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Source Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 3, février 1929 à mai 1929. Institut Léon Trotsky, Paris 1989, pp. 177-182, titre : « Le Parti et l’opposition aux États-Unis »
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Lettre au Militant
25 avril 1929
Chers amis,
Je suis votre journal avec un grand intérêt et je me réjouis beaucoup de sa combativité. L’histoire de l’origine de l'Opposition américaine est en elle-même hautement caractéristique autant qu’instructive. Après cinq années de lutte contre l'Opposition russe, il a fallu un voyage de membres du comité central dt parti américain et même de son comité politique, à un congrès à Moscou, pour qu’ils découvrent pour la première fois ce qu’est « le trotskysme ». Ce simple fait est une accusation terrible contre le régime du gouvernement de la police du parti et des falsifications venimeuses. Lovestone et Pepper n’ont pas créé ce régime, mais ils sont ses officiers d’état-major. J’ai prouvé que Lovestone s’était rendu coupable d’une énorme distorsion idéologique (voir mon pamphlet Europe et Amérique). Sous un régime normal, cela aurait suffi pour achever un homme, sinon pour de bon, du moins pour un temps et au moins l’obliger à se rétracter et présenter ses excuses. Mais dans le régime actuel, pour renforcer leurs positions, les lovestonistes ont seulement à répéter les falsifications qui ont été démasquées. Ils le font sans aucune vergogne, imitant leurs maîtres d’aujourd’hui ou plutôt les patrons de leur administration. L’esprit des Lovestone et des Pepper est à l’opposé de l’esprit du révolutionnaire prolétarien.
La discipline que nous voulons obtenir — et nous cherchons toujours, nous voulons une discipline de fer — ne peut reposer que sur des conceptions consciemment acquises qui sont entrées dans leur chair et leur sang.
Je n’ai pas eu l’occasion de contacts proches avec les autres dirigeants du parti communiste américain — sauf bien entendu Foster. Il m’a toujours donné l’impression d’être plus digne de confiance que Lovestone et Pepper. Dans les critiques de Foster contre la direction officielle du parti, il y a toujours eu beaucoup de vrai et à propos. Mais, autant que je l’aie compris, Foster est un empiriste. Il ne veut ou ne peut pas pousser sa pensée jusqu’au bout et faire les généralisations nécessaires qui découlent de ses critiques. Pour cette raison, il n’a jamais été clair pour moi dans quelle direction Foster était poussé par sa critique : à gauche ou à droite du centrisme officiel. Il ne faut pas oublier qu’outre l’opposition marxiste il existe une opposition opportuniste (Brandler, Thalheimer, Souvarine et autres). C’est apparemment ce même empirisme qui suggère à Foster toute la forme de son activité qui consiste à s’appuyer sur Satan contre les démons plus petits. Foster essaie de se protéger avec la couleur protectrice du stalinisme et par sa route trompeuse pour avancer vers la direction du parti américain. En matière de politique révolutionnaire, le jeu de cache-cache n’a jamais donné de résultats sérieux. Sans une position de principe générale sur les questions fondamentales de la révolution mondiale, on ne peut remporter de victoires sérieuses et durables. On peut seulement remporter des succès bureaucratiques, comme ceux de Staline. Mais ces succès contemporains, on les paie par les défaites du prolétariat et la désintégration du Comintern. Je ne pense pas que Foster réalisera même les objectifs secondaires qu’il poursuit. Les Lovestone et les Pepper sont beaucoup mieux adaptés pour mener une politique de centrisme bureaucratique; manquant de caractère, ils sont prêts en 24 heures à faire n’importe quel zigzag, conformément aux nécessités administratives de l’état-major stalinien.
Le travail qui doit être accompli par l’Opposition américaine a une signification historique internationale, car, en dernière analyse tous les problèmes de notre planète seront tranchés sur le sol américain. Il y a beaucoup en faveur de l’idée que, du point de vue de la succession révolutionnaire, l’Europe et l’Orient sont plus avancés que les États-Unis Mais un développement des événements qui altérerait cette séquence en faveur de prolétariat des États-Unis est possible. En outre, même si on suppose que l’Amérique qui, maintenant, ébranle le monde entier, sera la dernière ébranlée, le danger demeure qu’une situation révolutionnaire aux États-Unis puisse prendre à l’improviste l’avant- garde du prolétariat américain, comme ce fut le cas en Allemagne en 1923, en Grande-Bretagne en 1926 et en Chine en 1925-1927. Nous n’oublions pas une minute le fait que la puissance du capitalisme américain repose de plus en plus sur la base de l’économie mondiale, avec ses contradictions et ses crises, militaires et révolutionnaires. Cela signifie qu’une crise sociale peut arriver aux États-Unis plus vite que beaucoup le pensent, et avoir dès le début un développement fiévreux. D’où la conclusion, il faut la préparer.
Autant que je puisse en juger, votre parti communiste officiel a hérité de pas mal des caractéristiques du vieux parti socialiste. Cela m’apparut clairement quand Pepper réussit à attirer le parti communiste américain dans la scandaleuse aventure avec le parti de LaFollette. Cette honteuse politique d’opportunisme parlementaire était déguisée par des bavardages « révolutionnaires » sur le fait que la révolution sociale ne serait pas réalisée aux États-Unis par la classe ouvrière mais pour les paysans ruinés. Quand Pepper me développa cette théorie à son retour des États-Unis, je pensai d’abord que j’avais affaire à un cas curieux d’aberration individuelle. Ce n’est qu’au prix d’un certain effort que je réalisai qu’il s’agissait d’un système tout entier et que le parti communiste tout entier y avait été attiré. Il devint alors clair pour moi que ce petit parti ne se développerait pas sans crises internes qui l’immuniseraient contre le pepperisme et autres maux. Je ne peux pas parler de maladies infantiles. Au contraire, il s’agit de maladies séniles, maladies de la stérilité bureaucratique et de l’impuissance révolutionnaire.
C’est pourquoi je soupçonne le parti communiste d’avoir hérité bien des traits du parti socialiste qu’en dépit de sa jeunesse m’ont frappé comme de la décrépitude. Pour la majorité de ces socialistes, (je pense aux couches supérieures), leur socialisme est un à-côté, une occupation secondaire correspondant à leurs heures de loisirs. Ces messieurs consacrent six jours de leur semaine à leurs professions, libérales ou d’affaires, arrondissant bien leur magot ; le septième jour, ils consentent à s’occuper du salut de leur âme. Dans un des livres de mes mémoires, j’ai essayé d’esquisser ce type de socialiste, Babbitt. Il ne manque évidemment pas dans les rangs de ces gentlemen d’individus qui ont réussi à se donner le masque du communisme. Ce ne sont pas des adversaires intellectuels, mais des ennemis de classe. L’Opposition doit ajuster son cours non aux Babbitt petits-bourgeois, mais aux Jimmy Higgins prolétariens, pour lesquels l’idée du communisme, une fois qu’ils en sont pénétrés, devient le contenu de leur vie entière et de leur activité. Il n’y a rien de plus écœurant et de plus dangereux dans l’activité révolutionnaire que le dilettantisme petit-bourgeois, conservateur, satisfait de lui- même et incapable de se sacrifier au nom d’une grande idée. Les ouvriers avancés doivent adopter fermement une règle unique simple mais invariable : ces dirigeants et candidats à la direction qui, en des temps pacifiques, quotidiens, sont incapables de sacrifier leur temps, leurs talents et leur argent à la cause du communisme deviendront vraisemblablement des traîtres ou passeront dans le camp des attentistes qui attendent de voir de quel côté penche la victoire, dans une période révolutionnaire. Si des éléments de ce genre sont à la tête du parti, ils l’entraîneront à coup sûr au désastre quand viendra la grande épreuve. Et ces bureaucrates sans cervelle qui sont simplement liés au Comintern comme d’autres à un notaire et s’adaptent servilement à tout nouveau patron, ne valent pas mieux.
Bien sûr, l’Opposition, c’est-à-dire les bolcheviks-léninistes, peuvent avoir leurs compagnons de route qui, sans se consacrer entièrement à la révolution, offrent tel ou tel service à la cause du communisme. Il serait certainement faux de ne pas les utiliser : ils peuvent contribuer de façon importante à notre travail. Mais des compagnons de route, même les plus honnêtes et les plus sérieux, ne peuvent avoir aucune prétention à la direction. Les dirigeants doivent être liés dans le travail quotidien à ceux qu’ils dirigent. Leur travail doit se faire sous les yeux de la base, peu importe la faiblesse numérique de cette dernière à un moment donné. Je ne miserais pas un sou sur une direction qui pourrait être convoquée télégraphiquement à Moscou et ailleurs, sans que la base le sache, voire le remarque. Une telle direction, c’est l’échec garanti d’avance. Il nous faut ajuster notre cours au jeune travailleur qui veut comprendre et combattre et est capable d’enthousiasme et de sacrifice de lui-même. C’est dans ces gens que nous devons gagner les authentiques cadres du parti et du prolétariat et les éduquer.
Chaque membre de l’Opposition devrait être obligé d’avoir sous sa conduite quelques jeunes ouvriers, de 14-15 ans et plus ; de rester en contact continuel avec eux, en les aidant dans leur éducation, en les formant dans les questions du socialisme scientifique et en les familiarisant systématiquement avec la politique révolutionnaire de l’avant-garde prolétarienne. Les Oppositionnels qui ne sont pas prêts à un tel travail doivent confier les jeunes ouvriers qu’ils ont recrutés à des camarades plus développés et plus expérimentés. Nous ne voulons pas ceux qui ont peur d’un travail rude. La profession de bolchevik révolutionnaire impose des obligations. La première est de conquérir la jeunesse prolétarienne, d’ouvrir une voie de couches les plus opprimées et les plus négligées. Ils se tiennent fermement sous notre bannière.
Les bureaucrates syndicaux, comme les bureaucrates du pseudo-communisme, vivent dans une atmosphère de préjugés aristocratiques des couches supérieures des travailleurs. Il serait tragique que les Oppositionnels soient infectés, même légèrement, de ces caractères. Il nous faut non seulement condamner et rejeter ces préjugés : il faut les extirper et les détruire jusqu’au dernier soupçon. Il nous faut trouver la route des couches les plus dénuées de tout privilège et les plus foulées au pied, à commencer par les Nègres, dont la société capitaliste a fait des parias et à qui nous devons apprendre à voir en nous des frères. Et tout cela dépend exclusivement de notre énergie et notre dévouement au travail.
Je vois d’après la lettre du camarade Cannon que vous voulez donner à l’Opposition une forme plus organisée. Je ne peux que saluer cette nouvelle. Elle est tout à fait conforme à ce que j’ai écrit ci-dessus. Nous avons besoin pour notre travail d’une organisation précise. L’absence de rapports organisationnels clairs résulte de la confusion intellectuelle ou y mène. Les clameurs sur un second parti ou une IVe Internationale sont tout simplement ridicules et devraient être la dernière des choses qui puisse nous arrêter. Nous n’identifions pas l’Internationale communiste à la bureaucratie stalinienne, c’est-à-dire à la hiérarchie des Pepper aux différents niveaux de démoralisation.
A la base de l’Internationale il y a un ensemble déterminé d’idées et de principes, de conclusions de toute la lutte du prolétariat mondial. C’est nous, Opposition, qui représentons ces idées. Nous les défendrons contre les fautes et violations monstrueuses des 5e et 6e congrès et l’appareil usurpateur des centristes, dont une partie est passée aux thermidoriens. Il n’est que trop clair pour un marxiste qu’en dépit des énormes ressources matérielles de l’appareil stalinien, la fraction gouvernante actuelle du Comintern est politiquement et théoriquement morte. La bannière de Marx et de Lénine est aux mains de l’Opposition. Je ne doute pas que le détachement américain des bolcheviks occupera une place digne sous ce drapeau.