1936 |
La méthode du marxisme appliquée à l'analyse des pays où le Capital a été exproprié. |
La Révolution trahie
L'ACCROISSEMENT DE L'INEGALITE ET DES ANTAGONISMES SOCIAUX
Après avoir commencé par la " répartition socialiste ", le pouvoir des soviets se vit obligé, en 1921, de faire appel au marché. L'extrême pénurie des ressources à l'époque du premier plan quinquennal mena de nouveau à la répartition étatisée ou au renouvellement de l'expérience du communisme de guerre sur une plus large échelle. Cette base aussi se révéla insuffisante. En 1935, le système de la répartition planifiée céda de nouveau la place au commerce. Il apparut par deux fois que les méthodes vitales de la répartition des produits dépendent plus du niveau de la technique et des ressources matérielles données que des formes de la propriété.
L'augmentation du rendement du travail, due plus particulièrement au salaire aux pièces, promet un accroissement de la masse des marchandises et une baisse des prix, d'ou résulterait pour la population une augmentation de bien-être. Ce n'est là qu'un aspect du problème et que l'on a pu observer, comme on sait, sous l'ancien régime, à l'époque de son essor économique. Les phénomènes et les processus sociaux doivent être considérés dans leurs rapports et leur interdépendance. L'augmentation du rendement du travail sur les hases de la circulation des marchandises signifie aussi un accroissement de l'inégalité. L'augmentation du bien-être des couches dirigeantes commence à dépasser sensiblement celle du bien-être des masses. Pendant que l'Etat s'enrichit, on voit la société se différencier.
Par les conditions de la vie quotidienne, la société soviétique se divise dès à présent en une minorité privilégiée et assurée du lendemain et une majorité végétant dans la misère, cette inégalité provoquant aux deux pôles opposés des contrastes saisissants. Les produits destinés à la consommation des masses sont, d'habitude, en dépit de leurs prix élevés, de fort basse qualité, et plus on s'éloigne du centre plus il est malaisé de se les procurer. Dans ces conditions, la spéculation et aussi le vol deviennent des fléaux et, s'ils complétaient hier la répartition planifiée, ils apportent aujourd'hui un correctif au commerce soviétique.
Les "amis de l'U.R.S.S." ont l'habitude de noter leurs impressions les yeux fermés et les oreilles bouchées. On ne saurait compter sur eux. Les ennemis, eux, répandent quelquefois des calomnies. Consultons la bureaucratie elle-même. N'étant pas sa propre ennemie, les accusations qu'elle porte contre elle-même, toujours motivées par des besoins urgents et pratiques, méritent infiniment plus de créance que ses fréquentes et bruyantes vantardises.
Le plan industriel pour 1935 a été, on le sait, dépassé. Mais en ce qui concerne la construction des logements, il n'a été exécuté que dans la mesure de 55,7%; et c'est la construction des habitations ouvrières qui est la plus, lente, la plus défectueuse, la plus négligée. Les paysans des kolkhozes vivent comme par le passé dans les isbas, avec leurs veaux et leurs blattes. D'autre part, les notables soviétiques se plaignent de ce qu'il n'y ait pas toujours dans les habitations construites à leur intention de "chambre de bonne".
Tout régime s'exprime dans son architecture et ses monuments. L'époque soviétique actuelle est caractérisée par les palais et les maisons des soviets construits en grand nombre, vrais temples de la bureaucratie (coûtant parfois des dizaines de millions), par des théâtres bâtis à grands frais, par des maisons de l'armée rouge, clubs militaires principalement réservés aux officiers, par un métro luxueux à l'usage de ceux qui peuvent se le paver, alors que la construction des habitations ouvrières, fussent-elles du type des casernes, est invariablement et terriblement en retard.
Des succès réels ont été obtenus dans les voies ferrées. Le simple citoyen soviétique n'y a pas gagné grand-chose. D'innombrables mandements de chefs dénoncent à tout moment "la malpropreté des wagons et des locaux ouverts au public", la "révoltante incurie des services de voyageurs", le "nombre considérable des abus, des vols, des escroqueries à l'occasion de la vente des billets... la dissimulation des places libres à des fins de spéculation, les pots-de-vin... le vol des bagages en cours de route". Ces faits "déshonorent les transports socialistes"! A la vérité, les transports capitalistes les considèrent eux aussi comme des crimes ou des délits de droit commun. Les plaintes répétées de notre éloquent administrateur témoignent à n'en pas douter de l'insuffisance des moyens de transport pour la population, de la pénurie extrême des articles confiés aux transports et, enfin, du cynique dédain professé par les dirigeants des chemins de fer, comme par tous les autres, à l'égard du simple mortel. Quant à elle-même, la bureaucratie sait fort bien se faire servir sur terre, sur eau, dans les airs, ce qu'atteste le grand nombre de wagons-salons, de trains spéciaux et de bateaux dont elle dispose, tout en les remplaçant de plus en plus par des autos et des avions, plus confortables.
Caractérisant les succès de l'industrie soviétique, le représentant du comité central à Léningrad, Jdanov, applaudi par un auditoire directement intéressé, lui promet que "l'année prochaine, ce ne sera pas dans les modestes Ford d'aujourd'hui, mais dans des limousines que nos activistes se rendront aux assemblées". La technique soviétique, dans la mesure où elle se tourne vers l'homme, s'efforce avant tout de satisfaire les besoins accrus de la minorité privilégiée. Les tramways - là où il y en a - sont bondés comme par le passé.
Quand le commissaire du peuple à l'industrie alimentaire, Mikoyan, se flatte de ce que les qualités inférieures de bonbons soient peu à peu éliminées au profit des qualités supérieures et de ce que "nos femmes" exigent de meilleurs parfums, cela signifie seulement que l'industrie s'adapte, par suite du retour au commerce, à des consommateurs plus qualifiés. Telle est la loi du marché, où les femmes de personnages haut placés ne sont pas les moins influentes. On apprend en même temps que 68 coopératives sur 95 inventoriées eu Ukraine (1935) n'ont pas de bonbons du tout et que, de façon générale, la demande de confiserie n'est satisfaite que dans la proportion de 15% et ce à l'aide des plus basses qualités. Les Izvestia déplorent que "les fabriques ne tiennent pas compte des exigences du consommateur" - quand il s'agit, naturellement, d'un consommateur capable de se défendre.
L'académicien Bach, posant la question du point de vue de la chimie organique, trouve que "notre pain est parfois d'une qualité détestable". Les ouvriers et les ouvrières non initiés aux mystères de la fermentation sont bien de cet avis; à la différence de l'honorable académicien, ils n'ont pas, toutefois, la faculté de donner leur appréciation dans la presse.
Le trust de la confection de Moscou fait de la publicité pour des modèles de robes de soie dessinés à la Maison des modèles: mais en province et même dans les grands centres industriels les ouvriers ne peuvent pas se procurer sans faire la queue une chemise d'indienne. On en manque comme auparavant! Il est beaucoup plus difficile d'assurer le nécessaire au grand nombre que le superflu à quelques-uns. Toute l'histoire le démontre.
Enumérant ses acquisitions, Mikoyan nous fait savoir que "l'industrie de la margarine est nouvelle". L'ancien régime n'en avait pas, c'est vrai. N'en concluons pas que la situation ait empiré: le beurre, le peuple ne le voyait pas plus alors qu'aujourd'hui. Mais l'apparition d'un succédané signifie en tout cas qu'il y a en U.R.S.S. deux classes de consommateurs: l'une qui préfère le beurre et l'autre qui s'accommode de margarine. "Nous fournissons à volonté le gros tabac en grains, la makhorka", déclare Mikoyan, oubliant d'ajouter que ni en Europe ni en Amérique on ne consomme de tabac d'aussi triste qualité.
L'une des manifestations les plus frappantes, pour ne pas dire les plus provocantes, de l'inégalité, c'est l'ouverture à Moscou et dans d'autres villes importantes de magasins vendant des marchandises de qualité supérieure et portant le nom très expressif, quoique étranger, de "luxe" ("liouks"). Mais les plaintes incessantes pour vols dans les épiceries de Moscou et de la province montrent qu'il n'y a de produits que pour la minorité et que tout le monde voudrait pourtant se nourrir...
L'ouvrière qui a un enfant est liée au régime social et son critère "de consommation", comme disent dédaigneusement les gros personnages, très attentifs eux-mêmes à leur propre consommation, est en définitive celui qui décide. Dans le conflit entre la bureaucratie et l'ouvrière, nous nous rangeons avec Marx et Lénine du côté de l'ouvrière contre le bureaucrate qui exagère les résultats acquis, camoufle les contradictions et bâillonne l'ouvrière.
Admettons que la margarine et le tabac en grains soient aujourd'hui tristement
nécessaires. Point n'est besoin en ce cas de se flatter et de farder la réalité. Des
limousines pour les "activistes", de bons parfums pour "nos femmes",
de la margarine pour les ouvriers, des magasins de luxe pour les privilégiés, la seule
image des mets fins exposés à la vitrine pour la plèbe, ce socialisme-là ne saurait
être aux yeux des masses qu'un capitalisme retourné. Appréciation qui n'est pas si
fausse. Sur le terrain de la "misère socialisée", la lutte pour le nécessaire
menace de ressusciter "tout l'ancien fatras" et le ressuscite partiellement à
chaque pas.
Le marché d'aujourd'hui diffère de celui de la Nep (1921-1928) en ce qu'il doit se développer sans intermédiaires ni commerce privé, mettant face à face les organisations de l'Etat, les coopératives, les kolkhozes et les citoyens. Mais il n'en est ainsi qu'en principe. L'accroissement rapide du commerce de détail (Etat et coopératives) doit le porter à 100 milliards de roubles en 1936. Le commerce des kolkhozes, qui est de 16 milliards en 1935, doit s'accroître sensiblement cette année. Il est malaisé de dire quelle place revient au sein et à côté de ce chiffre d'affaires aux intermédiaires illégaux et semi-illégaux. Une place nullement insignifiante, en tout cas! De même que les cultivateurs, les kolkhozes et, surtout, certains membres des kolkhozes sont enclins à recourir aux intermédiaires. Les artisans, les coopérateurs, les industries locales traitant avec les paysans suivent la même voie. Il apparaît parfois et soudainement, que le commerce de la viande, du beurre, des oeufs, dans tout un grand rayon, est tombé aux mains des "mercantis". Les articles les plus nécessaires, tels que le sel, les allumettes, la farine, le pétrole, qu'on trouve en abondance dans les stocks de l'Etat, font défaut des semaines et des mois durant dans les coopératives rurales bureaucratisées; il est clair que les paysans se les procurent ailleurs. La presse soviétique mentionne à tout moment les revendeurs, comme s'il allait de soi qu'il en faille.
Les autres aspects de l'initiative et de l'accumulation privées jouent visiblement un moindre rôle. Les cochers possédant un attelage et les artisans indépendants sont, comme le cultivateur indépendant, à peine tolérés. De nombreuses échoppes de réparations appartenant à des particuliers existent à Moscou et on ferme les yeux parce qu'elles comblent d'importantes lacunes. Un nombre infiniment plus grand de particuliers travaille sous les fausses enseignes des artels (associations) et des coopératives ou se met à l'abri dans les kolkhozes. Et le service des recherches criminelles, comme s'il se plaisait à faire ressortir les lézardes de l'économie, arrête de temps à autre à Moscou, comme spéculatrices, de pauvres femmes affamées qui vendent les bérets qu'elles ont elles-mêmes tricotés ou les chemises d'indienne qu'elles ont cousues.
"La base de la spéculation est détruite dans notre pays", proclamait Staline (automne 1935), "et si nous avons encore des mercantis, cela ne s'explique que par l'insuffisante vigilance de classe des ouvriers et par le libéralisme de certaines instances soviétiques à l'égard des spéculateurs." Voilà bien le raisonnement bureaucratique idéal! La base économique de la spéculation est-elle anéantie? En ce cas, point n'est besoin de vigilance. Si, par exemple, l'Etat pouvait fournir aux citoyens des coiffures en nombre suffisant, quel besoin y aurait-il d'arrêter les malheureuses marchandes des rues? On doute du reste qu'il soit nécessaire de les emprisonner même dans l'état actuel des choses.
Les catégories de l'initiative privée que nous avons énumérées ne sont à redouter en elles-mêmes ni par la quantité ni par l'ampleur des affaires. On ne peut tout de même pas craindre l'attaque des remparts de la propriété étatisée par des voituriers, des marchandes de bérets, des horlogers et des revendeurs d'oeufs! Mais la question ne se résout pas à l'aide des seules proportions arithmétiques. La profusion et la variété des spéculateurs de toutes sortes surgissant, à la moindre tolérance administrative, comme des taches de fièvre sur un corps malade attestent la constante pression des tendances petites-bourgeoises. Le degré de nocivité de ces bacilles de spéculation pour l'avenir socialiste est déterminé par la capacité générale de résistance de l'organisme économique et politique du pays.
L'état d'esprit et la conduite des ouvriers et des travailleurs des kolkhozes,
c'est-à-dire 90% environ de la population, sont déterminés au premier chef par les
modifications de leur salaire réel. Mais la relation entre leur revenu et celui des
couches sociales plus avantagées n'a pas une importance moindre. C'est dans le domaine de
la consommation que la loi de la relativité se fait sentir le plus directement!
L'expression de tous les rapports sociaux en termes de comptabilité-argent révèle la
part réelle des diverses couches sociales au revenu national. Même en admettant la
nécessité historique de l'inégalité pendant un temps encore assez long, la question
des limites tolérables de cette inégalité demeure posée, de même que celle de son
utilité sociale dans chaque cas concret. La lutte inévitable pour la part du revenu
national deviendra nécessairement une lutte politique. Le régime actuel est-il
socialiste ou non? Cette question sera tranchée non par les sophismes de la bureaucratie,
mais par l'attitude des masses, c'est-à-dire des ouvriers et des paysans des kolkhozes.
Les données concernant le salaire réel devraient, semble-t-il, faire l'objet d'une étude particulièrement attentive dans un Etat ouvrier; la statistique des revenus, par catégories de la population, devrait être limpide et accessible à tous. En réalité, ce domaine, touchant du plus près aux intérêts vitaux des travailleurs, est couvert d'une brume opaque. Si incroyable que ce soit, le budget d'une famille ouvrière en U.R.S.S. constitue pour l'observateur une grandeur beaucoup plus énigmatique qu'en n'importe quel pays capitaliste. En vain tenterions-nous de tracer la courbe des salaires réels des diverses catégories d'ouvriers pendant la deuxième période quinquennale. Le silence obstiné des autorités et des compétences sur ce sujet est aussi éloquent que leur étalage de chiffres sommaires et dépourvus de signification.
D'après un rapport du commissaire du peuple à l'industrie lourde, Ordjonikidzé, le rendement moyen mensuel du travail d'un ouvrier a été multiplié par 3,2 en dix ans, de 1925 à 1935, tandis que le salaire a été multiplié par 4,5. Quelle part de ce dernier coefficient, de si belle apparence, est dévorée par les spécialistes et les ouvriers bien payés? Quelle est la valeur effective de ce salaire nominal, chose non moins importante? Nous n'en apprenons rien ni par ce rapport ni par les commentaires de la presse. Au congrès de la jeunesse soviétique d'avril 1936, le secrétaire des Jeunesses communistes, Kossarev, disait: "Depuis janvier 1931 jusqu'en décembre 1935, le salaire des jeunes a augmenté de 340 %." Mais même parmi les jeunes décorés, triés sur le volet et disposés à prodiguer les ovations, cette fanfaronnade ne provoqua pas un claquement de mains: les auditeurs savaient trop bien, comme l'orateur, que le brusque passage aux prix du marché aggravait la situation de la grande majorité des ouvriers.
Le salaire moyen annuel, établi en réunissant les salaires du directeur de trust et de la balayeuse, était en 1935 de 2 300 roubles et doit atteindre en 1936 environ 2 500 roubles, soit, au cours nominal du change, 7 500 francs, et quelque chose comme 3 500 à 4 000 francs français d'après la capacité d'achat. Ce chiffre des plus modestes s'amenuise encore si l'on tient compte du fait que l'augmentation des salaires de 1936 ne représente qu'une compensation partielle à la suppression des prix de faveur et de la gratuité de divers services. L'essentiel en tout ceci, c'est encore que le salaire de 2 500 roubles par an, soit 208 roubles par mois, n'est qu'une moyenne, c'est-à-dire une fiction arithmétique destinée à masquer la réalité d'une cruelle inégalité dans la rétribution du travail.
Il est tout à fait incontestable que la situation de la couche supérieure de la classe ouvrière et surtout de ceux qu'on appelle les stakhanovistes, s'est sensiblement améliorée au cours de l'année écoulée; la presse relate en détail combien de complets, de paires de chaussures, de gramophones, de vélos et même de boîtes de conserves les ouvriers décorés ont pu s'acheter. On découvre par la même occasion combien ces biens sont peu accessibles à l'ouvrier ordinaire. Staline dit des causes qui ont fait naître le mouvement Stakhanov: "On s'est mis à vivre mieux, plus gaiement. Et quand on vit plus gaiement, le travail va mieux." Il y a une part de vérité dans cette façon optimiste, propre aux dirigeants, de présenter le travail aux pièces: la formation d'une aristocratie ouvrière n'est en effet devenue possible que grâce aux succès économiques antérieurs. Le stimulant des stakhanovistes n'est pourtant pas la "gaieté", mais le désir de gagner davantage. Molotov a modifié dans ce sens l'affirmation de Staline: "L'impulsion vers un haut rendement du travail est donnée aux stakhanovistes par le simple désir d'augmenter leur salaire." En effet, toute une catégorie d'ouvriers s'est formée en quelques mois, que l'on a surnommés les "mille", car leur salaire dépasse 1 000 roubles par mois. Il y en a même qui gagnent plus de 2 000 roubles, alors que le travailleur des catégories inférieures gagne souvent moins de 100 roubles.
La seule amplitude de ces variations de salaires établit, semble-t-il, une différence suffisante entre l'ouvrier "notable" et l'ouvrier "ordinaire". Cela ne suffit pas à la bureaucratie. Les stakhanovistes sont littéralement comblés de privilèges. On leur donne de nouveaux logements, on fait des réparations chez eux; ils bénéficient de séjours supplémentaires dans les maisons de repos et les sanatoriums; on leur envoie à domicile, gratuitement, des maîtres d'école et des médecins; ils ont des entrées gratuites au cinéma; il arrive qu'on les rase gratuitement ou en priorité. Beaucoup de ces privilèges paraissent intentionnellement consentis pour blesser et offenser l'ouvrier moyen. L'obséquieuse bienveillance des autorités a pour cause, en même temps que l'arrivisme, la mauvaise conscience: les dirigeants locaux saisissent avidement l'occasion de sortir de leur isolement en faisant bénéficier de privilèges une aristocratie ouvrière. Le résultat, c'est que le salaire réel des stakhanovistes dépasse souvent de vingt à trente fois celui des catégories inférieures. Les appointements des spécialistes les plus favorisés suffiraient en maintes circonstances à payer quatre-vingts à cent manoeuvres. Par l'ampleur de l'inégalité dans la rétribution du travail, l'U.R.S.S. a rattrapé et largement dépassé les pays capitalistes!
Les meilleurs des stakhanovistes, ceux qui s'inspirent réellement de mobiles socialistes, loin de se réjouir de leurs privilèges, en sont mécontents. On les comprend: la jouissance individuelle de divers biens, dans une atmosphère de misère générale, les entoure d'un cercle d'hostilité et d'envie et leur empoisonne l'existence. Ces rapports entre ouvriers sont plus éloignés de la morale socialiste que ceux des ouvriers d'une fabrique capitaliste réunis par la lutte commune contre l'exploitation.
Il reste que la vie quotidienne n'est pas facile à l'ouvrier qualifié, surtout en province. Outre que la journée de sept heures est de plus en plus sacrifiée à l'augmentation du rendement du travail, beaucoup d'heures sont prises par la lutte complémentaire pour l'existence. On indique comme un signe particulier de bien-être que les meilleurs ouvriers des sovkhozes - exploitations agricoles de l'Etat -, les conducteurs de tracteurs et de machines combinées, formant déjà une nette aristocratie, ont des vaches et des porcs. La théorie selon laquelle mieux valait le socialisme sans lait que le lait sans socialisme est donc abandonnée. On reconnaît maintenant que les ouvriers des entreprises agricoles de l'Etat, où ne manquent pas, semble-t-il, les vaches et les porcs, doivent, pour assurer leur existence, avoir leur propre élevage miniature. Le communiqué triomphal suivant lequel 96 000 ouvriers de Kharkov ont des potagers personnels n'est pas moins stupéfiant. Les autres villes sont invitées à imiter Kharkov. Quel terrible gaspillage de forces humaines signifient la "vache individuelle", le "potager individuel" et quel fardeau pour l'ouvrier, et plus encore pour sa femme et ses enfants, que le travail médiéval, à la pelle, du fumier et de la terre!
La grande majorité des ouvriers n'a, cela va de soi, ni vache ni potager, et manque souvent d'un gîte. Le salaire d'un manoeuvre est de 1 200 à 1 500 roubles par an, moins parfois, ce qui, avec les prix soviétiques, équivaut à la misère. Les conditions de logement, l'un des indices les plus caractéristiques de la situation matérielle et culturelle, sont des plus mauvaises et parfois intolérables. L'immense majorité des ouvriers s'entasse dans des logements communs beaucoup moins bien installés, beaucoup moins habitables que les casernes. S'agit-il de justifier des échecs dans la production, des manquements au travail, des malfaçons? L'administration, par le truchement de ses journalistes, donne elle-même des descriptions de ce genre des conditions de logement des ouvriers: "Les ouvriers dorment sur le plancher, les bois de lits étant infestés de punaises, les chaises sont démolies, on n'a pas de gobelet pour boire", etc. "Deux familles vivent dans une chambre. Le toit en est percé. Quand il pleut, on recueille de l'eau à pleins seaux." "Les cabinets sont indescriptibles..." Des détails de ce genre, qui valent pour le pays entier, on en pourrait citer à l'infini. Par suite des conditions d'existence intolérables, "la fluidité du personnel", écrit par exemple le dirigeant de l'industrie pétrolière, "atteint de très grandes proportions... Nombre de puits ne sont pas exploités faute de main-d'oeuvre..." Dans certaines contrées défavorisées, seuls les ouvriers congédiés ailleurs pour indiscipline consentent à travailler. Ainsi se forme dans les bas-fonds du prolétariat une catégorie de misérables privés de tout droit, parias soviétiques qu'une branche de l'industrie aussi importante que celle du pétrole est obligée d'employer largement.
Par suite des inégalites criantes dans le régime des salaires, aggravées encore par les privilèges arbitrairement créés, la bureaucratie réussit à faire naître des antagonismes très âpres au sein du prolétariat. De récents comptes rendus de presse traçaient le tableau d'une guerre civile en réduction. "Le sabotage de machines constitue le moyen préféré(!) de combattre le mouvement Stakhanov", écrivait par exemple l'organe des syndicats. "La lutte de classe" est évoquée à chaque pas. Dans cette lutte "de classe", les ouvriers sont d'un côté, les syndicats de l'autre. Staline recommande publiquement de "taper sur la gueule" des résistants. D'autres membres du comité central menacent à diverses reprises "les ennemis impudents" d'un anéantissement total. L'expérience du mouvement Stakhanov fait puissamment ressortir l'abîme qui sépare le pouvoir et le prolétariat et l'opiniâtreté sans frein de la bureaucratie dans l'application de la règle: "Diviser pour régner." En revanche, le travail aux pièces, ainsi imposé, devient, pour consoler l'ouvrier, "émulation socialiste". Ces seuls mots sont une dérision.
L'émulation, dont les racines plongent dans la biologie, demeure sans nul doute en
régime communiste - épurée de l'esprit de lucre, de l'envie et des privilèges - le
moteur le plus important de la civilisation. Mais dans une phase plus proche,
préparatoire, l'affermissement réel de la société socialiste peut et doit se faire non
selon les humiliantes méthodes du capitalisme arriéré auxquelles recourt le
gouvernement soviétique, mais selon des moyens plus dignes de l'homme libéré et avant
tout sans la trique du bureaucrate. Car cette trique est elle-même le legs le plus odieux
du passé. Il faudra la briser et la brûler publiquement pour qu'il soit possible de
parler de socialisme sans que le rouge de la honte vous monte au front!
Si les trusts industriels sont "en principe" des entreprises socialistes, on n'en saurait dire autant des kolkhozes. Ils reposent non sur la propriété de l'Etat, mais sur celle des groupes. Ils constituent un grand progrès par rapport à l'agriculture parcellaire. Conduiront-ils au socialisme? Cela dépend d'une série de circonstances dont les unes sont d'ordre interne et dont les autres, externes, concernent le système soviétique dans son ensemble; il en est enfin, et ce ne sont pas les moindres, qui ont trait à la situation mondiale.
La lutte entre les paysans et l'Etat est loin d'être close. L'organisation actuelle de l'agriculture, encore très instable, n'est pas autre chose qu'un compromis momentané entre les deux adversaires après une rude explosion de guerre civile. Certes, 90% des foyers sont collectivisés; et les champs des kolkhozes ont fourni 94% de la production agricole. Même en ne tenant pas compte d'un certain nombre de kolkhozes fictifs dissimulant en réalité des intérêts privés, il reste, semble-t-il, à reconnaître que les cultures parcellaires ont été vaincues dans la proportion des neuf dixièmes. Mais la lutte réelle des forces et des tendances dans les village déborde de toute façon la simple opposition des cultivateurs individuels et des kolkhozes.
Pour pacifier les campagnes, l'Etat a dû faire de grandes concessions aux tendances individualistes et à l'esprit de propriété des ruraux, à commencer par la remise solennelle de la terre aux kolkhozes en jouissance perpétuelle, c'est-à-dire par la liquidation de la nationalisation du sol. Fiction juridique? Selon le rapport des forces, elle peut devenir réalité et constituer prochainement un gros obstacle à l'économie planifiée. Il est cependant beaucoup plus important que l'Etat se soit vu contraint de permettre la résurrection dès entreprises paysannes individuelles, sur des parcelles naines, avec leurs vaches, leurs porcs, leurs moutons, leur volaille, etc. En échange de cette atteinte à la socialisation, et de cette limitation de la collectivisation, le paysan consent à travailler paisiblement, quoique sans grand zèle pour le moment, dans les kolkhozes qui lui donnent la possibilité de remplir ses obligations envers l'Etat et de disposer de quelques biens. Ces nouvelles relations ont encore des formes si imprécises qu'il serait difficile de les exprimer en chiffres, même si la statistique soviétique était plus honnête. Bien des raisons permettent pourtant de supposer que, pour le paysan, son bien minuscule, individuel, a plus d'importance à ce jour que le kolkhoze. C'est dire que la lutte entre les tendances individualiste et collectiviste imprègne encore toute la vie des campagnes et que l'issue n'en est pas tranchée. Dans quel sens penchent les paysans? Ils ne le savent pas bien eux-mêmes.
Le commissaire du peuple à l'agriculture disait à la fin de 1935: "Jusqu'à ces derniers temps nous avons rencontré une vive résistance des koulaks à l'exécution du plan de stockage des céréales." C'est dire que "jusqu'à ces derniers temps", les kolkhoziens ont, pour la plupart, considéré la livraison du blé à l'Etat comme une opération désavantageuse et penché vers le commerce privé. Les lois draconiennes défendant le bien des kolkhozes contre les membres mêmes des kolkhozes montrent la même chose sur un autre plan. Fait des plus édifiants, l'avoir des kolkhozes est assuré par l'Etat pour 20 milliards de roubles, et l'avoir privé des membres des kolkhozes pour 21 milliards. Si cette différence n'indique pas nécessairement que les paysans. considérés individuellement, sont plus riches que les kolkhozes, elle montre en tout cas que les cultivateurs assurent avec plus de soin leurs biens privés que les biens collectifs.
Non moins intéressant du point de vue qui nous occupe est le développement de l'élevage. Alors que le nombre des chevaux a continuellement baissé jusqu'en 1935, et n'a commencé à augmenter légèrement que cette année à la suite des mesures prises par le gouvernement, l'accroissement du nombre des bêtes à cornes s'élevait déjà l'année passée à millions de têtes. Le plan n'est exécuté, concernant les chevaux, dans l'année favorable 1935, qu'à raison de 94%, tandis qu'il est fortement dépassé pour les bêtes à cornes. Si ces données sont significatives, c'est que les chevaux ne sont que propriété des kolkhozes, tandis que les vaches sont propriété privée du plus grand nombre des paysans. Il reste à ajouter que dans les steppes où les paysans des kolkhozes sont exceptionnellement autorisés à posséder à titre privé un cheval, l'accroissement du nombre des chevaux est bien plus rapide que dans les kolkhozes, qui d'ailleurs dépassent à cet égard les exploitations de l'Etat, les sovkhozes. On aurait tort de conclure de tout ce qui précède que la petite exploitation individuelle se montre supérieure à la grande exploitation collective. Mais le passage de la première à la seconde, passage de la barbarie à la civilisation, présente nombre de difficultés que l'on ne saurait écarter au moyen des seuls recours administratifs.
"Jamais le droit ne peut s'élever au-dessus du régime économique et du développement culturel de la société conditionnée par ce régime..." La location des terres, défendue par la loi, est en réalité pratiquée sur une très large échelle et ce sous les formes les plus nocives de la location payée en travail. Des kolkhozes louent des terres à d'autres, parfois à des particuliers, enfin à leurs propres membres plus entreprenants. Si invraisemblable que ce soit, les sovkhozes, entreprises "socialistes", louent aussi des terres, et il est significatif que ce soit en particulier le cas des sovkhozes de la Guépéou... Sous l'égide de la haute institution qui veille sur les lois, on voit des directeurs de sovkhozes imposer à leurs locataires paysans des conditions qui semblent empruntées aux anciens contrats d'asservissement dictés par les seigneurs. Et nous sommes en présence de cas d'exploitation des paysans par les bureaucrates agissant non plus en qualité d'agents de l'Etat, mais en qualité de land-lords semi-légaux.
Sans vouloir éxagerer l'importance de faits monstrueux de ce genre qui ne peuvent naturellement pas être enregistrés par la statistique, nous ne pouvons négliger leur énorme signification symptomatique. Ils attestent infailliblement la force des tendances bourgeoises dans la branche arriérée de l'économie qui embrasse la grande majorité de la population. Et l'action du marché renforce inévitablement les tendances individualistes et aggrave la différenciation sociale des campagnes en dépit de la structure nouvelle de la propriété.
Le revenu moyen d'un foyer, dans les kolkhozes, s'est élevé en 1935 à 4 000 roubles. Mais les moyennes sont encore plus trompeuses en ce qui concerne les paysans qu'en ce qui concerne les ouvriers. On rapportait par exemple au Kremlin que les pêcheurs collectivisés avaient gagné en 1935 deux fois plus qu'en 1934, soit 1 919 roubles par travailleur. Les applaudissements qui accueillirent ce chiffre montrent combien il dépasse le gain moyen du grand nombre dans les kolkhozes. D'autre part, il y a des kolkhozes où le revenu s'est élevé à 30 000 roubles par foyer, sans compter le rapport en nature et en argent des exploitations individuelles, ni les revenus en nature de l'exploitation collective dans son ensemble: le revenu d'un gros fermier de kolkhoze de cette catégorie dépasse en général de dix à quinze fois le salaire du travailleur "moyen" ou inférieur des kolkhozes.
La gradation des revenus n'est que partiellement déterminée par l'application au travail et les capacités. Les conditions d'exploitation des kolkhozes, de même que des parcelles individuelles, sont nécessairement très inégales selon le climat, le sol, le genre de culture, la situation par rapport aux villes et aux centres industriels. L'opposition entre les villes et les campagnes, loin de s'atténuer au cours des périodes quinquennales, s'est extrêmement développée par suite de la croissance fiévreuse des villes et des nouvelles régions industrielles. Cette antinomie fondamentale de la société soviétique engendre inéluctablement des contradictions entre les kolkhozes et au sein de ceux-ci, surtout à cause de la rente différentielle.
Le pouvoir illimité de la bureaucratie est une cause de différenciation non moins puissante. La bureaucratie dispose de leviers tels que le salaire, le budget, le crédit, les prix, les impôts. Les bénéfices tout à fait exagérés de certaines plantations de coton collectivisées de l'Asie centrale dépendent bien plus des rapports entre les prix fixés par l'Etat que du travail des paysans. L'exploitation de certaines couches de la population par d'autres n'a pas disparu, mais a été dissimulée. Les premiers kolkhozes "aisés" - quelques dizaines de milliers - ont acquis leur bien-être au détriment de l'ensemble des autres kolkhozes et des ouvriers. Assurer l'aisance à tous les kolkhozes est autrement difficile et demande bien plus de temps que d'offrir des privilèges à la minorité au détriment de la majorité. L'opposition de gauche constatait en 1927 que "le revenu du koulak s'est accru sensiblement plus que celui de l'ouvrier" et cette situation persiste aujourd'hui, sous une forme, il est vrai, modifiée: le revenu de la minorité privilégiée des kolkhozes s'est accru infiniment plus que celui des masses des kolkhozes et des centres ouvriers. Il y a même probablement plus d'inégalité dans les conditions qu'il n'y en avait à la veille de la liquidation des koulaks.
La différenciation en cours au sein des kolkhozes s'exprime en partie dans le domaine de la consommation individuelle et en partie dans celui de l'économie privée du foyer, les principaux moyens de production étant socialisés. La différenciation entre les kolkhozes a dès maintenant des conséquences plus profondes, le kolkhoze riche pouvant user de plus d'engrais, de plus de machines et par conséquent s'enrichir plus vite. Il arrive souvent que les kolkhozes prospères louent la main-d'oeuvre des kolkhozes pauvres, les autorités fermant les yeux. L'attribution définitive aux kolkhozes de terres d'inégale valeur facilite au plus haut point la différenciation ultérieure et, par voie de conséquence, la formation d'une sorte de "kolkhozes bourgeois" ou de "kolkhozes millionnaires" comme on les appelle déjà.
L'Etat a, certes, la possibilité d'intervenir en qualité de régulateur dans la différenciation sociale. Mais dans quel sens et dans quelle mesure? Frapper les kolkhozes riches, les kolkhozes-koulaks, serait ouvrir un nouveau conflit avec les éléments les plus "progressistes" des campagnes qui, surtout maintenant, après un douloureux intervalle, éprouvent un désir particulièrement avide de "bonne vie". En outre, et c'est le principal, l'Etat devient de moins en moins capable d'exercer un contrôle socialiste. Dans l'agriculture comme dans l'industrie, il cherche l'appui et l'amitié des forts, des favoris de la réussite, des "stakhanovistes des champs", des "kolkhozes millionnaires". Ayant commencé par se préoccuper des forces productives, il finit inévitablement par penser à lui-même.
Dans l'agriculture précisément, où la consommation se rattache si étroitement à la production, la collectivisation a ouvert d'immenses possibilités au parasitisme bureaucratique qui commence à gagner les dirigeants des kolkhozes. Les "cadeaux" que les travailleurs des kolkhozes apportent aux chefs dans les séances solennelles du Kremlin ne font que représenter sous une forme symbolique le tribut nullement symbolique qu'ils paient aux pouvoirs locaux.
Et c'est ainsi que, dans l'agriculture bien plus encore que dans l'industrie, le bas
niveau de la production entre continuellement en conflit avec les formes socialistes et
même coopératives, kolkhoziennes, de la propriété. La bureaucratie, née en dernière
analyse de cette contradiction, l'aggrave à son tour.
On voit souvent condamner le "bureaucratisme", dans les ouvrages soviétiques, comme étant une mauvaise façon de penser ou de travailler. (Ces condamnations sont toujours formulées par les supérieurs à l'adresse des inférieurs et sont pour les premiers un procédé de défense.) Mais ce que l'on ne trouvera nulle part, c'est une étude consacrée à la bureaucratie, milieu dirigeant, à sa grandeur numérique, à sa structure, à sa chair et à son sang, à ses privilèges et à ses appétits, à la part du revenu national qu'elle absorbe. Ces aspects de la bureaucratie existent pourtant. Et le fait qu'elle dissimule si soigneusement sa physionomie sociale démontre chez elle une conscience spécifique de "classe" dirigeante manquant encore toutefois d'assurance en ce qui concerne son droit au pouvoir.
Il est tout à fait impossible de donner des chiffres précis sur la bureaucratie soviétique, et ce pour deux sortes de raisons; d'abord, dans un pays où l'Etat est presque le seul maître, il est malaisé de dire où finit l'appareil administratif; en second lieu, les statisticiens, les économistes et les publicistes soviétiques gardent sur cette question, nous l'avons déjà dit, un silence particulièrement obstiné, imités en cela par les "amis de l'U.R.S.S.". Notons en passant que les Webb n'ont pas un seul instant considéré, dans les 1 200 pages de leur pesante compilation, la bureaucratie soviétique comme une catégorie sociale [1]. Quoi d'étonnant à cela? N'écrivaient-ils pas en réalité sous sa dictée?
Les bureaux centraux de l'Etat comptaient au 1er novembre 1933, d'après les données officielles, environ 55 000 personnes appartenant au personnel dirigeant. Mais ce nombre, très fortement accru au cours des dernières années, ne comprend ni les services de l'armée, de la flotte et de la Guépéou ni la direction des coopératives et de ce qu'on appelle les sociétés, Aviation-Chimie (Ossoaviakhim) et autres. Chaque république a au surplus son appareil gouvernemental propre. Parallèlement aux états-majors de l'Etat, des syndicats, des coopératives, etc., et se confondant partiellement avec eux, il y a enfin le puissant état-major du parti. Nous n'exagérons certainement pas en estimant à 400 000 âmes les milieux dirigeants de l'U.R.S.S. et des républiques appartenant à l'Union. Il se peut qu'ils atteignent aujourd'hui le demi-million. Ce ne sont pas de simples fonctionnaires, mais de hauts fonctionnaires, des "chefs", formant une caste dirigeante au sens propre du mot, sans doute divisée hiérarchiquement par de très importantes cloisons horizontales.
Cette couche sociale supérieure est soutenue par une lourde pyramide administrative à base large et à face multiple. Les comités exécutifs des soviets de régions, de villes et de secteurs, doublés par les organes parallèles du parti, des syndicats, des Jeunesses communistes, des transports, de l'armée, de la flotte et de la sûreté générale doivent donner un chiffre de l'ordre de deux millions d'hommes. N'oublions pas non plus les présidents de soviets de 600 000 bourgs et villages.
La direction des entreprises industrielles était en 1933 entre les mains de 17 000 directeurs et directeurs-adjoints. Le personnel administratif et technique des usines, des fabriques et des mines, y compris les cadres inférieurs et jusqu'aux contremaîtres, comptait 250 000 âmes (dont 54 000 spécialistes ne remplissant pas de fonctions administratives au sens propre du mot). Il faut ajouter à cela le personnel du parti, des syndicats et des entreprises administrées, comme on sait, par le "triangle" direction-parti-syndicat. Il n'est pas exagéré d'estimer à un demi-million d'hommes le personnel administratif des entreprises de première importance. Il faudrait y ajouter le personnel des entreprises relevant des républiques nationales et des soviets locaux.
Sous un autre angle, la statistique officielle compte pour 1933 plus de 860 000 administrateurs et spécialistes dans l'économie soviétique tout entière. Sur ce nombre, plus de 480 000 sont dans l'industrie, plus de 100 000 dans les transports, 93 000 dans l'agriculture, 25 000 dans le commerce. Ces nombres comprennent les spécialistes n'exerçant pas de fonctions administratives, mais non le personnel des coopératives et des kolkhozes. Et ils ont été sensiblement dépassés au cours des deux dernières années.
Pour ne considérer que les présidents et les organisateurs communistes, 250 000 kolkhozes comptent un million d'administrateurs. En réalité, il y en a beaucoup plus. Avec les dirigeants des sovkhozes et des stations de machines et tracteurs, le commandement de l'agriculture socialisée dépasse de beaucoup le million.
L'Etat disposait en 1935 de 113 000 établissements commerciaux; la coopération en avait 200 000. Les gérants des uns et des autres ne sont pas à la vérité des commis, mais des fonctionnaires et des fonctionnaires d'un monopole de l'Etat. La presse soviétique elle-même se plaint de temps à autre de ce que "les coopérateurs ont cessé de voir dans les paysans des kolkhozes leurs commettants". Comme si le mécanisme de la coopération pouvait se distinguer qualitativement de celui des syndicats, des soviets et du parti!
La catégorie sociale qui, sans fournir un travail productif direct, commande, administre, dirige, distribue les châtiments et les récompenses (nous ne comprenons pas les instituteurs) doit être estimée à cinq ou six millions d'âmes. Ce nombre global, de même que ses composantes, ne prétend en aucune façon à la précision; il vaut comme première approximation et nous prouve que la "ligne générale" n'a rien d'un esprit désincarné.
Aux divers échelons de la hiérarchie, examinée de bas en haut, les communistes sont dans une proportion variant de 20 à 90%. Dans la masse bureaucratique, les communistes et jeunes communistes forment un bloc de un million et demi à deux millions d'hommes; plutôt moins que plus en ce moment par suite des incessantes épurations. C'est là l'ossature du pouvoir. Les mêmes hommes constituent l'ossature du parti et des Jeunesses communistes. L'ex-parti bolchevique n'est pas l'avant-garde du prolétariat, mais l'organisation politique de la bureaucratie. L'ensemble des membres du parti et des Jeunesses ne sert qu'à fournir des activistes; c'est, en d'autres termes, la réserve de la bureaucratie. Les activistes sans parti jouent le même rôle.
On peut admettre comme une hypothèse probante que l'aristocratie ouvrière et kolkhozienne est à peu près égale en nombre à la bureaucratie: soit cinq à six millions d'âmes (stakhanovistes, activistes sans parti, hommes de confiance, parents et compères). Avec les familles, ces deux couches sociales qui se pénètrent peuvent comprendre vingt à vingt-cinq millions d'hommes. Nous donnons une estimation modeste des familles, tenant compte du fait que la femme et le mari, parfois aussi le fils ou la fille, font fréquemment partie de l'appareil bureaucratique. D'ailleurs, les femmes des milieux dirigeants limitent beaucoup plus facilement leur progéniture que l'ouvrière et surtout la paysanne. La campagne actuelle contre les avortements, faite par la bureaucratie, ne les concerne pas. Au minimum 12%, peut-être 15% de la population, telle est la base sociale authentique des milieux dirigeants absolutistes.
Alors qu'une chambre individuelle, une alimentation suffisante, un vêtement convenable ne sont encore accessibles qu'à une petite minorité, des millions de bureaucrates grands et petits tendent à mettre le pouvoir à profit avant tout pour assurer leur propre bien-être. De là l'immense égoïsme de cette couche sociale, sa forte cohésion, sa peur du mécontentement des masses, son opiniâtreté sans bornes dans la répression de toute critique et enfin son adoration hypocrite du "chef" qui incarne et défend les privilèges et le pouvoir des nouveaux maîtres.
La bureaucratie elle-même est encore moins homogène que le prolétariat ou la paysannerie. Il y a un abîme entre le président du soviet de village et le gros personnage du Kremlin. Les fonctionnaires subalternes des diverses catégories ont en réalité un niveau de vie très élémentaire, inférieur à celui de l'ouvrier qualifié d'Occident. Mais tout est relatif: le niveau de vie de la population environnante est beaucoup plus bas. Le sort du président de kolkhoze, de l'organisateur communiste, du coopérateur de la base, comme celui des fonctionnaires un peu plus haut placés, ne dépend en rien des "électeurs". Tout fonctionnaire peut être sacrifié à tout moment par son supérieur hiérarchique, afin de calmer quelque mécontentement. En revanche, tout fonctionnaire peut à l'occasion s'élever d'un degré. Tous - jusqu'à la première secousse sérieuse en tout cas - sont collectivement responsables devant le Kremlin.
Par leurs conditions d'existence, les milieux dirigeants comprennent tous les degrés, de la petite bourgeoisie la plus provinciale à la grande bourgeoisie des villes. Aux conditions matérielles correspondent des habitudes, des intérêts et des façons de penser. Les dirigeants des syndicats soviétiques d'aujourd'hui ne diffèrent pas tellement, comme types psychologiques, des Citrine, Jouhaux, Green. Ils ont des traditions différentes, une autre phraséologie, la même attitude de tuteurs dédaigneux envers les masses, la même habileté dénuée de scrupules dans les petites intrigues, le même conservatisme, la même étroitesse d'horizon, le même souci égoïste de leur propre paix et enfin la même vénération des formes les plus triviales de la culture bourgeoise. Les colonels et les généraux soviétiques diffèrent peu de ceux des cinq autres sixièmes parties du monde et s'efforcent en tout cas de leur ressembler le plus possible. Les diplomates soviétiques ont repris, sinon le frac, du moins les façons de penser de leurs collègues d'Occident. Les journalistes soviétiques, bien que selon des méthodes autochtones, bernent tout autant leurs lecteurs que les journalistes des autres pays.
S'il est difficile de donner des estimations numériques de la bureaucratie il est plus malaisé encore d'en apprécier les revenus. Dès 1927, l'opposition protestait contre le fait que "l'appareil administratif enflé et privilégié dévorait une partie très importante de la plus-value". La plate-forme de l'opposition révélait que le seul appareil commercial "dévorait une énorme part du revenu national; plus du dixième de la production globale". Le pouvoir prit aussitôt ses précautions pour rendre impossibles de pareils calculs. Ce qui eut pour résultat une augmentation et non une diminution des frais généraux.
La situation dans les autres domaines n'est pas meilleure que dans celui du commerce. Il fallut, comme l'écrivit Rakovsky en 1930, une brouille momentanée entre les bureaucrates du parti et ceux des syndicats pour que la population apprenne que 80 millions de roubles, sur un budget syndical total de 400, étaient dévorés par les bureaux. Notons qu'il n'était question que du budget légal. La bureaucratie syndicale reçoit en outre de la bureaucratie industrielle, en signe d'amitié, des dons en argent, logements, moyens de transport, etc. "Que coûte l'entretien des bureaux du parti, des coopératives, des kolkhozes, des sovkhozes, de l'industrie, de l'administration avec toutes leurs ramifications?" demandait Rakovsky, et il répondait: "Nous manquons même de données hypothétiques là-dessus."
L'absence de tout contrôle a pour conséquence inévitable les abus et en premier lieu les dépenses exagérées. Le 29 septembre 1935, le gouvernement, contraint de poser une nouvelle fois la question du travail défectueux des coopératives, constatait, sous la signature de Staline et de Molotov, "des vols et des dilapidations en grand et le travail déficitaire de beaucoup de coopératives rurales". A la session du comité exécutif de l'U.R.S.S. de janvier 1936, le commissaire du peuple aux finances se plaignait de ce que les exécutifs locaux fissent un emploi tout à fait arbitraire des ressources de l'Etat. Le commissaire du peuple ne faisait le silence sur les organes centraux que parce qu'il y avait sa place.
Aucune possibilité ne nous est donnée de calculer la part du revenu national que s'approprie la bureaucratie. Et ce n'est pas seulement parce qu'elle dissimule ses revenus légalisés, pas seulement parce que, frôlant sans cesse l'abus pour y tomber souvent, elle se fait de larges revenus illicites, c'est surtout parce que le progrès social dans son ensemble, urbanisme, confort, culture, arts, s'accomplit principalement sinon exclusivement au profit des milieux dirigeants.
De la bureaucratie, en tant que consommatrice, on petit dire avec quelques correctifs ce qui a été dit de la bourgeoisie: nous n'avons pas de raisons de nous exagérer sa consommation d'articles de première nécessité. L'aspect du problème change radicalement dès que nous considérons qu'elle monopolise toutes les conquêtes anciennes et nouvelles de la civilisation. Du point de vue formel, ces conquêtes sont accessibles à toute la population, à celle des villes du moins; en réalité, la population n'en bénéficie qu'exceptionnellement. La bureaucratie, par contre, en dispose comme elle veut et quand elle veut, comme de ses biens personnels. Si l'on ajoute aux émoluments tous les avantages matériels, tous les profits complémentaires à demi licites, et pour finir la part de la bureaucratie aux spectacles, aux villégiatures, aux hôpitaux, aux sanatoriums, aux maisons de repos, aux musées, aux clubs, aux installations sportives, on est bien obligé de conclure que ces 15 ou 20% de la population jouissent d'autant de biens que les 80 à 85% restant.
Les "amis de l'U.R.S.S." songeront-ils à contester ces chiffres? Qu'ils en produisent d'autres, plus précis. Qu'ils obtiennent de la bureaucratie la publication des rentrées et des dépenses de la société soviétique. Nous maintiendrons jusque-là notre opinion. La répartition des biens de la terre est en U.R.S.S. beaucoup plus démocratique qu'elle ne l'était sous l'ancien régime russe et même qu'elle ne l'est dans les pays les plus démocratiques de l'Occident; mais elle n'a encore presque rien de commun avec le socialisme.
[1]Voir Appendice II