1938 |
Le marxisme face aux questions de morale.... et aux cafres. |
Leur morale et la nôtre
Jésuitisme et utilitarisme
Ces courtes remarques suffisent, semble-t-il, à faire ressortir ce qu'il faut d'ignorance et de médiocrité pour prendre au sérieux l'opposition au principe "jésuitique" : "la fin justifie les moyens" -- D'un autre, inspiré d'une morale plus élevée, évidemment, selon lequel chaque "moyen" porte sa petite étiquette morale, de même que dans les magasins, les marchandises vendues à prix fixe. Il est frappant que le bon sens du philistin anglo-saxon réussisse à s'indigner du principe "jésuitique" tout en s'inspirant de l'utilitarisme, si caractéristique de la philosophie britannique. Or, le critérium de Bentham et de John Mill, "le plus grand bonheur possible du plus grand nombre" ("the greatest possible happiness of the greatest possible number"), signifie bien : les moyens qui servent au bien commun, fin suprême, sont moraux. De sorte que la formule philosophique de l'utilitarisme anglo-saxon coïncide tout à fait avec le principe "jésuitique" : que la fin justifie les moyens. L'empirisme, nous le voyons, existe ici-bas pour dégager les gens de la nécessité de joindre les deux bouts d'un raisonnement.
Herbert Spencer, dont l'empirisme avait bénéficié du vaccin évolutionniste de Darwin tout comme on se vaccine contre la variole, enseignait que l'évolution de la morale part des "sensations" et aboutit aux "idées". Les sensations imposent le critérium "d'une satisfaction future plus durable et plus élevée". Le critérium moral est ici encore celui du "plaisir" ou du "bonheur"; mais le contenu en est élargi et approfondi avec le degré d'évolutions. Herbert Spencer montre de la sorte, par les méthodes de son utilitarisme "évolutionniste", que le principe : "la fin justifie les moyens" n'a rien d'immoral.
Il serait cependant naïf d'attendre de ce principe des lumières sur la question pratique suivante : que peut-on et que ne peut-on pas faire ? La fin qui justifie les moyens suscite d'ailleurs la question : et qu'est-ce qui justifie la fin ? Dans la vie pratique comme dans le mouvement de l'histoire la fin et les moyens changent sans cesse de place. La machine en construction est la "fin" de la production pour ensuite devenir, installée dans l'usine, un "moyen" de production. La démocratie est à certaines époques la "fin" poursuivie dans la lutte des classes dont elle devient ensuite le "moyen". Sans avoir rien d'immoral, le principe attribué aux Jésuites ne résout pas le problème moral.
L'utilitarisme "évolutionniste" de Spencer nous laisse aussi sans réponse, à mi-chemin, car il tente, après Darwin, de résorber la morale concrète, historique, dans les besoins biologiques ou les "instincts sociaux" propres à la vie animale grégaire, alors que la notion même de morale surgit dans un milieu divisé par des antagonismes sociaux, c'est-à-dire dans la société divisée en classes.
L'évolutionnisme bourgeois s'arrête, frappé d'impuissance, sur le seuil de la société historique, ne voulant pas admettre que la lutte des classes soit le ressort principal de l'évolution des formes sociales. La morale n'est qu'une des fonctions idéologiques de cette lutte. La classe dominante impose ses fins à la société et l'accoutume à considérer comme immoraux les moyens qui vont à l'encontre de ces fins. Telle est la mission essentielle de la morale officielle. Elle poursuit "le plus grand bonheur possible", non du plus grand nombre, mais d'une minorité sans cesse décroissante. Un semblable régime, fondé sur la seule contrainte, ne durerait pas une semaine. Le ciment de l'éthique lui est indispensable. La fabrication de ce ciment incombe aux théoriciens et aux moralistes petits-bourgeois. Ils peuvent faire jouer toutes les couleurs de l'arc-en-ciel ; ils ne sont, tout compte fait, que les apôtres de l'esclavage et de la soumission.