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Source Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 1, janvier 1928 à juillet 1928. Institut Léon Trotsky, Paris 1988, p. 25-50. |
La crise du parti reflète la crise de la révolution elle-même. Celle-ci a été provoquée par la modification des rapports de classe. Le fait que l’Opposition soit en minorité à l’intérieur du parti et ait à subir des attaques constantes reflète la pression de la bourgeoisie russe et de la bourgeoisie mondiale sur l’appareil du gouvernement, de l’appareil d’État sur celui du parti et de l’appareil du parti sur l’aile gauche, prolétarienne, du parti. L’Opposition est aujourd’hui le point sur lequel se concentrent les plus puissantes pressions contre la révolution à l’échelle du monde.
Le Danger de Thermidor
Dictature prolétarienne ou Thermidor ?
Boukharine pose la question de cette façon : si c’est une dictature prolétarienne, nous devons soutenir inconditionnellement tout ce qui est fait sous son nom. Si c’est Thermidor, alors nous devons mener contre tout cela une lutte sans merci. En fait, les éléments de Thermidor – en liaison avec l’ensemble de la situation internationale – se sont développés dans le pays au cours des dernières années bien plus vite que les éléments de la dictature. La défense de la dictature signifie la lutte contre les éléments de Thermidor, pas seulement dans le pays tout entier, mais dans l’appareil d’État et les couches influentes du parti lui-même.
Mais, même dans un processus de retour en arrière, il doit venir un point critique où la quantité se change en qualité, c’est-à-dire le moment où le pouvoir d’État change de nature de classe et devient un pouvoir bourgeois ? Ce point n’est-il pas déjà atteint ? Un ouvrier, individuellement et tirant les leçons de sa vie quotidienne, peut en arriver à la conclusion que le pouvoir n’est plus aux mains de la classe ouvrière : à l’usine, l’autorité suprême est le « triangle », la critique a été interdite et, dans le parti, l’appareil est tout-puissant ; dans le dos des organisations soviétiques, ce sont des bureaucrates qui donnent les ordres, etc. Mais il suffit d’examiner cette question du point de vue des classes bourgeoises à la ville et à la campagne pour voir tout à fait clairement que le pouvoir n’est pas entre leurs mains. Ce qui est en train de se passer, c’est la concentration du pouvoir entre les mains de ces organes bureaucratiques qui reposent sur la classe ouvrière, mais qui tendent toujours plus vers les couches supérieures de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes et se mélangent partiellement avec elle.
La lutte contre le danger de Thermidor est une lutte de classe. La lutte pour arracher le pouvoir des mains d’une autre classe est une lutte révolutionnaire. La lutte pour des changements – parfois décisifs, mais toujours sous le règne de la même classe – est une lutte réformiste. Le pouvoir n’a pas encore été arraché des mains du prolétariat. Il est encore possible de redresser notre ligne politique actuelle, d’écarter les éléments de dualité de pouvoir et de renforcer la dictature par des mesures de type réformiste.
La prééminence, dans le parti et par conséquent dans le pays également, est aux mains de la fraction de Staline qui possède tous les traits du centrisme – et, qui plus est, d’un centrisme dans une période de recul, pas de montée. Cela signifie de petits zigzags à gauche et de grands zigzags à droite. Il n’est pas douteux que le dernier geste à gauche (le manifeste pour l’anniversaire) va obliger à apaiser la droite et ceux qui sont les vraies sources de son soutien dans le pays – en fait, pas en paroles.
Les zigzags à gauche ne s’expriment pas seulement par des manifestes bâclés d’anniversaire. L’insurrection de Canton est indiscutablement un zigzag aventuriste de l'I.C. à gauche, après qu’aient été pleinement révélées les conséquences désastreuses de la politique menchevique suivie en Chine. L’épisode de Canton constitue une répétition, en pire et en plus pernicieux du putsch d’Esthonie en 1924, après qu’on eût laissé passer la situation révolutionnaire de 1923 en Allemagne. Le menchevisme plus l’aventurisme bureaucratique ont porté à la révolution chinoise un double coup : il n’est pas douteux que le prix de l’insurrection de Canton sera un nouveau zigzag, beaucoup plus ample, à droite, dans le domaine de la politique internationale et particulièrement en Chine.
La tâche objective d’un régime thermidorien serait de transférer les leviers de commande politiques principaux aux mains de la gauche des nouvelles classes possédantes. La condition la plus importante – mais pas la seule – de la victoire de Thermidor serait un écrasement de l’Opposition tel qu’il n’y aurait plus à en avoir « peur ». Dans les appareils du parti et de l’État, les brasseurs d’affaires qui ont réussi, en utilisant tous les fils, à s’unir par toutes sortes de liens avec la société bourgeoise nouvelle, prendraient le pas sur les politiques purs, les centristes, les gens de l’appareil stalinien qui effraient les ouvriers avec l’opposition, préservant ainsi temporairement leur « indépendance ». Quant à ce que deviendraient alors les centristes de l’espèce stalinienne, c’est une question secondaire. Peut-être quelques-uns d’entre eux se détacheraient-ils pour se porter à gauche. Le reste, bien plus nombreux, se retirerait purement et simplement du jeu. Une troisième catégorie renoncerait à l’indépendance imaginaire actuelle du centrisme et ses hommes entreraient dans la nouvelle combinaison, purement thermidorienne. Voilà ce que serait la première étape de la marche au pouvoir de la bourgeoisie.
Qu’est-ce qui provoque le reflux ? La pression des forces de classe anti-prolétariennes sur l’État soviétique pouvait rencontrer une résistance organisée seulement de la part des vieux cadres du parti et de la partie ouvrière de l’appareil de l’État et du parti. Cependant, la partie ouvrière de l’appareil d’État qui, autrefois, se séparait nettement des cadres des anciens intellectuels bourgeois et n’avait pas confiance en eux, s’est, au cours des dernières années, détachée toujours plus de la classe ouvrière, se rapprochant, par ses conditions de vie et d’existence, des couches intellectuelles de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, et elle est devenue plus complaisante à l’égard de l’influence des ennemis de classe. D’autre part, le gros du prolétariat, qui avait donné son avant-garde à l’appareil bureaucratique de l’État, après la formidable tension des premières années de la révolution, a manifesté une grande passivité politique. Au cours de la période de reconstruction, quand sa situation matérielle s’est améliorée rapidement, les défaites de la révolution au plan international ont pesé lourd dans ce sens. Il faut ajouter l’influence du régime du parti. Le prolétariat charrie encore largement avec lui l’héritage du passé capitaliste. Les premières années de la révolution ont porté au premier plan les éléments les plus actifs de la classe, les plus révolutionnaires, les plus bolcheviques. A l’heure actuelle, ceux qui sont devant, ce sont l’élite des domestiques, de ceux qui savent courber l’échine. Les éléments « remuants » sont mis à l’écart et pourchassés et c’est une source d’affaiblissement du parti et de la classe. Cela les désarme devant l’ennemi. Ainsi la pression grandissante des forces bourgeoises sur l’État ouvrier s’est-elle jusqu’à présent exercée sans se heurter à une résistance active de la masse essentielle du prolétariat. Une telle situation ne peut se prolonger indéfiniment. Il y a tout lieu de penser que l’intérêt manifesté par les masses des ouvriers sans-parti pour la discussion d’avant le 15e congrès en liaison avec la campagne des contrats collectifs, montre que de larges masses ouvrières commencent à s’éveiller et à s’intéresser aux problèmes politiques fondamentaux d’aujourd’hui en même temps que commence à s’emparer d’eux l’inquiétude pour le sort de la dictature prolétarienne.
Au fur et à mesure que grandira l’activité du prolétariat, la demande adressée à l’opposition dans les milieux ouvriers grandira également. Au cours des années où elle a lutté contre le reflux à l’intérieur du parti (1923-1927), l’Opposition n’a pu que freiner ce processus. On ne peut sérieusement arrêter semblable processus autrement que par le développement de la lutte de classe du prolétariat, dirigée contre la nouvelle bourgeoisie, contre les influences non prolétariennes qui s’exercent sur l’État ouvrier, et contre l’impérialisme mondial. Le prolétariat est habitué à prendre conscience des dangers et à réagir contre eux par l’intermédiaire de son parti. Le monopole dont le parti jouit depuis 1917 a encore renforcé son rôle. La gravité de la situation consiste en ce que le régime du parti freine et paralyse l’activité du prolétariat en même temps que la théorie officielle du parti le tranquillise et l’endort. C’est pour cette raison et dans de telles conditions que l’Opposition porte une grande responsabilité.
Oustrialovisme et menchevisme
Boukharine opère un rapprochement entre le point de vue de l’Opposition et celui d’Oustrialov. En quoi est-ce le clou du caractère charlatanesque de cette théorie ? Oustrialov parle ouvertement du caractère inéluctable de Thermidor, étape du salut dans le développement national de la révolution d’Octobre. L’Opposition, elle, parle du danger de Thermidor et montre la voie de la lutte contre ce danger. Comme il glisse vers la droite, le centrisme est obligé de se fermer les yeux devant le danger et de nier même sa possibilité. Il n’est pas possible de rendre à Thermidor un service plus grand que de nier la réalité du danger thermidorien. La tentative de rapprocher le point de vue de l’Opposition sur Thermidor de celui des mencheviks n’est pas moins charlatanesque. Les mencheviks estiment que le danger bonapartiste a sa source essentielle dans le régime de la dictature prolétarienne, que l’erreur principale est de compter sur la révolution mondiale, qu’une politique juste exige un repli dans les limites économiques et politiques de la bourgeoisie et que, pour se sauver de Thermidor et du bonapartisme, il faut revenir à la démocratie, c’est-à-dire au régime parlementaire bourgeois. L’Opposition, pour sa part, ne nie nullement le danger de Thermidor, mais, bien au contraire, s’efforce de concentrer sur lui l’attention de l’avant-garde prolétarienne, car elle pense que la source politique principale de ce danger réside dans le comportement insuffisamment ferme de la dictature prolétarienne, l’insuffisance des liens avec la révolution mondiale, un esprit de conciliation excessif à l’égard de la bourgeoisie, de l’intérieur comme de l’extérieur. La démocratie parlementaire n’est pour nous qu’une des formes de la domination du capital.
Le menchevisme est thermidorien d’un bout à l’autre. Oustrialov, dans son thermidorianisme, est réaliste. Le menchevisme est utopique d’un bout à l’autre. Est-il vraisemblable en effet qu’en cas de défaite de la dictature, celle-ci se transforme en démocratie bourgeoise ? Non. C’est la moins vraisemblable de toutes les variantes. Jamais encore dans l’Histoire la dictature révolutionnaire n’a été remplacée par la démocratie. Thermidor, par son essence même, est un régime de transition de kerenskysme à rebours. Le kerenskysme de 1917 a couvert la dualité du pouvoir, s’est débattu dans son cadre et, contre son gré, a servi au prolétariat pour arracher le pouvoir des mains de la bourgeoisie. L’avènement du régime thermidorien signifierait décréter à nouveau la dualité du pouvoir – avec prépondérance de la bourgeoisie – et, de nouveau, ce régime, contre son gré, aiderait la bourgeoisie à arracher le pouvoir des mains du prolétariat. Le régime thermidorien, par nature, ne pourrait durer indéfiniment. Son rôle objectif consisterait à couvrir l’accession au pouvoir de la bourgeoisie à travers les organismes soviétiques familiers aux travailleurs. Mais la résistance du prolétariat, ses tentatives de se maintenir ou de regagner les positions perdues, deviendraient inévitables. Pour venir à bout île telles tentatives et se renforcer véritablement, la bourgeoisie éprouverait d’urgence le besoin, non d’un régime thermidorien, mais d’un régime bien plus fort, beaucoup plus résolu, le plus vraisemblablement du bonapartisme, ou, plus actuel, du fascisme.
Les mencheviks, en tant qu’aile gauche de la société bourgeoise, combattraient sous le bonapartisme pour la légalité. Ce faisant, ils serviraient de soupape de sûreté pour le régime bourgeois. Les bolcheviks-léninistes, cependant, combattraient pour la conquête du pouvoir sous la forme de la dictature du prolétariat.
La question du « délai »
La question générale du danger thermidorien soulève des questions plus concrètes. Quelle est la proximité de ce danger ? Thermidor n’a-t-il pas déjà commencé ? Quels sont les indices réels sur son accomplissement ou non ?
La question du rythme auquel se produisent les divers changements est très importante pour notre tactique. Le rythme des nouveaux alignements politiques à l’intérieur des classes et entre elles est beaucoup plus difficile à déterminer que le rythme des processus économiques dans le pays. En tout cas, ceux qui s’attendent à ce que le processus de recul se poursuive au rythme actuel pendant des années font une grosse erreur. C’est, de toutes les perspectives, la plus improbable. Dans le processus de déclin, il pourra y avoir, et il y aura, des mouvements très brusques sous la pression des forces bourgeoisies de l’intérieur et de l’extérieur. Le temps qu’ils prendront, on ne peut le prédire. Ce pourrait être plus bref que nous le pensons. Ceux qui ne veulent pas s’en rendre compte, qui repoussent cette idée, seront inévitablement pris à l’improviste. Il n’est pas besoin de rappeler que la capitulation de Zinoviev et Kamenev les a confrontés, dès le tout début, à la nécessité d’enjoliver la situation, de minimiser le danger et d’endormir la gauche du parti. Quelques camarades ont lié la question du rythme de Thermidor avec la question de la composition du C.C. en tant qu’incarnation de l’autorité du pouvoir et de la révolution. Aussi longtemps que les Oppositionnels ont été tolérés au C.C., ils ont joué le rôle de frein sur ceux qui reculaient et la politique du C.C., selon les termes de Tomsky, n’était « ni chair ni poisson », c’est-à-dire que le recul vers Thermidor rencontrait de la résistance à l’intérieur. L’élimination du C.C. des Oppositionnels – c’est ce que pensaient les camarades que j’ai mentionnés – signifierait que ceux qui opèrent cette retraite ne pouvaient plus collaborer avec les représentants de la ligne prolétarienne internationale. Cela signifierait donc le début officiel de Thermidor. Cette manière de poser la question est pour le moins incomplète et, pour cette raison, ne peut conduire qu’à des conclusions fausses.
La force de l’Opposition consiste en ce que, armée de la méthode marxiste, elle peut prévoir le cours du développement et mettre en garde. La « force » de la fraction stalinienne consiste dans son abandon de l’orientation marxiste : la fraction stalinienne joue aujourd’hui un rôle que ne peuvent jouer que des gens qui portent des œillères, se dispensent de regarder à gauche et à droite et ne regardent pas devant eux les conséquences à venir. La fraction stalinienne considère les prédictions marxistes de l’Opposition comme des injures personnelles, des calomnies, etc., révélant en cela les caractères typiques de son étroitesse d’esprit petite-bourgeoise. Et c’est pourquoi elle attaque l’Opposition avec une fureur redoublée.
Cela signifie-t-il toutefois que l’exclusion et même l’amputation de l’Opposition tout entière constitue le passage à Thermidor, devenu un fait accompli ? Non, il s’agit seulement de la préparation à Thermidor dans le cadre du parti. La fraction stalinienne, en abattant la barrière prolétarienne de gauche, est en train, contre son propre gré, de paver la voie à la marche au pouvoir de la bourgeoisie. Mais ce phénomène n’est pas encore accompli, ni en politique, ni dans l’économie, ni dans la culture, ni dans la vie quotidienne. Pour assurer dans la réalité la victoire de Thermidor, il est nécessaire en premier lieu de supprimer (ou de limiter) le monopole du commerce extérieur, de réviser les instructions électorales, etc.
Les forces de pression thermidoriennes de même que les forces de résistance prolétariennes, pourront seulement se révéler dans le procès de la lutte réelle des classes. C’est pourquoi on ne peut pas considérer la mise de l’Opposition hors du parti comme l’accomplissement déjà effectué de Thermidor. A vrai dire, une telle appréciation pourrait être juste si la marche ultérieure des événements montrait que, de l’intérieur du parti, il ne peut plus venir de nouveaux éléments à l’Opposition et que, dans la classe ouvrière, il ne saurait surgir de nouvelles forces pour résister à l’assaut de la bourgeoisie, et que par suite, l'intervention d’une Opposition peu nombreuse ne serait que le dernier bouillonnement de la vague d’Octobre. On ne peut formuler une telle appréciation parce qu’il n’y a pas de causes pour penser que le prolétariat, en dépit des phénomènes de passivité et de luttes avortées, phénomènes qui se sont manifestés dans son sein au cours de la période écoulée, n’est pas capable de île fendre les conquêtes d’Octobre contre la bourgeoisie intérieure et extérieure, ce qui signifierait capituler avant la lutte et sans lutte. Il est absolument hors de doute que la poussée ultérieure à droite grossira le flux vers l’Opposition des éléments ouvriers du parti, et augmentera l’influence de ses idées sur la classe ouvrière. La question du délai dans lequel peut se produire Thermidor, et les chances de son succès ou de son insuccès, cela, en général, n’est pas et ne peut pas être une question de pure analyse théorique ou de pronostic. Il s’agit de la lutte de forces vives. Le résultat doit être déterminé dans l’action elle-même. La lutte intérieure du parti, malgré toute son acuité, n’est qu’un prélude à l’époque des combats de classe. Toutes les tâches sont encore entièrement devant nous.
Il est clair, qu’en cas de marche plus rapide et plus favorable du mouvement révolutionnaire en Occident et en Orient, l’Opposition accomplira beaucoup plus facilement sa tâche historique. Mais au cas où la Révolution mondiale serait différée, la lutte ne serait nullement sans espoir. L’Opposition ne se chargera certes pas de construire le socialisme dans un seul pays. Si l’on part du fait que l’impérialisme demeurera victorieux en Occident et en Orient pendant plusieurs années, ce serait un pur enfantillage de penser que le prolétariat en U.R.S.S. pourrait garder le pouvoir et construire le socialisme contre l’impérialisme mondial victorieux. Mais une telle sorte de perspective mondiale n’est en rien fondée. Les contradictions de l’économie mondiale ne s’adoucissent pas, mais s’aiguisent. Ce ne seront pas les grandes commotions qui manqueront. Cela, l’Opposition l’a précisément enseigné, par exemple, lors des événements de Chine, du Comité anglo-russe etc. Les succès dans cette voie sont seulement possibles à condition que soient assurées la défense et la pratique du bolchevisme véritable, fût-ce, pour un temps, à titre de petite minorité.
Mais, si même tout le développement de la lutte dans la prochaine période se montrait entièrement défavorable à la dictature du prolétariat en U.R.S.S., et aboutissait à sa chute, alors, même dans ce cas, le travail de l’Opposition garderait toute son importance. L’achèvement de Thermidor signifierait inéluctablement la scission du parti. L’Opposition serait l’expression des cadres révolutionnaires, et dans ce cas formerait, non « un deuxième parti », mais le prolongement historique du parti bolchevique. Le « deuxième » parti serait formé par l’union des éléments bureaucratiques et propriétaires, possédant déjà leur point d’appui sur le flanc droit. Le deuxième parti ne serait, à vrai dire, qu’une étape pour la bourgeoisie impérialiste intérieure et étrangère. La tâche du parti bolchevique, après la révolution bourgeoise, consisterait à préparer la deuxième révolution prolétarienne. Aujourd’hui, toutefois, il s’agit de prévenir un tel développement, en ayant recours au noyau prolétarien du parti et à la classe ouvrière dans son ensemble.
Perspectives
Le parti une fois formellement amputé de l’Opposition, les classes non prolétariennes se sentiront beaucoup plus d’assurance. Leur pression se renforcera encore. Les formes et méthodes de cette pression se feront toujours plus variées et plus enveloppantes : depuis la pression du chef d’équipe sur les ouvriers à l’usine jusqu’à la pression de la bourgeoisie européenne et américaine dans la question du monopole du commerce extérieur.
Si même nous prenons comme point de départ cette supposition que la pression de la bourgeoisie intérieure et internationale doit se terminer victorieusement, (mais ceci n’est nullement résolu par avance) alors, même en ce cas, il est impossible de s’imaginer que tout va se passer sans heurts, par le moyen d’un glissement accéléré, sans obstacles, sans tentatives de contre-pression prolétarienne de la part de la gauche. Précisément, l’offensive croissante des classes non prolétariennes doit pousser des couches de plus en plus larges sur la voie de la lutte active. Pour « diriger » la défense du noyau ouvrier du parti, aussi bien que de la classe ouvrière dans son ensemble, elles ont besoin de l’Opposition, même en cas de développement très défavorable des événements. Il est inutile d’expliquer que le noyau prolétarien du parti et la classe ouvrière ne se tourneront vers l’Opposition que si celle-ci sait, dans toutes les questions de la vie et de la lutte des masses, montrer que ses points de vue correspondent aux intérêts même du prolétariat. Cela suppose de l'activité de la part de l’Opposition, son intervention permanente dans tous les procès économiques, politiques et culturels de la vie ouvrière.
La fraction Staline se trouve non seulement sous la menace de la pression croissante venant de droite, mais aussi de l'inéluctable résistance de la gauche. Les stalinistes fulminent contre l’Opposition, espérant se rendre eux-mêmes maîtres de l’inéluctable résistance de la gauche contre les forces qui surgissent de droite.
Les éléments de l’aile droite du parti, de même que les éléments oustrialovistes de l’appareil d’État, comprennent la nécessité de certaines manœuvres vers la gauche, mais ils craignent que ces manœuvres puissent aller trop loin. Les déments du flanc droit, qui, appartenant ou non au parti, participent à la solution de toutes les questions du parti, sont caractérisés par leur liaison organique avec les nouveaux propriétaires. Ils ne peuvent accepter que des manœuvres qui, si elles comportent certains « sacrifices » en faveur du prolétariat, ne compromettent pas la situation matérielle des classes exploiteuses et ne rétrécissent pas leur rôle politique. C’est précisément de ce point de vue que se pose pour eux la question de la journée de sept heures, la question des salaires, l’aide aux pauvres de la campagne, etc. Les manœuvres de gauche ne sauveront pas la politique de Staline. La queue va frapper la tête. La croissance de l’aile droite s’exprime dans l’immédiat par la prépondérance croissante de l’appareil de l’État sur l’appareil du parti. Il est possible de suivre clairement la croissance de ce procès au cours des deux années qui se sont écoulées entre le 14e et le 15e Congrès. Le 14e Congrès du parti fut l’apogée de l’appareil du parti et en même temps de Staline. Le 15e Congrès a révélé un sérieux déplacement des forces vers la droite. Les fières déclarations des fonctionnaires de l’appareil centriste, selon lesquelles ils vont détruire en passant l’aile droite aussi, ne se sont pas réalisées. Le bureau politique est demeuré aussi oscillant qu’il l’était avant le 15e Congrès. La composition du nouveau comité central et de la nouvelle commission centrale de contrôle a introduit de nouvelles figures qui y sont entrées exclusivement en qualité de fonctionnaires. Le 15e Congrès a révélé l’affaiblissement de l’appareil du parti dans le système général du régime soviétique. La lutte Staline-Rykov reflète dans une large mesure la lutte des deux appareils où se réfracte à son tour la lutte de classe. La pression des classes non prolétariennes, largement et directement, se manifeste à travers l’appareil d’État. Cela ne signifie pas, toutefois, qu’elle se meut dans des cadres de classe bien clairs. Dans l’avenir, quand la politique de « sur place », la politique qui consiste à éluder les questions, à attendre, deviendra impossible, Staline pourra, avec succès, enfourcher le cheval de droite et liquider Rykov. Tout simplement se mettre à sa place. Mais même cette question ne peut être résolue sans de nouveaux déplacements de forces et sans de profondes secousses dans le parti. Les difficultés économiques s’approchent et menacent avec une force inexorable. L’Opposition a eu raison, aussi bien dans la compréhension de la situation économique du pays que dans ses prévisions concernant la marche future des événements. Les échecs graves dans la réquisition de blé pendant le premier trimestre sont l’indication d’une atteinte sérieuse à l’équilibre de toute l’économie de l’U.R.S.S. Une entorse sérieuse a déjà été faite au plan d’exportation et par suite au plan d’importation. Le manque de produits alimentaires a déjà contraint des centres ouvriers parmi les plus importants, comme Léningrad, à passer au système de la carte de rationnement. La cause spécifique des difficultés économiques pour l’année 1927-1928 réside dans l’inflation monétaire. Celle-ci a aggravé les difficultés de notre économie qui sont la conséquence du retard de l’industrie, de la disproportion etc.
L’inflation monétaire a été tout d’abord l’expression de ce fait que les dépenses réelles de l’économie d’État sont devenues beaucoup plus fortes que ses revenus réels; et deuxièmement qu’une telle situation dans notre pays mène inéluctablement à porter atteinte à la liaison entre la ville et la campagne. Il n’est possible d’obtenir les moyens réels d’industrialiser plus vite le pays qu’en ayant recours à une sérieuse révision de la répartition des revenus nationaux, révision effectuée au bénéfice des éléments socialistes de notre économie. Faute de cela, même le plan actuellement en cours d’exécution pour les dépenses de capital a déterminé une situation très tendue des possibilités d’émission de papier-monnaie.
La lutte actuellement menée contre les difficultés économiques (renforcement du ravitaillement des campagnes en marchandises industrielles en privant le marché des villes) peut conduire à des succès partiels dans des compartiments séparés, au prix de nouvelles difficultés dans d’autres endroits. Toute la situation économique révèle la faillite de la politique actuelle qui consiste à trouver des solutions au coup par coup en fonction d’une ligne générale fausse.
Le plan de l’Opposition a été repoussé ; le groupe Staline n’a aucun plan, tandis que les éléments de droite ont peur de parler à haute voix de leurs véritables intentions : telle est la situation de la direction économique en ce moment. Ce qui est le plus vraisemblable, c’est que la situation économique ultérieure devenant plus aiguë, la ligne de la droite triomphera, et cela, la plate-forme de l’Opposition l’a prévu d’une manière absolument juste. A la base de la crise aiguë qui se manifeste actuellement dans la situation économique, il y a, comme racine, la disproportion entre l’économie industrielle et l’économie paysanne. Il n’est possible de faire disparaître cette disproportion que de deux manières : soit par les méthodes de régulation du plan et par une politique appropriée des impôts, des prix, des crédits, etc., soit par les moyens élémentaires du marché, non seulement du marché intérieur qui, pour cela, est certainement insuffisant, mais aussi par les moyens du marché extérieur. La première voie, c’est la voie de la plus juste répartition des revenus nationaux. La seconde, c’est celle qui consiste à supprimer aussi le monopole du commerce extérieur.
La clé de la situation, c’est la question du monopole du commerce extérieur. Il est hors de doute que la suppression du monopole du commerce extérieur, ou sa limitation, qui toucherait à son essence même, mènerait dans les premiers temps à une augmentation importante des forces productives. Les marchandises deviendraient meilleur marché. Les salaires s’élèveraient. Le pouvoir d’achat du rouble paysan grandirait. Mais l’ensemble signifierait la marche accélérée de l’économie nationale vers la liaison avec le capital mondial Dans ces conditions, la dictature du prolétariat ne pourrait être maintenue que pendant un court délai, ne pouvant pas s’évaluer en années. La restauration de la servitude capitaliste signifierait le partage, direct ou indirect, de la Russie en sphères d’influences ; elle serait entraînée dans la politique des secousses guerrières de l’impérialisme mondial, avec la perspective de la ruine et du dépérissement, comme en Chine. Dans la première période, la suppression du monopole du commerce extérieur donnerait indubitablement une impulsion aux forces productrices et une élévation temporaire du bien-être des masses travailleuses. C’est précisément dans ce sens qu’exerce sa pression le koulak, qui ne lâche pas son blé, de même que le capitaliste américain ne lâche aucun crédit.
Il n’est pas nécessaire de penser que la droite lancera le mot d’ordre de la suppression du monopole du commerce extérieur. Il y a beaucoup de moyens détournés et partiels comme l’a montré l’Histoire, lors des instructions pour les élections aux soviets. Dans les premiers temps, la pression s’exercera par ces voies détournées. La revendication de la suppression du monopole du commerce extérieur peut être assez rapidement présentée sous sa forme la plus large. On dira aux ouvriers : « Certes, Lénine était pour le monopole, mais tout dépend des conditions de temps et de lieu. Notre doctrine n’est pas un dogme. La situation a changé. Le développement des forces productives exige aussi quelque chose d’autre. » La politique actuelle, qui mène à une impasse, se prolongeant, il est absolument hors de doute que le mot d’ordre de la suppression par degrés du monopole du commerce extérieur peut entraîner derrière lui une partie de la classe ouvrière.
La pression de la droite s’exercera simultanément dans plusieurs directions. La prévision du système des élections vient de nouveau à l’ordre du jour. La politique fiscale, les droits de l’administration sur les usines et fabriques, la politique des crédits, et particulièrement dans les campagnes, etc., etc., toutes ces questions se poseront de nouveau sous la pression de la droite. Staline et son appareil se heurteront demain à cette pression et révéleront leur impuissance devant elle. On peut écarter les rykovistes et préparer la destitution de Rykov lui-même. Ces plaisanteries bureaucratiques ne résolvent pas la question. La pression de droite ne se réfracte pas seulement à travers le groupe Rykov. Cette pression est elle-même beaucoup plus profonde que la fraction Rykov. Elle provient des nouveaux possédants et des bureaucrates qui lui sont liés. Il faut, ou bien s’appuyer sur ces nouveaux possédants contre les ouvriers, ou bien s’appuyer sur les ouvriers contre leurs prétentions.
Tout cela réuni signifie que la formation des fractions se fera scion un rythme puissant sur l’aile droite, aussi bien à l’intérieur du parti qu’en dehors. Le cercle de l’appareil ne viendra pas à bout de la pression de classe. La logique de la situation est telle que le 15e Congrès, conformément à toutes les données, constitue le début de la poussée fractionnelle de droite du parti. Dans ces conditions, le rôle de l’aile gauche sera décisif pour le sort du parti et de la dictature du prolétariat. La critique de l’opportunisme, une juste orientation de classe, de justes mots d’ordre, l’éducation des meilleurs éléments révolutionnaires du parti, ce travail est particulièrement nécessaire et obligatoire en tout temps et à chaque occasion. La tâche de l’Opposition consiste à assurer la continuité du parti bolchevique authentique. Pendant une certaine période, cela signifiera aller contre le courant.
L’Opposition et l’Internationale
La résolution du 15e congrès, d’après le compte rendu du comité central dit :
« Dans le moment présent, en Europe, le reflux, d’une faible durée, de la vague révolutionnaire (après la défaite de la Révolution allemande de 1923) se change de nouveau en une vague montante par l’élévation de l’activité combative du prolétariat, etc. »
Nous avons de cette façon le premier aveu officiel fait ouvertement de ce qu’après la défaite de la révolution allemande en l’année 1923, le mouvement ouvrier a reflué en Europe – au moins sur le continent d’Europe – pendant environ quatre années. Que l’on allait avoir à faire face à ce reflux, cela pouvait et devait être prévu déjà en novembre-décembre 1923. C’est précisément dans cette période que l’Opposition a prédit que viendrait inéluctablement une certaine « pacification » dans les rapports capitalistes, qu’on assisterait inéluctablement à une invasion croissante de la part de l’Amérique dans le domaine de l’économie et de la politique européenne, et que, parallèlement à celà, se produirait inéluctablement un renforcement temporaire de la social-démocratie au détriment du communisme. Alors, ce pronostic marxiste fut qualifié de liquidateur. Le 5e Congrès de l’Internationale, réuni en 1924, fut conduit, dans l’ensemble, de ce point de vue que la vague révolutionnaire continuerait probablement à monter et que de là découlait la tâche d’ « organiser » immédiatement la révolution. L’insurrection d’Estonie fut l’un des fruits les plus apparents de cette manière d’envisager les choses. Ce que l’on a appelé la « bolchevisation » des partis de l’Internationale, proclamé par le 5e Congrès, en liaison avec la tendance à écarter des éléments réellement indignes et corrompus, comportait aussi la lutte contre une juste appréciation marxiste des phases de l’époque impérialiste et de ses flux et reflux, appréciation sans laquelle, d’une manière générale, la stratégie révolutionnaire du bolchevisme est impossible. La position fausse prise par le 5e Congrès a inévitablement alimenté les erreurs et les tendances ultra-gauchistes.
Quand le reflux, au moment où il se produisit, eût révélé toute sa profondeur, la nouvelle direction de l’Internationale, devenue sage après coup, frappa les éléments de gauche des partis communistes. Le système de la permanence des dirigeants mis en pratique ces dernières années, n’a cessé de se renforcer dans l’Internationale.
La tâche la plus importante du 6e Congrès est d’apprécier d’une manière juste les erreurs fondamentales de la position prise par le 5e Congrès et de condamner d’une manière décisive cette direction dont l’incurie et le suivisme en présence de chaque tournant brusque des événements met sens dessus dessous les comités centraux des sections nationales des partis et ainsi ne permet pas de former des cadres dirigeants capables de s’orienter dans le changement des périodes de flux et de reflux du mouvement ouvrier.
Dans la classe ouvrière d’Europe, on observe indubitablement un déplacement vers la gauche. Il s’exprime par le renforcement de la lutte gréviste et l’augmentation des voix communistes, mais ce n’est que la première étape de ce développement. Le nombre des voix social-démocrates augmente parallèlement à celui des voix communistes, distançant même en partie ces derniers. Si ce processus se développe et s’approfondit, une seconde phase se produira alors, avec le début du déplacement de la social-démocratie vers le communisme.
Simultanément il faudra renforcer l’organisation des partis communistes, renforcement qu’il n’est pas encore possible de constater aujourd’hui. Un des plus grands obstacles à la croissance et au renforcement des partis communistes, c’est l’orientation politique de l’Internationale et son régime interne.
La poursuite de l’attaque contre la gauche va entraîner un nouvel écart des ciseaux entre le cours droitier du parti et le déplacement à gauche de la classe ouvrière. Une situation révolutionnaire peut, dans une des plus prochaines étapes, se déclarer ouvertement dans les pays d’Europe avec la même force et la même acuité qu’à Vienne. Toute la question réside dans la force des partis de l’Internationale communiste, dans leur ligne politique, dans leur direction. Les événements récents de Canton, complément aventurier de la politique menchevique, montrent que ce serait le plus grand crime de se créer à soi-même quelque illusion que ce soit sur la ligne politique actuelle de la direction dans les questions internationales. Seule l’Opposition, par un travail systématique, opiniâtre, persévérant et ininterrompu, est capable d’aider les partis communistes d’Occident et d’Orient à aller sur la voie bolchevique et à se montrer à la hauteur des situations révolutionnaires qui ne manqueront pas dans les années qui viennent. L’Opposition en U.R.S.S. ne peut remplir sa tâche que comme facteur révolutionnaire. La rupture de Kamenev et de Zinoviev avec la gauche de l’Internationale n’en est que plus inadmissible.
La question des deux partis
La lutte officielle contre l’Opposition se mène sous deux mots d’ordres essentiels : contre deux partis et contre le « trotskysme ». La prétendue lutte de Staline contre deux partis masque la formation d’une dualité de pouvoir dans le pays et la formation d’un parti bourgeois sur le flanc droit du parti russe et sous le couvert de son drapeau.
Dans toute une série d’institutions et dans les bureaux des secrétariats, ont lieu des conférences secrètes des membres de l’appareil du parti avec les spécialistes et les professeurs partisans d’Oustrialov en vue d’élaborer les méthodes et les mots d’ordre pour lutter contre l’Opposition. Ça, c’est la formation clandestine d’un deuxième parti qui, par tous les moyens, s’efforce de subordonner, et, partiellement, subordonne le noyau prolétarien de notre parti en même temps qu’il menace son aile gauche. Tout en masquant la formation de ce deuxième parti, l’appareil accuse l’Opposition de s’efforcer de créer un deuxième parti, et cela précisément parce que l’Opposition s’efforce de soustraire à la pression croissante de la bourgeoisie le noyau prolétarien du parti (faute de quoi il serait en général impossible de sauver l’unité du parti bolchevique). Ce serait pure illusion de penser qu’il est possible de maintenir la dictature du prolétariat, seulement par des adjurations verbales en faveur d’un parti indivisible.
La question : un ou deux partis – posée d’un point de vue concret, d’un point de vue de classe, et non d’un point de vue d’agitation verbale – sera résolue précisément par la question de savoir si on réussira à éveiller et à mobiliser les forces de résistance dans le parti et dans le prolétariat. L’Opposition ne peut atteindre ce but que si elle ne se laisse pas intimider par l’épouvantail des deux partis et par le charlatanisme en ce qui concerne le « trotskysme ».
Dans les thèses du camarade Zinoviev intitulées « Bilan du plénum de juillet », il est dit ce qui suit à propos de la question de deux partis :
« Si Staline exclut par paquets les oppositionnels du parti, il peut passer demain à des exclusions bien plus massives. Oui, c’est ainsi. Et néanmoins, cela ne nous fait en aucun cas aboutir au « mot d’ordre » des « deux partis ».
L’affaire se complique du fait que, sous le régime de Staline, il n’est pas possible de lutter pour les idées de Lénine autrement qu’en courant le risque d’être exclu du parti. C’est tout à fait indiscutable. Celui qui n’a pas réglé cette question pour lui-même et se dit que tout vaut mieux que d’être exclu du parti, ne peut, dans les conditions actuelles, combattre véritablement pour le léninisme ni prendre une position ferme d’« oppositionnel ».
« Il peut très bien arriver que des groupes importants d’Oppositionnels (et au nombre de ceux-ci tous les éléments dirigeants de l’Opposition), soient dans quelque temps chassés du parti. Et cependant, leur tâche sera de continuer leur travail et quoique n’étant plus formellement membres du parti, de ne pas s’éloigner d’un iota des enseignements de Lénine. Leur tâche sera, dans cette période particulièrement difficile, non pas de s’orienter vers la formation d’un deuxième parti, mais de continuer à s’orienter vers le redressement du parti, vers la correction de la ligne politique. Disons-le sans phrases : il est extrêmement difficile pour un léniniste exclu du parti de coordonner son travail avec celui des léninistes demeurés dans le parti. Mais faire cela est absolument nécessaire du point de vue de nos buts essentiels. »
Et plus loin :
« Ainsi que l’atteste toute l’expérience de la lutte, l’Opposition est unanime à considérer que la lutte pour l’unité du parti sur la base léniniste ne doit, en aucun cas, se réduire à se mettre à l’unisson de l’appareil, à atténuer les divergences et à baisser le ton politiquement. Lorsque les camarades se détachent de l’opposition pour aller à droite, ils n’invoquent pas pour expliquer leur départ, leur propre glissement vers le point de vue de Staline sur les questions intérieures et internationales, mais ils accusent l’Opposition de s’orienter vers le deuxième parti. En d’autres termes, ils ne font que répéter l’accusation lancée par Staline afin de masquer leur propre reculade. » (p. 14 et 15)
Il est vrai que nous ne sommes pas maintenant en juillet mais en décembre ; ces lignes conservent pourtant aujourd’hui toute leur force.
Répétons-le une fois encore. Si la droite, à l’intérieur du parti et autour, se rassemblait et gagnait à ses idées, au cours de la période prochaine, une fraction importante du noyau prolétarien du parti, la création d’un second parti deviendrait inévitable, ce qui signifierait la chute de la dictature et par conséquent la défaite des travailleurs. C’est la voie politique de la victoire des oustrialovistes. La voie opposée ne peut être imaginée que sous la forme de l’isolement de l’aile droite au moyen de la lutte oppositionnelle contre le centrisme de l’appareil et pour gagner l’influence sur le noyau prolétarien du parti. La dictature du prolétariat ne peut pas se maintenir longtemps sur la base de défaites successives de la gauche prolétarienne. Au contraire, la dictature, non seulement est compatible avec l’isolement et la liquidation politique de l’aile droite, mais elle exige impérieusement une telle liquidation. C’est pourquoi capituler devant le centrisme de l’appareil, au nom d’on ne sait qu’elle unité du parti, signifierait travailler directement et véritablement pour l’existence de deux partis, c’est-à-dire pour l’écroulement de la dictature du prolétariat.
La capitulation de Zinoviev et Kamenev
Si l’Opposition avait fait au congrès une déclaration ferme et loyale – une déclaration et non une demi-douzaine – si, sur aucune question politique, et en particulier, sur les causes du fractionnisme, elle n’avait agi contre sa conscience, notre situation serait incomparablement plus favorable.
Les hésitations dans les rangs de l’Opposition se sont produites, non pas à la base, mais au sommet. La conduite des camarades Zinoviev et Kamenev constitue un fait absolument inouï dans l’histoire du mouvement révolutionnaire, et même, si l’on veut, dans l’histoire de la lutte politique en général. Zinoviev et Kamenev ont formellement pris comme point de départ l’unité du parti considérée comme le critère suprême et, par leur conduite, ils ont affirmé qu’on ne pouvait obtenir cette unité en luttant pour ses idées, mais seulement par une reculade sur le terrain des idées.
Mais c’est pour le parti le blâme le plus impitoyable qu’on puisse imaginer. Cette conduite en effet contribue non à préserver l’unité du parti, mais à le démoraliser.
Elle justifie en quelque sorte les éléments de carriérisme, de duplicité, de poursuite d’intérêts personnels. Refuser de défendre ses positions revient à justifier en particulier le comportement de cette large couche de membres du parti corrompus et bornés qui pensent comme l’Opposition mais votent comme la majorité.
La reculade de Zinoviev et de Kamenev résulte de cette croyance mensongère selon laquelle il serait possible, dans n’importe quelle situation historique, de se tirer d’affaire en recourant à d’astucieuses manœuvres, au lieu de se maintenir sur une ligne politique principielle. C’est la pire caricature du léninisme. Caractérisant la politique de manœuvre de Lénine, nous disons dans notre plate-forme :
« De son temps (du temps de Lénine), le parti a toujours connu les causes de la manœuvre, sa signification, ses limites, la ligne en deçà de laquelle il ne faut pas reculer, et les positions desquelles doit partir à nouveau l’offensive prolétarienne... Grâce à cela, l’armée, tout en manœuvrant, a toujours maintenu sa cohésion, et la conscience de ses buts. »
Toutes ces conditions de la manœuvre léniniste ont été foulées aux pieds d’une manière qui viole tous les principes, par Zinoviev et par Kamenev. Nourrir l’espoir que, dans quelques mois, le document capitulard sera « enfoui » sous de nouveaux événements et sous de nouvelles luttes, c’est se tromper soi-même de façon pitoyable. Assurément, les éléments indifférents du parti passeront outre à ce document, mais les cadres de la fraction staliniste, de même que l’Opposition, ne l’oublieront pas et, au prochain tournant, l’évoqueront devant la classe ouvrière.
La capitulation politique de Zinoviev et de Kamenev s’explique par la tentative de passer d’une position révolutionnaire à une position centriste de gauche faisant contrepoids à la position centriste de droite occupée par Staline. Le centrisme peut se maintenir longtemps dans une époque de développement lent (le kautskysme avant la guerre) ; dans les conditions de l’époque actuelle, le centrisme est obligé d’abandonner rapidement ses positions et d’aller, soit à gauche, soit à droite. Lors de la montée du mouvement ouvrier, il n’est pas rare de voir le centrisme de gauche constituer un pont menant vers la position révolutionnaire. Lors d’une période de dépression, comme c’est le cas actuellement, le centrisme de gauche n’est qu’un pont conduisant de l’Opposition vers Staline. Le groupe Zinoviev-Kamenev ne pourra jouer aucun rôle indépendant. Sa capitulation est un déplacement de forces au sommet sous l’énorme pression exercée de l’intérieur et de l’extérieur sur l’aile révolutionnaire du parti russe et de l’Internationale. Les événements « enfouiront » la déclaration capitularde du 18 décembre en ce sens seulement qu’ils enjamberont le groupe Zinoviev-Kamenev.
Sur le « Trotskysme »
Zinoviev et Kamenev, qui ont pris une part dirigeante dans la création de la légende sur le trotskysme au cours des années 1924 et 1925, ont dit dans la déclaration de juillet 1926 :
« A l’heure actuelle, personne ne peut plus mettre en doute que le noyau essentiel de l’Opposition de 1923 a justement mis en garde contre le danger d’un écart hors de la ligne prolétarienne et contre l’avènement menaçant du régime de l’appareil. »
Il est absolument clair que si l’Opposition de 1923 a, depuis plus de deux ans, mis en garde contre les dangers essentiels menaçant le parti et la dictature du prolétariat, accuser cette Opposition de ce que l’on a nommé le « trotskysme », n’a pu que fournir une base pour les erreurs les plus graves dans la manière de comprendre la situation ainsi que les tâches qui en découlent. Conjointement avec les dirigeants de l’Opposition de 1923, Zinoviev et Kamenev ont élaboré les documents essentiels de l’Opposition, et parmi eux, le plus important de tous : la plate-forme Il est clair que les accusations de déviations petites-bourgeoises, de « trotskysme », etc. se trouvent par là même réduites en poussière.
La tentative attardée de relancer la lutte contre une « rechute » du trotskysme ne représente rien d’autre qu’une lamentable rechute de Zinoviev et Kamenev dans leurs propres erreurs de 1923, erreurs qui ont aidé à déplacer le régime du parti de la voie léniniste sur une voie glissant vers le marécage du centrisme et de l’opportunisme.
Le bilan du bloc
La capitulation de Zinoviev et de Kamenev pose de nouveau la question de savoir si le bloc ne fut pas, dans l’ensemble, une erreur. Les divers camarades qui sont enclins à formuler une telle conclusion, ne considèrent pas l’histoire du bloc dans son ensemble, mais seulement le maillon final de cette histoire.
L’Opposition de 1923 a pris naissance à Moscou, et celle de 1925-1926 à Léningrad. L’aile droite du parti possède sa base d’appui dans le Caucase du Nord, où la lutte entre les stalinistes et les rykovistes s’est déroulée sous sa forme la plus claire et la plus précise. Cette répartition des groupes politiques n’est pas due au hasard, et à elle seule, elle explique le bloc entre Moscou et Léningrad, c’est-à-dire le bloc entre les deux centres prolétariens les plus importants de notre Union. En dépit de telles ou telles vacillations se produisant au sommet, le bloc a été provoqué par de profondes pressions de classe. Parler dans ces conditions d’un « bloc » sans principes, c’est de la vulgaire médisance. Et, sur le plan des idées, l’Opposition de Léningrad, précisément grâce à sa base prolétarienne hautement qualifiée, a introduit dans le bloc des éléments de très grande valeur. Le rapprochement entre les éléments ouvriers d’avant-garde de Moscou et de Léningrad, continuera, en dépit du fait que les éléments dirigeants de l’Opposition de Léningrad sont devenus des renégats.
On peut dire de même en ce qui concerne l’Opposition dans l’Internationale. Les éléments les plus révolutionnaires, après les hésitations et les oscillations provoquées dans une large mesure par les fameuses décisions du 5e Congrès mondial, se trouveront progressivement les uns les autres. Les meilleurs éléments de l’Opposition de 1923 et de l’Opposition de 1925-1926 s’uniront à l’échelle internationale. Le départ de Zinoviev et de Kamenev n’empêchera pas ce processus de s’accomplir.
Appréciation de la tactique de l’Opposition
Dans l’histoire du bloc oppositionnel, on peut distinguer trois périodes : a) d’avril 1926 au 16 octobre ; b) du 16 octobre 1926 au 8 août 1927 ; c) du 8 août au 15e Congrès. Chacune de ces périodes est caractérisée par une montée de l’activité oppositionnelle, puis, lorsque celle-ci atteint un niveau critique, par un ralentissement plus ou moins important accompagné de déclarations de refus d’une activité fractionnelle.
Ce « caractère cyclique » original de la tactique oppositionnelle amène à penser qu’il s’agit en l’espèce de quelques causes d’ordre général. II est nécessaire de les rechercher d’une part dans les conditions générales de la dictature prolétarienne au sein d’un pays où la paysannerie est nombreuse, et, d’autre part, dans les conditions particulières créées par le reflux de la vague révolutionnaire et sa lutte contre l’aile gauche, l’appareil est armé de toutes les méthodes et de tous les moyens de la dictature. L’Opposition ne dispose comme arme que de la propagande. Les discours, l’utilisation du « prestige » des individualités, la « soudure » avec les sans-parti, l’occupation de locaux de réunions, les mots d’ordre lancés, ainsi que les pancartes dans les rues, lors du 7 novembre, tout cela, ce sont les formes diverses de la propagande.
L’appareil tente de transformer ces armes de propagande en formes embryonnaires de fraction d’abord, puis de parti et de guerre civile. L’Opposition refuse de s’engager sur cette voie. Elle atteint chaque fois la limite où l’appareil la place devant la nécessité de renoncer aux méthodes et procédés de propagande qu’elle utilisait. Les trois déclarations de l’Opposition, 16 octobre, 8 août et celle de novembre-décembre, ont eu pour but de montrer encore et toujours à la masse du parti que l’Opposition se fixe comme tâche, non le deuxième parti et la guerre civile, mais le redressement de la ligne suivie par le parti et par l’État par une réforme profonde.
Ceux qui critiquent la tactique suivie par l’Opposition, un instant, sur son caractère de « marche en zig-zag », raisonnent comme si l’Opposition déterminait librement sa tactique, et font abstraction de la pression frénétique d’une masse d’ennemis, de l’omnipotence de l’appareil, du glissement politique de la direction, de la passivité relative des masses ouvrières etc. Il n’est possible de comprendre la tactique de l’Opposition, avec ses inéluctables contradictions internes, que si l’on n’oublie pas que l’Opposition nage contre le courant, luttant contre les difficultés et des obstacles jusque-là inconnus dans l’histoire.
Dans les cas où ceux qui critiquent ne se bornent pas à des considérations fragmentaires et partielles, parfois fondées et parfois non fondées, mais tentent d’opposer à notre tactique, issue des conditions posées par la réalité, telle autre tactique, ils donnent habituellement et tout simplement un point d’appui pour l’appel à la capitulation. Quant aux véritables capitulards, ceux-ci tentent de caractériser la tactique actuelle de l’Opposition par cette formule : « Ni paix, ni guerre. » Par la « paix », ils entendent la capitulation ; par la « guerre » ils entendent deux partis. Mais les thèses de Zinoviev lui-même sur le bilan du plénum de juillet 1927, d’un bout à l’autre, sont imprégnées de cette pensée : Ni capitulation, ni deuxième parti. Telle fut toute la ligne suivie par l’Opposition.
Aux lâcheurs, il arrive toujours de cracher sur ce qu’ils ont fait la veille.
Aucun manuel n’enseigne les moyens de redresser une dictature prolétarienne placée sous le coup de Thermidor. Il faut chercher la méthode en partant de la situation réelle. Ces moyens seront trouvés si l’orientation fondamentale est juste. Quelques conseils.
I. – L’auto-éducation théorique est une tâche essentielle pour chaque oppositionnel et l’unique gage sérieux de sa fermeté. L’étude du compte-rendu sténographique du 15e Congrès du parti à la lumière des contre-thèses de l’Opposition et des faits nouveaux de la vie politique et économique doit constituer le contenu principal du travail de tout oppositionnel dans la dispersion qui a succédé à la dissolution de la fraction.
II. – Un oppositionnel, indépendamment du fait qu’il demeure dans le parti ou en soit exclu, doit militer activement dans toutes les organisations prolétariennes et soviétiques en général (parti, syndicats, soviets, clubs, etc.). Étant donné cela, un oppositionnel ne peut, en aucun cas, limiter son rôle à la critique; il doit accomplir le travail positif mieux et plus consciencieusement que les fonctionnaires salariés. C’est seulement sur cette base que la critique faite du point de vue des principes trouvera accès dans la conscience des masses.
III. – Il est nécessaire d’en appeler à l’Internationale pour chercher à poser devant le 16e Congrès la question de l’Opposition dans toute sa plénitude.