1917 |
Cet article a été publié dans le journal de langue russe de New York Novy Mir (Monde Nouveau) le 21 mars 1917. Il a été publié en russe en 1923 dans Voina i Revoliutsiia (Guerre et révolution) , vol. 2, p. 440-443. Traduction du MIA à partir de l'anglais. Source WSWS |
téléchargement fichier .epub : |
Œuvres - mars 1917
Contre qui et comment défendre la révolution ?
Dans notre pays, comme partout ailleurs, l'impérialisme trouve son origine dans les fondements mêmes de la production capitaliste. Mais en Russie le développement de l'impérialisme s'est considérablement accéléré et aggravé sous l'influence de la contre-révolution. Nous avons traité ce point dans notre dernier article. Lorsque la bourgeoisie, effrayée par la révolution, a tourné le dos à son programme d'extension du marché domestique par la transmission des terres de la petite noblesse à la paysannerie, elle a porté son attention vers la politique mondiale. Le caractère contre-révolutionnaire de notre impérialisme se révèle donc très clairement. La bourgeoisie impérialiste, en cas de victoire, avait promis aux travailleurs russes de meilleurs salaires et avait essayé d'acheter des couches supérieures de la classe ouvrière en leur offrant une position privilégiée dans et autour de l'industrie de la guerre. Elle promettait de nouvelles terres à la paysannerie. "Que nous fassions ou pas de nouvelles conquêtes," avait compris le moujik moyen, "la démographie est de toute façon en baisse, donc concernant les terres, les choses seront plus faciles..."
La guerre, en conséquence, était, dans le sens le plus direct du mot, un moyen de détourner l'attention des masses populaires des problèmes domestiques les plus aigus, le problème agraire surtout. C'est une des raisons pour lesquelles la noblesse, «libérale» ou non, soutient avec ferveur la bourgeoisie impérialiste dans ses efforts de guerre.
Inscrivant sur leur bannière «sauver la nation», les bourgeois libéraux essaient de garder le contrôle du peuple révolutionnaire et, dans ce but, ils ont non seulement entraîné dans leur sillage le patriote troudovik Kerensky, mais aussi Chkheidze, représentatif des éléments opportunistes de la social-démocratie.
La lutte pour la paix met en avant tous les problèmes intérieurs et avant tout le problème de la terre... La question agraire est en train d'enfoncer un coin dans le bloc de la noblesse, de la bourgeoisie et des social-patriotes. Kerensky devra choisir entre les éléments «libéraux» du 3 juin, qui veulent détourner toute la révolution pour les objectifs capitalistes, et le prolétariat révolutionnaire, qui veut lancer un vaste programme de révolution agraire, c'est-à-dire de confiscation des terres – qu'elles appartiennent au tsar, aux propriétaires fonciers, à la famille de la couronne, ou aux monastères et aux églises – en faveur du peuple. Quel qu'il soit, le choix personnel de Kerensky aura peu de signification : il n'a pas beaucoup d'importance à l'échelle de la révolution ce jeune avocat de Saratov, "implorant" des soldats, lors d'une réunion, de l'abattre s'ils ne lui faisaient pas confiance, alors que dans le même temps il menaçait les ouvriers internationalistes avec des scorpions. Les masses paysannes, les couches les plus modestes des villages, c'est autre chose. Les attirer sans délai du côté du prolétariat, c'est la tâche la plus urgente.
Ce serait un crime d'essayer de résoudre cette tâche en adaptant nos politiques à l'étroitesse du national-patriotisme national des campagnes : le travailleur russe se suiciderait s'il achetait son alliance avec la paysannerie en coupant ses liens avec le prolétariat européen. Mais d'abord, il n'y a aucun besoin politique de le faire. Il y a une arme plus puissante entre nos mains : au moment où le gouvernement provisoire actuel et les ministères Lvov-Guchkov-Miliukov-Kerensky sont obligés, au nom de la préservation de leur unité, de se détourner de la question agraire, nous pouvons et nous devons la dresser dans toute son ampleur devant les masses paysannes de Russie.
Puisque la réforme agraire est impossible, nous sommes en faveur de la guerre impérialiste !" — C'est ce qu'a dit la bourgeoisie russe après l'expérience de 1905-1907.
"Tournez le dos à la guerre impérialiste, tournez-vous plutôt vers la révolution agraire !" — C'est ce que nous dirons aux masses paysannes, en nous référant à l'expérience de 1914-1917.
C'est cette question, la question agraire, qui jouera un rôle énorme en unissant les cadres prolétariens de l'armée avec ses couches paysannes. «Nous voulons les terres de la noblesse, mais pas Constantinople !» dira le prolétaire soldat au paysan soldat, en lui expliquant qui profite de la guerre impérialiste et quels sont ses buts. Et le succès de notre agitation et de notre lutte contre la guerre - principalement dans la classe ouvrière, mais secondairement dans les masses paysannes et les soldats – déterminera dans combien de temps le gouvernement libéral-impérialiste sera remplacé par un gouvernement des ouvriers révolutionnaires, basé directement sur le prolétariat et les couches les plus modestes des villages, qui se joignent au prolétariat.
Seul un régime qui ne résiste pas à l'offensive des masses, mais, au contraire, les conduit en avant, est capable de garantir le sort de la révolution et de la classe ouvrière. La création d'un tel régime est maintenant la tâche politique fondamentale de la révolution.
Pour l'instant, l'Assemblée constituante n'est qu'un écran révolutionnaire. Qu'est-ce qui cache derrière ça ? Quelles relations cette assemblée constituante établira-t-elle ? Cela dépend de sa composition. Et sa composition dépend de qui convoquera l'Assemblée constituante et dans quelles conditions.
Les Rodzianko, Guchkov et Miliukov font tout leur possible pour créer une Assemblée constituante à leur image. L'atout le plus fort entre leurs mains sera le slogan d'une guerre de la nation entière contre l'ennemi étranger. A partir de maintenant, ils parleront évidemment de la nécessité de défendre "les gains de la révolution contre la destruction" de la part des Hohenzollern. Et les social-patriotes rejoindront leur chœur.
Nous dirons : "Si seulement il y avait quelque chose à défendre !". Tout d'abord, nous devons protéger la révolution contre ses ennemis de l'intérieur. Sans attendre l'Assemblée constituante, nous devons balayer dans tous les coins et recoins les ordures monarchistes et de la noblesse. Nous devons enseigner au paysan russe à ne pas faire confiance aux promesses de Rodzianko et aux mensonges patriotiques de Milioukov. Sous la bannière de la révolution agraire et de la république, nous devons unifier des millions de paysans contre les impérialistes libéraux. Seul un gouvernement révolutionnaire basé sur le prolétariat sera en mesure de mener à bien ce travail en chassant les Guchkov et les Milioukov du pouvoir. Ce gouvernement révolutionnaire mettra en mouvement toutes les ressources du pouvoir d'Etat pour dresser debout, éduquer et unifier les couches les plus arriérées et les plus ignorantes des masses laborieuses dans les villes et dans les campagnes. Ce n'est qu'avec un tel gouvernement et après un tel travail préparatoire, que l'Assemblée constituante ne sera pas un écran cachant les intérêts des propriétaires fonciers et des capitalistes, mais un véritable organe du peuple et de la révolution.
Eh bien, et quoi faire avec les Hohenzollern, dont les troupes apparaîtront comme une menace contre la révolution russe victorieuse ?
Nous avons déjà écrit à ce sujet. La révolution russe est un danger incommensurablement plus grand pour les Hohenzollern que les appétits et les projets de la Russie impérialiste. Plus tôt la révolution se débarrassera du masque chauvin de Guchkov-Miliukov et révèlera son visage prolétarien, plus la réponse qu'elle recevra en Allemagne sera puissante ; les Hohenzollern auront un désir et des possibilités bien amoindris d'étrangler la révolution russe; ils auront suffisamment de soucis à la maison.
"Et si le prolétariat allemand ne se lève pas ? Que ferons-nous alors ? "
"C'est-à-dire que vous supposez que la révolution russe pourrait se produire sans laisser de traces en Allemagne - même si la révolution met un gouvernement ouvrier au pouvoir ? Mais cela est absolument inconcevable."
"Mais si, néanmoins ...?"
"Essentiellement, nous n'avons aucune raison de nous torturer maintenant le cerveau avec une supposition aussi improbable. La guerre a transformé toute l'Europe en une poudrière remplie par la poudre de la révolution sociale. Le prolétariat russe lance maintenant une torche enflammée dans cet entrepôt de poudre à canon. Supposer que cette torche ne provoquera pas une explosion c'est mépriser les lois de la logique historique et de la psychologie. Mais si l'improbable devait se produire, si l'organisation social-patriotique conservatrice devait empêcher la classe ouvrière allemande de s'élancer immédiatement contre ses classes dirigeantes, alors, bien sûr, la classe ouvrière russe défendrait la révolution les armes à la main. Le gouvernement ouvrier révolutionnaire combattrait les Hohenzollern, et appellerait le prolétariat frère allemand à se lancer contre l'ennemi commun. Exactement de la même manière, s'il était sur le point de prendre immédiatement le pouvoir, le prolétariat allemand aurait non seulement le «droit», mais serait obligé de faire la guerre aux Guchkov-Milioukov, afin d'aider les travailleurs russes à faire face à leur ennemi impérialiste. Dans les deux cas, la guerre menée par le gouvernement prolétarien ne serait qu'une révolution armée. Cela ne serait pas «la défense de la patrie», mais la défense de la révolution et son expansion vers d'autres pays ».
Léon Trotsky, Novy Mir, 21 mars 1917