1917 |
Source : « L’année 1917 », Petite collection Maspéro, 1976. Traduction de seconde main via l’anglais. |
Discours à la conférence démocratique
Camarades et citoyens ! Nous ne voulons pas entendre de bons conseils, nous voulons un rapport. Même Peschekonov, en guise de rapport, nous a lu une sorte de poème en prose sur les avantages de la coalition. Il a dit que les ministres cadets, dans le gouvernement de coalition, ne s’étaient livrés (Dieu merci !) à aucun sabotage ; ils n’ont fait que rester assis et attendre en disant : « Nous allons simplement voir comment vous, socialistes, vous nous trahissez. » J’ai dit que c’est du sabotage de la part d’un parti politique, un parti capitaliste, i-un parti très influent, que d’entrer dans le gouvernement, à un moment des plus critiques de l’histoire, uniquement pour pouvoir observer de l’intérieur comment les représentants de la démocratie se trahissent, quand de l’extérieur, ce même parti aide Kornilov. Le citoyen Peschekonov a promis alors de m’expliquer la différence entre sabotage et politique. Mais il a oublié de tenir sa promesse. Un autre ministre d’un autre parti, un cadet, a tiré certaines conclusions de son expérience de ministre, mais dans un sens politique plus précis. Je veux parler de Kolochkine. Il a justifié sa démission en disant que les pouvoirs extraordinaires attribués à Kérensky ont réduit les autres ministres à n’être que les exécutants des ordres du ministre-président, et qu’il n’était pas prêt, quant à lui, à accepter cette situation.
Je le dis franchement : en lisant ces mots, j’ai été tenté d’applaudir notre ennemi Kolochkine. Il a parlé ici avec dignité politique et avec dignité humaine. Il y a actuellement de grandes divergences d’opinion parmi nous sur le ministère de coalition démissionnaire, aussi bien que sur celui à venir1. Mais, je vous le demande, y a-t-il une divergence quelconque sur le gouvernement en place aujourd’hui, et qui parle aujourd’hui au nom de la Russie ? Je n’ai pas entendu ici un seul orateur revendiquer l’honneur peu enviable de défendre ce monstre) cinq têtes qu’est le directoire, ou son président Kérensky. (Désordre, applaudissements et protestations de « Vive Kérensky ! ».)
Vous vous souvenez peut-être comment, de cette même tribune, un autre ancien ministre, Tsérételli, a parlé de sa propre expérience, en homme très clairvoyant en-t en diplomate ; il a dit que toute la faute en était au peuple lui-même, car c’était lui qui avait élevé un individu à une j-hauteur telle qu’il ne pouvait que le décevoir. Il n’a pas nommé cet individu, mais vous me croirez tous si je vous affirme qu’il ne pensait pas à Terechtchenko.
Dans le discours qu’il a fait ici, Kérensky a répondu à nos remarques sur la peine de mort 2 en disant : « Vous pouvez me condamner si jamais je signe un seul arrêt de mort. »
Si la peine de mort, peine que Kérensky lui-même a abolie jadis, était nécessaire, alors, je vous le demande, comment Kérensky peut-il dire à la conférence démocratique qu’il n’utilisera jamais la peine de mort ? Et s’il nous dit qu’il juge possible de s’engager à ne pas utiliser la peine de mort contre le peuple, alors je dis qu’en parlant ainsi il a fait de l’introduction de la peine de mort une e chose si futile que c’en est presque criminel. (Cris de « C’est vrai ! ».)
Ce fait reflète la totale dégradation actuelle de la république russe. Cette république n’a ni représentation nationale reconnue ni gouvernement responsable. Et si tous, divisés sur tant d’autres questions, nous sommes d’accord sur un point, c’est bien celui-ci : il est indigne d’un grand peuple, et encore plus d’un peuple qui a accompli une grande révolution, de tolérer que le pouvoir soit concentré dans les mains d’une seule personne, et d’une personne qui n’est pas responsable devant le peuple. (Applaudissements.)
Camarade, de nombreux orateurs ont souligné que, dans la période actuelle, le fardeau du pouvoir est lourd et tyrannique, et ils déconseillent à la démocratie russe, jeune et inexpérimentée, d’assumer ce fardeau ; que peut-on dire alors, je vous le demande, s’il est assumé par une seule personne, qui n’a en aucune occasion montré de talent particulier, ni comme chef d’armée ni comme législateur ? (Cris : « Ça suffit ! » et « continuez ! ».)
Camarades, je regrette infiniment que le point de vue qui s’exprime maintenant avec tant d’énergie dans ces cris de protestation n’ait jusqu’à présent trouvé aucune expression articulée à cette tribune (Désordre et applaudissements.)
Pas un orateur n’est monté à cette tribune pour nous dire : « Pourquoi vous quereller à propos de l’ancienne coalition, pourquoi discuter de la future coalition ? Vous avez Alexandre Kérensky, et cela doit vous suffire ! » Personne n’a dit cela. (Ces mots soulèvent une nouvelle tempête de protestations. « Je me tairai jusqu’à ce que l’ordre soit rétabli dans cette salle », déclare Trotsky d’une voix ferme et décidée. Le président réussit à rétablir l’ordre.)
Notre parti n’a jamais attribué la responsabilité du régime actuel à la mauvaise volonté d’un individu quelconque. Au mois de mai, quand j’ai parlé au soviet des délégués ouvriers et soldats de Petrograd, j’ai dit : « C’est vous, les partis en lutte, qui créez vous-mêmes un régime dans lequel la personne qui portera la plus lourde responsabilité sera obligée, indépendamment de sa propre volonté, de devenir le futur Bonaparte russe.. » (Désordre, cris : « Mensonges ! Démagogie ! »)
Camarades, il ne peut y avoir ici de démagogie, car ce qui est dit ici en fait, c’est simplement que certaines circonstances politiques engendrent inévitablement une tendance vers un régime autocratique.
Quelles sont ces circonstances ? Nous les énonçons comme suit : il se déroule dans la société moderne une lutte grave et acharnée. Ici en Russie, dans une période de révolution, quand les masses, émergeant des profondeur, prennent pour la première fois conscience d’elles-mêmes en tant que classe, classe cruellement blessée à travers des siècles d’oppression, quand elles se conçoivent pour la première fois comme sujets politiques, comme personnes légales, comme classe qui commence à attaquer les fondements de la propriété privée, alors, dans une telle période, la lutte de classe prend une forme des plus intenses et des plus ardentes. La démocratie – ce que nous appelons la démocratie –, c’est l’expression politique de ces masses travailleuses, des ouvriers, des paysans et des soldats. La bureaucratie et la noblesse défendent les droits de la propriété privée. La lutte entre ces deux partis est maintenant inévitable, camarades, car la révolution a, pour parler comme les classes possédantes, libéré les couches inférieures du peuple. La lutte entre ces deux partis, qu’elle prenne une forme ou une autre, s’intensifie et évolue suivant son cours naturel de développement, auquel aucune éloquence et aucun programme ne peuvent résister. Maintenant que les forces motrices de la révolution se sont révélées dans leur séparation, un gouvernement de coalition signifie soit le stade ultime de la stupidité politique, et cela ne peut durer, soit le plus haut degré d’imposture de la part des classes possédantes qui tentent de priver les masses de direction en séduisant les chefs les meilleurs et les plus influents pour les attirer dans un piège, dans le but soit d’abandonner les masses (ou, comme ils disent, les « éléments libérés ») à leurs propre ressources, soit de les noyer dans leur propre sang.
Camarades ! Les défenseurs de la coalition disent qu’un gouvernement purement capitaliste est impossible. Pourquoi un tel gouvernement est-il impossible ? Le populiste Minor a soutenu qu’un ministère socialiste serait aussi éphémère qu’un gouvernement de coalition. Ce n’est un compliment ni pour le ministère de coalition ni pour un ministère socialiste. Je vous le demande : pourquoi ne pourrait-on pas laisser le gouvernement entièrement aux mains des capitalistes ? On nous dit que c’est impossible. Camarades, Tsérételli a soutenu tout à fait justement que cela provoquerait une guerre civile. Donc les relations entre les masses et les classes possédantes sont si tendues que la prise en main du gouvernement par les classes possédantes donnerait le signal de la guerre civile. Tant les contradictions sont aiguës, tendues et fortes, tout à fait indépendamment des projets des bolcheviks !
À un tel moment d’interrègne historique, où les classes possédantes ne peuvent se saisir complètement du pouvoir et où les organes du peuple n’osent pas encore s’en saisir, l’idée d’un arbitre, d’un dictateur, d’un Bonaparte, d’un Napoléon, est née. Voilà pourquoi Kérensky a pu occuper la position qu’il détient maintenant. Ce sont la faiblesse et l’indécision de la démocratie révolutionnaire qui ont créé la position de Kérensky. (Applaudissements.)
Si, une fois de plus, vous répétez l’expérience d’une coalition, alors qu’elle a fait son temps, alors que les cadets sont entrés deux fois dans la coalition et l’ont quittée deux fois 3 – et sur ce point, camarades, il faut noter que leur but dans les deux cas, dans leur entrée comme dans leur sortie, était le même, à savoir saboter le travail du gouvernement révolutionnaire –, alors que vous avez été témoins de l’affaire Kornilov 4, ce faisant vous inviteriez les cadets, j’en suis fermement convaincu, à faire plus que répéter l’expérience précédente.
Bien sûr, on a dit qu’on ne peut accuser le parti cadet tout entier d’avoir participé à la rébellion de Kornilov. Si je ne me trompe, c’est le camarade Znamensky qui nous a dit, à nous les bolcheviks (et ce n’était pas la première fois que nous l’entendions) : « Vous avez protesté quand nous avons rendu responsable l’ensemble de votre parti, en tant que parti, du mouvement du 18 juillet. Alors ne répétez pas l’erreur qu’ont commise quelques-uns d’entre nous, et ne rendez pas tous les cadets responsables de la rébellion de Kornilov. » Cette comparaison est, à mon avis, quelque peu inadéquate, car, si on a accusé (à tort ou à raison, c’est un autre problème) les bolcheviks d’avoir lancé, ou même provoqué, le mouvement des 16-18 juillet, ce ne fut pas pour les inviter à entrer au gouvernement, mais pour les inviter à entrer à la prison Kresty5. (Rires.)
C’est là, camarades, une petite différence que même le citoyen Zaroudny, j’espère, ne contestera pas. Nous vous disons : si vous voulez emprisonner les cadets à cause de la rébellion de Kornilov, alors ne le faites pas sans réfléchir, mais examinez le cas de chaque cadet un à un, et sous tous les angles. (Rires et cris : « Bravo ! »)
Mais, camarades, si vous invitez un parti à entrer au gouvernement, disons par exemple à titre de paradoxe (et seulement à ce titre), le parti bolchevique… (Rires.)
Bien. Si vous voulez un ministère dont le travail consisterai à désarmer les travailleurs, à éloigner la garnison révolutionnaire ou à rappeler le troisième corps de cavalerie, alors je dirai que les bolcheviks, qui sont, en tout ou en partie, liés au mouvement des 16-18 juillet, sont dans leur ensemble, en tant que parti, totalement inaptes à la tâche de désarmer Petrograd, sa garnison et ses ouvriers. (Rires.) Car, camarades, bien que les 16-18 juillet nous n’ayons pas appelé les travailleurs à descendre dans la rue, toutes nos sympathies allaient aux soldats et aux travailleurs qu’on a par la suite désarmés et dispersés ; nous étions en complet accord avec leurs revendications, nous haïssons ce qu’ils haïssaient, nus aimions ce qu’ils aimaient…
(« Vous avez arrêté Tchernov », crie une voix dans la salle ; L’orateur répond.) Si je ne me trompe, Tchernov est ici, et il peut confirmer (Tchernov approuve de la tête) que la violence faite à Tchernov n’a pas été commise par les manifestants, mais par un petit groupe de gens visiblement criminels dont j’ai à nouveau rencontré le chef, qui était prisonnier de droit commun, à la prison Kresty6.
Mais, camarades, la question n’est pas là. S’il s’agissait seulement du parti cadet et de son entrée au gouvernement, le fait qu’un membre ou l’autre de ce parti se cache dans la coulisse avec Kornilov, le fait que Maklakov était au téléphone était au téléphone quand Savinkov négociait avec Kornilov, le fait que Roditchev est allé dans le district du Don pour conclure un accord politique avec Kaledine, tout cela importe peu ; mais ce qui est important, c’est que toute la presse capitaliste de tous les pays a propagé les mensonges, les pensées, les sentiments et les souhaits de la classe capitaliste. Voilà pourquoi je dis qu’il nous est absolument impossible d’envisager la question d’une coalition.
Victor Tchernov, bien sûr, est très optimiste et dit : « Attendons » ; mais, premièrement, la question du pouvoir est une question d’aujourd’hui et, deuxièmement, il affirme, en s’appuyant sur la théorie marxiste (le marxisme de Lieber et Dan, devenu maintenant – ironie de l’histoire – une arme adaptée aux besoins des S.R.), il affirme donc, sur la base de la théorie marxiste : « Il faut attendre, peut-être un nouveau parti démocratique naîtra-t-il au cours de la révolution. » Personnellement, j’ai appris du marxisme que, quand les travailleurs entrent en scène comme force indépendante, chacun de leurs pas, loin de renforcer la démocratie bourgeoise l’affaiblit, en libérant la masse des travailleurs de l’influence capitaliste.
On nous a suggéré d’attendre la renaissance et le renforcement de la démocratie capitaliste et de former alors avec elle un front uni. C’est là la plus grande illusion que l’on puisse se faire. Nous ne voulons pas, camarades, fonder nos espoirs sur l’idée que la démocratie bourgeoise, sous la forme qu’elle avait dans le système capitaliste, peut ressusciter parmi nous.
(Le camarade Trotsky lit la déclaration de la fraction bolchevique7. Pendant sa lecture, des cris : « Pourquoi ? Pourquoi ? », éclatent sur le côté droit de la salle, à propos des clauses sur la nécessité immédiate d’armer les travailleurs. L’orateur répond à ces cris par l’intervention suivante.)
Notes
1 Le 6 août, le deuxième gouvernement de coalition, formé quinze jours auparavant, fut dissous, et un troisième fut formé, qui dura jusqu’à l’insurrection d’octobre.
2 La peine capitale, abolie le 25 mars, fut réintroduite par le gouvernement provisoire le 25 juillet 1917 pour les délits militaires.
3 Première démission des cadets : celle de Milioukov le 15 mai. Deuxième démission : celle des cinq ministres cadets du premier gouvernement de coalition, les 15-16 juillet. Les cadets réintègrent la nouvelle coalition formée par Kérensky le 6 août, avec Nekrassov (Premier ministre adjoint et ministre des Finances).
4 Le commandant en chef Kornilov se rebella contre le gouvernement provisoire et les soviets le 6 septembre, et fit marcher la cavalerie (avec la « Division sauvage » des cosaques du Caucase) contre Petrograd. Les masses révolutionnaires eurent raison de la révolte qui ne dura que cinq jours, et Kornilov fut arrêté le 14 septembre.
5 La prison Kresty fut construite à Petrograd en 1893 sur le modèle américain ; elle pouvait loger plus de mille prisonniers. Trotsky y fut emprisonné du 4 août au 17 septembre.
6 Tchernov échappa au lynchage grâce à l’intervention personnelle de Trotsky le 17 juillet 1917.
7 Cf. supra, 7. Discours à la conférence démocratique, note 1.