Kadiköy,
le 31 décembre 1931
Cher camarade Shachtman
Votre dernière lettre fût pour moi une surprise très forte et très désagréable. Vous en comprendrez les raisons à la lecture de la copie ci-jointe de ma lettre à Ivor Montagu. Je n’arrive absolument pas à comprendre comment a pu germer en vous l’idée de transmettre mon article aux mencheviks anglais. De plus cela me semble être un exemple vraiment funeste pour la jeune Opposition anglaise. Je crains que n’existent, entre nos conceptions des questions politiques de fond certaines divergences profondes, qui ne se font pas jour sous une forme politique ou théorique générale, mais émergent dans les questions politiques les plus importantes et délicates. Je vais vous dire mon opinion tout à fait franchement : étant donné que vous, camarade Shachtman, êtes un journaliste talentueux – ce qui peut s’avérer être de la plus haute importance pour notre cause – vous avez tendance à considérer les choses beaucoup trop d’un point de vue journalistique et littéraire, aux dépends de l’aspect politique révolutionnaire. C’est cela qui, selon moi, explique que nous entrions en conflit avec vous sur toutes les questions, et aussi que vous puissiez, bien qu’animé envers moi des meilleurs sentiments et des meilleures intentions amicales, commettre des impairs aussi incompréhensibles à mes yeux, comme ce fût le cas en Angleterre. Je vous prie de transmettre au Comité Central de la League la copie de ma lettre à Montagu, car cette histoire est, hélas, devenue publique, et dans ces conditions la League américaine doit être informée en tout premier lieu.
S’il vous plaît ne vous méprenez pas sur mes intentions. Je suis à mille lieues de considérer que notre amitié politique soit profondément ébranlée. J’espère que nous finirons tout de même par nous entendre. Mais puisque mes efforts pour y parvenir par la voie d’une correspondance personnelle ont échoué, je me vois contraint dorénavant de tenter de régler toutes les questions internationales en m’adressant directement à la direction de la League.
Une fois de plus, je suis obligé de rappeler que dans votre dernière lettre non plus vous ne fournissez aucune réponse aux questions très précises que je vous ai posées à propos de la France. C’est pourquoi je crains qu’à l’avenir, au lieu de me dire clairement et en toute franchise pourquoi vous considérez comme erronées mes opinions et ma façon d’agir dans les questions française, allemande, espagnole, et donc également russe, et de m’indiquer quelles propositions pratiques vous opposez aux miennes, vous ne continuiez à vous taire, et qu’ainsi, à l’occasion d’une nouvelle intervention, vous ne vous retrouviez à nouveau de l’autre côté de la « barricade » interne.
Voilà la raison pour laquelle je souhaite porter la copie de ma lettre à Montagu à la connaissance de la direction.