1922 | Les tâches du P.C.F. et ses rapports avec la paysannerie. Publié initialement dans l'Humanité du 22 mai 1922. |
Œuvres - avril 1922
Les communistes et les paysans en France.
Nos divergences avec les camarades français sur la question du Front Unique sont loin d'être épuisées. Au contraire, à en juger par certains articles de la presse du parti français, on à l'impression que la racine des divergences et des malentendus — du moins dans certains cercles du Parti — est plus profonde qu'il ne paraît à première vue. Nous avons devant nous l'article du camarade Renaud Jean publié dans l'Humanité du 6 avril. Le camarade Jean, un des membres les plus en vue du Parti, rapporteur de la question agraire au Congrès de Marseille se lance avec une énergie et une sincérité dont nous ne pouvons que nous féliciter contre le point de vue que nous avons défendu, mais qui lui semble faux. Dans le titre de l'article, il appelle la tactique du Front Unique une dangereuse maladresse. Dans le texte, il parle nettement de catastrophe comme résultat inévitable de cette tactique en France.
«Notre pays jouit depuis trois quarts de siècle du suffrage universel. La division en classe n'a pénétré que la conscience d'une insignifiante minorité... La France républicaine bourgeoise est la terre promise de la confusion.»
De ces faits parfaitement établis, le camarade Jean tire la conclusion à laquelle nous nous rallions complètement : « Le Parti communiste doit être ici plus irréductible que nulle part ailleurs. » Et c'est du point de vue cette irréductibilité que le camarade Jean dirige ses coups contre le Front Unique qui jusqu'à présent ne lui paraît rien moins qu'une combinaison de coalition entre les partis.
Nous pourrions dire, et nous le disons, qu'une semblable appréciation du plus profond problème de tactique prouve que le camarade Jean lui-même n'est pas encore affranchi des traditions purement parlementaire du socialisme français : là ou pour nous se pose la question de la conquête des grandes masses, de la rupture du blocus bourgeois-coalitionniste autour de l'avant-garde de la classe ouvrière, le camarade Jean ne voit obstinément rien d'autre qu'une combinaison «rusée» qui, dans le meilleur des cas, ne pourrait donner que quelques sièges de plus au Parlement (!!!) au prix de la confusion et du trouble dans la conscience politique du prolétariat. Or — et en cela il a parfaitement raison — la France plus que tout autre pays a besoin de clarté, de netteté et de décision dans la pensée politique et le travail du Parti. Mais si le camarade Jean considère que le communisme français doit être le plus irréductible, pourquoi donc — avant de se raidir contre le Front Unique — ne se donne-t-il pas la peine de constater que le communisme français est à présent le moins intransigeant, le plus patient, le plus enclin à toute sortes de déviations ?
A la clarté et à la précision avec lesquelles le camarade Jean formule sa critique, nous répondrons aussi avec toute la précision et la clarté nécessaires. Dans aucun autre parti communiste on ne pourrait concevoir des articles, des déclarations et des discours contre la violence révolutionnaire dans le goût d'un humanitarisme fade et sentimental, des articles tels qu'on en trouve dans la presse du parti français. Si Renaud Jean parle avec beaucoup de raison de la «gangrène» de l'idéologie démocratique bourgeoise, il oublie cependant que la conséquence la plus pénible de cette gangrène dans la classe ouvrière consiste dans l'émoussement de l'instinct révolutionnaire et de la volonté de combat, dans la dissolution des tendances actives du prolétariat dans les perspectives démocratiques informes. La cuisine humanitaire de la Ligue des Droits de l'Homme et du Citoyen qui, comme on le sait, au moment le plus grave se traîna à plat ventre devant le militarisme français, que les prêches des végétariens politiques, moralistes tolstoïens, etc., etc., si différents, qu'il paraissent extérieurement de la politique officielle de la Troisième République, ne font en fin de compte que la servir et la compléter on peut mieux. L'agitation pacifiste abstraite et couverte de phraséologie socialiste est une arme excellente du régime bourgeois. Cela peut paraître paradoxal aux pacifistes sincères, mais c'est ainsi.
Ni Poincaré, ni Barthou ne sont troublés ni émerveillés par les airs pacifistes de Georges Pioch. Mais dans la conscience d'une partie des ouvriers, ces prêches trouvent un terrain tout préparé. L'hostilité contre le régime bourgeois et la violence militaire trouve dans les formules humanitaires une expression sincère mais stérile et se consume sans se décider à l'action. C'est en cela que consiste précisément la fonction sociale du pacifisme. C'est en Amérique que cela est apparu avec un clarté particulière, en Amérique et la clique de Bryan a exercé une influence énorme par les farmers précisément avec les mots d'ordre du pacifisme. Les socialistes du genre Hillquit et autres sont imbéciles qui se croyaient très malins sont tombés complètement dans le piège du pacifisme petit-bourgeois et on facilité ainsi l'entrée de l'Amérique dans la guerre.
La tâche du parti communiste, c'est de susciter dans la classe ouvrière la volonté d'apprendre à distinguer la violence réactionnaire qui sert à retenir l'Histoire à une étape périmée et la violence révolutionnaire dont la mission est de nettoyer la voie historique des obstacles entassés par le passé. Celui qui ne veut pas distinguer ces deux aspects de la violence, ne distingue pas entre les classes, c'est-à-dire ignore l'Histoire vivante. Celui qui déclare contre tout militarisme toute violence et tous ses aspects, celui-là soutient inévitablement la violence des dirigeants, car cette violence est un fait établi, consolidé par les lois de l'Etat et par les mœurs. Pour supprimer ce fait, il faut une autre violence qui doit avant tout établir son droit dans la conscience des travailleurs eux-mêmes.
La dernière conférence du Comité Exécutif a fait ressortir une série d'autres manifestations dans la vie intérieure du parti français, qui prouvent que ce parti n'est nullement le plus intransigeant. Or, il doit vraiment l'être, le milieu politique l'exige absolument. Et sur une seule chose nous sommes d'accord avec le camarade Renaud Jean : c'est que l'application des méthodes du Front Unique exige clarté et précision complète de la conscience politique du Parti, et rigueur de ses organisations et perfection de sa discipline.
Plus loin, le camarade Jean dit que dans la liste des revendications énoncées comme plate-forme du Front Unique (lutte contre les impôts sur les salaires, défense de la journée de 8 heures, etc.). Il n'en trouve aucune qui pourrait directement intéresser «la bonne moitié des travailleurs de France, justement les paysans». Qu'est-ce que pour la journée de 8 heures, qu'est-ce que l'impôt sur les salaires ?
Cet argument du camarade Jean nous semble dangereux au plus haut point. La question des petits paysans présente pour la révolution française incontestablement une importance énorme. Notre Parti français a fait un grand progrès en rédigeant son programme agraire, en mettant à l'ordre du jour de ses travaux la conquête des masses paysannes. Mais il serait au plus haut degré dangereux et simplement mortel de dissoudre bonnement le prolétariat français dans la notion des «travailleurs» ou des «ouvriers» comme une moitié dans le tout. Nous n'avons conquis non seulement par nos organisations, mais même politiquement, que la minorité de la classe ouvrière française. La révolution ne sera possible que lorsque nous aurons politiquement la majorité. Seulement la majorité de la classe ouvrière française réunie sous le drapeau de la révolution peut entraîner et conduire la masse des petits paysans français. La question du Front Unique ouvrier en France est une question fondamentale : sans la solution de cette question le travail parmi les paysans, si couronné de succès qu'il soit, ne nous rapproche pas de la révolution.
La propagande parmi les paysans et un bon programme agraire sont des facteurs très importants de succès, mais les paysans sont réalistes et sceptiques, il ne croient pas aux paroles, surtout en France, où on les a tant trompés. Le paysan français à la campagne ou dans les casernes n'ira pas à une lutte sérieuse avec des mots d'ordre de programme. Il ne se risquera sérieusement que lorsqu'il verra que les conditions sont telles qu'elles assurent le succès ou tout au moins le rendent extrêmement vraisemblable. Il doit voir devant lui la force lui inspirant la confiance par sa masse et sa discipline. Si elle était éparpillée sur la ligne politique et syndicale, la classe ouvrière ne saurait représenter cette force aux yeux du paysan. Une condition préliminaire de la révolution triomphante en France, c'est l'attraction d'une partie aussi grande que possible des paysans vers la classe ouvrière.
Or, la condition préalable de cette attraction, c'est la réunion de l'écrasante majorité de la classe ouvrière française sous le drapeau de la révolution. Il faut conquérir les ouvriers qui marchent aujourd'hui avec Jouhaux et Longuet. Ne dites pas qu'ils sont peu nombreux. Il va sans dire que le nombre des partisans actifs de Longuet, Blum et Jouhaux, des partisans dévoués, c'est-à-dire qui seraient prêts à risquer leur tête pour leur programme, ce nombre est insignifiant; mais le nombre de gens passifs, obscurs, inertes, paresseux de corps et de pensée est encore très grand. Ils se tiennent à l'écart, mais si les événements venaient à les toucher, ils se placeraient dans la situation actuelle plutôt sous le drapeau des Jouhaux-Longuet que sous le nôtre. Car Jouhaux-Longuet reflètent et exploitent la passivité, l'obscurité et l'état rétrograde de la classe ouvrière.
Et le camarade Jean, dirigeant du travail du Parti parmi les paysans, répartit proportionnellement par moitié son attention entre le prolétariat et les paysans, cela est triste, mais explicable et moins dangereux, car le Parti, dans son ensemble, saura le corriger. Mais si le Parti lui-même se plaçait au même point de vue en traitant le prolétariat simplement comme «moitié» des travailleurs, cela déterminerait des conséquences vraiment fatales, car le caractère révolutionnaire et de classe du Parti se dissoudrait dans un amorphe Parti des travailleurs. Ce danger apparaît plus clairement lorsqu'on suit le cours de la pensée du camarade Jean. Il renonce nettement à des tâches de lutte qui n'embrassent pas tous les travailleurs ou comme il s'exprime : « qui n'incluent pas des revendications communes aux deux grandes parties du prolétariat (!) ». Ici, il faut comprendre par «prolétariat» non seulement le prolétariat, mais aussi les paysans. Abus extrêmement dangereux de terminologie aboutissant politiquement au contrôle des paysans sur les revendications du prolétariat (conservation de la journée des huit heures, maintient des salaires, etc.) !
Le paysan est un petit-bourgeois qui se rapproche plus ou moins du prolétariat et qui, dans certaines conditions, peut être plus ou moins solidement conquis par le prolétariat à la cause de la révolution. Mais assimiler la petite bourgeoisie agraire au prolétariat et réduire les revendications du prolétariat au point de vue du petit paysan, c'est renoncer à la base effective de classe du Parti et semer ainsi cette même confusion à laquelle la France parlementaire-paysanne présente un terrain extrêmement favorable.
Si, comme nous l'avons entendu, la journée de huit heures ne peut devenir en France un mot d'ordre du Front Unique parce que cette revendication n'intéresse par le paysan, alors la lutte contre le militarisme apparaît du point de vue de Jean le véritable programme révolutionnaire pour la France. Il ne saurait y avoir le moindre doute que le petit paysan français dupé par la guerre, n'a que de la haine pour le militarisme et résonne sympathiquement aux discours antimilitaristes. Il va sans dire que nous devons démasquer impitoyablement le militarisme impérialiste tant à la ville qu'à la campagne. La leçon de la guerre doit être utilisée jusqu'au bout. Il serait cependant extrêmement risqué pour le Parti de se faire des illusions quand à la mesure dans laquelle l'antimilitarisme paysans peut prendre une importance révolutionnaire intrinsèque. Le paysans ne veut pas donner son fils à la caserne, le paysans ne veut pas payer d'impôts pour le maintien de l'armée; il applaudit sincèrement l'orateur qui parle contre le militarisme (et même contre «tous les militarismes»). Cependant, l'opposition paysanne contre l'armée a un revers qui n'est pas révolutionnaire, mais seulement pacifiste et de boycottage. Fichez-moi la paix ! Voilà son programme. Cet état d'esprit peut créer une atmosphère favorable à la révolution, mais il ne peut pas déterminer la révolution ni même assurer son succès.
Le pacifisme sentimental dans le genre de Pioch reflète l'attitude du paysan, mais non celle des prolétaires à l'égard de l'Etat et du militarisme. Le prolétariat organisé et conscient se trouvant devant un Etat armé jusqu'au dents se demande comment lui, prolétariat, il doit s'organiser et s'armer pour renverser et ruiner la violence bourgeoise au moyen de sa propre dictature. Le paysan isolé ne va pas si loin; il est simplement contre le militarisme, il le hait, il est disposé à lui tourner le dos : fichez-moi la paix, laissez-moi tranquille avec tous vos militarismes ! Telle est la psychologie du paysan mécontent dans l'opposition, de l'intellectuel ou du petit-bourgeois de la ville. Il serait insensé de ne pas exploiter cet état d'esprit de nos alliés éventuels petits-bourgeois et demi-prolétaires, mais il serait criminel de transférer cet état d'esprit dans le prolétariat et dans notre propre Parti.
Les social-patriotes se sont rendus difficile l'accès auprès du paysan par leur patriotisme. Nous devons profiter de toutes façons de cet avantage, mais cela ne nous donne en aucun cas le droit de faire passer au second plan le prolétariat même si nous risquons de susciter temporairement un malentendu avec nos amis paysans. Le petit paysan doit suivre le prolétariat tel qu'il est. Le prolétariat ne saurait se faire paysan. Si le Parti Communiste, en contournant les revendications vitales de classe du prolétariat, suivait la ligne de la moindre résistance en faisant passer au premier plan l'antimilitarisme pacifiste, il risquerait de tromper le paysan et les ouvriers et de se tromper lui-même.
En France comme partout, nous avons besoin avant tout de l'unité du front dans le prolétariat même. Le paysan français ne deviendra pas prolétaire parce que le camarade Jean se permet d'abuser de la terminologie sociale. Mais le besoin même d'un tel abus est un symptôme dangereux. Une telle politique ne peut que semer la plus grande confusion. Or le communisme français, plus que tout autre, a besoin de clarté, de précision et d'intransigeance. En cela, en tout cas, nous sommes d'accord avec notre contradicteur français.