1938 |
Le marxisme face aux questions de morale.... et aux cafres. |
Leur morale et la nôtre
Le "bon sens"
La démocratie et la morale "généralement admise" ne sont pas les seules victimes de l'impérialisme. Le bon sens "inné à tous les hommes" est sa troisième victime. Cette forme inférieure de l'intellect, nécessaire dans toutes les conditions, est aussi suffisante dans certaines conditions. Le capital principal du bon sens est fait de conclusions élémentaires tirées de l'expérience humaine : Ne mettez pas vos doigts dans le feu, suivez de préférence la ligne droite, ne taquinez pas les chiens méchants... et cætera, et cætera. Dans un milieu social stable, le bon sens se révèle suffisant pour faire du commerce, soigner des malades, écrire des articles, diriger un syndicat, voter au parlement, fonder une famille, croître et multiplier. Mais sitôt qu'il tente de sortir de ses limites naturelles pour intervenir sur le terrain des généralisations plus complexes, il n'est plus que le conglomérat des préjugés d'une certaine classe à une certaine époque. La simple crise du capitalisme le décontenance ; devant les catastrophes telles que les révolutions, les contre-révolutions et les guerres, le bon sens n'est plus qu'un imbécile tout rond. Il faut, pour connaître les troubles "catastrophiques" du cours "normal" des choses de plus hautes qualités intellectuelles, dont l'expression philosophique n'a été donnée jusqu'ici que par le matérialisme dialectique.
Max Eastman, qui s'efforce avec succès de donner au "bon sens" l'apparence littéraire la plus séduisante, s'est fait de la lutte contre la dialectique matérialiste une sorte de profession. Les truismes conservateurs du bon sens unis au bon style d'Eastman passent pour former la "science de la révolution". Venant à la rescousse des snobs réactionnaires du "Common Sense", Max Eastman enseigne avec une inimitable assurance que si Trotsky, au lieu de s'inspirer de la doctrine marxiste, s'était inspiré du bon sens, il... n'eût pas perdu le pouvoir. La dialectique intérieure qui s'est jusqu'ici manifestée dans la succession des phases de toutes les révolutions n'existe pas pour Eastman. Il tient que la réaction succède à la révolution parce que l'on ne respecte pas assez le bon sens. Eastman ne comprend pas que Staline s'est précisément trouvé, dans l'histoire, la "victime" du bon sens, car le pouvoir dont il dispose sert à des fins hostiles au bolchevisme. Au contraire, la doctrine marxiste nous a permis de rompre avec la bureaucratie thermidorienne et de continuer à servir le socialisme international.
Toute science - et ceci vaut pour la "science de la révolution" [1] - est sujette à la vérification expérimentale. Eastman, qui sait comment l'on garde le pouvoir révolutionnaire quand la contre-révolution l'emporte dans le monde entier, doit bien savoir comment l'on peut conquérir le pouvoir. On souhaite qu'il consente enfin à livrer ses secrets. Le mieux serait qu'il le fît en nous donnant le programme d'un parti révolutionnaire sous ce titre: "Comment conquérir et garder le pouvoir?" Mais nous craignons que le bon sens, précisément, n'empêche Eastman de se lancer dans une entreprise aussi risquée. Et cette fois, le bon sens aura raison.
La doctrine marxiste qu'Eastman ne comprit hélas ! jamais, nous a permis de prévoir le Thermidor soviétique, inéluctable dans certaines conditions données par l'histoire, et toute sa suite de crimes. Le marxisme avait annoncé longtemps à l'avance l'inévitable effondrement de la démocratie bourgeoise et de sa morale. En revanche, les doctrinaires du "bon sens" ont été surpris par le fascisme et par le stalinisme. Le bon sens procède au moyen de grandeurs invariables dans un monde où il n'y a d'invariable que la variabilité. La dialectique, au contraire, considère les phénomènes, les institutions, les normes dans leur formation, leur développement et leur déclin. L'attitude dialectique envers la morale, produit fonctionnel et transitoire de la lutte des classes, parait "amorale" aux yeux du bon sens. Il n'y a pourtant rien de plus dur, de plus borné, de plus suffisant et cynique que la morale du bon sens !
[1]
Max Eastman est l'auteur d'un ouvrage intitulé: La science de la Révolution.