1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

45 La planète sans visa

Nous sommes à Constantinople, d'abord au consulat, ensuite dans un appartement privé. Citons quelques notes de ma femme qui se rapportent à cette première période :

«Il est probablement inutile de s'arrêter sur les petites aventures qui se rapportent à notre installation à Constantinople : petites tromperies et petites violences. Je ne noterai qu'un épisode. C'était encore dans le train, dans notre voyage vers Odessa : le délégué du Guépéou, Boulanov, se répandait en considérations (absolument inutiles) sur les moyens d'assurer notre sécurité à l'étranger ; L. D. l'interrompit brusquement en lui disant :

«--Laissez partir avec moi mes collaborateurs, Sermux et Poznansky ; c'est la seule mesure qui soit plus ou moins efficace.

«A une des stations suivantes, il apporta d'un air vainqueur la réponse reçue par fil direct : le Guépéou, c'est-à-dire le bureau politique, était d'accord. L. D. lui dit en riant :

«--Ca ne signifie rien ; vous nous tromperez.

«Boulanov qui, évidemment, se sentait sincèrement vexé, s'écria :

«--Alors, vous direz de moi que je suis une canaille !

«--Pourquoi vous vexer ? répondit L. D. Ce n'est pas vous qui tromperez, c'est Staline.

«Dès son arrivée à Constantinople, L. D. demanda à être renseigné sur Sermux et Poznansky. Un représentant du consulat, quelques jours après, apporta la réponse télégraphique de Moscou : Sermux et Poznansky ne seraient pas relâchés. Tout le reste fut du même genre.»

Ce qui s'abattit sur nous, dès notre arrivée à Constantinople, par les journaux, ce fut un nombre incalculable de bruits, de suppositions et d'inventions concernant notre sort. La presse n'aime pas avoir des blancs dans ses informations et elle travaille sans rien ménager. Pour qu'une plante lève, la nature jette au vent des quantités de semences. La presse agit de la même manière. Elle saisit au vol et répand les bruits, les multipliant à l'infinité. Des centaines et des milliers d'informations se perdent avant qu'une version juste ait pu se fixer. Il y faut parfois plusieurs années. Mais il arrive aussi que, pour la vérité, le bon temps ne vienne jamais.

Ce qui frappe dans tous les cas où l'opinion publique est prise au vif, c'est la faculté humaine de mentir. Je parle de cela sans aucune indignation de moraliste, plutôt du ton d'un naturaliste qui constate un fait. Le besoin de mensonge et l'habitude du mensonge donnent l'image des contradictions de notre existence. On peut dire que les journaux ne disent la vérité que par exception. Je ne veux pas du tout par là blesser les journalistes. Ils ne diffèrent guère des autres hommes. Ils ne sont pour ces derniers que des porte-voix.

Zola disait de la presse financière française qu'elle se divisait en deux groupes : celle qui se vend et celle que l'on appelle «incorruptible», c'est-à-dire celle qui se vend dans des conditions exceptionnelles et à très haut prix. On peut en dire à peu près autant de la fausseté du langage des journaux en général. La presse jaune ment sans se gêner, sans réfléchir, sans regarder derrière elle. Des journaux comme le Times ou le Temps disent la vérité dans tous les cas où il est indifférent ou peu important de la dire, afin d'avoir la possibilité, en certaines occasions importantes, de tromper l'opinion publique avec toute l'autorité nécessaire.

Le Times imprima plus tard des informations d'après lesquelles je serais parti pour Constantinople en plein accord avec Staline pour préparer une conquête militaire du Proche-Orient. Une lutte qui avait duré six ans entre les épigones et moi était représentée comme une simple comédie où les rôles auraient été distribués d'avance. --Qui pourrait y croire ? me demanderait un optimiste. Et il se tromperait. Il y a bien des gens qui peuvent y croire. Churchill, peut-être, ne croira pas son journal. Mais Clynes y croira sans aucun doute, au moins pour moitié. Et c'est en cela que consiste la mécanique de la démocratie capitaliste; plus exactement, c'est en cela que se trouve un de ses ressorts les plus essentiels. Cependant, ceci n'est dit qu'en passant. Il sera plus loin question de Clynes.
Bientôt après mon arrivée à Constantinople, je lus dans un des journaux de Berlin le discours prononcé par le président du Reichstag à l'occasion du dixième anniversaire de l'Assemblée nationale de Weimar. Le discours se terminait ainsi : «Vielleicht kommen wir sogar dazu, Herrn Trotzki das freiheitliche Asyl zu geben.» (Lebhafter Beifall dei der Mehrheit). [«Peut-être en arriverons-nous à donner à M. Trotsky un asile de liberté.» (Vifs applaudissements de la majorité.) --N.d.T.]

Les paroles de M. Löbe étaient pour moi tout à fait inattendues, d'autant plus que tout ce qui avait précédé me donnait des motifs de croire que le gouvernement allemand avait résolu par la négative la question de mon entrée en Allemagne. Telle était du moins l'affirmation catégorique des agents du gouvernement soviétique. Je fis venir chez moi ; le 15 février, le représentant du Guépéou qui m'avait accompagné à Constantinople, et lui dis :

--Je dois arriver à cette conclusion que l'on m'a faussement informé. Le discours de Löbe a été prononcé le 6 février. Nous sommes partis avec vous, d'Odessa, pour la Turquie, seulement dans la nuit du 10 février. Par conséquent, le discours de Löbe était alors connu à Moscou. Je vous recommande de télégraphier immédiatement à Moscou et, en se basant sur le discours de Löbe, de s'adresser effectivement à Berlin, demandant aux Allemands qu'ils me donnent le visa. Ce sera la voie la moins honteuse pour en finir avec l'intrigue que Staline a évidemment manigancée sur la question de mon admission en Allemagne.

Le surlendemain, le délégué du Guépéou m'apportait la réponse suivante :

--En réponse au télégramme que j'ai envoyé à Moscou, il m'a été seulement confirmé que le gouvernement allemand a catégoriquement refusé de donner le visa dès le début de février ; une nouvelle requête n'aurait aucun sens. Le discours de Löbe ne comporte aucune responsabilité. Si vous désirez vous en assurer, présentez vous-même une demande de visa.

Je ne pouvais croire à cette présentation des faits. J'estimais que le président du Reichstag devait connaître les intentions de son parti et de son gouvernement mieux que les agents du Guépéou. Le même jour je télégraphiai a Löbe que d'après ses paroles, j'avais demandé le visa au gouvernement allemand. La presse démocratique et social démocrate fit valoir non sans ironie, qu'un partisan de la dictature révolutionnaire était obligé de chercher un asile dans un pays démocratique. Certains exprimaient même l'espoir que cette leçon m'apprendrait à estimer plus haut les institutions de la démocratie. Il ne me restait qu'à attendre pour voir comment la leçon se traduirait dans les faits.
Le droit d'asile démocratique ne consiste pas bien entendu en ceci qu'un gouvernement donne l'hospitalité à ceux qui pensent comme lui; un droit de cette sorte était exercé par Abdul-Hamid. Il n'est pas non plus en ceci qu'une démocratie reçoit les exilés seulement sur l'autorisation du gouvernement qui les a exilés. Le droit d'asile (au moins sur le papier) consiste en ceci qu'un gouvernement donne une retraite même à ses adversaires, à condition qu'ils se soumettent aux lois du pays. Bien entendu, je ne pouvais entrer en Allemagne que comme l'adversaire intransigeant du gouvernement social-démocrate.

Au représentant de la presse social-démocrate allemande qui vint chez moi à Constantinople pour me demander une interview, je donnai les explications indispensables que je reproduis ici dans la forme où je les ai rédigées moi-même immédiatement après l'entrevue :

«Comme je demande actuellement à être admis en Allemagne, où la majorité du gouvernement se compose de social-démocrates, je suis avant tout intéressé à définir mon attitude à l'égard de la social-démocratie. Dans ce domaine, rien n'est changé. Mon attitude à l'égard de la social-démocratie reste ce qu'elle était auparavant. Bien plus, ma lutte contre la fraction centriste de Staline n'est qu'un reflet de la lutte que je mène en général contre la social-démocratie. Ni vous ni moi n'avons besoin d'incertitudes ou de réticences.

«Certaines publications social-démocrates s'efforcent de trouver une contradiction entre mon attitude de principe à l'égard de la démocratie et ma demande de visa pour l'Allemagne. Il n'y a là aucune contradiction. Nous ne «nions» nullement la démocratie comme la «nient» les anarchistes (en paroles). La démocratie bourgeoise a des privilèges comparativement aux régimes gouvernementaux qui l'ont précédée. Mais elle n'est pas éternelle. Elle doit céder sa place à la société socialiste. Le pont pour arriver à la société socialiste, c'est la dictature du prolétariat.

«Les communistes dans tous les Etats parlementaires participent à la lutte parlementaire. L'utilisation du droit d'asile, en principe, ne se distingue nullement de l'utilisation du droit de vote, des droits de liberté de la presse, de réunions, etc.»

Autant que je puis savoir, cette interview ne fut pas publiée. Il n'y a rien d'étonnant en cela. Dans la presse social-démocrate, à ce moment, des voix s'élevaient, réclamant pour moi le droit d'asile. Un des avocats social-démocrates, le docteur K. Rosenfeld se chargea, de sa propre initiative, de m'obtenir le droit d'entrée en Allemagne. Cependant, il rencontra aussitôt de la résistance, car, quelques jours après, il me demanda, par télégramme, à quelles restrictions je consentirais pendant mon séjour en Allemagne.

Je répondis :

«J'ai l'intention de vivre dans un complet isolement, en dehors de Berlin; en aucun cas, je ne me montrerai dans les réunions publiques; je me bornerai à écrire, dans les cadres de la loi allemande.»
«Ainsi, il ne s'agissait plus d'un droit d'asile démocratique, mais du droit de vivre en Allemagne dans une situation exceptionnelle. La leçon de démocratie que se disposaient à me donner mes adversaires reçut, d'un coup, une interprétation négative. Mais nous n'en restâmes pas là. Quelques jours après, je reçus un nouveau télégramme: ne consentirais-je pas à me rendre en Allemagne uniquement pour me soigner? Je répondis par dépêche: «Je demande qu'au moins on me donne la possibilité d'une cure absolument indispensable en Allemagne.»

Ainsi, le droit d'asile, à cette étape, était réduit au droit de faire une cure. Je nommai un certain nombre de médecins allemands réputés qui m'avaient soigné dans les dix dernières années et dont le secours m'était plus que jamais indispensable.

Vers Pâques, il y eut une nouvelle note dans la presse allemande: dans les sphères gouvernementales, on estime que Trotsky n'est pas tellement malade qu'il ait absolument besoin du traitement des médecins allemands et des stations thermales allemandes.

Le 31 mars, je télégraphiai au docteur Rosenfeld :

«D'après les journaux, ma maladie n'est pas tellement désespérée que je puisse obtenir l'entrée en Allemagne. Je demande si Löbe m'a offert le droit d'asile ou le droit de cimetière. Je suis prêt à subir l'examen de n'importe quelle commission médicale. Je m'engage, après avoir fait ma cure, à quitter l'Allemagne.»

Ainsi, pendant plusieurs semaines, le principe démocratique donna lieu, par trois fois, à des interprétations limitatives. Le droit d'asile devint d'abord le droit de vivre dans une situation exceptionnelle; ensuite, ce fut le droit de se soigner; enfin, ce fut le droit d'aller au cimetière. Mais cela signifiait que je ne pouvais apprécier les avantages de la démocratie dans toute leur ampleur qu'en qualité de défunt.

Il n'y eut pas de réponse à mon télégramme. Après avoir attendu quelques jours, je télégraphiai de nouveau à Berlin :

«Je considère l'absence de réponse comme une forme déloyale de refus.»

C'est seulement après cela que je reçus, le 12 avril, c'est-à-dire deux mois après, cette information que le gouvernement allemand rejetait ma demande de visa. Il ne m'est resté qu'à télégraphier au président du Reichstag, Löbe :

«Je regrette de n'avoir pas eu la possibilité d'apprendre par la pratique quels sont les avantages du droit démocratique d'asile. --TROTSKY.»

Telle est, brièvement rapportée, l'histoire édifiante de ma première tentative pour obtenir en Europe un visa «démocratique».

Bien entendu, si l'on m'avait donné le droit d'asile, cela n'aurait entraîné au moindre degré le renversement de la théorie marxiste d'un Etat de classe. Le régime de la démocratie, qui provient non de principes dominants, mais des besoins réels de la classe dirigeante, en vertu de sa logique intérieure, comprend aussi le droit d'asile. Le fait d'accorder un asile à un révolutionnaire prolétarien n'est pas du tout en contradiction avec le caractère bourgeois de la démocratie. Mais, actuellement, il n'y a aucune nécessité d'insister sur cette argumentation, étant donné qu'aucun droit d'asile n'a été accordé dans l'Allemagne que dirigent les social-démocrates.

Staline, par l'intermédiaire du Guépéou, m'avait proposé, le 16 décembre, de renoncer à toute activité politique. La même condition fut posée du côté allemand, comme une chose qui s'entendait d'elle-même, quand on discuta dans la presse la question du droit d'asile. Cela signifiait que le gouvernement de Müller-Stresemann considérait comme dangereuses et nuisibles les idées que combattaient Staline et ses Thaelmann. Staline, en diplomate, et Thaelmann, en agitateur, exigeaient du gouvernement social-démocrate qu'il ne me reçût pas en Allemagne --sans doute, faut-il penser, au nom de la révolution prolétarienne. Sur un autre flanc, Chamberlain, le comte Westarp et autres pareils exigeaient qu'on me refusât le visa, dans l'intérêt de l'ordre capitaliste. Hermann Müller pouvait de cette façon donner des satisfactions indispensables à ses partenaires de la droite et à ses alliés de la gauche. Le gouvernement social-démocrate devint le lien d'un front unique international contre le marxisme révolutionnaire. Pour trouver l'image de ce front unique, il suffit de se reporter aux premières lignes du Manifeste communiste de Marx et Engels :

«Pour une croisade sacrée contre ce spectre (le communisme) toutes les forces de la vieille Europe se sont unies, --le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux français et les policiers allemands.»
Les noms ne sont pas les mêmes; le fond est le même. Ce fait que les policiers allemands sont actuellement des social-démocrates ne change rien à l'affaire. En somme, ils protègent ce que défendaient les policiers du Hohenzollern.

La diversité des motifs que la démocratie invoque pour refuser le visa est très grande. Le gouvernement norvégien, voyez-vous, se fonde exclusivement sur des considérations de sécurité pour moi. Je n'aurais jamais pensé que j'avais à Oslo des protecteurs si dévoués, à des postes si responsables. Le gouvernement norvégien, bien entendu, se déclare tout entier pour le droit d'asile, de même que les gouvernements allemand, français, anglais et tous les autres. Le droit d'asile, comme on sait, est un principe inébranlable. Mais l'exilé doit, préalablement, présenter à Oslo un certificat comme quoi il ne sera pas assassiné. Dans ce cas, on lui accordera l'hospitalité... à condition, bien entendu, qu'on ne découvre pas d'autres obstacles.

Les débats qui eurent lieu par deux fois au Storting, au sujet de mon visa, constituent un document politique sans précédent. La lecture de ce texte me dédommagea au moins à moitié du refus qui fut opposé aux démarches de mes amis en Norvège.

Le premier ministre du pays, à cette occasion, s'était entretenu avant tout avec le chef de la Sûreté, dont la compétence, en matière de principes démocratiques --je le reconnais tout de suite-- est incontestable. Donc le chef de la Sûreté, d'après le récit de M. Mohwinkel, fit valoir qu'il serait plus raisonnable de laisser les ennemis de Trotsky lui régler son compte ailleurs que sur le territoire norvégien. Ce n'était pas dit si nettement, mais c'était bien l'idée. Le ministre de la Justice, d'autre part, expliqua au parlement norvégien, que la protection de Trotsky serait une charge trop lourde pour le budget. Le principe de l'économie dans l'administration des affaires publiques, qui est aussi un des principes démocratiques incontestables, se trouva pour cette fois en opposition irréductible avec le droit d'asile. En tout cas, la conclusion fut que celui qui a le plus besoin d'un asile est aussi celui qui a le moins de chances d'en obtenir un.

Le gouvernement français se montra beaucoup plus spirituel : il allégua simplement que l'arrêté d'expulsion signé par Malvy n'avait pas été rapporté. C'est là un obstacle absolument insurmontable sur le chemin de la démocratie! J'ai raconté comment, après cette expulsion, et bien que l'arrêté de Malvy fût toujours en vigueur, le gouvernement français avait mis à ma disposition des officiers français, comment j'avais reçu la visite de députés, d'ambassadeurs et d'un des premiers ministres français. Mais ce sont là des faits qui, de toute évidence, se sont déroulés sur des plans sans aucun point d'intersection entre eux. Actuellement, donc, la situation est telle: le droit d'asile en France me serait accordé à coup sûr s'il n'existait pas dans les archives de la police un arrêté d'expulsion pris sur la demande de la diplomatie du tsar. On sait qu'un ordre de police est quelque chose dans le genre de l'étoile polaire : il n'y a aucune possibilité de l'abolir ou de le déplacer.

Qu'il en soit ainsi ou autrement, le droit d'asile est pourtant accordé à des exilés de France. Où est donc le pays dans lequel ce droit aurait trouvé... son refuge? Ne serait-ce pas l'Angleterre ?
Le 5 juin 1929, l'Independent Labour Party, dont Mac Donald est membre, m'invitait, officiellement et de sa propre initiative, à venir en Angleterre faire une conférence à l'école du parti. L'invitation, signée par le secrétaire général du parti, portait ceci :

«En raison de la formation ici d'un gouvernement ouvrier, nous ne pouvons supposer que des obstacles s'élèvent à l'occasion de votre venue en Grande-Bretagne dans ce but.»

Néanmoins, des obstacles s'élevèrent. Non seulement il ne me fut pas donné de faire une conférence devant les partisans de Mac Donald, mais je ne devais même pas profiter de l'assistance des médecins anglais. Le visa me fut refusé purement et simplement. Clynes, ministre de la police du Labour Party, argumenta en faveur de cette interdiction, à la Chambre des Communes. Il expliqua l'essence philosophique de la démocratie avec une spontanéité qui aurait fait honneur à n'importe quel ministre de Charles II. Le droit d'asile selon Clynes n'est pas pour un exilé le droit de demander un refuge, c'est pour l'Etat le droit de lui en refuser un. La définition de Clynes est remarquable en ce sens que, d'un seul coup, elle en finit avec les bases mêmes de ce qu'on appelle la démocratie. Le droit d'asile comme l'entend Clynes a toujours existé dans la Russie tsariste. Lorsque le shah de Perse, n'ayant pas réussi à pendre tous les révolutionnaires de chez lui, dut quitter le territoire de sa chère patrie, Nicolas II lui accorda le droit d'asile et, de plus, l'installa assez confortablement à Odessa. Cependant, aucun des révolutionnaires irlandais n'aurait eu l'idée de chercher un refuge dans la Russie tsariste dont la constitution se ramenait toute au principe de Clynes: les citoyens doivent se contenter de ce que leur donne ou leur enlève le pouvoir de l'Etat. Mussolini, récemment encore, accordait au padishah d'Afghanistan le droit d'asile en exacte conformité avec ce même principe.

Le pieux M. Clynes devrait du moins savoir que la démocratie a hérité, en un certain sens, le droit d'asile de l'Eglise chrétienne, laquelle, à vrai dire, tenait ce droit, comme tant d'autres, du paganisme. Un criminel poursuivi n'avait qu'à pénétrer dans un temple, parfois même seulement à toucher l'anneau de la porte, pour être mis à l'abri de ses poursuivants. Ainsi, l'Eglise entendait le droit d'asile précisément dans le sens du droit de l'homme poursuivi, et non pas comme une mesure arbitraire des curés païens ou des sacrificateurs chrétiens [Il y a ici une malice de Trotsky dans la confusion des termes que nous avons essayé de rendre en accentuant un peu le sens de deux mots russes qui se traduisent également par «prêtres» en français. --N.d.T.]. Jusqu'à présent j'avais cru que les pieux travaillistes, peu renseignés en matière de socialisme, devaient du moins être de grands connaisseurs en traditions ecclésiastiques. Je constate maintenant qu'il n'en est rien.

Pourquoi cependant Clynes s'arrête-t-il dès le début dans sa théorie du droit politique ? Il a tort. Le droit d'asile n'est qu'une des parties composantes du système de la démocratie. Ni par ses origines historiques, ni par sa nature juridique, il ne se distingue de la liberté de la parole, des réunions, etc. M. Clynes, il faut l'espérer, en viendra bientôt à déduire que la liberté de la parole ne consiste pas dans le droit des citoyens d'exprimer telles ou telles idées, mais que c'est un droit, pour l'Etat, d'interdire à ses sujets d'avoir de pareilles idées. A l'égard du droit de grève, cette déduction a déjà été faite d'une façon patente par la législation britannique.

Le malheur de Clynes est en ceci qu'il a dû expliquer ses actes à haute voix parce que, dans la fraction travailliste du parlement, il s'est trouvé des députés pour poser au ministre, quoique respectueusement, des questions gênantes. Le premier ministre de Norvège s'était trouvé dans une situation tout aussi désagréable. Le cabinet allemand ne connut pas de tels ennuis. Il ne se trouva pas un seul député, au Reichstag, pour s'intéresser à la question du droit d'asile. Ce fait acquiert une signification particulière si l'on se rappelle que le président du Reichstag, aux applaudissements de la majorité, promit de m'accorder ce droit alors que je ne l'avais pas encore demandé.

La révolution d'Octobre ne proclamait pas les principes abstraits de la démocratie, dont celui du droit d'asile. Le gouvernement soviétique se basait ouvertement sur le droit de la dictature révolutionnaire. Ce qui n'empêcha pas Vandervelde, de même que d'autres social-démocrates, de venir en république soviétique et même de prendre à Moscou le rôle d'avocats de gens qui avaient commis des actes de terrorisme contre les dirigeants de la révolution d'Octobre.

Quelques-uns des ministres actuels de la Grande-Bretagne sont aussi venus chez nous. Je ne puis me rappeler tous les noms, je n'ai pas de notes sous la main, mais il me souvient que parmi eux il y avait Snowden et Mrs Snowden. C'était, je pense, en 1920. Ils furent reçus non simplement comme des touristes, mais comme des hôtes, ce qui, je crois, était déjà de trop. Au Grand Théâtre, on leur donna une loge. Je m'en souviens à propos d'un petit épisode qu'il n'est pas inutile maintenant de raconter.
J'étais arrivé à Moscou du front, j'étais très loin de penser à nos hôtes britanniques, je ne savais même pas ce qu'ils étaient, car je ne lisais presque pas les journaux, étant trop absorbé par d'autres soucis. A la tête de la commission qui recevait Snowden, Mrs Snowden et, me semble-t-il, Bertrand Russell, et je crois encore Williams et plusieurs autres, il y avait Lozovsky. Il me fit savoir par téléphone que la commission réclamait ma présence au théâtre où se trouvaient nos hôtes anglais. Je tâchai de me dérober, mais Lozovsky insista en disant que sa commission avait reçu de pleins pouvoirs du bureau politique et que je devais donner aux autres l'exemple de la discipline. A contre-coeur je me rendis au théâtre. Il y avait dans la loge environ une dizaine de nos invités anglais. La salle était archi-comble. Au front, nous venions de remporter des victoires. L'assistance applaudissait à tout rompre. Les Anglais m'entourèrent et applaudissaient aussi. Parmi eux, il y avait M. Snowden. Actuellement, il éprouverait certainement de la gêne à avouer cette aventure. Mais cela ne peut pas être effacé. Pourtant, quant à moi, je serais content de pouvoir l'effacer, car ma «fraternisation» avec les travaillistes n'a pas été seulement un malentendu; ce fut une erreur politique. Après m'être débarrassé aussi vite que possible des invités, je me rendis chez Lénine. Il était dans un état d'irritation :

--Est-il vrai que vous vous soyez montré dans une loge avec ces messieurs ? (Lénine employa un autre mot que messieurs.)

J'alléguai les propos de Lozovsky, la commission du comité central, la discipline, et surtout ce fait que je n'avais aucune idée de ce qu'étaient nos hôtes. Lénine était très fâché contre Lozovsky, contre toute la commission, infiniment, et moi, je ne pus longtemps me pardonner mon imprudence.

Un des ministres anglais actuels vint à Moscou ; plusieurs fois, ce me semble ; en tout cas, il prit du repos dans la république des soviets, résida au Caucase et me visita. C'est M. Lansbury. La dernière fois, je le vis à Kislovodsk.

On me pria avec insistance de venir passer au moins un quart d'heure à la Maison de repos où vivaient des membres de notre parti et plusieurs étrangers. A la grande table étaient assises plusieurs dizaines de personnes. C'était une sorte de banquet frugal. La place d'honneur avait été réservée à l'invité, Lansbury. Quand j'arrivai, il prononça un speech et ensuite, se mit à chanter «For he's a jolly good fellow». Tels sont les sentiments que m'exprimait M. Lansbury, quand il était au Caucase.

Probablement voudrait-il pouvoir les oublier maintenant.

Je dois dire que, quand je demandai le visa, j'expédiai des télégrammes personnellement à Snowden et à Lansbury, leur rappelant qu'ils avaient joui de l'hospitalité des soviets et de la mienne. Mes dépêches n'ont pas dû faire grand effet sur eux. Les souvenirs, en politique, ont aussi peu de poids que les principes démocratiques.

M. Sidney Webb et Mrs Beatrice Webb m'ont fait récemment une visite des plus aimables, au début de mai 1929, quand je me trouvais déjà à Prinkipo. Nous parlâmes de la probabilité de l'arrivée au pouvoir du Labour Party. Je déclarai d'une façon incidente qu'aussitôt après la formation du gouvernement de Mac Donald, je demanderais le visa. M. Webb se prononça en ce sens que le gouvernement pourrait n'être pas assez fort et que, par suite de sa dépendance à l'égard des libéraux, il ne serait pas assez libre. Je répondis qu'un parti qui n'était pas assez fort pour répondre de ses actions n'avait pas le droit de prendre le pouvoir. Nos dissentiments irréductibles n'avaient d'ailleurs pas besoin d'être plus amplement vérifiés. Webb se trouva au pouvoir. Je demandai le visa. Le gouvernement de Mac Donald me le refusa, mais non pas parce que les libéraux l'auraient empêché de manifester ses idées démocratiques. Bien au contraire. Le gouvernement travailliste me refusa le visa en dépit des protestations des libéraux. M. Webb n'avait pas prévu cette variante. Il faut d'ailleurs noter qu'il n'était pas encore, quand il vint à Prinkipo, le baron Passfield.

Je connais personnellement quelques-uns de ces hommes. Je puis juger des autres par analogie. Il me semble que je me les représente assez exactement. Ces hommes ont été poussés au pouvoir par la croissance automatique des organisations ouvrières, surtout après la guerre et en raison de l'épuisement politique du libéralisme. Ils ont complètement perdu le naïf idéalisme qu'il y avait dans certains d'entre eux, voilà vingt-cinq ou trente ans. Par contre, ils ont acquis la routine des politiciens et le sans-gêne dans l'emploi des moyens. Mais, pour l'étendue de leurs visées, ils sont restés ce qu'ils étaient autrefois: des petits bourgeois timides dont les méthodes de pensée sont restées infiniment en retard sur les méthodes de production de l'industrie charbonnière britannique. Actuellement, ce qu'ils craignent le plus, c'est que la haute noblesse de la cour et les gros capitalistes ne veuillent les prendre au sérieux. Et ce n'est pas étonnant: arrivés au pouvoir, ils sentent trop immédiatement leur faiblesse. Ils n'ont pas et ils ne peuvent avoir les qualités que possèdent les vieilles cliques gouvernementales dans lesquelles les traditions et les habitudes de domination se sont transmises de génération en génération, remplaçant souvent l'esprit et le talent. Mais ils n'ont pas non plus ce qui pourrait faire leur véritable force, c'est-à-dire la foi dans les masses et la capacité de se tenir sur leurs propres jambes. Ils ont peur des masses qui les porteraient à hauteur de leur rôle, comme ils craignent les clubs conservateurs qui frappent leur faible imagination par leur magnificence. Pour justifier leur arrivée au pouvoir, ils ont besoin de montrer aux vieilles classes dirigeantes qu'ils ne sont pas des parvenus de la révolution --Dieu préserve !-- non, mais qu'ils méritent toute confiance, qu'ils sont dévoués à l'Eglise, au roi, à la Chambre des Lords, aux titres de noblesse, c'est-à-dire non seulement à la sainte propriété privée, mais à toutes les vieilleries qui restent du Moyen Age. Quand ils refusent le visa à un révolutionnaire, c'est, en somme, pour eux une bonne occasion de démontrer leur respectability. Je suis très heureux de leur avoir fourni cette occasion. Un temps viendra où cela sera compté. En politique, comme dans la nature, rien ne se perd...

Il ne faut pas beaucoup d'imagination pour se figurer quelle a été l'explication de M. Clynes avec son subordonné, le chef de la police politique. Pendant cet entretien, Clynes se sent comme un élève à l'examen et il a peur de montrer à l'examinateur qu'il n'est pas suffisamment ferme, homme d'Etat, conservateur. Le chef de la police politique n'a pas besoin d'un grand esprit inventif pour suggérer à Clynes la décision qui demain obtiendra le plein assentiment de la presse conservatrice. Mais la presse conservatrice ne se borne pas à accorder des éloges. Ses louanges sont écrasantes. Elle raille. Elle ne se donne pas la peine de dissimuler son dédain pour des hommes qui cherchent si bassement son approbation. Personne ne dira, par exemple, que le Daily Express soit une des institutions les plus intelligentes du monde. Cependant, ce journal trouve les mots les plus venimeux pour approuver le gouvernement travailliste qui a mis tant de. soin à protéger le «susceptible Mac Donald» contre la présence d'un observateur révolutionnaire qui aurait agi derrière son dos.

Et ce sont des hommes de cette sorte qui seraient appelés à jeter les bases d'une nouvelle société humaine ? Non, ils ne constituent que l'avant-dernière ressource de la vieille société. Je dis l'avant-dernière parce que la dernière sera dans la répression matérielle.

Je ne puis me dispenser de reconnaître que les échanges de vues des démocraties de l'Europe occidentale qui eurent lieu au sujet du droit d'asile m'ont procuré, entre autres choses, bien des minutes de gaîté. On avait parfois l'impression d'assister à la mise en scène «paneuropéenne» d'une comédie en un acte, sur le thème des principes de la démocratie. Le texte en aurait pu être écrit par Bernard Shaw si, à la lymphe fabienne qui coule dans ses veines, on pouvait ajouter cinq pour cent des globules rouges de Jonathan Swift. Mais quel que soit celui qui rédigera le texte, la pièce reste édifiante au plus haut degré: l'Europe sans visa. Inutile de parler de l'Amérique. Les Etats-Unis ne sont pas seulement le pays le plus puissant; c'est aussi le pays qui a le plus peur. Récemment, Hoover expliquait sa passion de la pêche par le caractère démocratique de cette distraction. S'il en est ainsi, ce dont je doute, Hoover est en tout cas une des rares survivances de la démocratie que l'on puisse encore découvrir aux Etats-Unis. Le droit d'asile n'existe plus là-bas depuis longtemps.
L'Europe et l'Amérique sans visa. Mais ces deux continents sont les maîtres des trois autres. Il en résulte donc que c'est: la planète sans visa.

On cherche à m'expliquer de divers côtés que ma défiance à l'égard de la démocratie est la plus grosse de mes erreurs.

Combien n'a-t-on pas écrit à ce sujet d'articles et même de livres ? Mais lorsque je demande que l'on me donne au moins une petite leçon de choses, démontrant la démocratie, il n y a pas d'amateurs. La planète est bien sans visa. Pourquoi donc devrais-je croire qu'une question infiniment plus importante, le conflit engagé entre les possédants et les indigents, sera résolue en exacte conformité avec les formes et les rites de la démocratie ?

*
**

Mais j'entends venir une question: est-ce que la dictature révolutionnaire a donné les résultats qu'on attendait d'elle ? On ne peut répondre à cela qu'en tenant compte de l'expérience de la révolution d'Octobre et en essayant de marquer ses perspectives ultérieures. Ce travail n'est pas celui qui convient à des pages d'autobiographie. Je m'efforcerai d'y répondre dans un livre spécial auquel je travaillais déjà lors de mon séjour en Asie centrale. Mais je ne puis pas terminer ce récit de ma vie sans avoir dit, au moins en quelques dizaines de lignes, pourquoi je reste intégralement et totalement dans la voie où je m'étais engagé.

Ce qui s'est passé du vivant de ma génération, actuellement arrivée à la maturité ou s'approchant de la vieillesse, peut être schématiquement représenté ainsi :

Pendant plusieurs dizaines d'années --la fin du siècle précédent, le commencement de celui-ci-- la population européenne a été brutalement disciplinée par l'industrie. Sous tous les rapports, l'éducation sociale a été subordonnée au principe de la productivité du travail. Cela a donné les plus grands résultats et cela a ouvert, semble-t-il, de nouvelles possibilités. Mais en réalité, cela ne pouvait amener que la guerre. Il est vrai que, par la guerre, l'humanité s'est convaincue de n'être pas tout à fait en dégénérescence, en dépit des glapissements d'une philosophie anémique; elle a appris qu'au contraire elle était pleine de vie, de forces, de courage et d'esprit d'entreprise. Par cette guerre, l'humanité s'est persuadée, avec une intensité inouïe, de sa puissance technique. Tout s'est passé comme si l'homme, pour s'assurer du bon état de son système respiratoire et digestif, se mettait, devant une glace, à se couper la gorge avec un rasoir.

Lorsque les opérations de 1914-1918 furent terminées, il fut déclaré que, désormais, le plus grand devoir moral était de panser les plaies qu'il avait été du plus haut devoir moral d'ouvrir dans les quatre années précédentes. L'amour du travail et l'esprit d'économie reprirent tous leurs droits; ils durent même se régler sur les principes rigides de la rationalisation. Ce que l'on appelle «le redressement» est dirigé par les classes, les partis et même les personnes qui ont dirigé la destruction. Là où il y a eu changement de régime politique, comme en Allemagne, le redressement a pour premiers directeurs ceux qui ont conduit à la destruction dans des rôles de deuxième et de troisième ordre. C'est en cela, à proprement parler, que consiste tout le changement.

La guerre a emporté toute une génération, comme pour jeter un intervalle dans la mémoire des peuples et pour empêcher la nouvelle génération de remarquer trop directement qu'au fond elle s'occupe de répéter ce qui a déjà été fait, mais à un degré historique plus élevé et, par suite, avec des conséquences encore plus menaçantes.

La classe ouvrière de Russie, sus la direction des bolcheviks, a tenté de reconstruire la vie de manière à exclure la possibilité des crises violentes de folie qui interviennent dans la vie de l'humanité et de façon à jeter les bases d'une culture plus élevée. En cela est le sens de la révolution d'Octobre. Bien entendu, le problème posé par elle n'est pas résolu; mais ce problème, dans le fond, est posé pour plusieurs dizaines d'années. Bien plus: il faut considérer la révolution d'Octobre comme le point de départ d'une nouvelle histoire de l'humanité dans son ensemble.

A l'issue de la guerre de Trente ans, la Réforme en Allemagne devait sembler la cause d'hommes qui venaient de s'échapper de maisons de fous. Il en fut ainsi dans une certaine mesure: la population de l'Europe s'ensauva du couvent du Moyen Age. L'Allemagne moderne, l'Angleterre, les Etats-Unis, et en général toute l'humanité actuelle n'auraient pas été possibles sans une Réforme qui comportait d'innombrables victimes. S'il est admissible qu'il y ait des victimes --mais à qui en demander l'autorisation ?-- il faut que ce soit celles qui font avancer l'humanité.

On peut en dire autant de la Révolution française. Un étroit réactionnaire et pédant, Taine, s'imaginait faire Dieu sait quelle profonde découverte en établissant que, quelques années après la décapitation de Louis XVI, le peuple français était plus pauvre et plus malheureux que sous l'Ancien Régime. Mais l'affaire réside en ceci que des événements tels que la grande Révolution française ne peuvent être pris à la mesure de «quelques années». Sans la grande révolution, toute la nouvelle France n'aurait pu se former et Taine lui-même serait resté un clerc chez un des accapareurs de l'Ancien Régime, au lieu de salir la révolution qui lui a ouvert une nouvelle carrière.

La révolution d'Octobre exige que l'on prenne des distances historiques encore plus grandes. Ce ne sont que des niais incorrigibles qui puissent lui reprocher de n'avoir pas donné en douze ans l'apaisement et la prospérité universels. Si l'on prend les mesures de la Réforme allemande et de la Révolution française qui ont été deux étapes dans le développement de la société bourgeoise, à une distance de presque trois siècles l'une de l'autre, il faut s'étonner seulement de constater que la Russie, arriérée et isolée, après douze années passées depuis sa révolution, ait assuré aux masses populaires un niveau de vie qui n'est pas plus bas que ce qu'il était à la veille de la guerre. Cela déjà est, en son genre, un miracle. Mais, bien entendu, la signification de la révolution d'Octobre n'est pas en cela. Elle est une expérience pour parvenir à un nouveau régime social. Ce régime sera modifié, refait et, peut-être, depuis la base même. Il recevra un tout autre caractère, se fondant sur une toute nouvelle technique. Mais, après plusieurs dizaines d'années, et, après plusieurs siècles, le nouveau régime social se retournera vers la révolution d'Octobre, de même que le régime bourgeois se retourne vers la Réforme allemande ou la Révolution française. C'est tellement clair, si indiscutable, si inébranlable que même les professeurs d'histoire le comprendront, dans un bon nombre d'années, il est vrai.
Eh bien, et qu'adviendra-t-il de vous-même ? J'entends cette question dans laquelle la curiosité n'est pas exempte d'ironie. Ici, je ne puis ajouter que peu de chose à ce qui est déjà dit dans ce livre. Je ne mesure pas le processus historique avec le mètre de mon sort personnel. Au contraire, j'apprécie mon sort personnel non seulement objectivement, mais subjectivement, en liaison indissoluble avec la marche de l'évolution sociale.

Depuis que j'ai été expulsé, j'ai lu plus d'une fois dans les journaux des considérations sur la «tragédie» qui m'a atteint. Je ne connais pas de tragédie personnelle. Je sais que deux de ceux qui étaient à la tête de la révolution ne sont plus à leur place. Un journal américain, qui a imprimé un article de moi, y a ajouté une remarque profondément pensée, en ce sens qu'en dépit des coups subis par l'auteur, il aurait conservé, comme on le voit par l'article, la clarté de son raisonnement. Je ne puis que m'étonner de cette tentative de philistins pour établir une relation entre la force du jugement et l'occupation du poste gouvernemental, entre l'équilibre moral et les circonstances d'actualité. Je n'ai pas connu et je ne connais pas de pareille dépendance. En prison, ayant un livre ou une plume à la main, je vécus des heures de satisfaction aussi complète que dans les réunions de masses de la révolution. Le mécanisme du pouvoir a été ressenti par moi plutôt comme une charge inévitable que comme une satisfaction spirituelle. Mais, de tout cela, peut-être, on peut parler plutôt en citant de bonnes paroles venues d'ailleurs.

Le 26 janvier 1917, Rosa Luxembourg écrivait, de prison, à une amie :

«Cette complète dissolution dans la vulgarité est pour moi tout à fait incompréhensible et intolérable. Vois, par exemple, comment Goethe s'élevait avec une supériorité sereine au-dessus des choses. Pense seulement à ce qu'il a dû vivre : la grande Révolution française, qui, à courte distance, devait lui sembler une force sanglante et sans aucun but, et ensuite, de 1793 à 1815, la série ininterrompue des guerres. Je ne te demande pas d'écrire des vers comme Goethe, mais son regard sur la vie --l'universalisme des intérêts, l'harmonie intérieure-- cela peut être assimilé par quiconque, ou du moins, on peut s'efforcer d'y arriver. Et si tu me disais : Goethe n'est pas un militant politique, je pense que je te répondrais ceci : un militant doit justement s'efforcer de se mettre au-dessus des choses ; autrement il restera le nez plongé dans toutes sortes de saletés ; --bien entendu, je n'ai en vue ici qu'un militant de grand style...»

Belles paroles ! Je les ai lues pour la première fois ces jours-ci et elles m'ont rendu la figure de Rosa Luxembourg plus proche et plus chère qu'auparavant.

Par ses idées, par son caractère, par toute sa manière de sentir le monde, Proudhon, ce Robinson Crusoé du socialisme, m'est étranger. Mais Proudhon avait la nature d'un combattant, il avait le désintéressement moral, la faculté de mépriser l'opinion publique officielle et, enfin le feu d'une curiosité portée sur divers côtés ne s'éteignait pas en lui. Cela lui donnait la possibilité d'être toujours au-dessus de sa propre vie, dans les hauts et les bas, comme également au-dessus des réalités de son temps.

Le 26 avril 1852, Proudhon écrivait d'une prison à un de ses amis :

«Le mouvement ne se montre pas sans aucun doute juste ni direct, mais c'est une tendance constante. Ce qui est fait, à tour de rôle, par chaque gouvernement, au profit de la révolution, ne peut être retiré ; ce que l'on fait contre la révolution passe comme un nuage ; je me délecte à ce spectacle dans lequel je comprends chaque tableau ; j'assiste à ces transformations de la vie du monde comme si j'en recevais d'en haut l'explication. Ce qui écrase les autres m'élève de plus en plus, m'inspire et me fortifie : comment voulez-vous donc que j'accuse le sort, que je pleure sur les gens et que je les maudisse ? Le sort, je m'en moque ! quant à ce qui concerne les gens, ils sont trop peu instruits, trop asservis pour que je puisse me sentir offensé à leur égard.»

Bien que tout cela ait un certain goût de pathétique ecclésiastique, ce sont de belles paroles. Je les signe.

Suite       Retour au sommaire        Retour à l'accueil