Kadiköy,
le 21 décembre 1931
Cher camarade Friedman
Je vous remercie pour votre longue lettre, que j'ai lue avec un grand intérêt.
1) Votre position dans l'affaire sino-japonaise me semble totalement correcte. Vous avez certainement trouvé les développements complémentaires dans la brochure « Faut-il vraiment que le fascisme l'emporte ? ».
2) La question du titre n'est évidemment pas une question de principe, Il est possible que pour un tchèque cela ne suscite pas d'association d'idées désagréables. Mais nos amis allemands auront toujours bien des difficultés à citer en allemand le titre de votre revue, car en allemand il fait une impression très branlérienne. Mais je ne veux pas insister davantage là-dessus.
3) Il me semble que les divergences portent sur l'appréciation des brandlériens allemands eux-mêmes. Votre position me semble d'une part trop objectiviste, c'est à dire trop marquée par l'esprit de parti ou de fraction, et d'autre part trop subjectiviste, c'est à dire marquée par l'espoir de gagner tel ou tel parmi les brandlériens en les traitant gentiment. Il est fort possible que nos amis en Allemagne aient laissé l'avantage politique aux brandlériens sur maintes questions. Mais cela est du à un manque d'expérience et à des faiblesses techniqueset financières, etc. Pour remédier à ces faiblesses il n'est nul besoin de chanter publiquement les louanges des brandlériens, car les brandlériens en tant que tels représentent un système qui nous est totalement opposé, non pas du point de vue de l'analyse microscopique, sur tel ou tel mot d'ordre ou activité isolés, mais bien comme tendance, comme fraction historique et politique. Cette hostilité fondamentale trouve une expression suffisante dans le seul fait que Staline fasse fusiller, bannir et enfermer les nôtres, et que les brandlériens soutiennent Staline dans cette voie.
Sur le plan purement formel, vous me répondrez que vous aussi critiquez les brandlériens d'un point de vue « international ». Mais le ton de votre critique me semble politiquement faux, car cet antagonisme total dans les questions essentielles rend parfaitement illusoires l'accord formel sur certaines questions allemandes prises isolément. Même si pour certains ouvriers, le détour par les branlériens allemands doit les mener chez nous - ce qui constitue plutôt l'exception que la règle – cela n'est nullement une raison pour être si conciliant envers les brandlériens. C'est même tout à fait le contraire.
D'ailleurs les brandlériens allemands sont actuellement en déclin. Brandler et Thalheimer sont sur le point de capituler. Les autres oscillent entre nous et le nouveau parti socialiste. Je ne fonde guère d'espérances excessives sur les vieux dirigeants. Ils sont passablement usés.
Mais si vraiment l'un d'eux vient à nous, cela sera sous le fouet. D'ailleurs au moment même où les « puissants » brandlériens sont réduits à néant, nos organisations allemandes connaissent ces derniers temps une croissance tout à fait satisfaisante.
4) Puisque vous me reprochez des « conceptions peu claires » concernant les brandlériens, et que vous citez en exemple l'attitude de Brandler envers la constitution de Weimar, je répondrai, cher ami, que les « conceptions peu claires » sont totalement de votre côté. Car mon allusion se rapporte au fameux discours de Brandler au tribunal, en 1924 me semble-t-il, au cours duquel il avait déclaré que les buts poursuivis par son parti étaient réalisables dans le cadre de la constitution de Weimar. Lui-même a d'ailleurs caractérisé sa déclaration comme « insuffisante ».
Mais à mon avis, un dirigeant révolutionnaire ne se caractérise pas par la façon dont il se corrige lui-même dans son bureau, dans les périodes paisibles, mais bien par la façon dont il agit dans les moments critiques, car il faut toujours envisager de possibles récidives.
Aujourd'hui, il ne s'agit pas pour nous de gagner une partie des brandlériens – cela ne doit constituer, si possible, qu'un sous-produit de notre tactique - ; il s'agit d'éviter aux ouvriers communistes, qui seront aujourd'hui ou demain totalement déçus par leur misérable direction, d'avoir à chercher leur voie vers les brandlériens, et de leur permettre de se tourner vers nous. Cela vaut également pour les ouvriers du nouveau parti socialiste.
5) Votre remarque finale, indiquant que ma position et celle du camarade Frankel sur l'affaire Girgal serait « totalement incompréhensible », ne laisse pas de m'étonner, et me fait un peu craindre que, si nous ne nous comprenons pas pour des questions de cet ordre, nous ne nous préparions pour l'avenir maintes difficultés. L'Opposition de gauche tchèque voulait faire saisir ou confisquer par voie de justice une brochure sur la Révolution Espagnole. Voilà un fait qui ne peut qu'être « totalement incompréhensible » pour quiconque a une pensée politique. Imaginez que cela parvienne à la presse, et cela arriverait inévitablement. Voilà un scandale international de la pire espèce. Les déclarations que vous pourriez faire ne seraient publiées par personne. Et si elles l'étaient, ce n'en serait que pire, car il vous faudrait alors y déclarer que vous considérez une brochure comme nuisible sans votre préface. Car si ce n'est pas le cas, il n'y a pas de raison de faire saisir une brochure destinée aux travailleurs tchèques. La brochure est parue dans d'autres langues sans préface, et nul ne m'a signalé que cela l'ait rendue nuisible. Je reconnais qu'avec votre préface la brochure pourrait être d'une plus grande utilité, mais je ne crois pas que la brochure sans votre préface puisse être nuisible.
Ne pas voir ça, voilà qui me paraît « totalement incompréhensible ».
L'autre aspect de la question est politiquement moins important, mais non dépourvu de signification. J'avais, dès le départ, mis comme condition que la préface soit incorporée à la brochure à l'amiable, par accord avec le traducteur et l'éditeur. Cela n'a pas été suivi. La faute en revient à ceux qui s'y sont mal pris dans l'affaire de la préface. Mais il n'y avait absolument aucune raison politique de faire traîner l'affaire encore plus en longueur. Car, pour l'instant, l'Opposition tchèque est encore si faible qu'il nous faudra de temps en temps avoir recours à l'éditeur Girgal. Pourquoi faudrait-il heurter ce monsieur dans une affaire où le droit formel est entièrement de son côté ? Dans la lettre que je lui avait écrite à propos de la brochure, il n'y a pas un mot sur une éventuelle préface. Je suis d'avis qu'il faut être loyal, même envers un éditeur bourgeois. Non, non, non, ce n'est pas ainsi qu'il faut agir, ni du point de vue politique, ni du point de vue commercial.
Je vous prie de communiquer ma lettre à votre organisation, bien que je considère notre discussion comme étant de caractère privée, et que je ne vois aucune raison de lui donner une dimension nationale ou internationale. J'espère qu'il ne s'agit pas de divergences de principes, mais seulement de différents tactiques passagers.