1936 |
La méthode du marxisme appliquée à l'analyse des pays où le Capital a été exproprié. |
La Révolution trahie
OU VA L'U.R.S.S.?
La question que nous avons posée plus haut, pour le lecteur: Comment se fait-il que le groupe dirigeant ait pu en dépit de ses fautes sans nombre, acquérir un pouvoir illimité? ou en d'autres termes: Comment expliquer le contraste entre la médiocrité idéologique des thermidoriens et leur puissance matérielle? Cette question peut recevoir maintenant une réponse sensiblement plus concrète et plus catégorique. La société soviétique n'est pas harmonieuse. Ce qui est vice pour une classe ou couche sociale est vertu pour l'autre. Si, du point de vue des formes socialistes de la société, la politique de la bureaucratie étonne par ses contradictions et ses discordances, elle apparaît comme fort conséquente du point de vue de l'affermissement des nouveaux dirigeants.
L'appui de l'Etat au paysan cossu (1923-1928) constituait un danger mortel pour l'avenir du socialisme. Mais la bureaucratie, aidée de la petite bourgeoisie, réussit à ligoter l'avant-garde prolétarienne et à écraser l'opposition bolchevique. Ce qui était "erreur" du point de vue socialiste était bénéfice net du point de vue des intérêts de la bureaucratie. Cependant, quand le koulak commença à la menacer elle-même, elle se retourna contre lui. L'extermination panique des paysans aisés, étendue aux paysans moyens, ne coûta pas moins cher au pays qu'une invasion étrangère. La bureaucratie maintint ses positions. L'allié d'hier défait, elle se mit à former avec la plus grande énergie une nouvelle aristocratie. Sabotage du socialisme? Evidemment, mais aussi affermissement de la caste gouvernante. La bureaucratie ressemble à toutes les castes dirigeantes en ce sens qu'elle est prête à fermer les yeux sur les fautes les plus grossières de ses chefs en politique générale si, en revanche, ils lui sont absolument fidèles dans la défense de ses privilèges. Plus les nouveaux maîtres sont inquiets et plus ils apprécient la répression sans merci de la moindre menace concernant leurs droits bien acquis. C'est sous cet angle qu'une caste de parvenus sélectionne ses chefs. Et c'est là le secret de Staline.
Mais la puissance et l'indépendance de la bureaucratie ne sauraient croître indéfiniment. Il y a des facteurs historiques plus forts que les maréchaux et même que les secrétaires généraux. La rationalisation de l'économie ne se conçoit pas sans inventaire précis. L'inventaire est incompatible avec l'arbitraire bureaucratique. Le souci de rétablir un rouble stable, c'est-à-dire indépendant des "chefs", est commandé à la bureaucratie par la contradiction de plus en plus accusée entre son pouvoir absolu et le développement des forces productives du pays. La monarchie absolue devint ainsi autrefois incompatible avec le développement du marché bourgeois. Le calcul monétaire ne peut manquer de donner une forme plus ouverte à la lutte des diverses couches de la population pour la répartition du revenu national. Le barème des salaires, à peu près indiffèrent à l'ouvrier à l'époque des cartes de vivres, acquiert désormais pour lui une importance capitale; et dès lors se pose la question des syndicats. La nomination, venant d'en haut, des fonctionnaires syndicaux se heurtera à une résistance de plus en plus tenace. Enfin, le travail aux pièces intéresse l'ouvrier à la bonne gestion des entreprises. On voit les stakhanovistes se plaindre de plus en plus fréquemment des défauts d'organisation de la production. Le népotisme bureaucratique qui sévit dans la désignation des directeurs, des ingénieurs et du personnel industriel en général, devient de moins en moins tolérable. La coopération et le commerce étatisé tombent bien plus qu'auparavant sous la dépendance des consommateurs. Les kolkhozes et leurs membres apprennent à traduire leurs relations avec l'Etat dans le langage des chiffres. Ils ne souffriront pas toujours qu'on leur désigne des administrateurs dont souvent le seul mérite est de convenir aux bureaucrates locaux. Enfin, le rouble promet de porter la lumière dans le domaine le plus secret: celui des revenus licites et illicites de la bureaucratie. Et la circulation monétaire devenant, dans un pays politiquement étouffé, le moyen puissant de la mobilisation des forces d'opposition, annonce le déclin de l'absolutisme "éclairé".
Tandis que la croissance de l'industrie et l'entrée de l'agriculture dans la sphère du plan compliquent extrêmement la tâche de la direction en mettant au premier rang le problème de la qualité, la bureaucratie tue l'initiative créatrice et le sentiment de responsabilité sans lesquels il ne peut pas y avoir de progrès qualitatif. Les plaies du système sont peut-être moins visibles dans l'industrie lourde, mais elles rongent, en même temps que la coopération, l'industrie légère et alimentaire, les kolkhozes, les industries locales, c'est-à-dire toutes les branches de la production proches de la population.
Le rôle progressiste de la bureaucratie soviétique coïncide avec la période d'assimilation. Le gros travail d'imitation, de greffe, de transfert, d'acclimatation s'est fait sur le terrain préparé par la révolution. Il n'a pas été question, jusqu'ici, d'innover dans le domaine de la technique, de la science ou de l'art. On peut construire des usines géantes d'après des modèles importés de l'étranger sous le commandement bureaucratique, en les payant, il est vrai, le triple de leur prix. Mais plus on ira, plus on se heurtera au problème de la qualité et celui-ci échappe à la bureaucratie comme une ombre. La production semble marquée du sceau de l'indifférence. Dans l'économie nationalisée, la qualité suppose la démocratie des producteurs et des consommateurs, la liberté de critique et d'initiative, toutes choses incompatibles avec le régime totalitaire de la peur, du mensonge et de la louange.
Après le problème de la qualité, il s'en pose d'autres, plus grandioses et plus complexes, que l'on peut grouper sous la rubrique de "l'action créatrice technique et culturelle". Un philosophe de l'Antiquité soutenait que la discussion était mère de toutes choses. Là où le choc des idées est impossible, il ne saurait y avoir création de nouvelles valeurs. La dictature révolutionnaire, nous l'admettons, constitue en elle-même une sévère limitation de la liberté. C'est précisément pourquoi les époques révolutionnaires n'ont jamais été propices à la création culturelle, pour laquelle elles ne faisaient que déblayer le terrain. La dictature du prolétariat ouvre au génie humain un horizon d'autant plus vaste qu'elle cesse d'être une dictature. La civilisation socialiste ne s'épanouira qu'avec le dépérissement de l'Etat. Cette loi simple et inflexible implique la condamnation, sans recours possible, du régime politique actuel de l'U.R.S.S. La démocratie soviétique n'est pas une revendication politique abstraite ou morale. Elle est devenue pour le pays une question de vie ou de mort.
Si le nouvel Etat n'avait pas d'autres intérêts que ceux de la société, le dépérissement de ses fonctions de contrainte serait graduel et incolore. Mais l'Etat n'est pas désincarné. Les fonctions spécifiques se sont créé des organes. La bureaucratie, considérée dans son ensemble, se préoccupe moins de la fonction que du tribut que celle-ci lui rapporte. La caste gouvernante s'efforce de perpétuer et d'affermir les organes de la coercition. Elle ne ménage rien ni personne pour se maintenir au pouvoir et conserver ses revenus. Plus le cours des choses lui est contraire et plus elle se montre impitoyable à l'égard de éléments avancés du peuple. De même que l'Eglise catholique, elle a formulé son dogme de l'infaillibilité après que son déclin fut commencé; mais elle l'a tout de suite porté à une hauteur dont le pape ne saurait rêver.
La divinisation de plus en plus impudente de Staline est, malgré ce qu'elle a de caricatural, nécessaire au régime. La bureaucratie a besoin d'un arbitre suprême inviolable, premier consul à défaut d'empereur, et elle élève sur ses épaules l'homme qui répond le mieux à ses prétentions à la domination. La "fermeté" du chef, tant admirée des dilettantes littéraires de l'occident, n'est que la résultante de la pression collective d'une caste prête à tout pour se défendre. Chaque fonctionnaire professe que "l'Etat c'est lui". Chacun se retrouve sans peine en Staline. Staline découvre en chacun le souffle de son esprit. Staline personnifie la bureaucratie et c'est ce qui fait sa personnalité politique.
Le césarisme ou sa forme bourgeoise, le bonapartisme, entre en scène, dans l'histoire, quand l'âpre lutte de deux adversaires paraît hausser le pouvoir au-dessus de la nation et assure aux gouvernants une indépendance apparente à l'égard des classes, tout en ne leur laissant en réalité que la liberté dont ils ont besoin pour défendre les privilégiés. S'élevant au-dessus d'une société politiquement atomisée, s'appuyant sur la police et le corps des officiers sans tolérer aucun contrôle, le régime stalinien constitue une variété manifeste du bonapartisme, d'un type nouveau, sans analogue jusqu'ici. Le césarisme naquit dans une société fondée sur l'esclavage et bouleversée par les luttes intestines. Le bonapartisme fut un des instruments du régime capitaliste dans ses périodes critiques. Le stalinisme en est une variété, mais sur les bases de l'Etat ouvrier déchiré par l'antagonisme entre la bureaucratie soviétique organisée et armée et les masses laborieuses désarmées.
L'histoire en témoigne, le bonapartisme s'accommode fort bien du suffrage universel et même du vote secret. Le plébiscite est un de ses attributs démocratiques. Les citoyens sont de temps à autre invités à se prononcer pour ou contre le chef, et le votant sent sur sa tempe le froid léger d'un canon de revolver. Depuis Napoléon III, qui fait aujourd'hui figure d'un dilettante provincial, la technique plébiscitaire a connu des perfectionnements extraordinaires. La nouvelle constitution soviétique, instituant un bonapartisme plébiscitaire, est le couronnement du système.
Le bonapartisme soviétique est dû, en dernier lieu, au retard de la révolution mondiale. La même cause a engendré le fascisme dans les pays capitalistes. Nous arrivons à une conclusion à première vue inattendue, mais en réalité irréprochable, et c'est que l'étouffement de la démocratie soviétique par la bureaucratie toute-puissante et les défaites infligées à la démocratie en d'autres pays sont dus à la lenteur dont le prolétariat mondial fait preuve dans l'accomplissement de la tâche que lui assigne l'histoire. En dépit de la profonde différence de leurs bases sociales, le stalinisme et le fascisme sont des phénomènes symétriques. Par bien des traits ils se ressemblent d'une façon accablante. Un mouvement révolutionnaire victorieux en Europe ébranlerait aussitôt le fascisme et aussi le bonapartisme soviétique. La bureaucratie stalinienne a raison, quant à elle, de tourner le dos à la révolution internationale; elle obéit, ce faisant, à l'instinct de conservation.
Dans les premiers temps du régime soviétique, le parti servit de contrepoids à la bureaucratie. Elle administrait l'Etat, le parti la contrôlait. Veillant avec zèle à ce que l'inégalité ne passât point les limites du nécessaire, le parti était toujours en lutte ouverte ou voilée avec la bureaucratie. Le rôle historique de la fraction stalinienne fut de faire cesser cette dualité en subordonnant le parti à ses propres bureaux et en faisant fusionner les bureaux du parti et ceux de l'Etat. Ainsi s'est créé le régime totalitaire actuel. La victoire de Staline s'est trouvée assurée du fait du service définitif qu'il rendait à la bureaucratie.
Au cours des dix premières années, l'opposition de gauche eut en vue la conquête idéologique du parti sans entrer, contre lui, dans la voie de la conquête du pouvoir. Le mot d'ordre était: Réforme et non révolution. Dès alors, cependant, la bureaucratie était prête à n'importe quel coup d'Etat pour se défendre contre une réforme démocratique. Quand, en 1927, le conflit devint aigu, Staline, se tournant, au comité central, vers l'opposition, s'écria: "Ces cadres, vous ne les révoquerez que par la guerre civile!" Les défaites du prolétariat européen ont fait de cette menace une réalité historique. Le chemin de la réforme est devenu celui d'une révolution.
Les incessantes épurations du parti et des organisations soviétiques ont pour objet d'empêcher le mécontentement des masses de trouver une expression politique nette. Mais les répressions ne tuent pas la pensée, elles ne font que la refouler. Communistes et sans-parti ont deux convictions: l'officielle et la secrète. La délation et l'inquisition dévorent la société. La bureaucratie qualifie invariablement ses adversaires d'ennemis du socialisme. Usant de faux judiciaires au point que cet usage est entré dans les moeurs, elle leur impute à son gré les pires crimes. Elle extorque aux faibles, sous menace de mort, des aveux qu'elle leur dicte elle-même et dont elle se sert ensuite pour accuser ceux qui sont plus fermes.
La Pravda, commentant la constitution "la plus démocratique du monde", écrivait, le 5 juin 1936, qu'"il serait impardonnablement sot" de penser que, malgré la liquidation des classes, "les forces des classes hostiles au socialisme se sont résignées à leur défaite... La lutte continue". Quelles sont donc ces "forces des classes hostiles?" Voici: "Le reste des groupes contre-révolutionnaires, des gardes-blancs de tout acabit et surtout de la variété trotskyste-zinoviéviste... Après l'inévitable mention de "l'espionnage et de l'action terroriste et destructrice" (des trotskystes et des zinovièvistes!), l'organe de Staline promet: "Nous continuerons à anéantir d'une main ferme les ennemis du peuple, les reptiles et les furies trotskystes, quel que soit leur habile camouflage." Ces menaces, répétées chaque jour par la presse, ne font qu'accompagner le travail de la Guépéou.
Un certain Pétrov, membre du parti depuis 1918, combattant de la guerre civile, par la suite agronome soviétique et opposant de droite, s'étant évadé en 1936 de déportation et ayant réussi à passer à l'étranger, écrit sur les "trotskystes", dans un journal de l'émigration libérale, ce qui suit: "Eléments de gauche? Psychologiquement, ce sont les derniers révolutionnaires. Authentiques, brûlants. Rien de l'affairisme grisaillant, pas de compromis. Des hommes admirables. Des idées idiotes... L'incendie de l'univers et ce genre de visions..." Laissons la question des "idées". Le jugement moral porté sur les éléments de gauche par leurs adversaires de droite est d'une éloquence spontanée. Ce sont justement ces "derniers révolutionnaires authentiques et brûlants" que les généraux et les colonels de la Guépéou accusent de... contre-révolution dans l'intérêt de l'impérialisme.
L'hystérie bureaucratique haineusement déchaînée contre l'opposition bolchevique acquiert une signification politique éclatante en présence de la levée des restrictions de droits édictées autrefois contre les personnes d'origine bourgeoise. Les décrets conciliants qui leur facilitent l'accès aux emplois et aux études supérieures procèdent de l'idée que la résistance des classes dominantes de jadis cesse, tandis que l'ordre nouveau se révèle inébranlable. "Ces restrictions sont devenues superflues", expliquait Molotov à la session de l'Exécutif de janvier 1936. Il apparaît au même moment que les pires "ennemis de classe" se recrutent parmi les hommes qui ont toute leur vie combattu pour le socialisme, à commencer par les collaborateurs les plus proches de Lénine, comme Zinoviev et Kamenev. A la différence de la bourgeoisie, les "trotskystes" sont, s'il faut en croire la Pravda, d'autant plus "exaspérés" que "les contours de la société socialiste sans classes s'esquissent plus lumineusement". Cette philosophie délirante, née de la nécessité de justifier de nouvelles situations au moyen de vieilles formules, ne peut naturellement pas donner le change sur le déplacement réel des antagonismes sociaux. D'une part, la création de "notables" ouvre les carrières aux rejetons les plus ambitieux de la bourgeoisie, car on ne risque rien à leur accorder l'égalité des droits. De l'autre, le même fait provoque le mécontentement aigu et très dangereux des masses et principalement de la jeunesse ouvrière. Et c'est ce qui explique la campagne contre "les reptiles et les furies trotskystes".
Le glaive de la dictature, qui frappait auparavant les partisans de la restauration bourgeoise, s'abat maintenant sur ceux qui s'insurgent contre la bureaucratie. Il frappe l'avant-garde prolétarienne et non les ennemis de classe du prolétariat. En relation avec la modification capitale de ses fonctions, la police politique, composée naguère des bolcheviks les plus dévoués, les plus disposés au sacrifice, devient l'élément le plus gangrené de la bureaucratie.
Les thermidoriens mettent à proscrire les révolutionnaires toute la haine que leur inspirent des hommes qui leur rappellent le passé et leur font craindre l'avenir. Les bolcheviks les plus fermes et les plus fidèles, la fleur du parti, sont dans les prisons, les coins perdus de la Sibérie et de l'Asie centrale, les nombreux camps de concentration. Dans les prisons mêmes et les lieux de déportation, les opposants sont encore en butte aux perquisitions, au blocus postal, à la faim. On arrache la femme à son mari, afin de les briser tous deux et de les contraindre aux abjurations. L'abjuration d'ailleurs n'est pas le salut: au premier soupçon ou à la première dénonciation, le repenti est doublement châtié. L'aide apportée aux déportés, même par leurs proches, est considérée comme un crime, l'entraide comme un complot.
La grève de la faim est, dans ces conditions, le seul moyen de défense laissé aux persécutés. La Guépéou y répond par l'alimentation forcée, à moins qu'elle ne laisse a ses prisonniers la liberté de mourir. Des centaines de révolutionnaires russes et étrangers ont été au cours des dernières années poussés à des grèves de la faim mortelles, fusillés ou acculés au suicide. En douze ans, le gouvernement a plusieurs fois annoncé l'extirpation définitive de l'opposition. Mais au cours de l'"épuration" des derniers mois de 1935 et du premier semestre de 1936, des centaines de milliers de communistes ont de nouveau été exclus du parti; de ce nombre, plusieurs dizaines de milliers de "trotskystes". Les plus actifs ont été aussitôt arrêtés, jetés en prison ou envoyés dans les camps de concentration. Quant aux autres, Staline ordonna aux autorités locales, par le truchement de la Pravda, de ne point leur donner de travail. Dans un pays où l'Etat est le seul employeur, une mesure de ce genre équivaut à une condamnation à mourir de faim. L'ancien principe: "Qui ne travaille pas ne mange pas" est remplacé par cet autre: "Qui ne se soumet pas ne mange pas." Combien de bolcheviks ont été exclus, arrêtés, déportés, exterminés à partir de 1923, l'année où s'ouvre l'ère du bonapartisme, nous ne le saurons que le jour où s'ouvriront les archives de la police politique de Staline [1]. Combien demeurent dans l'illégalité, nous ne le saurons que le jour où commencera l'effondrement du régime bureaucratique.
Quelle importance peuvent avoir vingt ou trente mille opposants dans un parti de deux millions de membres? Sur ce point, la simple confrontation des chiffres n'est pas parlante. Il suffit d'une dizaine de révolutionnaires dans un régiment pour le faire passer, dans une atmosphère surchauffée, du côté du peuple. Ce n'est pas sans raison que les états-majors ont une peur bleue des petits groupes clandestins et même des militants isolés. Cette peur-là, qui fait trembler la bureaucratie stalinienne, explique la cruauté de ses proscriptions et la bassesse de ses calomnies.
Victor Serge, qui a passé en U.R.S.S. par toutes les étapes de la répression, a apporté à l'Occident le terrible message de ceux qu'on torture pour fidélité à la révolution et résistance à ses fossoyeurs. Il écrit:
"Je n'exagère rien, je pèse mes mots je puis étayer chacun d'eux de preuves tragiques et de noms...
"Parmi cette masse de victimes et d'objecteurs, silencieux pour la plupart, une héroïque minorité m'est proche entre toutes, précieuse par son énergie, sa clairvoyance, son stoïcisme, son attachement au bolchevisme de la grande époque. Ils sont quelques milliers, communistes de la première heure, compagnons de Lénine et de Trotsky, bâtisseurs des républiques soviétiques quand existaient les soviets, à invoquer contre la déchéance intérieure du régime les principes du socialisme, à défendre comme ils peuvent (et ils ne peuvent plus que consentir à tous les sacrifices) les droits de la classe ouvrière...
"Les enfermés de là-bas tiendront tant qu'il faudra, jusqu'au bout, dussent-ils ne pas voir se lever sur la révolution une nouvelle aurore. Les révolutionnaires d'Occident peuvent compter sur eux: la flamme sera maintenue, ne serait-ce que dans les prisons. Ils comptent aussi sur vous. Vous devez, nous devons les défendre, pour défendre la démocratie ouvrière dans le monde, restituer à la dictature du prolétariat son visage de libératrice, rendre un jour à l'U.R.S.S. sa grandeur morale et la confiance des travailleurs..."
Réfléchissant au dépérissement de l'Etat, Lénine écrivait que l'accoutumance à l'observation des règles de la communauté peut écarter toute nécessité de contrainte "si rien ne suscite l'indignation, la protestation et la révolte et n'appelle ainsi la répression". Tout est dans ce si. Le régime actuel de l'U.R.S.S. suscite à chaque pas des protestations d'autant plus douloureuses qu'elles sont étouffées. La bureaucratie n'est pas seulement un appareil de contrainte, c'est encore une cause permanente de provocation. L'existence même d'une caste de maîtres avide, menteuse et cynique ne peut pas ne pas susciter une révolte cachée. L'amélioration de la situation des ouvriers ne les réconcilie pas avec le pouvoir; loin de là, elle prépare, en élevant leur dignité et en ouvrant leur pensée aux questions de politique générale, leur conflit avec les dirigeants.
Les "chefs" inamovibles se plaisent à répéter qu'il est nécessaire d'"apprendre", de s'"assimiler la technique", de "se cultiver" et autres belles choses. Mais les maîtres eux-mêmes sont ignorants, peu cultivés, n'apprennent rien sérieusement, demeurent grossiers et déloyaux. Leur prétention à la tutelle totale de la société, qu'il s'agisse de commander les gérants de coopératives ou les compositeurs de musique, en devient intolérable. La population ne pourra accéder à une culture plus haute sans secouer son assujettissement humiliant à cette caste d'usurpateurs.
Le fonctionnaire finira-t-il par dévorer l'Etat ouvrier ou la classe ouvrière réduira-t-elle le fonctionnaire à l'incapacité de nuire? Telle est la question dont dépend le sort de l'U.R.S.S. L'immense majorité des ouvriers est dès maintenant hostile à la bureaucratie; les masses paysannes lui vouent une vigoureuse haine plébéienne. Si, à l'opposé des paysans, les ouvriers n'engagent presque pas la lutte, laissant ainsi les campagnes à leurs errements et à leur impuissance, ce n'est pas seulement à cause de la répression: les ouvriers craignent de frayer la route à une restauration capitaliste. Les relations de réciprocité entre l'Etat et la classe ouvrière sont beaucoup plus complexes que ne l'imaginent les "démocrates" vulgaires. Sans économie planifiée, l'U.R.S.S. serait rejetée à des dizaines d'années en arrière. En maintenant cette économie, la bureaucratie continue à remplir une fonction nécessaire. Mais c'est d'une façon telle qu'elle prépare le torpillage du système et menace tout l'acquis de la révolution. Les ouvriers sont réalistes. Sans se faire illusion sur la caste dirigeante, tout au moins sur les couches de cette caste qu'ils connaissent d'un peu près, ils voient pour le moment en elle la gardienne d'une partie de leurs propres conquêtes. Ils ne manqueront pas de bouter dehors la gardienne malhonnête, insolente et suspecte, dès qu'ils verront la possibilité de s'en passer. Il faut pour cela qu'une éclaircie révolutionnaire se produise en Occident ou en Orient.
La cessation de toute lutte politique visible est présentée par les agents et les amis du Kremlin comme une "stabilisation" du régime. A la vérité, elle ne signifie qu'une stabilisation momentanée de la bureaucratie, le mécontentement du peuple étant refoulé. La jeune génération souffre surtout du joug de l'"absolutisme éclairé", beaucoup plus absolu, du reste, qu'éclairé... La vigilance de plus en plus redoutable de la bureaucratie face à toute lueur de pensée, de même que l'insupportable encensement du "chef" providentiel attestent le divorce entre l'Etat et la société et aussi l'aggravation des contradictions intérieures qui, faisant pression sur les cloisons de l'Etat, cherchent une issue et la trouveront inévitablement.
Les attentats commis contre les représentants du pouvoir ont souvent une grande importance symptomatique qui permet de juger de la situation d'un pays. Le plus retentissant a été l'assassinat de Kirov, dictateur habile et sans scrupule de Leningrad, personnalité typique de sa corporation. Les actes terroristes sont par eux-mêmes tout à fait incapables de renverser l'oligarchie bureaucratique. Le bureaucrate, considéré individuellement, peut craindre le revolver; la bureaucratie dans son ensemble exploite avec succès le terrorisme pour justifier ses propres violences, non sans accuser ses adversaires politiques (l'affaire Zinoviev, Kamenev et autres) [2]. Le terrorisme individuel est l'arme des isolés impatients ou désespérés, appartenant eux-mêmes, le plus souvent, à la jeune génération de la bureaucratie. Mais, comme sous l'autocratie, les crimes politiques annoncent que l'air se charge d'électricité et font pressentir une crise.
En promulguant la nouvelle constitution, la bureaucratie montre qu'elle flaire le danger et entend y parer. Mais il est plus d'une fois arrivé que la dictature bureaucratique, cherchant le salut dans des réformes à prétentions "libérales", n'ait réussi qu'à s'affaiblir. Révélant le bonapartisme, la nouvelle constitution offre en même temps pour le combattre une tranchée à demi-légale. La rivalité électorale des cliques peut être le point de départ de luttes politiques. L'aiguillon dirigé contre les "organes du pouvoir fonctionnant mal" peut devenir un aiguillon contre le bonapartisme. Tous les indices nous portent à croire que les événements amèneront infailliblement un conflit entre les forces populaires, accrues par le développement de la culture, et l'oligarchie bureaucratique. Cette crise ne comporte pas de solution pacifique. On n'a jamais vu le diable se rogner les griffes de son plein gré. La bureaucratie soviétique n'abadonnera pas ses positions sans combat; le pays s'achemine manifestement vers une révolution.
En présence d'une pression énergique des masses, et étant donné la différenciation sociale des fonctionnaires, la résistance des dirigeants peut être beaucoup plus faible qu'elle ne paraît devoir l'être. Sans doute ne peut-on se livrer, à ce propos, qu'à des conjectures. Quoi qu'il en soit, la bureaucratie ne pourra être écartée que révolutionnairement et ce sera, comme toujours, au prix de sacrifices d'autant moins nombreux qu'on s'y prendra plus énergiquement et plus hardiment. P réparer cette action et se mettre à la tête des masses dans une situation historique favorable, telle est la tâche de la section soviétique de la IVe Internationale, encore faible aujourd'hui et réduite à l'existence clandestine. Mais l'illégalité d'un parti n'est pas son inexistence: ce n'est qu'une forme pénible de son existence. La répression peut se montrer parfaitement efficace contre une classe qui quitte la scène, la dictature révolutionnaire de 1917-1923 l'a pleinement démontré; le recours à la violence contre l'avant-garde révolutionnaire ne sauvera pas une caste qui se survit, dans la mesure naturellement où l'U.R.S.S. a un avenir.
La révolution que la bureaucratie prépare contre elle-même ne sera pas sociale comme celle d'octobre 1917: il ne s'agira pas de changer les bases économiques de la société, de remplacer une forme de propriété par une autre. L'histoire a connu, outre les révolutions sociales qui ont substitué le régime bourgeois à la féodalité, des révolutions politiques qui, sans toucher aux fondements économiques de la société, renversaient les vieilles formations dirigeantes (1830 et 1848 en France, février 1917 en Russie). La subversion de la caste bonapartiste aura naturellement de profondes conséquences sociales; mais elle se maintiendra dans les cadres d'une transformation politique.
Un Etat issu de la révolution ouvrière existe pour la première fois dans l'histoire. Les étapes qu'il doit franchir ne sont inscrites nulle part. Les théoriciens et les bâtisseurs de l'U.R.S.S. espéraient, il est vrai, que le système souple et clair des soviets permettrait à l'Etat de se transformer pacifiquement, de se dissoudre et de dépérir au fur et à mesure que la société accomplirait son évolution économique et culturelle. La réalité s'est montrée plus complexe que la théorie. Le prolétariat d'un pays arriéré a du faire la première révolution socialiste. Il aura très vraisemblablement à payer ce privilège historique d'une seconde révolution, celle-ci contre l'absolutisme bureaucratique. Le programme de cette révolution dépendra du moment où elle éclatera, du niveau que le pays aura atteint et, dans une mesure très appréciable, de la situation internationale. Ses éléments essentiels, suffisamment définis dès à présent, sont indiqués tout au long des pages de ce livre: et ce sont les conclusions objectives de l'analyse des contradictions du régime soviétique.
Il ne s'agit pas de remplacer une coterie dirigeante par une autre, mais de changer les méthodes mêmes de la direction économique et culturelle. L'arbitraire bureaucratique devra céder la place à la démocratie soviétique. Le rétablissement du droit de critique et d'une liberté électorale véritable sont des conditions nécessaires du développement du pays. Le rétablissement de la liberté des partis soviétiques, à commencer par le parti bolchevique, et la renaissance des syndicats y sont impliqués. La démocratie entraînera, dans l'économie, la révision radicale des plans dans l'intérêt des travailleurs. La libre discussion des questions économiques diminuera les frais généraux imposés par les erreurs et les zigzags de la bureaucratie. Les entreprises somptuaires, Palais des Soviets, théâtres nouveaux, métros construits pour l'épate, feront place à des habitations ouvrières. Les "normes bourgeoises de répartition" seront d'abord ramenées aux proportions que commande la stricte nécessité, pour reculer, au fur et à mesure de l'accroissement de la richesse sociale, devant l'égalité socialiste. Les grades seront immédiatement abolis, les décorations remisées aux accessoires. La jeunesse pourra respirer librement, critiquer, se tromper et mûrir. La science et l'art secoueront leurs chaînes. La politique étrangère renouera avec la tradition de l'internationalisme révolutionnaire.
Plus que jamais, les destinées de la révolution d'Octobre sont aujourd'hui liées à celles de l'Europe et du monde. Les problèmes de l'U.R.S.S. se résolvent dans la péninsule ibérique, en France, en Belgique. Au moment où ce livre paraîtra, la situation sera probablement beaucoup plus claire qu'en ces jours de guerre civile sous Madrid. Si la bureaucratie soviétique réussit, avec sa perfide politique des "fronts populaires", à assurer la victoire de la réaction en France et en Espagne — et l'Internationale communiste fait tout ce qu'elle peut dans ce sens — l'U.R.S.S. se trouvera au bord de l'abîme et la contre-révolution bourgeoise y sera à l'ordre du jour plutôt que le soulèvement des ouvriers contre la bureaucratie. Si, au contraire, malgré le sabotage des réformistes et des chefs "communistes", le prolétariat d'Occident se fraie la route vers le pouvoir, un nouveau chapitre s'ouvrira dans l'histoire de l'U.R.S.S. La première victoire révolutionnaire en Europe fera aux masses soviétiques l'effet d'un choc électrique, les réveillera, relèvera leur esprit d'indépendance, ranimera les traditions de 1905 et 1917, affaiblira les positions de la bureaucratie et n'aura pas moins d'importance pour la IVe Internationale que n'en eut pour la IIIe la victoire de la révolution d'Octobre. Pour le premier Etat ouvrier, pour l'avenir du socialisme, pas de salut si ce n'est dans cette voie.
[1] Boukharine, Iagoda, Kamenev, Bela Kun, Radek, Rakovski, Rykov, Sosnovski, Toukhachevski et Zinoviev, pour ne iter que des adversaires de Trotsky mentionnés dans cet ouvrage, ont été exécutés ou sont morts en déportation. Ordjonikidzé et Tomski se sont suicidés.
[2] Allusion au premier procès de 1935. L'assassinat de Kirov entraînera également plus tard l'ouverture des célèbres "procès de Moscou".