1934 |
[Source Léon Trotsky, Œuvres 3, Novembre 1933 – Avril 1934. Institut Léon Trotsky, Paris 1978, pp. 248-251, titre : « La lutte contre le fascisme »] |
Lettre aux dirigeants de la Ligue française
(La lutte contre le fascisme)
2 mars 1934
Chers Amis,
Étant en Suisse [1], je ne puis suivre de près les événements de France. Je ne puis juger que d’après les journaux et les lettres. Mais permettez-moi de vous dire qu’avant d’émigrer en Suisse, j’avais accumulé une certaine expérience dans ces questions en Allemagne, et l’affaire de Ménilmontant [2] me remplit des pires pressentiments. Si les choses se développent sur cette ligne, la catastrophe est inévitable.
De quoi s’agit-il, non seulement pour l’instant, mais pour toute la prochaine période ? D’entraîner les ouvriers dans la lutte contre les fascistes avant que ceux-ci ne soient devenus la force dominante de l’État, habituer les ouvriers à ne pas avoir peur devant les fascistes, leur apprendre à donner des coups aux fascistes et les persuader que, eux, sont plus nombreux et plus audacieux, etc.
Dans cette période, il faut bien distinguer entre les fascistes et l’État qui ne veut pas encore se livrer aux fascistes, qui se veut « arbitre ». Nous savons ce que cela signifie au point de vue sociologique. Mais il ne s’agit pas de sociologie. Il s’agit de donner des coups et d’en encaisser. Politiquement, l’État pré-bonapartiste, l’État « arbitre », signifie que la police hésite, tergiverse, louvoie, en somme est loin de s’identifier avec les bandes fascistes. Notre tâche stratégique est de renforcer les hésitations et les appréhensions de l’« arbitre », de son armée, de sa police. Comment ? En démontrant que nous sommes plus forts que les fascistes, c’est-à-dire en rossant les fascistes sous les yeux de Monsieur l’arbitre, sans engager ce dernier directement, autant que nous n’y sommes pas entièrement forcés. Toute la sagesse est là.
Or, à Ménilmontant, autant que je puis en juger d’ici, on a agi d’une manière tout à fait contraire. L’Humanité affirme qu’il n’y avait pas plus de 50 fascistes — dans un quartier foncièrement ouvrier ! La tâche tactique, ou, si vous voulez, « technique », était bien simple : prendre chaque fasciste ou chaque groupe isolé au collet, le confronter quelques fois avec le pavé, le priver de ses insignes, et de ses papiers de fasciste, et, sans aggraver le conflit, le laisser avec sa frousse et quelques bons bleus. L’arbitre a défendu la liberté de réunion (pour l’instant, il défend aussi les réunions ouvrières contre les fascistes). En ce cas, il était absolument stupide de vouloir provoquer un conflit armé avec la police. C’est précisément ce qu’on a fait. L’Humanité triomphe : on a élevé une barricade ! Pour quoi faire ? Les fascistes ne se trouvaient pas de l’autre côté de la barricade et on venait précisément pour battre les fascistes. Mais c’était peut-être l’insurrection armée ? Pour instaurer la dictature du prolétariat à Ménilmontant.. On n’y comprend rien. Marx a dit : « On ne joue pas avec l’insurrection. » Cela signifie « on ne joue pas avec les barricades ». Même quand il s’agit de l’insurrection, on n’élève pas des barricades n’importe où et n’importe quand (là-dessus, on peut apprendre quelque chose chez Blanqui. Voir les documents publiés dans La Critique sociale).
On a réussi :
a) à laisser les fils à papa rentrer chez eux en bon état,
b) on a provoqué la police et on a fait tuer un ouvrier,
c) on a donné aux fascistes un argument important : les communistes commencent à élever des barricades.
Les bureaucrates idiots diront : « Eh bien, c’est par peur des fascistes et par amitié pour la police que nous devons renoncer aux barricades ? » C’est une trahison de renoncer aux barricades quand la situation politique les exige, et quand on est assez fort pour les bâtir et les défendre. Mais c’est une provocation écœurante de faire des simulacres de barricades à propos d’une petite réunion fasciste, et de déformer toutes les proportions politiques, et de désorienter le prolétariat.
Il s’agit d'entraîner les ouvriers en nombre croissant dans la lutte contre le fascisme. L’aventure de Ménilmontant ne peut qu’isoler une petite minorité combative. Cent ouvriers, mille ouvriers, qui seraient prêts à donner quelques coups aux jeunes bourgeois arrogants, diront après cette expérience : « Ah non, je ne veux pas qu’on me brise la tête à propos de rien ! » Le résultat de toute l’entreprise est absolument contraire à son but. Et pour vous dire toute ma pensée, je ne serai pas très étonné si on apprend dans quelque temps que les plus grands braillards sur les barricades étaient des agents fascistes dans les rangs staliniens, qui voulaient dégager leurs amis et provoquer un conflit avec la police. Si c’est cela, ils ont bien réussi.
Qu’auraient dû faire sur place les éléments les plus actifs et les plus entreprenants ? Improviser un petit état-major en s’adjoignant un socialiste, un stalinien, si c’était possible (en même temps, il aurait fallu expliquer aux ouvriers que l’état-major du quartier aurait dû fonctionner la veille de la manifestation, comme organisme permanent). Cet état-major improvisé, avec la carte de l’arrondissement sous les yeux, aurait dû tracer le plan le plus simple du monde, regrouper une ou deux centaines de manifestants en équipes de 3 à 5 gars avec un chef pour chacune, et les laisser faire leur besogne en obligeant les chefs à se réunir après les coups pour tirer le bilan et les leçons nécessaires pour l’avenir. Cette seconde réunion serait un bon noyau d’un état-major permanent, un bon appui pour la milice ouvrière dans le quartier. Naturellement, on aurait dû avoir des tracts expliquant la nécessité d’un état-major permanent.
Le bilan, pour les éléments révolutionnaires et perspicaces, est :
a) avoir son propre petit état-major pour de pareilles occasions ;
b) envisager par avance les possibilités et éventualités du conflit ;
c) établir quelques plans approximatifs (plusieurs variantes) ;
d) avoir une carte du quartier ;
e) avoir des tracts répondant à la situation.
Voilà ce que je puis dire pour l’instant. Je suis presque sûr que ces suggestions coïncideront tout à fait avec vos propres idées. Tant mieux.
Notes
[1] Naturellement il s’agit d'une précaution de clandestinité destinée à égarer éventuellement la police, puisque Trotsky se trouvait à cette époque à Barbizon et venait à Paris environ une fois par semaine.
[2] L'organisation d’extrême droite des Croix de Feu du colonel de la Rocque avait annoncé une réunion publique le 26 février 1934 dans le quartier ouvrier de BelleviIle. L'appel du P.C. à une contre-manifestation entraîna deux séries de conséquences. D’une part, la réunion Croix de Feu fut déplacée dans une brasserie de la rue des Pyrénées et eut lieu devant une assistance de quelques dizaines de personnes sous la surveillance de la police. D'autre part, la contre-manifestation en question fut marquée notamment par la construction d’une barricade entre cette rue et le boulevard de Ménilmontant. La police donna l’assaut et fit usage de ses armes, faisant de nombreux blessés et tuant un jeune ouvrier communiste de dix-neuf ans, Henri Willemin. Il y avait donc eu affrontement, non entre fascistes et contre-manifestants ouvriers, mais entre ces derniers et la police : c’est cette situation que relève Trotsky.