1933 |
Après la défaite sans combat du prolétariat allemand, l'heure est aux bilans. Pour Trotsky, le stalinisme a eu sa "nuit du 4 août". |
Œuvres - mars 1933
La tragédie du prolétariat allemand
Le prolétariat le plus puissant d'Europe par son rôle dans la production, son poids social et la force de ses organisations, n'a opposé aucune résistance à l'arrivée d'Hitler au pouvoir et aux premières attaques violentes contre les organisations ouvrières. Tel est le fait dont il faut partir dans les calculs stratégiques futurs.
Ce serait une absurdité évidente que de penser que le développement ultérieur de l'Allemagne suivrait la voie italienne : qu'Hitler consolidera pas à pas sa domination, sans rencontrer de sérieuses résistances ; que le fascisme allemand a devant lui de longues années de domination. Non, il faudra tirer le destin futur du national-socialisme de l'analyse de la situation allemande et internationale, et non de simples analogies historiques. Mais dès maintenant, une chose est claire : si dès septembre 1930 nous réclamions de l'Internationale communiste qu'elle fixe des objectifs à court terme en Allemagne, maintenant il faut bâtir une politique à longue échéance. Avant que des combats décisifs soient possibles, l'avant-garde du prolétariat allemand devra s'orienter sur une nouvelle voie c'est-à-dire comprendre clairement ce qui c’est passé, définir sa responsabilité pour cette grande défaite historique, tracer de nouvelles voies et retrouver ainsi son assurance.
Le rôle criminel de la social-démocratie n'a pas besoin de commentaires : la création de l'Internationale communiste il y a quatorze ans avait précisément pour but d'arracher le prolétariat à l'influence démoralisatrice de la social-démocratie. Si cela n'a pas réussi jusqu'à présent, si le prolétariat allemand s'est révélé, lors d'une très grande épreuve historique, impuissant, désarmé, paralysé, la faute directe et immédiate en incombe à la direction post-léninienne de l'Internationale communiste. C'est la première conclusion qu'il est urgent de tirer.
Sous les coups perfides de la bureaucratie stalinienne, l'opposition de gauche a conservé jusqu'au bout sa fidélité au parti officiel. Les bolcheviks-léninistes partagent aujourd'hui le sort de toutes les autres organisations communistes : nos cadres sont arrêtés, nos publications interdites, notre littérature confisquée ; Hitler s'est même empressé de fermer le Bulletin de l'opposition, qui paraît en russe. Mais si les bolcheviks-léninistes subissent à égalité avec l'ensemble de l'avant-garde prolétarienne, toutes les conséquences de la première victoire sérieuse du fascisme, par contre, ils ne peuvent ni ne veulent porter la moindre parcelle de responsabilité pour la politique officielle de l'Internationale communiste.
Dès 1923, c'est-à-dire depuis le début de la lutte contre l'opposition de gauche, la direction stalinienne a aidé de toutes ses forces, bien qu'indirectement, la social-démocratie à désorienter, à embrouiller et à décourager le prolétariat allemand : elle retenait et freinait les ouvriers, alors que la situation exigeait une offensive révolutionnaire audacieuse; elle proclamait l'approche d'une situation révolutionnaire, alors que celle-ci appartenait déjà au passé ; elle passait des accords avec des phraseurs et des bavards de la petite bourgeoisie ; elle se mettait impuissamment à la remorque de la social-démocratie sous prétexte de mener la politique de front unique ; elle proclamait la " troisième période " et la lutte pour la conquête de la rue dans des conditions de reflux politique et de faiblesse du Parti communiste ; elle remplaçait la lutte sérieuse par des bonds, des aventures ou des parades ; elle isolait les communistes des syndicats de masse; elle identifiait la social-démocratie au fascisme et refusait le front unique avec les organisations ouvrières de masse, face aux attaques des bandes du national-socialisme ; elle sabotait toute initiative locale de front unique défensif et, en même temps, trompait systématiquement les ouvriers en ce qui concerne le rapport de forces réel, déformait les faits, présentait les amis comme des ennemis, et les ennemis comme des amis, et serrait de plus en plus fortement le parti à la gorge, ne lui permettant ni de respirer librement, ni de parler, ni de penser.
Dans la très abondante littérature consacrée à la question du fascisme, il suffit de se référer au discours du chef officiel du parti allemand, Thaelmann, qui, au plénum du Comité exécutif de l'Internationale communiste, en avril 1931, démasquait dans les termes suivants les " pessimistes ", c'est-à-dire les gens qui savaient regarder l'avenir en face : " nous ne nous sommes pas laissé égarer par les paniquards... Nous avons établi fermement et avec bon sens que le 14 septembre (1930) était, d'une certaine manière, le plus grand jour d'Hitler, et que les jours qui suivraient, seraient non pas meilleurs mais pires ; cette appréciation que nous avons donnée du développement de ce parti, est confirmée par les événements... Aujourd'hui, les fascistes n'ont déjà plus aucun motif de rire ". Faisant allusion au fait que la social-démocratie formait ses propres groupes de défense, Thaelmann démontra dans ce discours que ces détachements ne se distinguaient en rien des troupes de choc du national-socialisme, et qu'ils se préparaient les uns comme les autres à écraser les communistes.
Aujourd'hui, Thaelmann est arrêté. Les bolcheviks-léninistes se retrouvent avec Thaelmann sous les coups de la réaction triomphante. Mais la politique de Thaelmann est la politique de Staline, c'est-à-dire la politique officielle de l'Internationale communiste. C'est précisément cette politique qui est la cause de la complète démoralisation du parti au moment du danger, quand les chefs perdent la tète, que les membres du parti qui ont perdu l'habitude de penser, tombent dans un état de prostration et que les positions historiques les plus hautes sont rendues sans combat. Une théorie politique erronée porte en elle-même son châtiment. La force et l'entêtement de l'appareil ne font qu'augmenter l'ampleur de la catastrophe.
Ayant rendu à l'ennemi tout ce qu'il était possible de rendre en un aussi court laps de temps, les staliniens essaient de corriger ce qui s'est passé, par des actions désordonnées qui ne font que jeter une lumière plus crue sur toute la chaîne de leurs crimes. Aujourd'hui, alors que la presse du Parti communiste est étouffée, l'appareil détruit, qu'au-dessus de la maison de Liebknecht flotte impunément le chiffon sanglant du fascisme, le Comité exécutif de l'Internationale communiste s'engage sur la voie du front unique non seulement à la base, mais aussi au sommet. Ce nouveau zigzag, plus abrupt que tous ceux qui ont précédé, n'a pas été accompli cependant par le Comité exécutif de l'Internationale communiste sous sa propre impulsion : la bureaucratie stalinienne en a laissé l'initiative à la II° Internationale. Elle a réussi à saisir dans ses mains l'instrument du front unique, dont elle avait mortellement peur jusqu'à présent. Pour autant que l'on puisse parler d'avantages dans une situation de recul panique, ceux-ci sont entièrement du côté du réformisme. Obligée de répondre à une question directe, la bureaucratie stalinienne choisit la pire des solutions : elle ne refuse pas l'accord des deux Internationales, mais elle ne l'accepte pas non plus ; elle joue à cache-cache. Elle a à tel point perdu confiance en soi, elle est à tel point humiliée, qu'elle n'ose déjà plus affronter de face, devant le prolétariat mondial, les chefs de la II° Internationale, ces agents patentés de la bourgeoisie, ces électeurs de Hindenburg, qui ont frayé la voie au fascisme.
Dans l'appel du Comité exécutif de l'Internationale communiste (" Aux ouvriers de tous les pays ") du 5 mars, les staliniens ne parlent pas du " social-fascisme ", comme de l'ennemi principal. Ils ne rappellent pas non plus la grande trouvaille de leur chef : " la social-démocratie et le fascisme ne sont pas des antipodes, mais des jumeaux ". Ils n'affirment plus que la lutte contre le fascisme exige l'écrasement préalable de la social-démocratie. Ils ne soufflent mot de l'impossibilité du front unique par en haut. Au contraire, ils énumèrent scrupuleusement les cas où, dans le passé, la bureaucratie stalinienne, de manière inattendue pour les ouvriers et pour elle-même, s'est trouvée dans l'obligation de proposer, en passant, à l'improviste, le front unique aux dirigeants réformistes. C'est ainsi que sous la rafale de la tempête historique, s'éparpillent les théories artificielles et fausses, dignes de charlatans.
Se référant aux " conditions originales de chaque pays " et à l'impossibilité qui, soi-disant, en découle, d'organiser le front unique à l'échelle internationale (on oublie d'un seul coup toute la lutte contre " l'exceptionnalisme ", c'est-à-dire la théorie des droitiers sur les particularités nationales !), la bureaucratie stalinienne recommande aux Partis communistes nationaux d'adresser une proposition de front unique aux " Comités Centraux des Partis sociaux-démocrates ". Hier encore, on appelait cela capituler devant le social-fascisme ! C'est ainsi que passent sous la table, dans la corbeille à papiers, les plus hautes leçons du stalinisme de ces quatre dernières années, et que tombe en poussière tout un système politique.
L'affaire ne s'arrête pas là : venant juste après avoir déclaré qu'il était impossible d'élaborer des conditions de front unique dans l'arène internationale, le Comité exécutif de l'Internationale communiste l'oublie aussitôt et, vingt lignes plus loin, formulent les conditions dans lesquelles le front unique est acceptable et admissible dans tous les pays, quelles que soient les différences des conditions nationales. Le recul devant le fascisme s'accompagne d'un recul panique devant les commandements théoriques du stalinisme. Des éclats et des débris d'idées et de principes sont jetés sur la route comme du lest.
Les conditions de front unique, mises en avant par l'Internationale communiste pour tous les pays (Comités d'action contre le fascisme, manifestations et grèves contre l'abaissement des salaires) n'apportent rien de nouveau, au contraire, elles sont la reproduction schématisée, bureaucratisée des mots d'ordre que l'opposition de gauche avait formulés de manière beaucoup plus précise et concrète il y a deux ans et demi, et qui lui avait valu d'être rangée dans le camp du social-fascisme. Un front unique sur ces bases pourrait donner en Allemagne des résultats décisifs; mais, pour cela, il devrait être réalisé à temps. Le temps est le facteur le plus important en politique.
Quelle est donc la valeur pratique des propositions du Comité exécutif de l'Internationale communiste actuellement? Pour l'Allemagne, elle est réduite au minimum. La politique de front unique suppose un " front ", c'est-à-dire des positions fermes et une direction centralisée. L'opposition de gauche a avancé dans le passé les conditions du front unique, en tant que conditions de défense active, avec la perspective d'un passage à l'offensive. Aujourd'hui, le prolétariat allemand en est arrivé au stade de la retraite désordonnée, qui ne comporte même pas de combats d'arrière-garde. Dans ces circonstances, .peuvent et vont se former des unions spontanées entre ouvriers communistes et sociaux-démocrates pour des tâches isolées et épisodiques, mais la réalisation systématique du front unique est remise inévitablement à un avenir indéfini. Il ne faut déjà plus se faire d'illusions à ce sujet.
Il y a un an et demi, nous déclarions que la clé de la situation se trouvait dans les mains du Parti communiste allemand. Aujourd'hui, la bureaucratie stalinienne a laissé échapper cette clé. Il faudra des événements importants, échappant à la volonté du parti pour donner la possibilité aux ouvriers de faire une halte, de se raffermir, de reformer leurs rangs et de passer à une défense active. Quand viendra précisément ce moment, nous ne le savons pas. Peut-être beaucoup plus vite que ne l'escompte la contre-révolution triomphante. Mais en tout cas, ce ne sont pas ceux qui ont composé le manifeste du Comité exécutif de l'Internationale communiste, qui dirigeront la politique de front unique en Allemagne.
Si la position centrale a été abandonnée à l'ennemi, il faut se renforcer aux abords, il faut préparer des points d'appui pour une future attaque concentrique. Cette préparation à l'intérieur de l'Allemagne implique qu'on fasse une analyse critique du passé, qu'on entretienne le moral des combattants d'avant-garde et leur cohésion, et que l'on organise là où c'est possible, les combattants d'arrière-garde, dans l'attente du moment où les détachements isolés pourront se réunir en une grande armée. Cette préparation implique, en même temps, la défense des positions prolétariennes dans les pays étroitement liés à l'Allemagne, ou qui sont ses voisins immédiats : en Autriche, en Tchécoslovaquie, en Pologne, dans les Pays baltes, en Scandinavie, en Belgique, en Hollande, en France et en Suisse. Il faut entourer l'Allemagne fasciste d'un anneau puissant de positions prolétariennes. Sans cesser une seule minute de tenter d'arrêter la retraite désordonnée des ouvriers allemands, il faut maintenant créer pour la lutte contre le fascisme des positions prolétariennes fortes autour des frontières de l'Allemagne.
En premier lieu vient l'Autriche qui est la plus directement menacée par le coup d'Etat fasciste. On peut dire avec certitude que, si le prolétariat autrichien s'emparait aujourd'hui du pouvoir et transformait son pays en une place d'armes révolutionnaire, l'Autriche deviendrait pour la révolution du prolétariat allemand, ce qu'était le Piémont pour la révolution de la bourgeoisie italienne. Il est impossible de prévoir jusqu'où ira sur cette voie le prolétariat autrichien, poussé en avant par les événements mais paralysé par la bureaucratie réformiste. La tâche du communisme est d'aider les événements contre l'austro-marxisme. Le moyen en est la politique de front unique. Les conditions que le manifeste du Comité exécutif de l'internationale communiste répète avec tant de retard après l'opposition de gauche, conservent ainsi toute leur force.
La politique de front unique, cependant, présente non seulement des avantages mais aussi des dangers. Elle donne facilement naissance à des combinaisons des dirigeants derrière le dos des masses, à une adaptation passive à l'allié et à des oscillations opportunistes. On ne peut prévenir ces dangers qu'en se donnant deux garanties expresses : maintien de la liberté totale de critique en ce qui concerne l'allié et rétablissement de la liberté totale de critique à l'intérieur de son propre parti. Le refus de critiquer ses alliés conduit directement et immédiatement à la capitulation devant le réformisme. La politique de front unique sans démocratie à l'intérieur du parti, c'est-à-dire sans le contrôle du parti sur l'appareil, laisse les mains libres aux chefs pour des expériences opportunistes, complément inévitable des expériences aventuristes.
Comment agit dans ce cas le Comité exécutif de l'Internationale communiste? Des dizaines de fois, l'opposition de gauche a prédit que, sous le coup des événements, les staliniens seraient obligés d'abandonner leur ultra-gauchisme, et que, une fois sur la voie du front unique, ils commettraient toutes les trahisons opportunistes qu'ils nous attribuaient la veille. Cette prédiction s'est réalisée, cette fois encore, mot pour mot.
Après avoir fait un saut périlleux pour se retrouver sur les positions du front unique, le Comité exécutif de l'Internationale communiste foule aux pieds les garanties fondamentales qui, seules, peuvent assurer un contenu révolutionnaire à la politique de front unique. Les staliniens prennent acte et font leur la demande hypocrite et diplomatique des réformistes, concernant la soi-disant " non-agression mutuelle ". Reniant toutes les traditions du marxisme et du bolchevisme, le Comité exécutif de l'Internationale communiste recommande aux Partis communistes, en cas de réalisation du front unique, de " renoncer aux attaques contre les organisations sociales-démocrates, pendant la lutte commune ". C'est ainsi formulé ! Renoncer " aux attaques (!) contre la social-démocratie " (quelle formule honteuse !) implique que l'on renonce à la liberté de critique politique, c'est-à-dire à la fonction fondamentale du parti révolutionnaire.
Cette capitulation est provoquée non par une nécessité pratique, mais par la panique. Les réformistes viennent et viendront à un accord dans la mesure où la pression des événements, conjuguée à celle des masses, les y oblige. L'exigence de " non-agression " est un chantage, c'est-à-dire une tentative de la part des chefs réformistes d'obtenir un avantage supplémentaire. Se soumettre au chantage signifie construire le front unique sur des bases pourries, et donner la possibilité aux combinards réformistes de le faire éclater sous n'importe quel prétexte.
La critique en général, et encore plus dans les conditions du front unique, doit, évidemment, correspondre aux rapports réels et ne pas dépasser certaines limites. Il faut rejeter l'absurdité du " social-fascisme " : ce n'est pas une concession à la social-démocratie mais au marxisme. Il ne faut pas critiquer l'allié pour ses trahisons en 1918, mais pour son mauvais travail en 1933. La critique, à l'image de la vie politique elle-même dont elle est la voix, ne saurait s'arrêter même une heure. Si les révélations communistes correspondent à la réalité, elles servent les objectifs du front unique, poussent en avant l'allié temporaire et, ce qui est encore plus important, donnent une éducation révolutionnaire au prolétariat dans son ensemble. Le premier degré de la politique honteuse et criminelle, que Staline imposa aux communistes chinois par rapport au Kuomintang, fut précisément marquée par le renoncement à cette obligation fondamentale.
L'affaire n'est pas meilleure en ce qui concerne la deuxième garantie. Renonçant à critiquer la social-démocratie, l'appareil stalinien ne pense même pas à rendre le droit de critique aux membres de son propre parti. Le tournant lui-même est accompli comme à l'habitude, sous la forme d'une révélation bureaucratique. Aucun congrès national, aucun congrès international ni même de plénum du Comité exécutif de l'Internationale communiste, aucune préparation dans la presse du parti, aucune analyse des événements politiques passés. Et ce n'est pas étonnant : dès le début de la discussion dans le parti, tout ouvrier qui réfléchit, poserait aux gens de l'appareil, la question : pourquoi les bolcheviks-léninistes ont-ils été exclus de toutes les sections, pourquoi sont-ils arrêtés, déportés et fusillés en URSS ? Est-ce donc seulement parce qu'ils creusent plus profondément et qu'ils voient plus loin ? La bureaucratie stalinienne ne peut admettre cette conclusion. Elle est capable de n'importe quel bond et tournant, elle ne peut ni n'ose accepter une confrontation loyale avec les bolcheviks-léninistes devant les ouvriers. Ainsi, dans la lutte pour sa conservation, l'appareil déprécie son nouveau tournant, en ruinant à l'avance son crédit non seulement auprès des sociaux-démocrates, mais aussi auprès des ouvriers communistes.
La publication du manifeste du Comité exécutif de l'Internationale communiste s'accompagne encore d'une circonstance, qui est un peu à côté de la question débattue, mais qui jette une vive lumière sur la situation actuelle de l'Internationale communiste et sur l'attitude du groupe dirigeant stalinien à son égard. Le manifeste est imprimé dans la Pravda du 6 mars, non comme un appel direct et ouvert au nom du Comité exécutif de l'Internationale communiste qui se trouve à Moscou, comme cela s'est toujours fait, mais il est présenté comme la traduction d'un document de l'Humanité, transmis par l'Agence Tass de Paris. Quelle ruse insensée et humiliante ! Après tous les succès, après la réalisation du premier plan quinquennal, après la " liquidation des classes ", après " l'entrée dans le socialisme ", la bureaucratie stalinienne n'ose pas imprimer sous son propre nom, le manifeste du Comité exécutif de l'Internationale communiste ! Voilà sa véritable attitude envers l'Internationale communiste, voilà comment elle se sent réellement dans l'arène internationale.
Le manifeste n'est pas la seule réponse à l'initiative de la II° Internationale. Par le biais d'organisations servant de paravent : l'opposition syndicale rouge (RGO), allemande et polonaise, l'Antifa et la Confédération générale du travail italienne, l'Internationale communiste convoque pour le mois d'avril " un congrès paneuropéen, ouvrier et antifasciste ". La liste des invités est, comme il convient, confuse et vaste : les " entreprises " (c'est ainsi formulé : les " entreprises ", bien que les communistes soient évincés de presque toutes les entreprises du monde, grâce aux efforts de Staline-Lozovsky), les organisations ouvrières locales, révolutionnaires, réformistes, catholiques et sans parti, les organisations sportives, antifascistes et paysannes. Bien plus : " Nous voulons inviter toutes les personnes isolées qui se battent effectivement (!) pour la cause des travailleurs." Ayant ruiné pour longtemps la cause des masses, les stratèges font appel aux " personnes isolées ", ces justes qui n'ont pas trouvé place dans les masses, mais qui, néanmoins, " se battent effectivement pour la cause des travailleurs ". Barbusse et le général Schönaich seront à nouveau mobilisés pour sauver l'Europe d'Hitler.
Nous avons devant nous le livret tout prêt de l'une de ces représentations de charlatans, dont les staliniens se servent habituellement pour masquer leur impuissance. Qu'a fait le bloc d'Amsterdam des centristes et des pacifistes dans la lutte contre l'attaque des brigands japonais contre la Chine ? Rien. Par respect pour la " neutralité " stalinienne, les pacifistes ne firent même pas paraître un manifeste de protestation. Aujourd'hui, on prépare une réédition du congrès d'Amsterdam, non contre la guerre, mais contre le fascisme. Que fera le bloc antifasciste des " entreprises " absentes et des " isolés " impuissants. Rien. On sortira un manifeste creux, si, cette fois-ci, on arrive jusqu'au congrès.
Le penchant pour les " personnes isolées " a deux extrémités : opportuniste et aventuriste. Les socialistes révolutionnaires russes, dans le passé, tendaient la main droite aux libéraux et tenaient une bombe de la main gauche. L'expérience des dix dernières années prouve qu'après chaque grande défaite, provoquée ou, du moins, aggravée par la politique de l'Internationale communiste, la bureaucratie stalinienne a invariablement essayé de sauver sa réputation à l'aide de quelque grandiose aventure (l'Esthonie, la Bulgarie, Canton). Ce danger n'est-il pas encore présent aujourd'hui ? En tout cas, nous considérons comme notre devoir d'élever la voix pour une mise en garde. Les aventures qui ont pour but de se substituer à l'action des masses paralysées, désorganisent encore plus les masses et aggravent la catastrophe.
Les conditions de la situation mondiale actuelle, ainsi que les conditions de chaque pays pris séparément, sont aussi mortelles pour la social-démocratie que favorables au parti révolutionnaire. Mais la bureaucratie stalinienne a su transformer la crise du capitalisme et celle du réformisme en crise du communisme. Tel est le bilan de dix ans de direction incontrôlée des épigones.
Il se trouve des tartuffes pour dire : l'opposition de gauche critique un parti tombé entre les mains du bourreau. Les canailles ajoutent : l'opposition aide le bourreau. En combinant un sentimentalisme hypocrite et un mensonge empoisonné, les staliniens essaient de cacher le Comité central derrière l'appareil, l'appareil derrière le parti, et d'éluder la question des responsables de la catastrophe, de la stratégie erronée, du régime désastreux, de la direction criminelle : c'est cela aider les bourreaux d'aujourd'hui et de demain.
La politique de la bureaucratie stalinienne en Chine n'était pas moins désastreuse que la politique actuelle en Allemagne. Mais là-bas, les choses se passèrent derrière le dos du prolétariat mondial, dans des circonstances qu'il ne comprenait pas. La voix critique de l'opposition de gauche en URSS ne parvenait pour ainsi dire pas jusqu'aux ouvriers des autres pays. L'expérience de la Chine se passa presque impunément pour l'appareil stalinien. En Allemagne il en va autrement. Toutes les étapes du drame se sont déroulées sous les yeux du prolétariat mondial. A chaque étape, l'opposition a fait entendre sa voix. Tout le cours du développement a été prédit à l'avance. La bureaucratie stalinienne a calomnié l'opposition, lui a imputé des idées et des plans qui lui étaient étrangers, a exclu tous ceux qui parlaient de front unique, a aidé la bureaucratie sociale-démocrate à saboter les comités unifiés de défense à l'échelon local, a enlevé aux ouvriers toute possibilité de déboucher sur la voie de la lutte de masse, a désorganisé l'avant-garde et paralysé le prolétariat. Ainsi, en s'opposant au front unique de défense avec la social-démocratie, les staliniens se sont retrouvés avec elle, dans un front unique de panique et de capitulation.
Et aujourd'hui, se trouvant déjà devant des ruines, la direction de l'Internationale communiste craint plus que tout la lumière et la critique. Que périsse la révolution mondiale, mais que vive le faux prestige ! Les banqueroutiers sèment la confusion et brouillent les traces. La Pravda considère comme une " immense victoire politique " le fait que le Parti communiste allemand, alors qu'il recevait les premiers coups a perdu " seulement " 1 200 000 voix, pour une augmentation globale des votants de quatre millions. De la même manière, Staline, en 1924, jugeait comme une " victoire immense ", le fait que les ouvriers allemands qui avaient reculé sans combat, aient réussi à donner au Parti communiste 3 600 000 voix. Si le prolétariat, trompé et désarmé par les deux appareils, a donné cette fois-ci au Parti communiste près de cinq millions d'électeurs, cela signifie seulement qu'il lui aurait donné deux fois ou trois fois plus, s'il avait eu confiance en sa direction. Il l'aurait porté au pouvoir, si le parti avait su montrer qu'il était capable de le prendre et de le conserver. Mais il n'a rien donné au prolétariat si ce n'est la confusion, des zigzags, des défaites et des malheurs.
Oui, cinq millions de communistes sont encore parvenus à se rendre un à un aux urnes. Mais ils ne sont ni dans les entreprises, ni dans la rue. Ils sont désemparés, éparpillés, démoralisés. Sous le joug de l'appareil, ils ont perdu l'habitude d'être indépendants. La terreur bureaucratique du stalinisme a paralysé leur volonté, avant que soit venu le tour de la terreur criminelle du fascisme.
Il faut dire clairement, nettement, ouvertement : le stalinisme en Allemagne a eu son 4 août. Désormais, les ouvriers d'avant-garde de ce pays ne parleront plus de la période de domination de la bureaucratie stalinienne qu'avec un sentiment brûlant de honte, qu'avec des paroles de haine et de malédiction. Le Parti communiste officiel d'Allemagne est condamné. Désormais, il ne peut que perdre du terrain, s'effriter et se réduire à néant. Aucun moyen artificiel ne peut le sauver. Le communisme allemand ne peut renaître que sur de nouvelles bases, et avec une nouvelle direction.
La loi du développement inégal s'exprime aussi dans le destin du stalinisme. Il se trouve dans les différents pays à différents stades de son déclin. Dans quelle mesure l'expérience tragique de l'Allemagne servira d'impulsion pour la renaissance des autres sections de l'Internationale communiste, c'est l'avenir qui le dira. En Allemagne, en tout cas, la sinistre chanson de la bureaucratie stalinienne a fini d'être chantée. Le prolétariat allemand se relèvera, le stalinisme jamais. Les ouvriers d'avant-garde allemands doivent construire un nouveau parti sous les coups terribles de l'ennemi. Les bolcheviks-léninistes consacreront toutes leurs forces à ce travail.