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Œuvres - mars 1919
A Paris
Le Parti socialiste français se trouvait totalement démoralisé. Jaurès avait été assassiné, la veille de la guerre. Vaillant, vieil antimilitariste, s'était converti à la tradition patriotique de Blanqui dès les premiers jours de l'offensive allemande, et rédigeait, chaque jour, pour le compte de l'organe central du Parti l'Humanité, des articles empreints du chauvinisme le plus échevelé. Jules Guesde, le leader de l'aile marxiste, s'étant épuisé en une lutte accablante contre les fétiches de la démocratie, à l’exemple de son ami Plekhanov, se révéla seulement capable de porter sur l'autel "de la Défense nationale" le restant de ses pensées politiques et de son autorité morale. Le superficiel journaliste Marcel Sembat secondait Guesde dans le cabinet Briand. Se mettant en pleine lumière, après avoir agi dans l'ombre, grand maître des petites causes, Pierre Renaudel devint chef du Parti à la place de Jaurès dont, au prix d'efforts éreintants, il tentait d'imiter les gestes et les éclats de voix. Longuet prenait parti pour Renaudel, mais avec une certaine réserve. Le syndicalisme officiel était représenté par le président de la C.G.T., M. Jouhaux, qui, reniant ses idées, prenait le même chemin. L’auto-satisfait, le bouffon pseudo-révolutionnaire Hervé, ex-anti-militariste acharné, retournait sa veste et suivait la même route. Divers membres séparés de l'opposition étaient disséminés çà et là, mais ne donnaient, pour ainsi dire, aucun signe de vie. Aucune perspective d'un avenir meilleur !
Parmi les émigrés russes résidant à Paris, particulièrement chez les membres de l'Intelligentsia S.R., le patriotisme s'épanouissait en fleurs doubles. Quand Paris se trouva précisément menacé, un nombre important de ces émigrés s'engagèrent dans l'armée française. Les autres assaillaient les parlementaires et la presse bourgeoise, démontrant par tous les moyens qu'ils n'étaient pas de simples émigrés, mais des alliés sincères. Par contre, les éléments prolétariens étaient désorientés et indécis. Plusieurs d'entre eux, qui avaient eu la possibilité de fonder une famille française, cédaient au courant patriotique. Mais la plupart résistaient et s'efforçaient de comprendre où se trouvait la bonne voie.
Léon Trotsky
Publié dans Tome 1 " La guerre et la Révolution " - 18 mars 1919