1930 |
août 1930 : le combat pour unifier et souder l'Opposition de Gauche Internationale face à la montée de la bureaucratie stalinienne. |
Œuvres - août 1930
Salut à LA VÉRITÉ
L'Opposition communiste de gauche peut, il me semble, jeter avec une certaine satisfaction un regard sur l'année écoulée, bien que son travail y ait essentiellement revêtu un caractère préparatoire [1]. La première année fut une année de délimitation idéologique. Le rôle principal dans ce travail, c'est-à-dire, au fond, dans la régénération de la pensée communiste, revient incontestablement à la France et, en France, à La Vérité. Aujourd'hui, en tout cas, personne ne réussira plus à couvrir du drapeau de la gauche communiste cette espèce de confusion idéologique qui ne demeurait souvent dans l'opposition au communisme officiel que parce qu'au fond elle lui était encore inférieure.
Permettez-moi d'aborder, dans cette lettre de salutation, la question du caractère international de La Vérité et de la Ligue Communiste.
Les opportunistes reprochent à l'opposition de gauche de construire simultanément son organisation internationale et son organisation nationale, les considérant comme deux aspects du même travail. Les brandlériens, qui sont le résidu le plus pur de la social-démocratie d'avant-guerre, accusent l'opposition française de se constituer sur la plate-forme de l'Opposition russe. Ils démontrent ainsi, sans parler du reste, qu'ils ne comprennent absolument pas la base sur laquelle s'est formée l'Opposition russe. Il ne sera pas inutile de le rappeler ici brièvement.
Les discussions intérieures dans le P.C. russe jusqu'aux événements de l'automne 1923 en Allemagne [2] n'ont pas donné naissance à des groupements nettement délimités. Le processus économique et politique en U.R.S.S. avait un caractère moléculaire et relativement lent. Les événements de 1923 en Allemagne ont en revanche donné la mesure des divergences à l'échelle d'une lutte de classes gigantesque. C'est à ce moment et sur cette base que s'est formée l'opposition russe.
La lutte sur les questions du koulak et de la démocratie interne du parti en 1925-26 était, incontestablement, très sérieuse. Même dans ce cas, pourtant, les divergences portaient sur des processus organiques qui se déroulaient à un rythme relativement lent. En 1926, se produisit en Angleterre la grève générale qui posa carrément les problèmes fondamentaux de la tactique du mouvement ouvrier en Europe occidentale. La catastrophe de 1927 a ensuite mis à l'épreuve l'ensemble de la stratégie de l'I.C. à travers la révolution chinoise [3]. Ce sont précisément ces événements mondiaux qui ont formé définitivement la section russe de l'Opposition. Son développement n'aurait pas été possible sans une étroite liaison avec les éléments et groupes d'esprit critique passés à l'opposition dans d'autres pays; et, ce qui est le plus important, sans les luttes gigantesques du prolétariat mondial et les problèmes qu'elles posaient.
Avec telle ou telle nuance particulière, l'apparition et le développement de toutes les autres sections de l'Opposition internationale ont revêtu la même signification.
L'opinion qu'on prête volontiers aux communistes de gauche, selon laquelle se poseraient aux partis communistes de tous les pays des problèmes identiques exigeant les mêmes méthodes, est en réalité l'inverse de notre position véritable. L'internationalisme prolétarien, dans la pensée comme dans l'action, découle, à notre époque, non de l'identité ou même de l'homogénéité des conditions dans les différents pays, mais de leur liaison individuelle, en dépit de leurs profondes différences. La vieille social-démocratie classique considérait que tous les pays se développaient le long d'une même grande route, les uns en avant, les autres derrière : il suffisait ainsi aux partis d'échanger de temps en temps, dans les congrès, leurs expériences nationales respectives. C'est cette conception qui a conduit, consciemment ou non, à l'idée du socialisme dans un seul pays, se conciliant parfaitement d'ailleurs avec celle de la défense nationale, c'est-à-dire avec le social-patriotisme.
Quant à nous, la gauche internationale, nous ne considérons pas l'économie et la politique mondiale comme la simple addition des fonctions nationales. Mais nous considérons chaque économie et chaque politique nationale comme un élément, certes original, de l'ensemble organique mondial.
En ce sens, nous sommes en contradiction formelle avec les groupes d'opposition de droite, de type social-démocrate, brandlériens ou popistes, et de type syndicaliste. Le groupe de Monatte, c'est le national-syndicalisme et, pour cette unique raison, c'est le réformisme. A l'époque de l'impérialisme, on ne peut poser les problèmes révolutionnaires dans le cadre des nations, pas plus qu'on ne peut jouer aux échecs dans une seule case de l'échiquier. Il y a un gouffre entre notre internationalisme à nous et l'internationalisme officiel de l'Internationale Communiste qui sape ses propres fondations en créant pour l'U.R.S.S. le privilège spécial du " socialisme national ". Cette question a déjà été suffisamment développée.
Il faut cependant nous poser une question : le travail de la Ligue Communiste, comme celui de l'Opposition de gauche en général, aurait-il été possible dans le cadre d'un parti communiste unique ? Nous répondons sans hésiter à cette question : oui, certainement. Si l'on prend l'histoire du bolchevisme russe, elle offre d'un certain point de vue le spectacle d'une lutte incessante, parfois très vive, entre courants, groupements et fractions. Malgré la profondeur des divergences qui nous séparaient de la fraction dominante, nous étions prêts à lutter à l'intérieur d'un parti unifié : nous avions suffisamment confiance pour cela dans la force de nos idées. En outre, la fraction qui domine aujourd'hui en France, par exemple, n'aurait jamais songé à exclure la gauche communiste si elle n'en avait pas reçu l'ordre. Les conditions propres au mouvement communiste français n'ont en rien et d'aucune façon suscité ni justifié la scission du parti communiste. Celle-ci fut exécutée sur l'ordre de Moscou et résulta exclusivement des conditions de la lutte menée par la fraction stalinienne pour son propre salut [4]. Le régime plébiscitaire qui a été définitivement fortifié et confirmé par le 16° congrès ne peut se maintenir qu'en morcelant, en pilonnant, en réduisant en poussière tous les courants d'idées, toutes les idées en général. Si l'argument que l'Internationale Communiste n'est qu'une arme destinée à défendre les intérêts nationaux de l'U.R.S.S. est une absurdité, il est cependant évident que la fraction dominante de l'I.C. n'est qu'une domestique bureaucratique de l'autocratie de Staline. Aucune des sections actuelles de l'I.C. ne pourrait devenir un authentique parti prolétarien sans que change radicalement le cours et le régime du parti communiste de l'U.R.S.S. Le règlement de ce problème, qui est la condition préalable de la solution de tous les autres, exige que l'action soit centralisée. La liaison internationale, indissoluble, de tous les groupes de l'opposition de gauche est avant tout conditionnée par la nécessité de changer, en concentrant ses forces, le régime de l'I.C.
Bien entendu, il existe une autre voie, celle qui consisterait à tourner le dos à l'l.C. et à commencer à construire, à côté, un nouveau parti. Mais ce serait une liquidation, au sens propre du mot. L'I.C. est le produit d'une combinaison de grandioses facteurs historiques d'une part, la guerre impérialiste, la trahison ouverte de la II° Internationale, la Révolution d'Octobre, et d'autre part de la tradition marxiste et léniniste de lutte contre l'opportunisme. Ainsi s'explique que, malgré la politique criminelle de sa direction, les masses, après des reflux, reviennent de nouveau vers l'I.C. On peut par exemple penser que les ouvriers allemands donneront au P.C., dans les élections prochaines, plus de voix qu'aux élections antérieures. Si Thaelmann, Remmele et Cie font d'un côté tout ce qu'ils peuvent pour affaiblir le communisme, de l'autre la décomposition du capitalisme, la crise commerciale et industrielle sans précédent, la décomposition du régime parlementaire, l'ignominie de la social-démocratie font tout pour renforcer le communisme. Et, fort heureusement, ces facteurs historiques sont plus forts que Thaelmann, Remmele et leur protecteur Staline réunis.
Rompre avec l'l.C. signifierait s'engager dans l'aventure, s'efforcer, arbitrairement et artificiellement, de construite de nouveaux partis, au lieu de libérer le parti communiste, surgi, lui, de l'histoire, des tenailles de la bureaucratie stalinienne. Cette tâche, internationale en elle-même, rend indispensable l'organisation de l'Opposition de gauche internationale sur une base centralisée.
Ne risquons-nous pas alors d'ignorer les particularités et les problèmes nationaux, de simplifier la politique, de bureaucratiser les méthodes ? Seuls ceux qui n'ont pas confiance dans les idées de l'opposition de gauche peuvent poser la question dans ces termes. Penser que chaque groupe national est capable de poser et de résoudre par ses propres forces les problèmes nationaux sous l'angle international, et craindre en même temps qu'une organisation internationale, comprenant toutes ces sections, soit incapable de prendre en considération les particularités nationales, c'est outrager le marxisme.
Le bureaucratisme stalinien et les stupides méthodes de commandement à la Molotov sont la conséquence, non du centralisme international, mais de la transformation "national-socialiste" de la bureaucratie russe, qui soumet systématiquement à sa volonté les autres sections. La lutte pour l'"autonomie" nationale, telle que la mènent Brandler, Lovestone, Louis Sellier et autres, est au fond de même nature que la lutte pour l'"autonomie" syndicale : l'une comme l'autre reflètent la tendance des éléments réformistes à se soustraire à un contrôle implacable - un contrôle qui ne peut s'exercer qu'au travers d'idées déterminées et à travers une organisation déterminée, obligatoirement centralisée et internationale. C'est pourquoi ce n'est pas du tout par hasard si Louis Sellier, qui se prévaut du bonnet phrygien, et Pierre Monatte, qui se prévaut de la charte d'Amiens, se trouvent étroitement unis dans la lutte contre le communisme révolutionnaire.
Le centralisme systématique appliqué aujourd'hui dans l'I.C. n'a plus de contenu international : de plus en plus, il ne sert qu'à apporter, de la façon la plus commode, les intérêts de l'avant-garde du prolétariat mondial, en offrande aux exigences de la fraction stalinienne, elle-même appuyée sur le "national-socialisme". La réaction est inévitable. Elle a commencé, elle vient seulement de commencer, et elle entraînera beaucoup de heurts, d'exclusions, de scissions, de séparations définitives.
L'aile droite, en s'éloignant de l'l.C., revient vers les formes d'avant-guerre du mouvement ouvrier dont l'instabilité s'est pourtant révélée avec éclat lors de la guerre impérialiste et de la Révolution d'Octobre. L'Opposition de gauche est, elle aussi, en un sens, une réaction contre la bureaucratie nationale-socialiste mais, au lieu de regarder en arrière, elle regarde en avant. Au contraire du brandlérisme, qui est un glissement vers la social-démocratie, elle reflète, elle, le développement ultérieur du bolchevisme au cours de la lutte contre la dégénérescence des épigones.
Ce n'est pas l'appareil, mais les idées générales qui l'emportent à la fin, quand du moins elles expriment correctement la tendance du développement réel. L'appareil ne peut jouir d'un pouvoir indépendant que dans la mesure où il, s'est fondé, dans le passé, sur les idées qui avaient conquis les masses. Sa force d'inertie peut être considérable, surtout s'il dispose d'importantes ressources financières et de moyens de répression. Mais, en définitive, ce n'est pas lui qui triomphe, ce sont les idées, à condition qu'elles soient justes. Au cours de la première année d'existence de La Vérité, ses idées directrices se sont révélées justes dans le camp de l'opposition. Les groupes de parasites et de dilettantes qui refusaient dédaigneusement à La Vérité le droit d'exister ont disparu de la scène politique ou sont en train d'agoniser. Les groupes staliniens ou conservateurs sont contraints, sous la pression de La Vérité, à se réorganiser, à chercher une nouvelle orientation, à vérifier leurs bagages [5]. C'est vrai non seulement pour la France, mais aussi pour l'Allemagne, la Belgique, l'Italie et d'autres pays. Cela a fait de La Vérité, en un certain sens, un organe international de l'Opposition. La Vérité a exercé une influence sur les éléments communistes avancés de plus d'une dizaine de pays, non seulement en Europe, mais aussi en Asie et en Amérique. Le petit organe hebdomadaire autour duquel se réunissait, au début, un groupe restreint de camarades partageant les mêmes idées, est devenu l'arme de l'action internationale. Les idées sont puissantes lorsqu'elles reflètent fidèlement le cours objectif du développement. Actuellement, La Vérité a déjà plongé de fortes racines dans le sol français - le groupe d'initiateurs s'est entouré d'un double cercle d'amis dans les rangs du parti comme dans ceux des syndicats.
Bien que nous célébrions ici le premier anniversaire de La Vérité, il ne serait pas juste de taire, à cette occasion, l'existence de La Lutte de classes. Il est depuis longtemps établi que, plus est révolutionnaire le caractère d'une fraction prolétarienne ou d'un courant donné, plus profond est leur intérêt pour la théorie. Ce n'est pas par hasard si la gauche communiste en France a su bâtir un organe marxiste théorique qui a déjà démontré qu'il était nécessaire au prolétariat et qui rendra à l'avenir d'inappréciables services à la révolution prolétarienne.
La Vérité entre dans sa deuxième année. Regardons l'avenir. Il reste à faire plus qu'il n'a été fait. La Vérité est actuellement l'organe d'un courant d'idées : elle doit devenir un organe d'action de masses. Le but n'est pas tout proche. Les principales tâches sont encore devant nous. Mais déjà, actuellement, il n'est pas douteux que les grains semés pendant les douze mois écoulés commenceront dans cette deuxième année à donner les pousses espérées [6].
Notes
[1] Cette lettre est adressée à La Vérité à l'occasion de son premier anniversaire. Il est bon de souligner son contexte politique : elle est rédigée au moment où le P.C. est en train d'opérer le " tournant " de 1930. Dicté par le secrétariat politique de l'I.C. (résolution des Cahiers du bolchevisme, décembre 1929, pp. 914), le tournant fut annoncé par une lettre du B. P. et, selon l'Humanité, "organisé par le C.C. des 17 et 18 juillet". C'est à cette occasion que Thorez lança son célèbre appel : " Que les bouches s'ouvrent! ".
[2] L'I.C. crut possible, à l'automne 1923, la préparation de "l'Octobre allemand" et s'y consacra activement. Mais cette grande entreprise se termina par un fiasco. La direction de I'I.C., Zinoviev en tête, fit de Brandler, chef du P.C. allemand, le responsable de cette défaite sans combat. Trotsky incrimina la direction de l'l.C. et du parti russe. Les hostilités à l'intérieur du parti bolchevique, retardées par l'attente des événements allemands, reçurent de cet échec une impulsion décisive.
[3] C'est en 1927 que Tchang Kaï-chek, chef du Kuomintang, massacra les communistes de Shanghaï qui lui avaient ouvert les portes de la ville. L'opposition de gauche avait vivement critiqué la soumission du P.C. chinois, imposée par Staline, aux ordres du Kuomintang de Tchang. Voir P. Broué, La question chinoise dans l'internationale communiste (E.D.I. 1966).
[4] Le même numéro de La Vérité publie une lettre du C.E. de la Ligue adressée " à tous les membres du parti " et intitulée : " Devant le tournant ". Elle déclare notamment : " De nombreux camarades oppositionnels ont été justement exclus pour avoir fait ces critiques, pour avoir dénoncé la " troisième période ", et c'est seulement avec eux, c'est avec leur participation et le large appui de la base que le tournant ne serait pas une comédie opportuniste, mais un revirement sérieux, une refonte de la politique de notre parti. " La lettre réclame en outre " la réintégration de l'Opposition de gauche dans l'Internationale Communiste et le retour de l'Opposition russe et de Trotsky à leurs postes de travail ". Elle affirme : " Si la direction refuse notre réintégration, c'est justement parce qu'au fond elle ne renonce pas à ses erreurs et prépare encore les pires bêtises opportunistes. "
[5] Trotsky pensait que le "tournant" dans le P.C. et les promesses d'un meilleur régime interne étaient une concession aux militants imposée par la nécessité de les soustraire à l'influence de La Vérité.
[6] En réalité, le "tournant" dans le P.C. allait ouvrir la première crise sérieuse au sein de la Ligue communiste. L'ancienne direction de Naville, accusée par Molinier-Frank de "n'avoir plus de politique" et de ne pas exploiter dans le P.C. les conséquences du tournant, allait laisser la place à ses détracteurs. Molinier voulait "jouer le jeu" du tournant et se fit une gloire auprès de ses camarades "d'avoir donné une poignée de mains à Semard" lors d'une entrevue avec les dirigeants du P.C. pour demander la réintégration des oppositionnels exclus.