1907 |
Texte publié dans la revue Die Neue Zeit, 1906-1907, n°38. Titre original : Die Duma und die Revolution. |
Œuvres - juin 1907
La Douma et la révolution
Stolypine a dissous la douma, et le tsar a échangé des télégrammes d'amitié avec la société des organisateurs de pogroms... La tactique de ces messieurs est vraiment fort simple.
Il y a un an environ, la Moskovskia Viedomosti, l'organe de la noblesse réactionnaire, résumait cette tactique de la façon suivante il y a en gros cent cinquante millions de personnes en Russie; on en compte à peine plus d'un million qui prennent une part active à la révolution même si on fusillait et massacrait tous les révolutionnaires sans exception, il resterait encore en Russie cent quarante-neuf millions d'habitants — ce qui suffit amplement au bonheur et à la grandeur de la patrie.
En faisant cette soustraction, nos cannibales oublient un fait bien simple, qui n'en est pas moins le fondement de la révolution : c'est que le million de personnes qui la font est l'organe exécutif de l'histoire.
C'est ce fait historique que M. Stolypine veut maintenant vérifier une nouvelle fois.
Ce ministre russe qui tient en ses mains depuis déjà plus d'un an les rênes du gouvernement, s'est révélé l'homme aux nerfs d'acier dont avait besoin dans sa fâcheuse situation le camp de la réaction. Sa personne unit la brutalité grossière du propriétaire d'esclaves et l'audace personnelle du voyou aux manières policées des hommes d'Etat qui sont le produit type de l'Europe parlementaire. Chef du gouvernement de Saratov, où les troubles agraires ont connu l'extension la plus grande, Stolypine, au moment de l'irruption de l'ère constitutionnelle, a supervisé en personne les exécutions de paysans et, d'après le témoignage des délégués à la douma, s'est répandu à cette occasion contre les paysans en imprécations et en injures impossibles à rendre dans une langue autre que la langue servile de notre pays. Appelé par la volonté lamentable et capricieuse du chef de l'Etat, lui-même au centre d'innombrables intrigues, au poste de ministre de l'Intérieur, puis nommé Premier ministre, Stolypine a montré l'assurance propre à l'ignorant qui n'a pas même une vague idée des lois du développement historique, et pratiqué la « Realpolitik » cynique du bureaucrate qui, quelques jours auparavant, faisait encore déshabiller et fouetter devant lui les paysans dans l'intérêt de l'ordre social. Dans la première douma, il se tint à l'écart, observant la nouvelle situation et cherchant, de ses yeux pénétrants de barbare, à distinguer, sous le voile juridique du parlementarisme, les contours réels des forces sociales.
Les épanchements lyriques des cadets dans la première douma, leur pathos suranné où ne cessait de vibrer la note de la lâcheté, leurs appels théâtraux à la volonté du peuple, alternant avec leurs chuchotements de laquais dans les antichambres de Peterhof, rien de tout cela ne pouvait en imposer au représentant résolu de la réaction des propriétaires fonciers russes. Il guetta le moment favorable, le saisit, et chassa les députés du Palais de Tauride. Mais, une fois les volets de ce palais fermés et condamnés, il se retrouva brusquement face à tous les problèmes historiques que la douma a créés. Les mutineries dans les forteresses furent écrasées par les armes; contre la terrible prolifération des actes de terrorisme, on institua des tribunaux de campagne. Mais la crise agraire, avec toute sa complexité, demeura pour Stolypine l'énigme du sphynx.
Derrière le ministère, la clique des seigneurs féodaux, forte de la protection du tsar, serra les rangs en reprenant le mot d'ordre lancé par un des leurs, le comte Saltykov : « Pas un pied de notre terre, pas un grain de sable de nos champs, pas une herbe de nos prairies, pas une brindille de nos forêts ! » Le ministère avait à sa disposition des bureaucrates libéraux, des experts officieux et des publicistes que le comte Witte avait revendus bon marché à Stolypine — et tous cherchaient à attirer Stolypine de leur côté, sur la voie des réformes et de l'Etat constitutionnel.
Toute la législation, en particulier la législation agraire, qui vit le jour durant la période séparant la première et la deuxième douma, est l'aboutissement de ces influences et humeurs diverses. C'étaient des idées politiques lamentables, des lambeaux d'idées, des haillons de réformes, des efforts bureaucratiques impuissants qui ne faisaient qu'introduire encore plus de confusion dans l'enfer social qu'était le village russe, où les plaies de l'exploitation par l'Etat et le capital, au frottement des chaînes d'une législation féodale, se recouvraient d'une gangrène purulente.
Pendant que la puissante « Union du peuple russe » , qui forme une chaîne complexe reliant le trône au dernier des hooligans, réclamait sans barguigner le rétablissement de l'ancien régime et ne voyait d'activité légitime que dans la justice rendue par les tribunaux militaires, l'association des octobristes, qui s'appuie, elle, sur des éléments du grand capital et de la grande propriété foncière, peu nombreux et encore moins actifs, ne consentait à voir, dans l'activité de ces tribunaux que le prélude au régime constitutionnel. Néanmoins, l'association des organisateurs de pogroms ne trouvait rien de plus ni de plus sérieux à faire pour le ministère que d'assassiner Herzenstein, spécialiste des questions financières et libéral. Cependant, l'association des octobristes, qui choisissait le frère de Stolypine comme publiciste officiel et recevait comme instructeur un fonctionnaire du ministère de l'Intérieur, perdait les derniers restes de la confiance publique. La tentative, qui coûta une somme d'argent fantastique, de lancer en province une presse officielle, échoua devant l'hostilité muette de la population. Autour du ministère se formait un vide où les fantômes de la révolution se faisaient menaçants.
Mais cela n'épuisait pas encore la difficulté de la situation. Quand Stolypine était encore gouverneur de Saratov, le Trésor public lui envoyait régulièrement les sommes dont il avait besoin pour son administration. Il n'avait pas à se creuser la tête pour trouver les moyens d'appliquer cet art difficile qui consiste à faire payer aux générations à venir le prix de l'oppression de la génération présente. A la tête de l'Etat, il sentit brutalement le poids des liens de dépendance qui l'attachaient à MM. Mendelssohn, Clemenceau, Rouvier et Rothschild.
On ne pouvait éviter de convoquer la représentation nationale.
La deuxième douma se réunit le 20 février. La tactique officielle de la douma fut déterminée par le centre, c'est-à-dire les cadets, qui avait l'appui de la droite quand il s'associait activement à la contre-révolution, et celui de la gauche quand il manifestait mollement son opposition.
Dans la première douma, les cadets s'étaient comportés en porte-parole de la nation. Comme sur les masses populaires, à l'exception du prolétariat des villes, soufflait alors un vent d'opposition extrêmement confus, et que les élections avaient été boycottées par les partis de l'extrême-gauche, les cadets apparaissaient comme les maîtres de la situation. Ils représentaient le pays tout entier : les propriétaires libéraux, les marchands libéraux, les avocats, les médecins, les fonctionnaires, les épiciers, les employés de commerce, les paysans. Bien que la direction du parti restât entre les mains des propriétaires fonciers, des professeurs et des avocats, il était poussé sur la gauche par le nombre important de provinciaux radicaux à l'ancienne mode, qui étaient légion dans la fraction; c'est ainsi que vit le jour le manifeste de Vyborg, qui a par la suite coûté tant de nuits blanches aux petits bourgeois libéraux.
Les cadets revinrent en moins grand nombre à la deuxième douma; mais, comme le dit Milioukov, ils avaient maintenant l'avantage d'avoir derrière eux, non plus des habitants confusément insatisfaits, mais des électeurs sachant ce qu'ils faisaient et ayant donné leurs voix à une plate-forme antirévolutionnaire. Alors que le gros des propriétaires fonciers et les représentants du grand capital passaient dans le camp de la réaction active, la petite bourgeoisie des villes, le prolétariat du commerce et les couches inférieures de l'intelligentsia votaient pour les partis de gauche. Les cadets conservaient l'appui d'une partie des propriétaires et des couches moyennes des villes. A leur gauche, ils avaient les représentants des paysans et des ouvriers.
Les cadets accordèrent au gouvernement le contingent militaire et promirent de voter le budget. Ils auraient tout aussi bien voté de nouveaux emprunts pour couvrir le déficit de l'Etat, et n'auraient pas hésité un instant à reprendre à leur compte la responsabilité des vieilles dettes de l'absolutisme. Golovine, ce triste sire qui avait pour tâche d'incarner au bureau de la présidence l'abjection et l'impuissance du libéralisme, a émis après la dissolution de la douma l'idée que le gouvernement aurait dû voir que le comportement des cadets signifiait sa victoire sur l'opposition. Cela est parfaitement exact. Apparemment, il n'y avait dans ces conditions aucune raison de dissoudre la douma. Pourtant, la douma a été dissoute. Cela prouve qu'il y a une force qui l'emporte sur les raisons politiques du libéralisme. Cette force, c'est la logique interne de la révolution.
En résistant à la douma dirigée par les cadets, le ministère prenait de plus en plus conscience de sa force. Ici, il ne se voyait plus confronté à des tâches historiques exigeant impérieusement une solution, mais à des adversaires politiques qu'il devait mettre hors d'état de nuire. Comme rivaux du gouvernement et prétendants au pouvoir, il n'y avait que quelques avocats pour qui la politique, en gros, était un genre supérieur de débat judiciaire. Leur éloquence politique oscillait du syllogisme juridique au verbiage le plus vulgaire. C'est à l'occasion du débat sur les tribunaux militaires que s'affrontèrent les deux partis. L'avocat moscovite Maklakov, en qui les libéraux voient leur homme de l'avenir, y soumit la justice des tribunaux militaires, et avec elle l'ensemble de la politique gouvernementale, à une critique juridique impitoyable.
« Mais les tribunaux militaires ne sont pas une institution juridique, réplique Stolypine. Ils sont un outil de combat. Vous me démontrez que cet outil n'est pas légal ? Soit. En compensation, il est efficace. Le droit n'est pas une fin en soi. Lorsque l'existence de l'Etat est en jeu, non seulement le gouvernement a le droit, mais il a le devoir de remonter au-delà du droit pour puiser à la source du pouvoir. »
Cette réponse, qui contient non seulement la philosophie des coups d'Etat, mais aussi celle de l'insurrection populaire, plongea le libéralisme dans la stupéfaction. Quel aveu inouï, s'écrièrent les journalistes libéraux, en démontrant pour la millième fois que le droit prime la force.
Mais toute leur politique prouvait le contraire au ministère. Ils cédèrent pied à pied. Pour préserver la douma de la dissolution, ils abandonnèrent tous leurs droits l'un après l'autre, livrant ainsi la preuve manifeste que la force primait le droit. De la sorte, le gouvernement devait immanquablement en arriver à l'idée d'exploiter sa force jusqu'au bout.
Le gouvernement aurait volontiers conclu un pacte avec les cadets si, à ce prix, il avait obtenu un apaisement dans les masses populaires ou au moins un apaisement dans la paysannerie et l'isolement du prolétariat. Mais le malheur voulait précisément que les cadets n'eussent pas les masses populaires derrière eux. Le programme agraire du groupe de travail va beaucoup plus loin que celui des cadets. Dans toute une série de questions de la plus haute importance, le groupe de travail votait avec les sociaux-démocrates. Les cadets eux-mêmes furent bien obligés de reconnaître, quelques jours avant la dissolution de la douma, que, pour le centre, la droite était un appui bien plus sûr que le « Groupe du travail » . Mais la droite, de son côté, ne pouvait soutenir le gouvernement sans l'aide des cadets. Pour arriver à un accord entre le gouvernement et les cadets, il fallait un programme qui aurait représenté un compromis entre le programme gouvernemental et celui des cadets, et qui, de toute façon, aurait tenu compte des vœux de la réaction seigneuriale. Or, un compromis de cette nature n'aurait pas satisfait un seul instant les intérêts de la paysannerie. Au contraire, il ne pouvait manquer d'aiguiser son appétit de terre. Par ailleurs, un accord avec les libéraux était impossible si on ne concédait pas certaines libertés politiques, si mutilées fussent-elles. Les masses seraient donc restées insatisfaites, tout en obtenant la possibilité de s'organiser pour la révolution; le gouvernement serait resté exposé aux mêmes dangers qu'auparavant et se serait seulement laissé lier les mains par le régime constitutionnel; à ses côtés, il aurait eu l'allié libéral, qui ne pouvait lui être d'aucune aide pour dominer les masses populaires, mais l'aurait gêné par ses envolées lyriques, ses délicatesses et ses scrupules. Cela en valait-il la peine ? Evidemment non. Et c'est pourquoi Stolypine a dissous la douma.
Pour les libéraux, il ne semble plus y avoir de doute que la révolution soit achevée : « Le peuple est las, les illusions révolutionnaires sont mortes » , expliquent ces messieurs, en nous invitant à nous engager sur un terrain juridique inexistant. Ils ne comprennent pas que la révolution ne se nourrit pas d'humeurs passagères, mais de contradictions sociales objectives. Tant que la barbarie des rapports agraires féodaux et de l'organisation de l'Etat ne sera pas liquidée, la révolution ne pourra pas être achevée. Ses interruptions ne constituent que des périodes d'activité interne moléculaire. La lassitude psychique des masses populaires peut provoquer un arrêt provisoire de la révolution, mais en aucune façon empêcher son développement, soumis, lui, à des conditions objectives. Où du reste les fossoyeurs libéraux de la révolution ont-ils pris que les masses populaires sont plus lasses des quelques années de révolution que des nombreuses décennies de misère et d'esclavage ?
Il ne s'agit certes pas pour nous de contester que l'état des esprits dans certaines couches de la population des villes a changé dans une mesure non négligeable. Les intérêts de l’« art pur » et de la « science pure » , qui avaient été refoulés par les passions politiques, cherchent à reconquérir leurs positions. Les poètes décadents qui, dans les journées d'octobre, écrivaient des hymnes et des cantates révolutionnaires, reviennent maintenant à la mystique et à la théosophie. Dans quelques cercles de la jeunesse intellectuelle, on observe un culte organisé du dieu Eros, empreint de mysticisme et d'esthétisme, et qui, à ce qu'il semble, ne reste pas toujours platonique. La Vie humaine, ce drame pessimiste d'Andreiev, remporte au théâtre un succès foudroyant. La demande en drames mystiques à la Maeterlinck est en hausse. Inversement, la sensualité vulgaire des cafés chantants est plus prospère que jamais. La pornographie envahit le marché littéraire qui, par les soins de la police, a été purgé de la littérature révolutionnaire.
Ce sont des symptômes indubitables de tendances contre-révolutionnaires. Mais il faut tenir compte du fait qu'elles ne touchent que des groupes restreints de l'intelligentsia bourgeoise, qui n'avaient jamais été des facteurs sérieux de la lutte révolutionnaire et ne pouvaient non plus jamais l'être. Moins ce petit monde montre d'énergie, moins il a d'importance dans les moments critiques de la révolution, plus insupportable est sa présomption dans les périodes de calme politique.
Mais, pour parler de la « lassitude » du prolétariat, il faut ignorer délibérément l'énergie colossale dont celui-ci fait preuve en ce moment même dans ses luttes économiques, en dépit des énormes difficultés du régime policier. La crise industrielle ne laisse pas aux ouvriers le loisir de se calmer. Ce n'est que dans l'industrie textile du centre de la Russie qu'on perçoit une certaine reprise des affaires. Mais, dans l'ensemble, le nombre des chômeurs ne cesse de croître. Beaucoup d'usines sidérurgiques ferment leurs portes, les autres réduisent la production. Ce qui fait que déjà naissent des organisations ouvrières, des conseils de chômeurs qui déploient une activité énergique. Par endroits, ils réussissent à imposer aux conseils municipaux l'organisation de travaux publics sur lesquels ils érigent leur propre contrôle. Les lock-outs deviennent chroniques. La hausse des prix des aliments de première nécessité, qui atteint un niveau inouï, est générale, elle pousse le prolétariat vers les coopératives de consommation et, en même temps, le pousse à exercer une pression sur les municipalités des villes. Mais c'est dans les usines que la lutte est la plus intense. Le prolétariat résiste vigoureusement aux efforts déployés par les capitalistes associés pour rétablir dans les usines le régime d'avant la révolution. Ces derniers mois, le pays a connu une nouvelle vague de grèves auxquelles ont pris part même les couches les plus arriérées du prolétariat.
Certes, il n'y a plus d'organisations semblables aux conseils des délégués ouvriers, qui réunissaient la majorité du prolétariat urbain. Mais les conseils de délégués ouvriers étaient par nature des organes destinés à organiser la masse du prolétariat, les grèves et les insurrections généralisées. De telles organisations resurgiront immanquablement quand les masses ouvrières auront la possibilité objective de se manifester activement. Par ailleurs, dans la période écoulée, les organisations permanentes du prolétariat se sont considérablement développées et renforcées, surtout les syndicats. Et, ce qui est particulièrement important, leur activité ne se restreint pas et, dans les conditions de la Russie, ne peut pas se restreindre aux luttes purement économiques. Ils constituent une combinaison révolutionnaire des méthodes de lutte économiques et politiques, depuis la grève générale jusqu'à la lutte électorale sous le drapeau de la social-démocratie. Au cours de l'année écoulée, les fédérations syndicales ont réussi à tisser dans diverses directions les fils d'une organisation nationale. Une conférence a préparé la convocation d'un congrès général des syndicats russes. Ainsi donc, l'organisation de classe du prolétariat, en dépit de toutes les mesures policières, en dépit de toutes les frictions à l'intérieur de l'organisation social-démocrate, a fait un gigantesque pas en avant. Au prochain raz de marée révolutionnaire, les syndicats fourniront les appuis les plus sûrs de la révolution.
En décembre 1905, la révolution a opposé de la façon la plus nette le prolétariat à l'absolutisme et a remis entre les mains de l'armée la décision sur le sort du pouvoir d'Etat. Il se révéla alors que l'absolutisme dispose encore d'un nombre suffisant de baïonnettes pour réprimer la révolte des ouvriers des villes.
Certes, il y a eu dans l'armée elle-même une série de mutineries. Mais cela a constamment été le fait d'une minorité révolutionnaire. Se sont révoltés les matelots dans l'armée de terre, les artilleurs et les sections de sapeurs, qui comprennent les soldats les plus intelligents, et principalement des ouvriers d'industrie. L'énorme masse de l'armée paysanne est restée indécise ou passive et a fini par succomber aux vieux automatismes et par retomber sous la coupe de l'absolutisme. L'arriération sociale et politique des villages a trouvé ainsi son expression dans l'armée et empêché la poursuite de la révolution.
C'est là que se joue le sort de la révolution, là et pas dans les humeurs des décadents de la bourgeoisie qui oscillent d'un révolutionnarisme effréné au libéralisme le plus borné et passent du nietzschéisme à l'orthodoxie chrétienne.
L'arriération de l'armée a freiné la révolution. Or, le service militaire obligatoire — c'est chose bien connue — fait de l'armée la représentation en armes du peuple. Le climat dans l'armée peut, un certain temps, retarder sur le climat dans le peuple, mais la concordance des intérêts et la communauté du sang finissent par l'emporter. Le gouvernement lève tous les ans plus de 400 000 jeunes gens; la révolution russe dure depuis deux ans; en trois ou quatre ans, toute l'armée a changé. Aussi la couleur politique de l'armée dépend-elle du réservoir social où le militarisme russe puise son matériel humain, c'est-à-dire essentiellement de la paysannerie.
Pas une seule des conditions fondamentales nécessaires pour le développement de l'agriculture n'est remplie dans la Russie d'aujourd'hui. Les paysans n'ont obtenu ni la terre ni l'égalité des droits. Toutes les réformes du tsarisme en ce domaine se réduisent à un lamentable bricolage qui effleure à peine la surface de la crise économique des campagnes.
La loi sur la sortie de l'association communale donne aux gros paysans une énorme supériorité sur les petits paysans. Elle pourrait devenir source de guerre civile dans la commune elle-même, Si toutes les relations dans le village n'étaient soumises à la volonté de prendre possession de la terre seigneuriale.
Le ministère qui a dissous la douma a constitué à partir des domaines de la Couronne un fonds destiné à être vendu aux paysans. Le résultat ne peut être que le passage de nombreuses parcelles des mains des petits métayers pauvres dans la propriété des gros paysans.
L'extension de l'activité de la Banque paysanne fait également partie de ces remèdes de charlatans du gouvernement. Les trois millions et demi de déciatines dont la banque a négocié la vente après 1906 sont devenus la propriété des paysans fortunés. La masse des paysans, tombée dans la misère, et dont la situation insupportable déclenche les insurrections, n'a rien eu. Elle n'est même pas capable de payer un acompte de trente roubles par déciatine, et donc encore moins de s'acquitter du prix total de la terre. Baisser le taux d'intérêt de 5,75 à 4,5 % n'est d'aucune aide pour le paysan déchu qui chauffe son poêle avec la paille de son toit.
Dans le domaine des droits du paysan, la plus radicale des réformes gouvernementales reste encore la suppression de la bastonnade. La transformation du système des passeports et les facilités accordées aux paysans pour entrer dans les rangs des tchinovniks et des moines — mesures que nous devons au génie d'homme d'Etat de M. Stolypine — sont un digne complément de cette activité émancipatrice du tsarisme.
Par ailleurs, les conquêtes que les paysans ont faites en utilisant immédiatement les leviers de la violence révolutionnaire — de la grève à la terreur économique — sont assez claires et palpables pour les encourager à poursuivre dans cette voie.
Les paysans ont obtenu de haute lutte deux sortes d'avantages : d'abord, comme fermiers des domaines seigneuriaux; ensuite, comme ouvriers agricoles salariés. Des communes entières, parfois des régions entières, ont pris la décision de ne prendre à ferme le domaine seigneurial et de n'accomplir de travail chez le seigneur que dans les conditions fixées par décision de la commune. On fixa un maximum pour les fermages, un minimum pour les salaires : ils furent strictement observés. Ces décisions purent d'autant plus facilement être appliquées que, dans beaucoup de cas, les seigneurs terrorisés étaient prêts à affermer leurs domaines aux plus bas tarifs pour obtenir la possibilité de liquider leur exploitation et de se réfugier à la ville. D'après des relevés qui bien entendu ne peuvent être qu'approximatifs, la progression économique des paysans aux dépens des propriétaires fonciers leur a rapporté dans l'année 1906 dans les cent à cent cinquante millions de roubles. Evidemment, ce n'est pas cela qui va sauver la paysannerie de la paupérisation : le déficit annuel de l'économie paysanne dans toute la Russie atteint, suivant différentes estimations, quelques milliards de roubles. Si la récolte est moyenne, cela signifiera seulement une alimentation insuffisante; si la récolte est mauvaise, la famine — et une hécatombe. Or, en même temps que la dissolution de la douma, nous apprenons de source officielle que, encore cette année, il faut s'attendre à une mauvaise récolte dans dix gouvernements.
Ces faits objectifs disent clairement que la paysannerie n'a aucune raison d'abandonner l'opposition révolutionnaire pour le camp de l'ordre. Tout à l'inverse, plus se fait forte la pression de la réaction seigneuriale qui dirige à sa convenance la politique de l'absolutisme, plus l'énergie révolutionnaire de la paysannerie est contrainte d'augmenter en intensité jusqu'à ce que soient créées au moins les conditions élémentaires d'un développement capitaliste normal du pays. Et nous voyons effectivement, en même temps que la dissolution de la douma, éclater dans toute une série de gouvernements des troubles paysans, et nous voyons les bâtiments seigneuriaux être la proie des flammes.
L'expérience de la deuxième douma montre de nouveau que, pour sortir des conditions sociales et politiques complexes de la Russie, il n'y a pas d'issue sur le terrain du compromis législatif.
La douma a constitué l'arène où le libéralisme et la social-démocratie se sont disputé l'influence sur les masses paysannes. Et dans cette lutte, le libéralisme a essuyé de nouveau une défaite lourde de conséquences : il a été prouvé que le terrain des accords constitutionnels, sur lequel il prétendait attirer le peuple, n'existe que dans l'imagination des illusionnistes libéraux. La dissolution de la douma est la preuve péremptoire apportée par l'histoire qu'un conflit révolutionnaire déclaré est inévitable. Si déjà aux dernières élections le libéralisme a été obligé de soulever quelque peu la visière de son casque pour montrer sa bobine contre-révolutionnaire et de chercher des appuis dans les couches « raisonnables » de la population, il devra désormais renoncer définitivement à exercer quelque influence sur les masses populaires, et en conséquence renoncer à son rôle historique.
Ce n'est pas le libéralisme, mais l'armée qui est entre la réaction tsariste et le peuple. La révolution repose la question toute nue : de quel côté sont les baïonnettes de l'armée paysanne ? Mais, en même temps que les troubles paysans, les dernières mutineries à l'armée, sur les deux cuirassés à Sébastopol et chez les sapeurs de Kiev, montrent de quel côté les événements tournent. Mais le climat dans l'armée ne peut être déterminé par une enquête, il ne peut se manifester que dans un nouveau soulèvement révolutionnaire des masses populaires. Vouloir déterminer aujourd'hui le moment et les formes des événements qui s’annoncent serait parfaitement stérile. Jusqu'à maintenant, la force élémentaire de la révolution nous a toujours surpris par sa force créatrice et sa richesse inventive. Ce n'est pas nous, c'est elle qui a fourni une issue aux forces révolutionnaires; ce n'est pas nous, c'est elle qui a indiqué les formes d'organisation de la lutte. Loin d'être épuisée, sa force s'est accrue, elle est grosse de luttes encore supérieures à celles que nous avons connues, de moyens de lutte supérieurs, de problèmes, de possibilités supérieures... Si nous courons un danger, ce n'est pas de la surestimer, mais bien l'inverse.