1915

Le manifeste de la conférence de Zimmerwald, première affirmation du regroupement des internationalistes au coeur de la guerre mondiale.


Œuvres : septembre 1915

Léon Trotsky

Manifeste de la conférence de Zimmerwald

5-8 septembre 1915


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Manifeste de Zimmerwald, septembre 1915

Après de longues et vives discussions, la conférence adopta à l’unanimité, le texte d’un appel aux prolétaires d’Europe, dont voici la teneur :

Prolétaires d’Europe !

Voici plus d'un an que dure la guerre ! Des millions de cadavres couvrent les champs de bataille. Des millions d'hommes seront, pour le reste de leurs jours, mutilés. L'Europe est devenue un gigantesque abattoir d'hommes. Toute la civilisation créée par le travail de plusieurs générations est vouée à l'anéantissement. La barbarie la plus sauvage triomphe aujourd'hui de tout ce qui, jusqu'à présent, faisait l'orgueil de l'humanité.

Quels que soient les responsables immédiats du déchaînement de cette guerre, une chose est certaine : la guerre qui a provoqué tout ce chaos est le produit de l'impérialisme. Elle est issue de la volonté des classes capitalistes de chaque nation de vivre de l'exploitation du travail humain et des richesses naturelles de l'univers. De telle sorte que les nations économiquement arriérées ou politiquement faibles tombent sous le joug des grandes puissances, lesquelles essaient, dans cette guerre, de remanier la carte du monde par le fer et par le sang, selon leurs intérêts.

C'est ainsi que des peuples et des pays entiers comme la Belgique, la Pologne, les Etats balkaniques, l'Arménie, courent le risque d'être annexés, en totalité ou en partie, par le simple jeu des compensations.

Les mobiles de la guerre apparaissent dans toute leur nudité au fur et à mesure que les événements se développent. Morceau par morceau, tombe le voile par lequel a été cachée à la conscience des peuples la signification de cette catastrophe mondiale.

Les capitalistes de tous les pays, qui frappent dans le sang des peuples la monnaie rouge des profits de guerre, affirment que la guerre servira à la défense de la patrie, de la démocratie, à la libération des peuples opprimés. Ils mentent. La vérité est qu'en fait, ils ensevelissent, sous les foyers détruits, la liberté de leurs propres peuples en même temps que l'indépendance des autres nations. De nouvelles chaînes, de nouvelles charges, voilà ce qui résultera de cette guerre, et c'est le prolétariat de tous les pays, vainqueurs et vaincus, qui devra les porter.

Accroissement du bien‑être, disait‑on, lors du déchaînement de la guerre.

Misère et privations, chômage et renchérissement de la vie, maladies, épidémies, tels en sont les vrais résultats. Pour des dizaines d'années, les dépenses de la guerre absorberont le meilleur des forces des peuples, compromettront la conquête des améliorations sociales et empêcheront tout progrès.

Faillite de la civilisation, dépression économique, réaction politique, voilà les bienfaits de cette terrible lutte des peuples.

La guerre révèle ainsi le caractère véritable du capitalisme moderne qui est incompatible, non seulement avec les intérêts des classes ouvrières et les exigences de l'évolution historique, mais aussi avec les conditions élémentaires d'existence de la communauté humaine.

Les institutions du régime capitaliste qui disposaient du sort des peuples : les gouvernements ‑ monarchiques ou républicains, ‑ la diplomatie secrète, les puissantes organisations patronales, les partis bourgeois, la presse capitaliste, l'Eglise : sur elles toutes pèse la responsabilité de cette guerre surgie d'un ordre social qui les nourrit, qu'elles défendent et qui ne sert que leurs intérêts.

Ouvriers !

Vous, hier, exploités, dépossédés, méprisés, on vous a appelés frères et camarades quand il s'est agi de vous envoyer au massacre et à la mort. Et aujourd'hui que le militarisme vous a mutilés, déchirés, humiliés, écrasés, les classes dominantes réclament de vous l'abdication de vos intérêts, de votre idéal, en un mot une soumission d'esclaves à la paix sociale. On vous enlève la possibilité d'exprimer vos opinions, vos sentiments, vos souffrances. On vous interdit de formuler vos revendications et de les défendre. La presse jugulée, les libertés et les droits politiques foulés aux pieds : c'est le règne de la dictature militariste au poing de fer.

Nous ne pouvons plus ni ne devons rester inactifs devant cette situation qui menace l'avenir de l'Europe et de l'humanité.

Pendant de longues années, le prolétariat socialiste a mené la lutte contre le militarisme; avec une appréhension croissante, ses représentants se préoccupaient dans leurs congrès nationaux et internationaux des dangers de guerre que l'impérialisme faisait surgir, de plus en plus menaçants. A Stuttgart, à Copenhague, à Bâle, les congrès socialistes internationaux ont tracé la voie que doit suivre le prolétariat.

Mais, partis socialistes et organisations ouvrières de certains pays, tout en ayant contribué à l'élaboration de ces décisions, ont méconnu, dès le commencement de la guerre, les obligations qu'elles leur imposaient. Leurs représentants ont entraîné les travailleurs à abandonner la lutte de classe, seul moyen efficace de l'émancipation prolétarienne. Ils ont accordé aux classes dirigeantes les crédits de guerre; ils se sont mis au service des gouvernements pour des besognes diverses; ils ont essayé, par leur presse et par des émissaires, de gagner les neutres à la politique gouvernementale de leurs pays respectifs; ils ont fourni aux gouvernements des ministres socialistes comme otages de l'« Union sacrée ». Par cela même ils ont accepté, devant la classe ouvrière, de partager avec les classes dirigeantes les responsabilités actuelles et futures de cette guerre, de ses buts et de ses méthodes. Et de même que chaque parti, séparément, manquait à sa tâche, le représentant le plus haut des organisations socialistes de tous les pays, le Bureau socialiste international manquait à la sienne.

C'est à cause de ces faits que la classe ouvrière, qui n'avait pas cédé à l'affolement général ou qui avait su, depuis, s'en libérer, n'a pas encore trouvé, dans la seconde année du carnage des peuples, les moyens d'entreprendre, dans tous les pays, une lutte active et simultanée pour la paix dans cette situation intolérable, nous, représentants de partis socialistes, de syndicats, ou de minorités de ces organisations, Allemands, Français, Italiens, Russes, Polonais, Lettons, Roumains, Bulgares, Suédois, Norvégiens, Hollandais et Suisses, nous qui ne nous plaçons pas sur le terrain de la solidarité nationale avec nos exploiteurs mais qui sommes restés fidèles à la solidarité internationale du prolétariat et à la lutte de classe, nous nous sommes réunis pour renouer les liens brisés des relations internationales, pour appeler la classe ouvrière à reprendre conscience d'elle‑même et l'entraîner dans la lutte pour la paix.

Cette lutte est la lutte pour la liberté, pour la fraternité des peuples, pour le socialisme.. Il faut entreprendre cette lutte pour la paix, pour la paix sans annexions ni indemnités de guerre. Mais une telle paix n'est possible qu'à condition de condamner toute pensée de violation des droits et des libertés des peuples. Elle ne doit conduire ni à l'occupation de pays entiers, ni à des annexions partielles. Pas d'annexions, ni avouées ni masquées, pas plus qu'un assujettissement économique qui, en raison de la perte de l'autonomie politique qu'il entraîne, devient encore plus intolérable. Le droit des peuples de disposer d'eux‑mêmes doit être le fondement inébranlable dans l'ordre des rapports de nation à nation.

Prolétaires !

Depuis que la guerre est déchaînée, vous avez mis toutes vos forces, tout votre courage, toute votre endurance au service des classes possédantes, pour vous entretuer les uns les autres. Aujourd'hui, il faut, restant sur le terrain de la lutte de classe irréductible, agir pour votre propre cause, pour le but sacré du socialisme, pour l'émancipation des peuples opprimés et des classes asservies.

C'est le devoir et la tâche des socialistes des pays belligérants d'entreprendre cette lutte avec toute leur énergie. C'est le devoir et la tâche des socialistes des pays neutres d'aider leurs frères, par tous les moyens, dans cette lutte contre la barbarie sanguinaire.

Jamais, dans l'histoire du monde, il n'y eut tâche plus urgente, plus élevée, plus noble; son accomplissement doit être notre œuvre commune. Aucun sacrifice n'est trop grand, aucun fardeau trop lourd pour atteindre ce but : le rétablissement de la paix entre les peuples.

Ouvriers et ouvrières, mères et pères, veuves et orphelins, blessés et mutilés, à vous tous qui souffrez de la guerre et par la guerre, nous vous crions : Par‑dessus les frontières par‑dessus les champs de bataille, par‑dessus les campagnes et les villes dévastées :

Prolétaires de tous les pays, unissez‑vous !

Au nom de la Conférence socialiste internationale. Zimmerwald (Suisse), septembre 1915.

Pour la délégation allemande : Georges Ledebour, Adolphe Hoffmann.

Pour la délégation française : A. Bourderon, A. Merrheim.

Pour la délégation italienne : G. E. Modigliani, Constantino Lazzari.

Pour la délégation russe : N. Lénine, Paul Axelrod, M. Bobroff.

Pour la délégation polonaise : St. Lapinski, A. Warski, Cz. Hanecki.

Pour la Fédération socialiste interbalkanique :

Au nom de la délégation roumaine : C. Rakovski.

Au nom de la délégation bulgare : Wassil Kolarov.

Pour la délégation suédoise et norvégienne : Z. Hoglund, Ture Nerman.

Pour la délégation hollandaise : H. Roland-Holst.

Pour la délégation suisse : Robert Grimm, Charles Naine [Bulletin N° 1 de la Commission socialiste internationale à Berne, 21 septembre 1915, pp. 2-3.]


Autre traduction. Source : Jules Humbert-Droz : L’origine de l’Internationale Communiste - De Zimmerwald à Moscou. Editions la Baconnière, Neuchâtel, 1968. Pages 139-142.

Prolétaires d’Europe !

La guerre dure depuis plus d’une année. Des millions de cadavres couvrent les champs de bataille. Des millions d’hommes sont mutilés pour le reste de leur existence. L’Europe est devenue un gigantesque abattoir d’hommes. Toute la civilisation, produit du travail de plusieurs générations, s’est effondrée. La barbarie la plus sauvage triomphe aujourd’hui sur tout ce qui était l’orgueil de l’humanité.

Quelle que soit la vérité sur les responsabilités immédiates de la guerre qui a créé ce chaos, celle-ci est le produit de l’impérialisme, c’est-à-dire le résultat des efforts des classes capitalistes de chaque nation pour satisfaire leur avidité au gain par l’accaparement du travail humain et des richesse naturelles du monde entier. De telle sorte que les nations économiquement arriérées ou politiquement faibles tombent sous le joug des grandes puissances, lesquelles essaient dans cette guerre de remanier, par le fer et par le sang, la carte mondiale, dans leur intérêt d’exploitation. Il en résulte que des populations entières, telles que celles de la Belgique, de la Pologne, des Etats balkaniques, de l’Arménie, etc., sont menacées de servir d’enjeu dans la politique des compensations et d’être morcelées ou annexées en partie ou en totalité.

Les motifs de cette guerre, au fur et à mesure de son développement, apparaissent dans toute leur ignominie. Les voiles qui, aux yeux des peuples, ont caché le caractère de cette catastrophe mondiale, se déchirent les uns après les autres. Les capitalistes qui tirent, du sang versé par le prolétariat, les plus grands profits, affirment, dans chaque pays, que la guerre sert à la défense de la patrie, de la démocratie et à la libération des peuples opprimés. Ils mentent. En fait, cette guerre sème la ruine et la dévastation et fait en même temps disparaître nos libertés et l’indépendance des peuples. De nouvelles chaînes, de nouveaux fardeaux en seront la conséquence, et c’est le prolétariat de tous les pays, vainqueurs et vaincus, qui les supportera.

Au lieu de l’augmentation du bien-être, promis au début de la guerre, nous voyons un accroissement de la misère par le chômage, la cherté de la vie, les privations, les maladies et les épidémies. Les dépenses de la guerre, en épuisant les ressources des pays, empêchent tout progrès dans la voie des réformes sociales et mettent en danger celles conquises jusqu’à présent.

Civilisation méconnue, crise économique, réaction politique, voilà les résultats tangibles de cette cruelle guerre.

De cette façon, la guerre dévoile le vrai caractère du capitalisme moderne et démontre qu’il est inconciliable, non seulement avec les intérêts des travailleurs, non seulement avec les exigences du progrès, mais encore avec les besoins les plus élémentaires de l’existence humaine.

Les institutions du régime capitaliste qui disposent du sort des peuples : les gouvernements monarchiques aussi bien que les gouvernements républicains, la diplomatie secrète, les forces occultes patronales (syndicats, cartels, trusts), les partis bourgeois, la presse, l’Eglise - toutes - portent la responsabilité de cette guerre qui a son origine dans le régime capitaliste et qui a été déchaînée au profit des classes possédantes.

Travailleurs !

Vous, hier encore, les exploités, vous les opprimés, vous les méprisés, la guerre déclarée, quand il fallut vous envoyer au massacre et à la mort, la bourgeoisie vous a réclamés comme ses frères et camarades. Et maintenant que le capitalisme vous a saignés, décimés, humiliés, les classes dominantes exigent que vous fassiez l’abandon de vos intérêts, que vous renonciez à vos revendications et que vous abdiquiez votre idéal socialiste et international. Bref, on veut que vous vous soumettiez comme des serfs à ce que l’on a nommé l’"Union sacrée". On vous enlève toute possibilité de manifester vos sentiments, vos opinions, vos douleurs. On vous empêche de présenter et de défendre vos revendications. La presse est muselée, les libertés et les droits politiques foulés aux pieds. C’est le règne de la dictature militaire.

Nous ne pouvons et nous ne devons rester plus longtemps indifférents envers cet état de choses menaçant tout l’avenir de l’Europe et de l’humanité. Pendant des dizaines d’années, le prolétariat socialiste a mené la lutte contre le militarisme. A leurs congrès nationaux et internationaux ses représentants constataient avec une inquiétude de plus en plus croissante le danger de guerre, conséquence de l’impérialisme. A Stuttgart, à Copenhague, à Bâle, les congrès socialistes internationaux ont tracé la route que devait suivre le prolétariat.

Mais, partis socialistes et organisations ouvrières de certains pays, tout en ayant contribué à l’élaboration de ces décisions, ont méconnu dès le commencement de la guerre les devoirs qu’elles leur imposaient. Leurs représentants ont entraîné le prolétariat à abandonner la lutte de classe, c’est-à-dire le seul moyen efficace de l’émancipation prolétarienne. Ils ont accordé aux classes dominantes les crédits de guerre. Ils se sont mis au service de leur gouvernement et ont tenté, par leur presse et par des émissaires, de gagner à la politique de leurs gouvernants les pays neutres. Ils ont envoyé dans les gouvernements bourgeois des ministres socialistes en qualité d’otage pour le maintien de l’Union sacrée. Et par cela même, ils ont accepté devant la classe ouvrière de partager avec les classes dirigeantes les responsabilités actuelles et futures de cette guerre, de ses buts et de ses méthodes. Et en tant que représentation officielle des socialistes de tous les pays, le Bureau socialiste international a complètement failli à sa tâche.

Ces faits ont été des causes pour lesquelles la classe ouvrière, qui n’avait pas cédé à l’affolement général ou qui avait su, depuis, s’en libérer, n’a pas encore trouvé les forces et les moyens pour entreprendre une lutte efficace et simultanée dans tous les pays, contre la guerre. .

Dans cette situation intolérable, nous, les représentants des partis socialistes, des syndicats et de leurs minorités : nous, Allemands, Français, Italiens, Russes, Polonais, Lettons, Roumains, Bulgares, Suédois, Norvégiens, Hollandais et Suisses, nous qui ne nous plaçons pas sur le terrain de la solidarité nationale avec la classe. Des exploiteurs, nous qui sommes restés fidèles à la solidarité internationale du prolétariat et à la lutte de classe, nous nous sommes réunis pour renouer les rapports internationaux entre les prolétariats des divers pays, rappeler à la classe ouvrière son devoir envers elle-même et l’entraîner dans la lutte pour la paix.

Cette lutte est en même temps la lutte pour la liberté et la fraternité des peuples et pour le socialisme. Il s’agit d’engager une action pour une paix sans annexions et sans indemnités de guerre. Cette paix n’est possible qu’en condamnant même l’idée d’une violation des droits et des libertés des peuples. L’occupation de pays entiers ou de provinces ne peut aboutir à une annexion. Pas d’annexions effectives ou masquées. Pas d’incorporations économiques forcées, imposées qui deviennent encore plus intolérables par le fait consécutif de la spoliation des droits politiques des intéressés. Reconnaissance aux peuples du droit de disposer d’eux-mêmes.

Prolétaires !

Depuis le commencement de la guerre, vous avez mis toutes vos forces, votre courage, votre endurance au service des classes possédantes pour vous entretuer les uns les autres. A présent il s’agit, en restant sur le terrain de la lutte de classe irréductible, de marcher pour notre propre cause, pour la cause sacrée du socialisme, pour l’émancipation des peuples opprimés et des classes asservies.

Il est du devoir des socialistes dans les pays belligérants de mener cette lutte avec ardeur et énergie, et il est du devoir des socialistes des pays neutres de soutenir par tous les moyens efficaces leurs frères dans ce combat contre la barbarie sanglante.

Il ne s’est jamais présenté dans l’histoire une tâche plus noble et plus urgente à remplir. Il n’y a pas d’efforts et de sacrifices trop grands pour la réalisation de ce but : le rétablissement de la paix entre les peuples.

Ouvriers et ouvrières, mères et pères, veuves et orphelins, blessés et estropiés, à vous tous, victimes de la guerre nous disons : par-dessus les frontières, par-dessus les champs de bataille, par-dessus les campagnes et les villes dévastées.

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !


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