répartition des produits. Là était le fond de la question de l'étatisation
des syndicats qui procédait nécessairement du système du communisme de guerre et
qui, dans ce sens, était défendue par moi.
D'après les principes qui ont été adoptés par le IXe congrès du parti, sur le
communisme de guerre, j'avais construit tout mon travail sur l'organisation des
transports. Le syndicat des cheminots était lié de la façon la plus étroite avec
l'appareil administratif dirigeant. Les méthodes de pure discipline militaire avaient
été étendues à tout l'appareil du transport. Je fis un rapprochement étroit entre
l'administration de la guerre qui était la plus forte et la plus disciplinée de ce
temps-là avec l'administration du transport. Cela présentait de sérieux avantages
d'autant plus que les expéditions militaires, depuis que la guerre de Pologne était
déclarée, avaient de nouveau pris la première place dans les travaux ferroviaires.
Chaque jour, j'allais, des services de la guerre qui détruisaient par leur travail les
voies ferrées, au commissariat des communications, où j'essayais non seulement de sauver
les voies d'une destruction définitive, mais même de les relever.
Un an de travail dans les transports --ce fut pour moi personnellement une grande année
d'école. Toutes les questions de principe de l'organisation socialiste de l'économie
reçurent, dans le domaine du transport, l'expression la plus concentrée. Une énorme
quantité de locomotives et de wagons, de toute espèce, encombraient les voies et les
ateliers. La normalisation du transport qui, jusqu'à la révolution, avait à moitié
appartenu à l'Etat, à moitié à des particuliers, devint l'objet de grands travaux
préparatoires. Les locomotives furent classées par séries, les réparations se firent
d'après un plan plus net, les ateliers reçurent des ordres précis où il était tenu
compte de l'outillage. On calcula que les transports pourraient être ramenés au niveau
d'avant-guerre en quatre ans et demi. Les mesures prises donnèrent des résultats
indiscutables. Au printemps et pendant l'été de 1920, le transport commença à se
délivrer de sa paralysie. Lénine ne manquait jamais l'occasion de noter que les chemins
de fer étaient en plein réveil. Si la guerre, commencée par Pilsudski qui comptait
d'abord sur la destruction de nos moyens de transport, n'a pas apporté à la Pologne les
résultats attendus, c'est précisément parce que la courbe du mouvement des chemins de
fer, soudain, s'est fortement relevée. De tels résultats ont été obtenus par des
mesures administratives extrêmes qui s'imposaient forcément par suite de la pénible
situation des transports et par suite du système même du communisme de guerre.
Cependant la masse ouvrière, qui avait fait trois ans de guerre civile, consentait de
moins en moins à subir les méthodes du commandement militaire. Lénine sentit l'arrivée
d'un moment critique avec son instinct politique qui ne se trompait jamais. Au moment où,
partant de considérations purement économiques sur les bases du communisme de guerre,
j'essayais d'obtenir des syndicats une tension persévérante des forces, Lénine, guidé
par des considérations politiques, allait dans le sens d'un affaiblissement de la
pression exercée par notre front militaire.
A la veille du Xe congrès, nos lignes de conduite se coupèrent en sens opposés. Une
discussion éclata dans le parti. La discussion ne portait pas du tout sur le sujet. Le
parti se demandait à quel rythme devait marcher l'étatisation des syndicats, alors qu'il
s'agissait du pain quotidien, du combustible, des matières premières pour l'industrie.
Le parti discuta fiévreusement de «l'école du communisme» alors qu'en réalité il
s'agissait d'une catastrophe économique qui approchait de tout près. Les soulèvements
à Cronstadt et dans le gouvernement de Tambov intervinrent dans la discussion comme un
dernier avertissement. Lénine formula les premières thèses, très circonspectes,
concernant l'adoption d'une nouvelle politique économique. Je me joignis immédiatement
à lui. Pour moi ce n était que la répétition des invites faites par moi-même un an
auparavant. La discussion sur les syndicats perdit aussitôt toute signification. Au
congrès, Lénine, dans ce débat, n'a pris aucune part, laissant à Zinoviev la faculté
de s'amuser avec la douille d'une cartouche qui avait été tirée.
Aux débats, au congrès, je prévins que la résolution adoptée par la majorité dans
les syndicats ne subsisterait pas jusqu'au prochain congrès, car la nouvelle orientation
économique exigerait une révision complète de la stratégie professionnelle. Et, en
effet, quelques mois après, Lénine avait élaboré des principes tout à fait nouveaux
sur le rôle et les tâches des syndicats, d'après les bases de la nouvelle politique
économique. J'adhérai entièrement à sa résolution. La solidarité entre nous était
refaite. Lénine craignait, cependant, qu'en résultat du débat qui avait duré deux
mois, des groupes résistants ne se formassent dans le parti, qui empoisonneraient les
rapports et gêneraient le travail. Mais, dès le temps du congrès, j'avais cessé de
conférer de toutes façons avec ceux qui pensaient comme moi sur la question syndicale.
Quelques semaines après le congrès, Lénine put constater que, non moins que lui, je me
souciais de liquider les petits groupes temporaires sous lesquels il ne restait aucune
base de principe. Lénine en eut aussitôt le coeur plus léger. Il profita d'une remarque
assez insolente, à mon adresse, de Molotov qui venait d'être élu au comité central
pour l'accuser de zèle irraisonnable et pour ajouter :
«La loyauté du camarade Trotsky dans les rapports à l'intérieur du parti est absolument irréprochable.»
Il répéta cette phrase avec insistance. Il était clair qu'il repoussait ainsi non
seulement Molotov, mais encore quelques autres. C'est un fait que Staline et Zinoviev
tentèrent de faire durer artificiellement les circonstances dans lesquelles pouvait se
produire la discussion.
Staline, justement au Xe congrès, fut présenté, sur l'initiative de Zinoviev et contre
la volonté de Lénine, comme candidat au poste de secrétaire général du parti. Le
congrès croyait bien qu'il s'agissait d'une candidature posée par l'ensemble du comité
central. Personne, d'ailleurs, n'accordait trop d'importance à cette élection. Les
fonctions de secrétaire général, qui furent créées pour la première fois au Xe
congrès, ne pouvaient avoir, du temps de Lénine, qu'un caractère technique; non pas un
caractère politique. Et, néanmoins, Lénine éprouvait des craintes au sujet de Staline
:
--Le dit cuisinier, affirmait-il, ne préparera que des plats épicés.
C'est précisément pour cela qu'à une des premières séances du comité central qui
suivirent le congrès, Lénine souligna avec tant d'insistance «la loyauté de Trotsky»:
il contrebattait les impatiences des intrigants.
La parole de Lénine n'était pas une simple observation jetée en passant. Pendant la
guerre civile, Lénine montra un jour, non par des mots mais par des faits, quelle
confiance il avait en moi : confiance morale poussée à un tel degré que l'on ne saurait
en demander plus ni en donner davantage. Ce fut encore à l'occasion de cette opposition
militaire que dirigeait, dans la coulisse, Staline. Pendant la guerre, j'ai eu, concentré
entre mes mains, un pouvoir que, pratiquement, l'on pouvait dire illimité. Dans mon train
siégeait un tribunal révolutionnaire; les fronts m'étaient subordonnés; l'arrière
était subordonné aux fronts; et, en certaines périodes, presque tout le territoire de
la république qui n'avait pas été saisi par les Blancs n'était en réalité qu'un
arrière-front, avec des régions fortifiées. Ceux qui tombaient sous la roue du char de
la guerre avaient des parents et des amis qui faisaient ce qu'ils pouvaient pour alléger
le sort de leurs proches. Par différentes voies, les requêtes, les plaintes, les
protestations affluaient à Moscou, surtout au bureau du comité exécutif central. Les
premiers faits de cet ordre eurent lieu à l'occasion de ce qui se passa à Sviiajsk. J'ai
raconté plus haut comment je traduisis devant le tribunal le commandant du IVe régiment
letton, parce qu'il avait menacé de lâcher les positions avec son régiment. Le tribunal
condamna le coupable à cinq années d'emprisonnement. Mais, déjà, au bout de quelques
mois, arrivèrent des demandes d'élargissement en sa faveur. On fit une pression
particulière sur Sverdlov. Il porta la question au bureau politique. J'exposai
brièvement quelle avait été la situation au moment où le commandant de régiment
m'avait menacé de «conséquences dangereuses pour la révolution». Tandis que
j'exposais les faits, le visage de Lénine s'assombrissait de plus en plus. A peine
avais-je terminé qu'il s'exclamait, d'une voix étouffée, avec cet enrouement qui
caractérisait chez lui la plus extrême émotion :
--Que cet homme reste en prison, qu'il y reste !...
Sverdlov jeta un coup d'oeil sur Lénine, un autre sur moi, et dit :
--Je suis du même avis.
Il y eut un autre incident d'une signification bien plus considérable lorsque l'on
fusilla un commandant et un commissaire qui avaient abandonné les positions, emmenant
leur régiment, s'étaient emparé, les armes à la main, d'un vapeur et se disposaient à
partir ainsi pour Nijni-Novgorod. Ce régiment avait été formé à Smolensk où la
direction des affaires appartenait à des adversaires de ma politique de guerre qui en
devinrent ensuite les plus chauds partisans. Mais, à ce moment-là, ils firent du bruit.
Une commission du comité central, désignée sur ma demande, reconnut à l'unanimité que
les actes des autorités militaires avaient été absolument justes, c'est-à-dire qu'ils
avaient été nécessités par toute la situation. Cependant, les racontars équivoques ne
cessaient pas. Il me sembla à plusieurs reprises que l'origine en était toute voisine,
tout à côté du bureau politique. Mais je n'avais pas le temps d'enquêter et de
débrouiller les intrigues. Une fois seulement, dans une séance du bureau politique, je
fis observer que si des mesures draconiennes n'avaient pas été prises sous Sviiajsk,
nous ne serions pas là à siéger.
--Absolument juste, s'écria Lénine, et, immédiatement, vite vite comme toujours, il se
mit à écrire à l'encre rouge, au bas d'une feuille à en-tête du conseil des
commissaires du peuple. La séance fut interrompue, étant donné que c'était Lénine le
président. Deux minutes après, il me passait le papier qui était ainsi libellé :
R.S.F.S.R.
LE PRESIDENT DU CONSEIL DES COMMISSAIRES DU PEUPLE.
Moscou, Kremlin
...juillet 1919.
Camarades,
Connaissant le caractère rigoureux des prescriptions du camarade Trotsky, je suis
tellement persuadé au degré absolu, de la justesse, de la nécessité rationnelle, pour
la cause, de l'ordre donné par le camarade Trotsky que je soutiens intégralement cette
décision.
V. OULIANOV LENINE.
--Je vous donnerai, me dit Lénine, autant de blancs-seings comme cela que vous en
voudrez.
Dans les très dures circonstances de la guerre civile, alors qu'il fallait prendre en
hâte des résolutions sans retour, parmi lesquelles il pouvait y en avoir d'erronées,
Lénine apposait d'avance sa signature sous toute décision que je trouverais nécessaire
de prendre plus tard. Cependant, de telles résolutions dépendait la vie ou la mort de
bien des hommes. La confiance de quelqu'un à l'égard d'autrui peut-elle être plus
grande ?
L'idée même de me délivrer un document si extraordinaire ne put naître en Lénine que
parce qu'il connaissait mieux que moi ou soupçonnait les sources de l'intrigue et
estimait indispensable de s'y opposer avec la plus grande fermeté. Mais il ne pouvait se
décider à cette démarche qu'en étant persuadé, jusqu'au fond de l'âme, de
l'impossibilité d'une action déloyale ou d'un abus de pouvoir de mon côté. Il avait
exprimé cette assurance en peu de lignes avec le maximum d'énergie.
C'est en vain que les épigones. rechercheraient dans leurs papiers un document du même
genre. Staline ne pourrait guère tomber dans ses archives que sur le Testament de
Lénine que l'on cache au parti et où il est dit de Staline lui-même que c'est un homme
déloyal, capable d'abuser du pouvoir.
Il suffit de comparer les deux textes : celui par lequel Lénine me délivre une
procuration morale illimitée et, d'autre part, l'attestation déshonorante pour Staline
du Testament ; on connaîtra ainsi, dans toute leur étendue, les rapports de
Lénine avec moi et avec Staline.