1931 |
Juillet 1931 : la révolution espagnole s'avance, l'intervention en Allemagne, les crimes de l'appareil stalinien. Le combat de Trotsky au jour le jour. |
Œuvres - juillet 1931
Après les élections aux Cortès
Chers Camarades [1],
Comme il fallait s'y attendre, les socialistes ont remporté une grande victoire [3]. C'est là l'élément central de la situation parlementaire. Les dirigeants socialistes disent qu'ils sont heureux de ne pas avoir la majorité aux Cortès et qu'ainsi leur coalition avec la bourgeoisie se justifie sur le plan de la statistique parlementaire. Les socialistes ne veulent pas prendre le pouvoir, parce qu'ils craignent, non sans raison, que le gouvernement socialiste ne devienne une étape vers la dictature du prolétariat. Il ressort du discours de Prieto que les socialistes sont décidés à appuyer la coalition jusqu'à ce que le prolétariat soit bridé, pour, ensuite, quand la pression des ouvriers deviendra trop forte, passer dans l'opposition sous un prétexte radical quelconque, et laisser à la bourgeoisie le soin de les mater et de les écraser [4]. En d'autres termes, nous nous trouvons devant une variante de la ligne d'Ebert et Tseretelli. Souvenez-vous que Tseretelli a échoué et que, dans les deux cas, la force et la politique du parti communiste ont joué un rôle décisif.
Nous devons immédiatement dénoncer le plan des socialistes (ce jeu de recul politique) en les confondant sur chaque question. Cela vaut, bien entendu, d'abord et avant tout pour l'opposition de gauche espagnole. Mais ce n'est pas suffisant. Il faut un mot d'ordre politique clair qui corresponde au caractère de l'époque actuelle de la révolution espagnole. Les résultats des élections l'éclairent de façon complète les ouvriers doivent rompre la coalition avec la bourgeoisie et obliger les socialistes à prendre le pouvoir [5]. Les paysans, s'ils veulent avoir la terre, doivent aider les ouvriers.
Les socialistes diront qu'ils ne veulent pas renoncer à la coalition parce qu'ils n'ont pas la majorité aux Cortès. Notre conclusion doit être d'exiger l'élection de Cortès véritablement démocratiques sur la base du droit de vote réellement universel et direct pour les hommes et pour les femmes à partir de dix-huit ans. Autrement dit, aux Cortès non démocratiques et truquées, nous devons, au stade actuel, opposer les Cortès populaires véritablement démocratiques et honnêtement élues.
Si les communistes essayaient aujourd'hui de tourner le dos aux Cortès en leur opposant le mot d'ordre des soviets et de la dictature du prolétariat, ils démontreraient seulement qu'il ne faudrait pas les prendre au sérieux. D'après les journaux turcs, il n'y a pas un seul communiste aux Cortès. Il est évident que l'aile révolutionnaire est beaucoup plus forte dans l'action, dans la lutte, que sur le plan de la représentation parlementaire. Il existe néanmoins un certain rapport entre la force d'un parti révolutionnaire et sa représentation parlementaire. La faiblesse du communisme espagnol est apparue clairement. Dans ces conditions, parler du renversement du parlementarisme bourgeois par la dictature du prolétariat signifierait tout simplement jouer les jocrisses et les bavards. La tâche consiste à se renforcer sur la base du stade parlementaire de la révolution, et à rassembler les masses autour de soi. C'est seulement ainsi qu'on peut vaincre le parlementarisme. Mais c'est précisément pour cela qu'il est indispensable de développer actuellement une violente agitation sur les mots d'ordre de la démocratie la plus nette et la plus extrême.
Quels sont les critères pour mettre en avant ces mots d'ordre ? D'une part, il faut avoir en vue la direction générale du développement révolutionnaire qui détermine notre ligne stratégique; d'autre part, il faut tenir compte de l'état de conscience des masses. Le communiste qui ne compte pas avec ce dernier facteur risque de se casser le cou. Réfléchissons un peu sur la question de savoir comment les ouvriers espagnols, les masses, se représentent la situation actuelle. Leurs dirigeants, les socialistes, sont au pouvoir. Cela augmente leurs exigences et leur intransigeance. Tout gréviste va croire que, non seulement il ne faut pas avoir peur du gouvernement, mais au contraire qu'il faut en attendre de l'aide. C'est précisément dans ce sens que les communistes doivent orienter la pensée des ouvriers.
Toutes ces considérations resteraient lettre morte si nous nous bornions aux mots d'ordre démocratiques dans le seul sens parlementaire. Il ne peut en être question. Les communistes participent à toutes les grèves, à toutes les manifestations de protestation, à toutes les démonstrations. Ils soulèvent des couches toujours plus nombreuses. Les communistes sont avec les masses et à leur tête dans tous les combats. Sur la base de ces combats, les communistes mettent en avant le mot d'ordre des camarades et mêmes pour certains groupes un caractère presque académique. Mais ces questions sont aujourd'hui l'incarnation même de la lutte, de la vie. Pouvons-nous permettre qu'on nous lie pieds et poings pendant que s'opère un tournant historique de cette importance ? De même qu'au cours du conflit sino-russe qui menaçait de déclencher la guerre nous ne pouvions nous perdre en discussions sur la question de savoir s'il fallait soutenir l'Union soviétique ou Tchang Kaï-Chek, de même, aujourd'hui, face aux événements espagnols, nous ne pouvons admettre de porter une responsabilité, même indirecte, pour les superstitions sectaires et semi-bakouniniennes de certains groupes [7].
Mes propositions pratiques se résument ainsi :
Il faudra donner à ce manifeste la diffusion la plus large possible. Telles sont mes propositions concrètes. Je vous prie de les discuter et d'envoyer en même temps copie de cette lettre à toutes les sections nationales afin que la discussion se poursuive simultanément dans toutes les sections.
Notes
[1] Cette lettre était destinée au Secrétariat International.
[2] On considérait que les sympathisants anarchistes, lorsqu'ils votaient préféraient accorder leurs voix à des des républicains bourgeois qu'à des socialistes. Le pourcentage d'abstentions ayant été particulièrement bas lors de ces élections, il était clair qu'une partie de la "clientèle" anarcho-syndicaliste avait voté.
[3] Le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol avait eu 116 élus.
[4] Prieto, dirigeant du journal de Bilbao El Liberal, représentait l'aile des socialistes la plus liée aux républicains et démocrates bourgeois. Il était partisan résolu d'un bloc avec eux, depuis le pacte de Saint-Sébastien dont il avait été l'un des instigateurs.
[5] La situation créée par les sélections suggère ~ Trotsky comme mot d'ordre de transition celui de la rupture de la coalition avec les partis bourgeois qui fut l'arme la plus précieuse de la propagande bolchevique entre février et octobre 1917.
[6] C'est sur ce point que Trotsky va être vivement critiqué sur sa "gauche", notamment par les bordîguistes, qui jugent opportuniste son attitude à l'égard des revendications démocratiques.
[7] C'est sur la question du "chemin de fer mandchourien" et du conflit sino-russe que Trotsky devait rompre avec Hugo Urbahns, ancien dirigeant du P.C. allemand, animateur, depuis son exclusion, du Leninbund qui constitua pendant quelque temps une véritable organisation communiste d'opposition en Allemagne.
[8] Le Bulletin intérieur international n0 9-10 d'aout 1931, allait être presque intégralement consacré aux questions questions espagnoles, avec des documents émanant de la C. N. T., du P. C. E., etc.
[9] Ce manifeste ne devait jamais voir le jour et Trotsky devait tenir rigueur à ses camarades espagnols de n'avoir pas créé les conditions de son élaboration, ainsi qu'à Mill, du Secrétariat international, qui n'avait pris en ce sens aucune initiative.