1939 |
Le marxisme face aux questions de morale.... et aux cafres. |
Leur morale et la nôtre
Un épisode édifiant
Il est sans doute utile de relater ici un épisode qui, bien que de peu d'importance par lui-même, illustre assez bien la différence entre "leur" morale et "la nôtre". Je développai en 1935 dans des lettres à mes amis belges l'idée qu'un jeune parti révolutionnaire qui tenterait de créer "ses propres" syndicats irait au suicide. Il faut aller trouver les ouvriers où ils sont. Mais c'est cotiser pour l'entretien d'un appareil opportuniste ? Evidemment, répondais-je, le droit de saper les réformistes, il faut le leur payer. Mais les réformistes ne nous permettront pas de faire contre eux un travail de sape ? Evidemment, répondais-je encore, le travail de sape exige quelques précautions conspiratives. Les réformistes forment la police politique de la bourgeoisie au sein de la classe ouvrière. Il faut savoir agir sans leur permission et malgré leurs interdictions... Au cours d'une perquisition faite par hasard chez le camarade D..., à la suite si je ne me trompe d'une affaire de fourniture d'armes à l'Espagne ouvrière, la police belge saisit ma lettre. Quelques jours plus tard, cette lettre était publiée. La presse de Vandervelde, de Man et Spaak ne ménagea pas ses foudres à mon "machiavélisme" ou "jésuitisme". Mais quels étaient mes censeurs ? Président de la II° Internationale depuis de longues années, Vandervelde était depuis longtemps devenu l'homme de confiance du capital en Belgique. De Man, après avoir pendant des années employé des tomes massifs à ennoblir le socialisme en le gratifiant d'une morale idéaliste et en se rapprochant à la dérobée de la religion, mit à profit la première occasion pour tromper les ouvriers et devenir un ordinaire ministre de la bourgeoisie. Pour Spaak, la chose est plus frappante encore. Dix-huit mois auparavant, ce monsieur, appartenant à l'opposition socialiste de gauche, était venu me demander conseil sur les méthodes de lutte à employer contre la bureaucratie de Vandervelde. Je lui avais exposé les idées qui par la suite se retrouvèrent dans ma lettre. Un an plus tard, il renonçait aux épines pour la rose. Trahissant ses amis de l'opposition, il devenait un des ministres les plus cyniques du capital belge. Dans les syndicats et dans leur parti, ces messieurs étouffent toute critique, démoralisent et corrompent systématiquement les travailleurs les plus avancés et excluent tout aussi systématiquement les indociles. Ils ne diffèrent du Guépéou qu'en ce qu'ils procèdent pour le moment sans effusion de sang ; en leur qualité de bons patriotes, ils réservent le sang ouvrier pour la prochaine guerre impérialiste. Et c'est clair : il faut être une émanation de l'enfer, un "Cafre", un bolchevik, pour donner aux ouvriers révolutionnaires le conseil d'observer dans la lutte contre ces messieurs les règles de la conspiration !
Du point de vue de la légalité belge, ma lettre ne contenait rien de délictueux. La police d'un pays démocratique eût été tenue de la restituer au destinataire, avec excuses. La presse du parti socialiste eût dû protester contre une perquisition dictée par le souci des intérêts du général Franco. Messieurs les socialistes n'éprouvèrent cependant pas la moindre gêne à tirer parti du service indiscret que leur offrait la police ; sans quoi ils n'eussent pas eu cette heureuse occasion de manifester une fois de plus la supériorité de leur morale sur l'amoralisme des bolcheviks.
Tout est symbolique dans cet épisode. Les socialistes belges m'ont accablé sous leur indignation juste au moment où leurs camarades de Norvège nous gardaient, ma femme et moi, sous les verrous, pour que nous ne puissions pas nous défendre contre les accusations du Guépéou. Le gouvernement norvégien savait parfaitement que les accusations de Moscou étaient forgées ; l'organe officiel de la social-démocratie norvégienne l'écrivit en toutes lettres dès les premiers jours. Mais Moscou frappa les armateurs et les marchands de poisson norvégiens au gousset, -- et messieurs les sociaux-démocrates se mirent aussitôt à plat ventre. Le chef du parti, Martin Tranmael, est plus qu'une autorité en matière de morale ; c'est un juste : il ne boit ni ne fume, est végétarien et se baigne l'hiver dans l'eau glacée. Cela ne l'empêcha pas, après nous avoir fait arrêter sur l'ordre du Guépéou, d'inviter l'agent norvégien du Guépéou, Jacob Friese, bourgeois sans honneur ni conscience, à me calomnier tout spécialement. Mais assez...
La morale de ces messieurs consiste en règles conventionnelles et en procédés oratoires destinés à couvrir leurs intérêts, leurs appétits, leurs craintes. Ils sont pour la plupart prêts à toutes les bassesses -- au reniement, à la perfidie, à la trahison -- par ambition et lucre. Dans la sphère sacrée des intérêts personnels, la fin justifie pour eux tous les moyens. C'est justement pourquoi il leur faut un code moral particulier, pratique et en même temps élastique, comme de bonnes bretelles. Ils détestent quiconque livre aux masses leurs secrets professionnels. En temps de paix, leur haine s'exprime par des injures, vulgaires ou "philosophiques". Quand les conflits sociaux revêtent la forme la plus aiguë, comme en Espagne, ces moralistes, de conserve avec le Guépéou, exterminent les révolutionnaires. Puis, pour se justifier, ils répètent que "trotskisme et stalinisme sont une seule et même chose".