1937

Dans la période des procès de Moscou, afin de tenter de faire prévaloir la vérité, fut constituée une Commission d'enquête sous la présidence du philosophe et pédagogue libéral américain John Dewey. Ce texte est la déclaration finale, faite par Trotsky, à Mexico, le 17 avril 1937, au cours de la 13ème séance de la commission préliminaire d'enquête sur le cas de L. Trotsky. II a été publié dans le livre " The case of L. Trotsky " (éditions Harpers Brothers, New-York) qui contient le procès-verbal intégral des travaux de cette commission et ses conclusions, à savoir que les accusations de Moscou n'étaient pas fondées. La traduction française de cet extrait, sous le titre "Trotsky n'est pas coupable", a été publiée par Syllepse en 2018.

Léon Trotsky

Déclaration finale de Trotsky à la commission Dewey

17 avril 1937


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Comme je l’ai dit, je considère que mon discours de clôture est une conclusion à cette commission. Je ne présente aujourd’hui qu’une partie de mes arguments. Je présenterai l’autre partie par écrit, afin de terminer ce soir. Je commencerai par la question pourquoi l’enquête est-elle nécessaire. Si vous le permettez je vais rester assis pour lire ma déclaration.

POURQUOI UNE ENQUÊTE EST-ELLE NÉCESSAIRE ?

Il est incontestable que les procès Zinoviev-Kamenev et Piatakov-Radek ont suscité la plus grande méfiance envers la justice soviétique parmi les cercles ouvriers et démocratiques du monde entier. Cependant, c’était précisément dans ces affaires qu’il était absolument nécessaire que le pouvoir judiciaire fasse preuve de clarté et soit irréprochable. Les accusateurs, comme les accusés, au moins les plus importants d’entre eux — bénéficient d’une renommée mondiale.

Les buts et motifs des participants devaient découler directement de leur position politique, du caractère des personnes mises en cause, de tout leur passé. La majorité des accusés ont été fusillés ; leur culpabilité, nous le supposons, ayant été absolument prouvée ! Cependant, si on laisse de côté ceux qui peuvent être convaincus de n’importe quoi, sur un simple ordre télégraphié de Moscou, l’opinion publique occidentale a fermement refusé de soutenir les accusateurs et les bourreaux. Au contraire, inquiétude et méfiance se sont transformées en horreur et en dégoût. De plus, personne n’envisage qu’une erreur judiciaire ait pu être commise. Les autorités de Moscou ne peuvent avoir fusillé Zinoviev, Kamenev, Smirnov, Piatakov, Serebriakov et tous les autres « par erreur ». Manquer de confiance dans la justice de Vychinski, c’est dans le cas présent suspecter Staline de montage judiciaire pour des objectifs politiques. Il n’y a pas de place pour une autre interprétation

Mais peut-être l’opinion publique sentimentale a-t-elle été induite en erreur par des sympathies préconçues pour les accusés ? Cet argument a été utilisé plus d’une fois dans les affaires de Francisco Ferrer en Espagne, de Sacco, Vanzetti et de Mooney aux États-Unis etc. Mais pour autant que les accusés de Moscou soient concernés, il ne peut être question de sympathies partisanes. La partie la plus informée de l’opinion publique, il faut bien le dire, n’avait plus ni confiance ni respect pour les principaux accusés en raison de leurs nombreuses rétractations précédentes et surtout de leur conduite devant le tribunal. L’accusation a présenté les accusés, avec leur complicité, non comme des capitulards devant Staline, mais comme des « trotskistes » revêtus du manteau de la capitulation. Une telle caractérisation, pour autant qu’elle soit acceptée comme fondée, ne pouvait en aucune manière accroître la sympathie pour les accusés. Finalement, le « trotskisme » lui-même est aujourd’hui représenté par une toute petite minorité du mouvement ouvrier, en lutte acharnée avec les autres partis et fractions.

Les accusateurs sont dans une situation incomparablement plus favorable. Derrière eux se trouvent l’Union soviétique et tous les espoirs de progrès qu’elle représente. La vague réactionnaire mondiale, particulièrement sous sa forme la plus barbare, le fascisme, a orienté la sympathie et les espoirs des cercles démocratiques, même les plus modérés, vers l’Union soviétique. Cette sympathie est sans doute de nature assez floue. Et c’est précisément pourquoi les amis officiels ou non de l’URSS ne sont pas enclins, en règle générale, à démêler les contradictions internes du régime soviétique ; au contraire, ils sont prêts par avance à considérer toute opposition à ses dirigeants comme une coopération de fait avec la réaction mondiale. Il faut ajouter à cela les liens diplomatiques et militaires de l’URSS pris dans le contexte général des relations internationales actuelles.

Dans nombre de pays, la France, la Tchécoslovaquie, et dans une certaine mesure la Grande-Bretagne et les États-Unis, des sentiments nationalistes et patriotiques développent, dans l’opinion, un a priori favorable envers le gouvernement soviétique, en tant qu’adversaire de l’Allemagne et du Japon.

Il n’est pas nécessaire de mentionner, pour couronner le tout, que Moscou dispose de puissants leviers, visibles ou non, qui exercent une pression sur l’opinion publique dans toutes les couches de la société. L’agitation sur la nouvelle constitution, « la plus démocratique du monde », qui a été rendue publique, cela n’est pas par hasard, à la veille des procès, a suscité encore davantage de sympathie pour Moscou.

Le gouvernement soviétique disposait ainsi dès le départ d’un capital de confiance renforcé. Malgré tout, les accusateurs tout-puissants n’ont ni convaincu ni conquis l’opinion publique mondiale qu’ils ont essayé de prendre au dépourvu. L’autorité du gouvernement soviétique a fortement diminué après les procès. Des adversaires implacables du trotskisme, des alliés de Moscou, et même des amis de longue date de la bureaucratie soviétique ont réclamé la vérification des accusations. Il suffit de rappeler les mesures prises par la 2ème Internationale et la Fédération syndicale internationale [1] en août 1936. Dans sa réponse d’une brutalité extrême, le Kremlin, qui avait escompté une victoire totale, montra toute la profondeur de sa déception. Friedrich Adler, secrétaire de la 2ème Internationale, et par conséquent implacable adversaire du trotskisme, a comparé les procès de Moscou aux procès en sorcellerie de l’Inquisition. Le théoricien réformiste bien connu Otto Bauer qui n’hésite pas à déclarer à la presse que Trotsky spécule sur une guerre future (déclaration non seulement fausse mais absurde !) est contraint malgré toute sa sympathie politique pour la bureaucratie stalinienne, de reconnaître que les procès de Moscou sont des montages judiciaires. Le New York Times, un journal extrêmement prudent et loin d’avoir quelque sympathie pour le trotskisme, a résumé la fin du dernier procès par ces mots : « La charge de la preuve incombe non à Trotsky mais à Staline. » Cette seule phrase dévastatrice réduit à zéro la crédibilité juridique de la procédure judiciaire de Moscou.

Si ce n’était pas pour des considérations diplomatiques, patriotiques et « antifascistes », le manque de confiance dans les accusateurs de Moscou serait incomparablement plus important. Cela peut être facilement démontré par un exemple extrêmement instructif. En octobre dernier mon livre La révolution trahie a été publié en France. Il y a quelques semaines, il est paru à New York. Pas un seul des nombreux critiques, la plupart étant mes adversaires, dont l’ancien premier ministre français Caillaux, n’a mentionné le fait que l’auteur du livre avait été «jugé coupable » d’une alliance avec le fascisme et le militarisme japonais contre la France et les États-Unis. Personne, pas même Louis Fischer, n’a jugé nécessaire de comparer mes analyses politiques avec les accusations du Kremlin. C’était comme s’il n’y avait eu ni procès, ni exécutions à Moscou. Ce seul fait, si l’on y réfléchit, constitue la preuve irréfutable que la partie de l’opinion la mieux informée, à commencer par le pays le plus intéressant, la France, n’a non seulement pas accepté cette accusation monstrueuse, mais l’a tout simplement rejetée avec un dégoût à peine dissimulé.

Malheureusement, nous ne pouvons savoir ce que pense la population bâillonnée d’Union soviétique. Mais dans le reste du monde, les masses laborieuses ont été saisies d’une tragique confusion qui a empoisonné leurs pensées et paralyse leur volonté. Soit toute la vieille génération des dirigeants bolcheviques, avec une seule et unique exception, a réellement trahi le socialisme pour le fascisme, soit l’actuelle direction de l’URSS a organisé un montage judiciaire contre les fondateurs du parti bolchevique et de l’État soviétique. Oui c’est ainsi que la question se pose : soit le bureau politique de Lénine était composé de traîtres, soit le bureau politique de Staline est composé de faussaires. Il n’y a pas de troisième possibilité ! Mais c’est précisément parce qu’il n’y a pas de troisième possibilité que l’opinion publique progressiste ne peut échapper, au risque de son existence même, à ce choix difficile et tragique et à l’expliquer aux masses populaires.

UNE ENQUÊTE POLITIQUE ACCEPTABLE ?

L’objection semi-officielle, souvent entendue, selon laquelle le travail de la commission peut « nuire politiquement » à l’URSS et aider le fascisme constitue, pour rester poli, un mélange de stupidité et d’hypocrisie. Acceptons un instant que les accusations du tribunal contre l’Opposition aient quelque fondement, c’est-à-dire que des douzaines d’hommes n’ont pas été fusillées sans raison. Dans ce cas, un gouvernement énergique n’aurait aucune difficulté pour produire les documents de l’enquête préliminaire, combler les insuffisances de la procédure judiciaire, expliquer les contradictions et dissiper les moindres doutes. Une telle démarche ne pourrait que renforcer l’autorité du gouvernement soviétique.

Mais que faire si la commission met à nu l’imposture préméditée des accusations de Moscou ? La prudence politique n’exigerait-elle pas alors d’éviter le risque d’une enquête ? Une telle approche, rarement exprimée franchement, est basée sur une lâcheté, comme si les forces de la réaction pouvaient être combattues par des histoires, des balivernes et des mensonges, comme si le meilleur remède pour guérir une maladie consistait à s’abstenir de l’appeler par son nom. Si l’actuel gouvernement soviétique est capable d’avoir recours à une conspiration judiciaire sanglante pour tromper son propre peuple, il ne peut être l’allié du prolétariat mondial dans la lutte contre la réaction. Sa propre insuffisance apparaîtra alors au premier grand choc historique.

Plus tôt l’infection sera dévoilée, plus vite interviendra la crise inévitable, et plus grand sera l’espoir qu’elle peut être surmontée par les forces vives de l’organisme. De l’autre côté, fermer les yeux sur la maladie ne mènerait qu’à son aggravation. Et cela conduirait à une catastrophe historique majeure.

Staline a rendu son premier grand service à Hitler avec la théorie et la pratique du « social-fascisme ». Il lui a rendu un second service avec les procès de Moscou. Ces procès, au travers lesquels les plus grandes valeurs morales sont écrasées et violées, ne pourront pas être effacés de la conscience de l’humanité. Il est possible d’aider les masses à se remettre des blessures infligées par les procès uniquement par une clarté complète et l’entière vérité.

L’opposition d’un certain type d’« ami » à l’enquête, qui est en soi un véritable scandale, découle du fait que même les plus zélés défenseurs de la justice de Moscou manquent de conviction intérieure pour la solidité de leur dossier. Ils dissimulent leur manque d’assurance par des arguments contradictoires et indignes. Une enquête, disent-ils, est « une intervention dans les affaires intérieures de l’URSS ! ». Mais le prolétariat mondial n’a-t-il pas le droit d’intervenir dans les affaires intérieures de l’URSS ? Dans les rangs du Comintern, ils répètent encore « l’URSS est la patrie de tous les travailleurs ». Une étrange patrie dans les affaires de laquelle personne ne devrait oser intervenir ! Si les masses travailleuses ont des soupçons envers leurs dirigeants, ces derniers sont tenus de leur fournir des explications complètes et toute facilité pour une enquête. Ni le procureur d’État, ni les juges, ni les membres du bureau politique de l’URSS ne sont exempts de cette règle élémentaire. Quiconque cherche à s’élever au-dessus de la démocratie ouvrière, en agissant ainsi, la trahit.

À cela il faut ajouter que la question posée n’est pas une affaire « intérieure » à l’URSS, même considérée d’un point de vue purement formel. Il y a déjà cinq ans que la bureaucratie moscovite m’a privé, ainsi que ma femme et notre fils aîné, de la citoyenneté soviétique. Par conséquent, ils se sont privés de tout droit particulier nous concernant.

Nous avons été privés d’une « patrie » qui pourrait nous défendre. Il est donc naturel que nous nous mettions sous la protection de l’opinion publique internationale.

L'OPINION DU PROFESSEUR CHARLES A. BEARD

Dans sa réponse en date du 19 mars 1937 à George Novack, secrétaire du American Committee for the Defense of Léon Trotsky, le professeur Charles A. Beard a motivé son refus de prendre part à la commission d’enquête avec des arguments de principe qui ont une grande valeur par eux-mêmes, au-delà de la participation ou non du célèbre historien à la commission d’enquête.

Tout d’abord, nous apprenons que le professeur Beard a fait « une étude attentive de nombreux documents liés à l’affaire, dont le compte rendu officiel du dernier procès de Moscou ». On comprend, sans autre commentaire, le poids d’une telle déclaration de la part d’un universitaire qui sait parfaitement ce qu’est une étude attentive. Le professeur Beard, de façon très maîtrisée et sans équivoque, communique « certaines conclusions » auxquelles son étude l’a conduit. D’abord, dit-il, l’accusation contre Trotsky repose uniquement sur des aveux. « Suivant une longue étude des problèmes historiques, je sais que les confessions, même lorsqu’elles sont volontaires, ne constituent pas des preuves irréfutables. » Le mot « même » indique assez clairement que la question du caractère volontaire des confessions de Moscou est, pour cet universitaire, une question pour le moins ouverte. Comme exemple d’auto-accusations factices, le professeur cite le cas classique des procès de l’Inquisition, avec leurs exemples de superstitions les plus sombres. Cette seule comparaison, qui coïncide avec l’approche de Friedrich Adler, secrétaire de la 2ème Internationale, parle d’elle-même. En outre, le professeur Beard juge approprié d’appliquer une règle qui régit la jurisprudence américaine, à savoir : l’accusé doit être considéré innocent s’il n’a pas été porté contre lui des preuves objectives ne laissant aucune place au doute raisonnable. Enfin, l’historien écrit qu’« il est presque, sinon totalement, impossible dans un tel cas, de réunir des preuves négatives ; à savoir, au cas particulier, que M. Trotsky n’est pas entré dans les relations de conspiration qui lui sont reprochées. Naturellement en tant qu’ancien révolutionnaire expérimenté en la matière, il ne laisserait pas de traces compromettantes de telles opérations, s’il y participait. En outre, personne au monde ne pourrait prouver son implication dans une conspiration, à moins de le faire surveiller en permanence. À mon avis, ce n’est pas à M. Trotsky qu’il incombe d’accomplir l’impossible, c’est- à-dire de prouver une négation par une preuve positive. Il revient à ses accusateurs de produire davantage que des aveux, à savoir des preuves corroborant des faits particuliers et déclarés ».

Comme il a été déjà dit, ces conclusions, en elles-mêmes, sont de la plus haute importance car elles disqualifient la justice de Moscou. Si des aveux non confirmés, au caractère « volontairement » douteux sont insuffisants pour m’accuser, ils sont également insuffisants pour accuser les autres. Cela signifie, selon le professeur Beard, que les dizaines de personne qui étaient innocentes, ou dont la culpabilité n’a pas été démontrée, ont été fusillées à Moscou. Messieurs les bourreaux doivent compter avec cette estimation faite par un enquêteur exceptionnellement consciencieux sur la base d’une étude attentive de la question.

Cependant, je dois dire que selon moi la décision formelle du professeur Beard, à savoir son refus de participer à l’enquête, n’est pas du tout conforme à ses conclusions matérielles. En effet, l’opinion publique cherche avant tout à résoudre l’énigme : l’accusation a-t-elle été prouvée ou non ? C’est précisément à cette question que la commission souhaite avant tout résoudre. Le professeur Beard déclare qu’il est déjà personnellement arrivé à la conclusion que l’accusation n’a pas été établie et que c’est la raison pour laquelle il ne se joint pas à la commission. Il me semble que la décision correcte aurait été la suivante : «J’entre à la commission afin de tester la justesse de mes conclusions. » Il est absolument clair que la décision collective de la commission, au sein de laquelle les représentants de différentes branches du monde intellectuel sont présents, aura davantage de poids sur l’opinion publique que les conclusions d’une personne seule, même disposant d’une grande autorité.

Les conclusions du professeur Beard, avec toute leur importance, sont cependant incomplètes, même dans leur essence matérielle. La question ne consiste pas simplement à savoir si l’accusation contre moi est fondée ou non. À Moscou des dizaines de personnes ont été fusillées. Des dizaines d’autres attendent d’être exécutées. Des centaines et des milliers de personnes sont suspectées, accusées ou calomniées, non seulement en URSS mais également dans toutes les parties du monde. Tout cela sur la base d’« aveux » que le professeur Beard se retrouve à comparer avec les aveux des victimes de l’Inquisition. La question fondamentale, désormais, devrait être formulée de cette manière : qui organise ces procès inquisitoriaux, ces croisades de calomnies, pourquoi et dans quel but ? Des centaines de milliers d’hommes dans le monde entier sont fermement convaincus, et des millions suspectent, que les procès reposent sur des falsifications systématiques, dictées par des objectifs politiques déterminés. C’est précisément cet acte d’accusation contre la clique dirigeante de Moscou que j’espère établir devant la commission. Par conséquent, ce n’est pas seulement la question d’un fait « négatif», que M. Trotsky n’a pas participé à un complot, mais aussi d’un fait positif, à savoir que Staline a organisé le plus grand trucage de l’histoire de l’humanité.

Cependant, même en ce qui concerne les « faits négatifs », je ne puis accepter le jugement trop catégorique du professeur Beard. Il suppose qu’en tant que révolutionnaire expérimenté, je n’aurai pas conservé des documents qui m’auraient compromis. C’est tout à fait exact. Mais aurais-je écrit de façon la plus imprudente et la plus compromettante des lettres aux conspirateurs ?

Je n’aurais pas non plus dévoilé avec insouciance les plans les plus secrets à des jeunes gens inconnus de moi et ne leur aurais pas confié, lors de notre première rencontre, de sérieuses missions terroristes. Puisque le professeur Beard m’accorde un certain crédit en tant que conspirateur, je me fonde sur ce crédit pour discréditer les « aveux » selon lesquels je suis présenté comme un conspirateur d’opéra-comique qui s’occupe surtout de fournir au futur procureur le plus grand nombre possible de témoins contre moi. Il en va de même pour les autres accusés, en particulier Zinoviev et Kamenev. Sans rime ni raison, ils élargissent le cercle des initiés. Leur manque de prudence, qui s’affiche sans complexe, a un caractère délibérément calculé. Et malgré tout cela, il n’y a pas l’ombre d’une preuve dans les mains de l’accusation. L’absence de preuve, je ne cesserai jamais de le répéter, non seulement annihile les accusations mais constitue également un terrible élément à charge contre les accusateurs eux-mêmes.

Cependant, j’ai également des preuves tout à fait positives plus directes du « fait négatif». Ce n’est pas rare dans la jurisprudence. Naturellement il est difficile de démontrer qu’en huit années d’exil je n’ai eu aucune réunion secrète avec n’importe qui et n’importe où, ayant pour objet une conspiration contre les autorités soviétiques. Mais ce n’est pas la question. Les plus importants témoins de l’accusation, les accusés eux-mêmes, ont été obligés d’indiquer quand et où ils ont eu des réunions avec moi. Dans tous les cas, en raison des circonstances de mon mode de vie (surveillance de la police, présence constante d’une garde composée de mes amis, courrier quotidien etc.) je peux, de façon irréfutable, démontrer que je n’étais ni ne pouvais être aux endroits indiqués, aux moments indiqués. En langage juridique, une telle preuve positive d’un fait négatif s’appelle un alibi. De plus, il est absolument indiscutable que je ne conserverais pas dans mes archives les dossiers de mes crimes, si j’en avais commis. Mais mes archives sont importantes pour l’enquête, non pas pour ce qui manque pour ce qu’elles contiennent. Une bonne connaissance du développement quotidien de ma pensée et de mes actes sur une période de neuf ans (un an de bannissement et huit ans d’exil) suffit à démontrer un « fait négatif», à savoir que je n’aurais pas pu commettre d’actes contraires à mes convictions, mes intérêts et mon caractère.

UN EXAMEN « PUREMENT JURIDIQUE »

Les agents du gouvernement de Moscou sont eux-mêmes bien conscients que le verdict de Moscou ne peut pas tenir sans le soutien d’une opinion compétente autorisée. Dans ce but, l’avocat Pritt [2] a été secrètement invité au premier procès et un autre avocat anglais, Dudley Collard [3], au second. À Paris, trois avocats, obscurs mais très dévoués au GPU, ont tenté d’utiliser l’Association Juridique Internationale [4], dans le même but. En s’arrangeant avec l’ambassade soviétique, l’obscur avocat français Rosenmark [5], agissant sous couvert de la Ligue des droits de l’homme, a émis une opinion d’expert moins bienveillante qu’ignorante.

À Mexico, les «Amis de l’Union soviétique » ont proposé au « Front socialiste des avocats », cela n’est pas par hasard, d’ouvrir une enquête juridique sur les procès de Moscou. D’autres dispositions sont apparemment en préparation aux États-Unis. À Moscou, le Commissariat du peuple à la justice a publié en plusieurs langues le compte rendu du procès des 17 (Piatakov, Radek, etc.), afin de mieux faire certifier par des juristes reconnus que les victimes de l’inquisition ont toutes été fusillées selon les règles établies par les inquisiteurs.

En fait, une certification du respect formel, de règles de droit et de jurisprudence a une importance proche de zéro. La nature de l’affaire est à rechercher dans les conditions matérielles de la préparation et de la conduite du procès. Bien entendu, même si on ne tient pas compte des éléments décisifs, situés en dehors de la salle d’audience, il faut reconnaître que les procès de Moscou sont une pure et simple parodie de justice. L’enquête, dans la vingtième année de la révolution, a été menée dans un secret absolu. Toute la vieille génération des bolcheviques a été jugée devant un tribunal militaire composé de fonctionnaires militaires insignifiants. Tout le procès a été dominé par un procureur qui a été toute sa vie, et reste toujours, un ennemi politique des accusés.

Il n’y a pas de défense et la procédure est privée de tout examen contradictoire. Les preuves matérielles ne sont pas présentées à la cour. On en parle mais elles n’existent pas. Les témoins cités par le procureur ou par les accusés ne sont pas interrogés. Toute une série d’accusés qui ont fait l’objet de l’enquête judiciaire sont absents du banc des accusés pour des raisons inconnues. Deux des principaux accusés, qui se trouvent à l’étranger, ne sont même pas informés du procès et, comme les témoins qui sont hors de Russie, ne peuvent pas prendre les mesures nécessaires pour faire ressortir la vérité. Le dialogue judiciaire est totalement construit sur un jeu arrangé à l’avance de questions-réponses. Le procureur n’aborde avec les accusés aucune question concrète qui pourrait l’embarrasser ou faire ressortir les incohérences matérielles de leurs aveux. Le juge qui préside couvre obséquieusement le travail du procureur. C’est précisément la nature « verbatim » du compte rendu qui révèle le plus les agissements du procureur et des juges. À cela il faut ajouter qu’on peut difficilement avoir confiance dans l’authenticité du compte rendu lui-même.

Mais, pour autant que ces considérations soient importantes, ouvrant un vaste champ d’analyse juridique, elles sont néanmoins de caractère secondaire et tertiaire puisqu’elles concernent la forme de l’accusation et non sa nature. Théoriquement, on peut imaginer que si Staline, Vychinski et Iejov sont capables, sur une période de 5 ou 10 ans, d’organiser de tels procès en toute impunité, ils devraient atteindre un si haut niveau de technicité pour que tous les éléments de jurisprudence soient en accord formel les uns avec les autres, et avec les lois existantes. Mais la perfection en matière de technique de montage juridique ne permettra pas de s’approcher d’un millimètre plus près de la vérité.

Dans un procès politique d’une telle importance, le juriste ne peut pas se défaire des conditions politiques dans lesquelles le procès a lieu et est conduite l’enquête préliminaire - pour le dire concrètement, de l’oppression totalitaire dans laquelle, en dernière analyse, baignent les accusés, les témoins, les juges, les avocats et même le procureur en personne. Ici est le cœur de la question : sous un régime incontrôlé et despotique qui concentre dans les mêmes mains tous les moyens de contrainte économique, politique, physique et morale, un tel procès cesse d’être une procédure juridique pour devenir un jeu juridique, avec des rôles préparés d’avance. Les accusés n’apparaissent sur scène qu’après une série de répétitions qui donnent au metteur en scène l’assurance absolue qu’ils n’outrepasseront pas les limites de leur rôle.

En ce sens, comme toutes les autres, les procédures judiciaires représentent un concentré du régime politique de l’URSS dans son ensemble. Lors des auditions, les intervenants ont tous dit une seule et même chose, calant leurs propos sur ceux de l’intervenant en chef, au mépris de ce qu’ils avaient pu dire la veille. Dans les journaux, tous les articles exposent une seule et même directive, dans le même langage. Suivant la baguette du chef d’orchestre, les historiens, les économistes et même les statisticiens réarrangent le passé et le présent sans tenir compte des faits, des documents ou des éditions précédentes de leurs propres livres. Dans les jardins d’enfants et les écoles, tous les enfants avec les mêmes mots glorifient Vychinski et maudissent les accusés. Personne n’agit de par sa propre volonté qui est ainsi violée. Le caractère monolithique du procès, dans lequel les accusés essaient de se surpasser en répétant les formules du procureur, n’est donc pas une exception à la règle mais seulement l’expression la plus révoltante du régime inquisitorial totalitaire. Ce n’est pas un tribunal en action que nous avons vu mais une pièce où les principaux acteurs jouent leur rôle un pistolet sur la tempe. Le rôle peut être bien ou mal joué, c’est une question de technique inquisitoriale et non de justice. L’examen « purement juridique » des procès de Moscou se réduit essentiellement à la question de savoir si le montage a été bien fait ou non.

Pour mieux éclairer la question, pour autant qu’elle demande des éclaircissements, prenons un exemple récent dans le domaine du droit constitutionnel. Après qu’Hitler ait pris le pouvoir, il a déclaré contre toute attente qu’il n’avait pas l’intention de modifier les lois fondamentales de l’État. La plupart des gens ont probablement oublié qu’aujourd’hui encore, la constitution de Weimar est restée intacte. Mais Hitler a introduit dans son cadre juridique le contenu d’une dictature totalitaire.

Imaginons un expert qui, ajustant ses lunettes universitaires et armé des documents officiels, se met à étudier la structure juridique de l’État allemand « d’un point de vue purement juridique ». Après plusieurs heures d’efforts intellectuels, il découvrira que l’Allemagne d’Hitler est une république démocratique transparente (suffrage universel, parlement donnant tout pouvoir au « Führer », autorité judiciaire indépendante etc.). Toute personne saine d’esprit, cependant, s’écriera que cette « appréciation » juridique est au mieux une manifestation de crétinisme juridique.

La démocratie est basée sur la lutte ininterrompue des classes, des partis, des programmes et des idées. Si cette lutte est étouffée, il ne reste plus qu’une coquille vide parfaitement adaptée au camouflage d’une dictature fasciste. La jurisprudence contemporaine est basée sur la lutte entre l’accusation et la défense, lutte qui se déroule sous certaines formes judiciaires. Partout où le conflit entre les parties est étouffé par la violence extrajudiciaire, les formes judiciaires, quelles qu’elles soient, ne sont qu’une couverture pour l’inquisition. Une véritable enquête sur les procès de Moscou ne pouvait éviter d’aborder tous ces aspects. On utilisera, bien sûr, les « verbatims », non pas en en tant que tels, mais comme les parties constituantes d’un drame historique, dont les facteurs déterminants restent dans les coulisses du jeu judiciaire.

AUTOBIOGRAPHIE

Dans son intervention finale du 28 janvier [au 2ème procès de Moscou], Vychinski dit : «Trotsky et les trotskistes ont toujours été les agents du capitalisme au sein du mouvement ouvrier. ». Vychinski a dénoncé « le visage de l’authentique trotskisme, ce vieil ennemi des ouvriers et des paysans, vieil ennemi du socialisme, serviteur loyal du capitalisme. » Il a décrit l’histoire « du trotskisme qui a passé plus de trente ans de son existence à préparer sa conversion en détachement du fascisme, en département de la police fasciste ».

Alors que les publicistes étrangers de la Guépéou (dans le Daily Worker, New Masses, etc.) dépensent leur énergie à tenter d’expliquer, avec l’aide d’hypothèses cousues de fil blanc et d’analogies historiques, comment un marxiste révolutionnaire peut se transformer en fasciste au cours des six décades de sa vie, Vychinski aborde la question d’une manière entièrement différente : Trotsky a toujours été un agent du capitalisme et un ennemi des ouvriers et des paysans ; pendant plus de trente ans, il s’est préparé à devenir un agent du fascisme. Vychinski dit ce que les publicistes de New Masses diront plus tard. C’est pourquoi je préfère citer Vychinski. Aux assertions du procureur de l’URSS, j’oppose la réalité des actes de ma vie.

Vychinski se trompe lorsqu’il parle de mes trente années de préparation au fascisme. Les faits, l’arithmétique, la chronologie, ainsi que la logique, ne sont pas, en général, les points forts de l’accusation. En effet, le mois dernier a marqué la quarantième année de ma participation ininterrompue au mouvement ouvrier sous la bannière du marxisme.

À 18 ans, j’ai organisé illégalement l’Union ouvrière de la Russie méridionale qui comptait 200 ouvriers. À l’aide d’un duplicateur, j’ai édité le journal révolutionnaire Nashe Delo (Notre cause). Lors de mon premier exil en Sibérie (1900-1902), j’ai participé à la création de l’Union sibérienne de la lutte pour l’émancipation du travail. Après ma première fuite à l’étranger j’ai rejoint l’Iskra, organisation sociale-démocrate, dirigée par Plekhanov, Lénine et d’autres. En 1905, je dirigeai les travaux du premier soviet des délégués ouvriers de Pétersbourg.

J’ai passé quatre années et demie en prison, j’ai été exilé par deux fois en Sibérie où j’ai passé deux ans et demi. Je me suis évadé deux fois de Sibérie. En deux périodes, j’ai passé, au total, douze années d’exil sous le tsarisme. En 1915, j’ai été condamné, en Allemagne, à la prison par contumace pour mes activités contre la guerre. J’ai été expulsé de France pour le même « crime », arrêté en Espagne et interné par le gouvernement britannique dans un camp de concentration canadien. C’est de cette façon que j’ai rempli ma fonction d’« agent du capitalisme ».

La fable des historiens staliniens, suivant laquelle j’aurais été un menchevik jusqu’en 1917, n’est qu’une de leurs falsifications habituelles.

Depuis le jour où le bolchevisme et le menchevisme prirent forme politiquement et organisationnellement (1904), je suis resté formellement en dehors des deux fractions mais, comme le montrent les trois révolutions russes, ma ligne politique, malgré des polémiques et des conflits, ont coïncidé dans toutes les questions fondamentales avec la ligne de Lénine.

Le plus important désaccord entre Lénine et moi durant ces années était mon espoir que par une unification avec les mencheviks, la plupart d’entre eux pourraient être poussés sur la voie de la révolution. Sur cette question brûlante, Lénine avait totalement raison. Néanmoins, il faut dire que, en 1917, les tendances à l’unification étaient très fortes chez les bolcheviques. Le 1er novembre 1917, au meeting du comité du parti de Petrograd, Lénine a déclaré à ce propos : «Trotsky a longtemps dit que l’unification était possible. Trotsky a compris que cela était impossible et depuis ce moment il n’y a pas de meilleur bolchevique. »

Depuis la fin de 1904, j’ai défendu l’idée que la révolution russe ne pouvait s’achever que par la dictature du prolétariat, qui à son tour devait conduire à la transformation socialiste de la société compte tenu du développement victorieux de la révolution mondiale.

Une minorité de mes actuels adversaires considéraient cette perspective improbable jusqu’en avril 1917, et la qualifiaient défavorablement de « trotskisme », lui préférant le programme de la république bourgeoise démocratique. Quant à l’écrasante majorité de la bureaucratie actuelle, elle n’a adhéré au pouvoir soviétique qu’après la fin victorieuse de la guerre civile.

Durant les années de mon exil, j’ai participé au mouvement ouvrier en Autriche, en Suisse, en France et aux États-Unis. Je repense à mes années de mon exil avec gratitude car elles m’ont donné la possibilité de me rapprocher de la vie de la classe ouvrière mondiale et de transformer mon internationalisme de concept abstrait en force motrice pour le reste de ma vie.

Durant la guerre [la Première Guerre mondiale] d’abord en Suisse puis en France, j’ai mené une propagande contre le chauvinisme qui rongeait la 2ème Internationale. Pendant plus de deux ans, j’ai publié à Paris, sous la censure militaire, un quotidien russe, dans l’esprit de l’internationalisme révolutionnaire.

J’étais en relation étroite dans mon travail avec les éléments internationalistes de France et j’ai pris part, avec leurs représentants, à la conférence internationale des opposants au chauvinisme à Zimmerwald (1915). J’ai poursuivi la même activité durant les deux mois que je passais aux États-Unis.

Après mon arrivée à Petrograd (5 mai 1917), venant du camp de concentrations au Canada où j’ai enseigné les idées de Liebknecht et de Rosa Luxemburg aux marins allemands emprisonnés, j’ai pris part directement à la préparation et à l’organisation de la révolution d’Octobre, particulièrement durant les quatre mois décisifs durant lesquels Lénine fut contraint de se cacher en Finlande.

En 1918, dans un article où il cherchait à limiter mon rôle dans la révolution d’Octobre, Staline a cependant été obligé d’écrire :

Tout le travail de l’organisation pratique de l’insurrection a été mené sous la direction effective du président du soviet de Petrograd, le camarade Trotsky. Nous pouvons dire avec certitude que le basculement de la garnison aux côtés des soviets et la lourde tâche du comité militaire révolutionnaire, le parti les doit principalement et avant tout au camarade Trotsky (La Pravda, n° 241, 6 novembre 1918).

Cela n’a pas empêché Staline d’écrire six ans plus tard :

Le camarade Trotsky, un homme relativement nouveau dans notre parti dans la période d’Octobre, n’a pas joué, et ne pouvait jouer, un rôle particulier tant dans le parti qu’au cours de la révolution d’Octobre (Joseph Staline, Trotskisme et Léninisme, p. 68-69).

À présent l’école stalinienne, avec l’aide de ses propres méthodes scientifiques par lesquelles le tribunal et l’accusation ont été éduqués, considère incontestable que je n’ai pas dirigé la révolution d’Octobre mais que je m’y suis opposé. Cependant, ces falsifications historiques ne concernent pas mon autobiographie mais la biographie de Staline.

Après la révolution d’Octobre,j’ai été en fonction pendant neuf années. J’ai directement pris part à l’édification de l’État soviétique, à la diplomatie révolutionnaire, à l’Armée rouge, à l’organisation économique, et à l’Internationale communiste. Pendant trois ans, j’ai directement conduit la guerre civile. Dans ce rude travail, j’ai été obligé de recourir à des mesures drastiques. J’en assume l’entière responsabilité devant la classe ouvrière mondiale et devant l’histoire. La justification de mesures rigoureuses réside dans leur nécessité historique et leur caractère progressiste, dans leur concordance avec les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière. J’ai explicité toutes les mesures de répression dictées par les conditions de la guerre civile et j’en ai rendu compte publiquement devant les masses ouvrières. Je n’ai rien à cacher au peuple, tout comme aujourd’hui je n’ai rien à cacher de la commission.

Quand dans certains cercles du parti se manifesta, avec la participation en sous-main de Staline, une opposition contre mes méthodes de direction de la guerre civile, Lénine, en juillet 1919, de sa propre initiative et d’une façon à laquelle je ne m’attendais pas, me remit une feuille de papier blanc au bas de laquelle il avait écrit :

Camarades, ayant pris connaissance du caractère rigoureux des ordres du camarade Trotsky, je suis si convaincu, si absolument convaincu de la justesse, de l’opportunité et de la nécessité, pour le bien de notre cause, des ordres qu’il a donnés, que je les soutiens sans réserve.

Il n’y avait pas de date sur le document. En cas de nécessité je devais moi-même l’apposer. La prudence de Lénine dans tout ce qui concernait ses relations avec les travailleurs est bien connue.

Cependant, il considérait qu’il était possible de contresigner par avance un ordre venant de moi, même si de cet ordre pouvait dépendre le sort d’un grand nombre de gens. Lénine ne craignait pas que j’abuse de mon pouvoir. Je dois ajouter que je n’ai pas utilisé une seule fois cette carte blanche donnée par Lénine. Mais ce document est le témoignage de l’exceptionnelle confiance d’un homme que je considère être le plus parfait modèle de moralité révolutionnaire.

J’ai participé directement à l’élaboration des documents programmatique, et des thèses sur la tactique, de la 3e Internationale. Les principaux rapports sur la situation internationale présentés à ses congrès l’ont été par Lénine et moi.

J’ai rédigé les manifestes programmatiques des quatre premiers congrès. Je laisse aux procureurs de Staline le soin d’expliquer quelle place cette activité a eue dans mon cheminement vers le fascisme. En ce qui me concerne, je reste fermement attaché aux principes que, de pair avec Lénine, j’ai présentés comme bases de l’Internationale communiste.

J’ai rompu avec la bureaucratie dirigeante, lorsque, pour des causes historiques qui ne sauraient être analysées ici de façon adéquate, elle s’est transformée en caste privilégiée conservatrice. Les raisons de cette rupture sont exposées et établies dans des documents officiels, des livres et des articles accessibles pour toute vérification.

J’ai défendu la démocratie soviétique contre l’absolutisme bureaucratique, l’élévation du niveau de vie des masses contre les privilèges excessifs au sommet, l’industrialisation et la collectivisation dans l’intérêt des travailleurs ; et enfin, une politique internationale conforme à l’internationalisme révolutionnaire, contre le conservatisme nationaliste. Dans mon dernier livre, La révolution trahie, j’ai tenté d’expliquer théoriquement pourquoi l’État soviétique isolé, sur la base d’une économie arriérée, a accouché de la monstrueuse pyramide de la bureaucratie, au sommet de laquelle s’est retrouvé, presque automatiquement, un chef incontrôlé et « infaillible ».

Ayant étouffé le Parti et écrasé l’opposition au moyen de l’appareil policier, la clique dirigeante m’a exilé en Asie centrale début 1928. Devant mon refus de cesser mon activité politique en exil, elle m’a déporté en Turquie début 1929. Là j’ai commencé à publier le Bulletin de l’Opposition sur la base du même programme que je défendais en Russie, et je suis entré en relation avec des compagnons d’idée, encore très peu nombreux à cette époque, dans toutes les parties du monde.

Le 20 février 1922, la bureaucratie soviétique m’a privé, ainsi que les membres de ma famille qui étaient à l’étranger, de la citoyenneté soviétique. Ma fille Zinaïda, qui était temporairement à l’étranger pour un traitement médical, a donc été privée de la possibilité de retourner en URSS rejoindre son mari et ses enfants. Elle s’est suicidée le 5 janvier 1933.

J’ai présenté la liste de mes livres et brochures les plus importants, qui ont été en tout ou en partie écrits au cours de ma dernière période d’exil et de déportation. Selon les calculs de mes jeunes collaborateurs, qui dans tout mon travail m’ont apporté et m’apportent une aide dévouée et irremplaçable, j’ai écrit 5 000 pages imprimées, depuis que je suis à l’étranger, sans compter les articles et les lettres, un tout qui fait plusieurs milliers de pages supplémentaires. Puis-je ajouter que je n’écris pas avec facilité ? Je fais de nombreuses vérifications et corrections. Mon travail littéraire et ma correspondance, par conséquent, ont principalement occupé ma vie au cours des neuf dernières années. La ligne politique de mes livres, articles et lettres parle d’elle-même. Les citations de mes travaux données par Vychinski représentent, comme je vais le prouver, une falsification grossière et pour tout dire un élément nécessaire à la mise en scène judiciaire.

Pour ce qui est des années 1923 à 1933, à l’égard de l’État soviétique, de son parti dirigeant et de l’Internationale communiste, mon point de vue peut être exprimé par ces termes lapidaires : réforme et non révolution. Cette position reposait sur l’espoir qu’avec des développements favorables en Europe, l’Opposition de gauche pourrait régénérer le parti bolchevique par des moyens pacifiques, réformer démocratiquement l’État soviétique et remettre l’Internationale communiste sur la voie du marxisme. Ce fut seulement la victoire de Hitler, préparée par la politique fatale du Kremlin, l’incapacité du Comintern à tirer les leçons de la tragique expérience allemande qui nous ont convaincus, moi et mes compagnons, que le vieux parti bolchevique et la 3e Internationale étaient définitivement morts concernant la cause du socialisme. Ainsi disparaissait le seul levier possible par lequel on pouvait espérer effectuer une réforme pacifique et démocratique de l’État soviétique. Depuis la fin 1933, je suis devenu de plus en plus convaincu que pour émanciper les masses travailleuses soviétiques et la base sociale créée par la Révolution d’Octobre, de la nouvelle caste parasitaire, une révolution politique était historiquement inévitable. Naturellement, un problème d’une ampleur aussi considérable a provoqué une lutte idéologique passionnée, à l’échelle internationale.

La dégénérescence politique du Comintern, complètement corseté par la bureaucratie soviétique, a conduit à la nécessité de lancer le mot d’ordre de la 4e Internationale et d’élaborer les bases de son programme. Les livres, articles et bulletins de discussion qui retracent tout cela sont à la disposition de la commission et représentent la meilleure preuve qu’il ne s’agit pas d’une question de « dissimulation » mais d’une lutte idéologique intense basée sur les traditions des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste. J’ai été en permanence en correspondance avec des dizaines de vieux amis et des centaines de jeunes amis, dans toutes les parties du monde, et je peux dire avec assurance et fierté que c’est précisément de cette jeunesse que sortiront les combattants prolétariens les plus fermes et les plus sûrs dans la nouvelle époque qui s’ouvre.

Renoncer à l’espoir d’une réforme pacifique de l’État soviétique ne signifie cependant pas renoncer à la défense de l’État soviétique. Comme le prouve le recueil d’extraits de mes articles de ces dix dernières années, dans La Défense de l’Union soviétique qui est parue récemment à New York, j’ai combattu invariablement et implacablement toute hésitation sur la question de la défense de l’URSS. J’ai rompu plus d’une fois sur cette question avec des amis. Dans mon livre, La Révolution trahie, j’ai prouvé théoriquement l’idée que la guerre menace non seulement la bureaucratie soviétique, mais aussi la nouvelle base sociale de l’URSS qui constitue une énorme pas en avant dans le développement de l’humanité. De cela découle le devoir absolu, pour tout révolutionnaire, de défendre l’URSS contre l’impérialisme, malgré la bureaucratie soviétique.

Mes écrits de la même période présentent une image sans équivoque de mon attitude à l’égard du fascisme. Dès la première période de mon exil à l’étranger, j’ai sonné l’alarme sur la question de la montée du fascisme en Allemagne. Le Comintern m’a accusé de « surestimer » le fascisme et de « paniquer » devant lui. J’ai appelé au front uni de toutes les organisations de la classe ouvrière. À cela, le Comintern a opposé la théorie stupide du « social-fascisme ». J’ai prôné l’organisation systématique des milices ouvrières. Le Comintern a répondu par des vantardises sur de futures victoires. J’ai souligné que l’URSS se trouverait grandement menacée en cas de victoire d’Hitler. L’écrivain bien connu Ossietsky [6] a reproduit mes articles dans son magazine et les a commentés avec une grande sympathie. Tout cela sans succès. La bureaucratie soviétique a usurpé le prestige de la révolution d’Octobre dans le seul but d’en faire un obstacle à la victoire de la révolution dans d’autres pays. Sans la politique de Staline, nous n’aurions pas eu la victoire d’Hitler ! Les procès de Moscou, dans une large mesure, sont nés du besoin du Kremlin de faire oublier sa politique criminelle en Allemagne. « S’il est démontré que Trotsky est un agent du fascisme, qui alors croira au programme et à la tactique de la 4ème Internationale.» Tel était le calcul de Staline.

Il est bien connu que durant la guerre tout internationaliste était déclaré agent du gouvernement ennemi. Il en fut ainsi pour Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Otto Rühle et d’autres en Allemagne, pour mes amis français (Monatte, Rosmer, Loriot. etc.), Eugène Debs et d’autres aux États-Unis et finalement Lénine et moi-même en Russie. Le gouvernement britannique m’a emprisonné dans un camp de concentration en mars 1927, m’accusant, à l’instigation de l’Okhrana tsariste, d’avoir tenté de renverser le gouvernement provisoire de Milioukov-Kerensky en accord avec le haut commandement allemand.

Aujourd’hui, cette accusation semble être un plagiat de Staline et Vychinski. En réalité, c’est Staline et Vychinski qui plagient le contre-espionnage tsariste et l’Intelligence Service britannique.

Le 16 avril 1917, alors que j’étais dans un camp de concentration avec des marins allemands, Lénine écrivait dans la Pravda :

Qui peut croire un seul instant au bien-fondé de l’affirmation selon laquelle... Trotsky, l’ancien président du soviet des députés ouvriers de Petersbourg en 1905 - un révolutionnaire qui a consacré des dizaines d’années au service désintéressé de la révolution, que cet homme ait quelque chose à voir avec un complot financé par le gouvernement allemand ? C’est de toute évidence une calomnie monstrueuse et sans scrupule contre un révolutionnaire (La Pravda, n° 34).

Comme ces mots justes résonnent aujourd’hui !, écrivais-je le 21 octobre 1927, je répète 1927 ! En cette époque de calomnies mépri­sables contre l’Opposition, qui ne diffère en rien, sur l’essentiel, des calomnies contre les bolcheviks en 1917 !

Ainsi, il y a dix ans, donc bien avant la création des centres « unifiés » et « parallèles » et avant le « vol » de Piatakov à Oslo, Staline lançait déjà contre l’Opposition toutes les insinuations et les calomnies que Vychinski allait ensuite convertir en acte d’accusation. Cependant, si Lénine, en 1917, pensait que mes vingt années de passé révolutionnaire constituaient en elles-mêmes une réfutation suffisante de ces insinuations immondes, je me permets de penser que les vingt dernières années me donnent le droit de citer mon autobiographie comme un argument des plus importants contre l’accusation de Moscou.

MA SITUATION « JURIDIQUE »

La nécessité même d’avoir à se «justifier » contre l’accusation d’être ligué avec Hitler et le Mikado montre la profondeur de la réaction qui aujourd’hui domine une grande partie de notre planète et en particulier l’URSS.

Mais personne ne peut s’affranchir des étapes historiques. J’ai mis à la disposition de la commission mon temps et mon énergie avec bonne volonté. Il est superflu de relever que je n’ai et ne peux avoir aucun secret pour la commission. La commission comprendra d’elle-même la nécessité d’être guidé par la prudence lorsqu’il s’agit de tiers, particulièrement lorsqu’ils se trouvent en pays fascistes ou en URSS. Je suis prêt à répondre à toutes les questions et à mettre à la disposition de la commission toute ma correspondance, aussi bien personnelle que politique.

En même temps je crois qu’il faut dire d’avance que je ne me considère pas du tout comme un « accusé » à la barre de l’opinion publique. Il n’y a aucune base formelle pour une telle caractérisation. Les autorités de Moscou ne m’ont pas accusé dans un seul des procès. Et ce n’est bien entendu pas fortuit. Pour m’inculper, ils auraient dû me citer devant un tribunal ou demander mon extradition. Mais ils auraient été alors obligés d’annoncer la date du procès et de publier l’acte d’accusation quelques semaines avant l’ouverture du procès. Mais Moscou ne pouvait pas aller aussi loin. Leur plan consistait à prendre l’opinion publique par surprise et à préparer les Pritts et Durantys comme commentateur et reporter. Ils auraient pu demander mon extradition simplement en recourant à un tribunal français, norvégien ou mexicain. Mais Moscou aurait risqué alors d’encourir un cruel échec ! C’est pour cette raison que les deux procès ne m’ont pas mis en accusation, ni mon fils, mais nous ont diffamés, dans le cadre d’une procédure légale, sans notification, sans citation à comparaître, dans notre dos.

Le verdict du dernier procès affirme que Trotsky et Sedov « sont reconnus coupables... d’avoir personnellement dirigé des activités séditieuses et qu’en cas de découverte sur le territoire de l’URSS ils sont passibles d’arrestation et de jugement immédiats ». Je laisse de côté la question des moyens techniques par lesquels Staline espère nous « découvrir » mon fils et moi sur le territoire soviétique (apparemment par les mêmes moyens qui ont permis à la Guépéou de « découvrir » dans la nuit du 7 novembre 1936, une partie de mes archives dans un institut d’histoire de Paris et de les transporter dans de conséquentes valises diplomatiques à Moscou). Le fait qui, avant tout, attire l’attention est que le verdict, après nous avoir déclarés « coupables », bien nous n’ayons été ni inculpés ni interrogés, promet de nous amener devant un tribunal pour jugement, au cas où nous serions découverts. Ainsi, mon fils et moi-même avons déjà été déclarés « coupables » avant d’être jugés. L’objet de cette formulation absurde, mais pas fortuite, est de permettre à la Guépéou de nous éliminer, sans aucune procédure judiciaire, en cas de « découverte ».

Staline ne peut pas se permettre le luxe d’un procès public contre nous, même en URSS.

Les plus cyniques des agents de Moscou, dont le diplomate Troïanovski, soutiennent l’argument suivant : « Les criminels ne peuvent pas choisir leurs juges. » Formellement, l’idée est juste. Il suffit de savoir de quel côté sont les criminels. Si l’on accepte l’idée que les vrais criminels sont les organisateurs des procès de Moscou, ce qui est l’opinion de cercles de plus en plus larges, peut-on alors leur permettre de se constituer en juges de leur propre affaire ? Pour cette raison, la commission d’enquête est au-dessus des deux parties.

TROIS CATÉGORIES DE PREUVES

Les procès de Moscou couvrent un domaine immense. Si je me chargeais de réfuter devant vous toutes les fausses accusations dirigées contre moi, seulement celles contenues dans les comptes rendus des deux plus importants procès de Moscou, je serais obligé de prendre trop de temps.

Il suffit de rappeler que mon nom se trouve pratiquement à chaque page et à plusieurs reprises. J’espère que j’aurai la possibilité de m’exprimer plus longuement devant la commission. Pour aujourd’hui je dois me limiter. Ainsi, je suis obligé de laisser de côté toutes une série de questions qui sont importantes pour la réfutation des accusations. Pour bien d’autres questions, encore plus importantes, il me faut me borner à un résumé, en esquissant les grandes lignes des conclusions que j’espère présenter à l’avenir à la commission. D’un autre côté, je tenterai de mettre en valeur les points cruciaux des procès soviétiques, tant sur les principes qu’au niveau empirique et pour les clarifier le plus possible. Les points cruciaux reposent sur trois niveaux.

Les apologistes étrangers de la Guépéou ressassent les mêmes arguments : il est impossible d’admettre que des responsables politiques expérimentés s’accusent eux-mêmes de crimes qu’ils n’ont pas commis. Mais ces gentlemen refusent obstinément ce même critère de bon sens, non aux aveux, mais aux crimes eux-mêmes. Bien que ce critère soit plus approprié pour ces derniers.

Mon point de départ est que les accusés étaient des individus responsables, ce qui est normal, et par conséquent ne pouvaient avoir commis sciemment des crimes absurdes à l’encontre de leurs idées, de tout leur passé et de leurs intérêts présents.

En planifiant un crime, chacun des accusés disposait de ce qu’on appelle, d’un point de vue juridique, la liberté de choix. Il pouvait commettre un crime ou s’en abstenir. Il avait à considérer si le crime était utile, s’il correspondant à ses objectifs, si les moyens employés étaient raisonnables etc., en un mot, il se comportait en tant personne libre et responsable.

La situation, cependant, change radicalement lorsque les criminels réels ou supposés tombent dans les mains de la Guépéou, pour lequel il est nécessaire, pour des raisons politiques, d’obtenir un certain témoignage. Ici le « criminel » cesse d’être lui-même. Ce n’est plus lui qui décide : on décide de tout pour lui.

C’est pourquoi, avant de traiter de la question de savoir si les accusés ont agi, au cours des procès, conformément au bon sens, une autre question préalable doit être posée : les accusés ont-ils pu avoir perpétré les crimes incroyables qu’ils ont avoués ?

L’assassinat de Kirov a-t-il profité à l’Opposition ? Et sinon, était- il avantageux pour la bureaucratie d’imputer l’assassinat de Kirov à l’Opposition, quel qu’en soit le coût ?

Quel était le bénéfice pour l’Opposition de commettre des actes de sabotage, de provoquer des explosions dans des mines et d’organiser des déraillements de trains ? La bureaucratie n’avait-elle pas intérêt à faire retomber sur l’Opposition la responsabilité des erreurs et des accidents dans l’industrie ?

Quel avantage avait l’Opposition à nouer une alliance avec Hitler et le Mikado ? La bureaucratie n’avait-elle pas intérêt à obtenir de l’Opposition la confession de son alliance avec Hitler et le Mikado ?

Qui prodest ? [A qui cela profite ?] Poser la question c’est y répondre.

Au cours du dernier procès, comme dans les précédents, les seules bases d’accusation sont les monologues formatés des accusés qui, répétant les opinions et les propos du procureur, se surpassent mutuellement en aveux, me désignant invariablement comme principal organisateur du complot. Comment expliquer cela ?

Dans sa conclusion, Vychinski essaie cette fois de justifier l’absence de preuves objectives par le fait que les conspirateurs n’avaient pas de cartes d’adhésion, ne conservaient pas d’archives, etc.

Ces misérables arguments apparaissent doublement pitoyables sur le sol russe où les complots et les procès s’étirent sur plusieurs décennies. Les conspirateurs ont écrit des lettres. Mais ces lettres pouvaient être saisies durant les perquisitions et donc constituer de sérieuses preuves. Les conspirateurs ont fréquemment recours à l’encre sympathique. Mais la police tsariste a saisi des centaines de fois de telles lettres et les a présentées devant un tribunal. Parmi les comploteurs, il y a des provocateurs qui donnent à la police des informations concrètes sur l’avancement du complot et rendent possible la saisie des documents, des laboratoires et même des conspirateurs eux-mêmes sur la scène de crime. Nous ne trouvons rien de tel dans les procès de Staline-Vychinski.

Malgré la durée au cours de laquelle ont eu lieu ces complots des plus grandioses, avec des ramifications dans tous les coins du pays et des relations au-delà des frontières à l’ouest comme à l’est, malgré les innombrables descentes, saisies et mêmes vols d’archives, La Guépéou n’a pas été en mesure de présenter au tribunal un seul élément de preuve concrète. Les accusés se réfèrent seulement à leurs conversations réelles ou prétendues telles concernant le complot. L’enquête judiciaire est une discussion à propos de discussions. Le « complot » n’a ni chair ni sang.

D’autre part, l’histoire de la lutte révolutionnaire et contre-révolutionnaire ne connaît aucun cas dans lequel des dizaines de conspirateurs chevronnés, ayant commis des crimes sans pareil pendant plusieurs années, avouent tous sans exception après leur arrestation, en l’absence de preuve, en se trahissant les uns les autres, et en accablant avec acharnement leur « chef» absent. Comment des criminels qui hier assassinaient des dirigeants, sabotaient l’industrie, préparaient la guerre et le démembrement du pays, chantent-ils aujourd’hui si docilement la mélodie du procureur ?

Ces deux traits fondamentaux des procès de Moscou, l’absence de preuves et l’épidémie d’aveux, ne peuvent qu’éveiller les soupçons de toute personne qui réfléchit. La vérification objective des aveux, par conséquent, prend nettement plus d’importance. Mais le tribunal n’a pas procédé à de telles vérifications mais au contraire les a évitées par tous les moyens. Nous devons faire cette vérification nous-mêmes. Certes, cela n’est pas possible dans tous les cas. Mais cela n’est pas nécessaire.

Il nous suffira, pour commencer, de montrer que, dans bien des cas très importants, les aveux sont en totale contradiction avec les faits objectifs.

Plus les aveux se ressemblent, plus ils seront discrédités par le simple fait que certains sont faux.

Nombre d’exemples dans lesquels le témoignage des accusés, la dénonciation d’eux-mêmes et des autres, tombent en morceaux lorsqu’ils sont confrontés aux faits, est très important. Cela a déjà été suffisamment souligné ici au cours de l’enquête. L’expérience des procès de Moscou montre qu’un montage à une telle échelle est trop important même pour l’appareil policier le plus puissant au monde.

Il y a trop de personnes, de circonstances, de caractéristiques, de dates, d’intérêts et de documents pour pouvoir rentrer dans le cadre d’une histoire écrite à l’avance !

Le calendrier maintient obstinément ses prérogatives et les saisons en Norvège ne s’inclinent pas même devant Vychinski. Si on aborde la question sous son aspect artistique, une telle tâche, la concordance dramatique de centaines de personnes et d’innombrables circonstances, aurait été trop grande même pour Shakespeare. Et la Guépéou n’a pas à son service Shakespeare.

Pour autant qu’il s’agisse d’« événements » en URSS, l’apparence extérieure de vraisemblance est maintenue par la violence inquisitoriale. Tous les accusés, les témoins et les experts confirment en chœur des faits matériellement impossibles. Mais la situation change brusquement lorsqu’il est nécessaire de tisser les fils à l’étranger. Sans lien à l’étranger, permettant de me désigner « Ennemi public n° 1 », les procès auraient perdu leur importance politique. C’est pourquoi La Guépéou a été obligée de risquer une combinaison hasardeuse, et des plus malheureuses, avec Holtzman, Olberg, David, Berman-Iourine, Romm et Piatakov.

Le choix de sujets d’analyse et de réfutation découle donc des « faits » eux-mêmes que l’accusation porte contre moi et mon fils. Par conséquent, la réfutation de l’affirmation de Holtzman sur sa visite à Copenhague, la réfutation du témoignage de Romm sur sa rencontre avec moi au bois de Boulogne et la réfutation du récit de Piatakov sur son vol à Oslo ne sont pas seulement importantes en elles-mêmes, puisqu’elles détruisent les principaux éléments d’accusation contre mon fils et moi, mais elles permettent d’éclairer les méthodes employées dans les coulisses de la jurisprudence de Moscou.

Telles sont les deux premières étapes de mon analyse. Si l’on parvient à démontrer que, d’une part, les prétendus « crimes » sont en contradiction avec la psychologie et les intérêts des accusés et que, d’autre part les aveux contredisent des faits établis, au moins dans plusieurs cas caractéristiques, nous aurons alors fait beaucoup pour la réfutation de l’acte d’accusation dans son ensemble.

Même alors il faut être sûr qu’il ne reste pas de questions exigeant des réponses. Les principales sont celles-ci : pourquoi donc les accusés, après 25, 30 ans ou plus d’activité révolutionnaire, acceptent-ils de prendre sur eux de telles accusations monstrueuses et dégradantes ? Comment La Guépéou a-t-il obtenu cela ? Pourquoi pas un seul des accusés ne s’est-il élevé ouvertement contre ce coup monté ? etc. En raison de la nature du dossier, je ne suis pas obligé de répondre à ces questions. Nous ne pouvons pas ici interroger Iagoda (il est lui-même maintenant interrogé par Iejov [7],Vychinski ou Staline et surtout leurs victimes, dont la majorité a déjà été fusillée. C’est pourquoi la commission ne peut pas totalement mettre à jour la technique inquisitoriale des procès de Moscou. Mais les principaux ressorts sont déjà apparents. Les accusés ne sont pas trotskistes, ni oppositionnels ni des combattants, mais de dociles capitulards. La Guépéou les a éduqués pendant des années pour ces procès. C’est pourquoi je pense qu’il est extrêmement important, pour la compréhension de la mécanique de la confession, de mettre en valeur la psychologie des capitulards comme groupe politique et donner une caractérisation personnelle pour les plus importants accusés des deux procès. Je ne songe pas à des improvisations psychologiques arbitraires, construites après l’événement dans l’intérêt de la défense, mais à des caractérisations objectives fondées sur des documents irréprochables qui se rapportent à divers moments de la période qui nous intéresse. Je ne manque pas de tels matériels. Au contraire, mes dossiers sont remplis de faits et de citations. C’est pourquoi je choisis un exemple, le plus clair et le plus typique, à savoir : Radek.

Le 14 juin 1929, j’écrivais déjà sur l’influence exercée par les puissantes tendances thermidoriennes sur l’Opposition elle-même :

Nous avons vu par toute une série d’exemples comment de vieux bolcheviks, tout en s’efforçant de se préserver ainsi que les traditions du parti, tendent à marcher, de toutes leurs forces, avec l’Opposition ; quelques-uns jusqu’en 1925, d’autres jusqu’en 1927 et encore d’autres jusqu’en 1929. Mais à la longue, ils n’ont pas tenu. Leurs nerfs ont lâché. Radek est aujourd’hui le plus important et le plus virulent idéologue des éléments de ce type (Bulletin de l’Opposition, n° 1-2, juillet 1929.).

Radek qui, lors du dernier procès, a fourni la « philosophie » des « activités criminelles » des « trotskistes » . Selon le témoignage de plusieurs journalistes étrangers, la déposition de Radek semble être au procès la moins artificielle, la moins formatée, celle qui méritait le plus de confiance.

Il est d’autant plus important de démontrer par cet exemple que sur le banc des accusés, n’était pas assis pas le vrai Radek, comme sa nature et son passé politique le montrent, mais un « robot » sorti du laboratoire de la Guépéou. Si je parviens à le démontrer avec conviction, le rôle des accusés de ces procès sera considérablement clarifié. Cela ne signifie pas, évidemment, que je renonce à la clarification de chaque personnalité. Au contraire, j’espère que la commission me donnera l’occasion de mener cette tâche à une autre étape de son travail. Mais aujourd’hui, en raison de limites imposées par le temps, je suis obligé de concentrer l’attention sur les circonstances les plus importantes et les figures les plus typiques. En cela, le travail de la commission, je l’espère, y gagnera.

Durant le procès, Radek témoigne : « En février 1932, j’ai reçu une lettre de Trotsky. [...] Trotsky, de plus, écrit que depuis qu’il me connaissait en tant que personne active, il était convaincu que je reviendrais à la lutte. » Trois mois après cette prétendue lettre, le 14 mai 1932, j’ai écrit à Albert Weisbord à New York : « La décomposition idéologique et morale de Radek témoigne non seulement du fait que Radek n’est pas fait d’un matériau de première catégorie, mais également du fait que le régime stalinien ne peut s’appuyer que sur des fonctionnaires sans personnalité ou des personnes démoralisées. » Telle était ma réelle évaluation de cette « active personne » !

En mai 1932, le journal libéral allemand, Berliner Tageblatt, dans un numéro spécial consacré à la construction économique en URSS, publia un article de Radek qui, pour la centième et une fois, me condamna pour mon incrédulité sur la construction du socialisme dans un seul pays. « Cette thèse est réfutée non seulement par les ennemis déclarés de l’Union soviétique, écrit Radek, mais est aussi contestée par Léon Trotsky. » J’ai répondu dans le Bulletin (n° 28, juillet 1932) avec une brève note : « Un esprit léger sur une question sérieuse. » Je vous rappelle que c’était au printemps de l’année où Radek s’est rendu à Genève, là où il était supposé avoir reçu, à travers Romm, ma lettre proposant l’extermination la plus rapide possible des dirigeants soviétiques. Il s’avère que j’aurais confié de « légères missions » à un « esprit léger ».

Dans les années 1936-1937, mes relations avec Radek, si on en croit son témoignage, devinrent très étroites. Cela ne l’empêcha pas de revisiter passionnément l’histoire de la révolution au profit de Staline. Le 21 novembre 1935, trois semaines avant le « vol » de Piatakov à Oslo, Radek raconte son entretien avec un étranger «Je lui ai raconté comment le plus proche compagnon d’arme de Lénine, Staline, dirigeait l’organisation de tous les fronts et élaborait les plans stratégiques, grâce auxquels nous avons été victorieux. » J’étais donc complètement exclu de l’histoire de la guerre civile. C’est le même Radek qui avait su écrire, dans une veine différente, je l’ai déjà mentionné, son article « Léon Trotsky, organisateur de la victoire » (La Pravda, 14 mars 1923). Je suis obligé de le citer :

La nécessité du moment était d’avoir un homme qui incarne l’appel à la lutte. Seul un homme avec la capacité de Trotsky, se ménageant aussi peu que Trotsky, pouvait savoir parler aux soldats comme seul Trotsky peut le faire, seul un tel homme pouvait être le porte-drapeau du peuple en armes. Il a tout été en une seule personne.

En 1923, j’étais « tout » ; en 1935 je devenais, pour Radek « rien ». Dans le long article de 1923, Staline n’est pas mentionné une seule fois. En 1935, je n’étais plus l’« organisateur de la victoire ».

Radek a donc en sa possession deux histoires diamétralement opposées de la guerre civile : une pour l’année 1923, l’autre pour l’année 1935. Les deux versions, indépendamment de ce qui est vrai, caractérisent indéniablement le degré d’honnêteté de Radek et son attitude à différents moments à mon égard et celui de Staline. En liant supposément son destin au mien par les liens du complot, inlassablement Radek me diffame et me salit. D’un autre côté, ayant décidé de tuer Staline, il lui cire les pompes avec extase.

Mais ce n’est pas encore tout. En janvier 1935, Zinoviev, Kamenev et les autres sont condamnés, pour l’assassinat de Kirov, à quelques années d’emprisonnement. Durant le procès, ils confessent une volonté de « restaurer le capitalisme ». Dans le Bulletin de l’Opposition, j’ai stigmatisé cette auto-accusation comme un brutal et absurde montage. Qui se précipite à la défense de Vychinski ? Radek ! « Il n’est pas question de savoir si le capitalisme est l’idéal de Messieurs Trotsky et Zinoviev, écrit- il, dans la Pravda, mais si la construction du socialisme est possible dans un seul pays... », etc. Je répondais dans le Bulletin (n° 43, avril 1935) : « Radek révèle que Zinoviev et Kamenev n’étaient pas impliqués dans un complot pour le rétablissement du capitalisme, contrairement à ce que les déclarations officielles affirment sans honte, mais simplement rejettent la théorie du socialisme dans un seul pays. »

L’article de Radek de janvier 1935 constitue un lien logique avec la chaîne de calomnies contre l’Opposition et prépare la voie à son article d’août 1936 : « Le gang fasciste zinoviéviste-trotskiste et son hetman Trotsky ». Celui-ci n’est rien d’autre que le prélude au témoignage de Radek devant le tribunal en janvier 1937. Chaque étape préparant la suivante. C’est précisément pourquoi on ne peut absolument pas croire que Radek soit un simple témoin pour le procureur. Pour son témoignage contre moi, et lui donner plus de poids, il était nécessaire de transformer Radek en accusé, suspendant au-dessus de sa tête l’épée de Damoclès de la peine de mort. La manière par laquelle Radek a été transformé en accusé est une question spéciale qui, dans son essence, appartient au domaine de la technique inquisitoriale. Ici il est suffisant pour nous que Radek s’assoit au banc des accusés, non comme partageant mes idées ou en tant que collaborateur ou ami de jadis, mais comme un vieux capitulard, le traître de Blumkine, l’agent démoralisé de Staline et de la Guépéou, et enfin le plus perfides de mes ennemis.

À ce point, nous pouvons anticiper la question : comment, à partir de ces faits et documents, le gouvernement peut-il présenter Radek comme le dirigeant d’un « complot » trotskiste ?

Cette question, cependant, ne concerne pas Radek, lui-même, mais plutôt tout le procès. Radek est transformé en « trotskiste » par les mêmes méthodes qui m’ont transformé en allié du Mikado, et pour les mêmes motifs politiques. À la question posée plus haut, une brève réponse serait : 1. Pour le système de confessions, seuls les capitulards, qui sont passés par l’école du reniement, de l’avilissement, de l’auto-dénigrement sont acceptables. 2. Les organisateurs du procès ne pouvaient ni ne pourront trouver meilleur candidat pour le rôle assigné à Radek. Tout le calcul des organisateurs est construit sur l’effet global des confessions publiques et des exécutions qui ont pour objet d’étouffer toute critique. Telle est la méthode Staline. Tel est l’actuel système politique en URSS. Le cas de Radek en est seulement l’exemple le plus frappant.

VLADIMIR ROMM - « TÉMOIN »

Tout le tissu de ce procès est pourri. Nous le verrons avec le témoignage de Vladimir Romm, un des plus importants témoins qui, de plus, a été amené de sa prison sous bonne garde devant le tribunal. Si nous laissons de côté le vol de Piatakov à Oslo dans un mythique avion, nous avons Romm ; selon le tableau dressé par l’accusation, qui sert de chef de liaison entre moi-même et le « centre parallèle » (Piatakov- Radek-Sokolnikov-Serebriakov). Mes lettres pour Radek et de Radek étaient supposées être acheminées à travers Romm. Romm rencontrait prétendument non seulement Léon Sedov, mon fils, mais également moi-même. Qui est ce témoin ? Qu’a-t-il fait et qu’a-t-il vu ? Quels sont les motifs derrière sa participation à la conspiration ? Écoutons-le le plus attentivement.

Romm est, bien entendu, un « trotskiste ». Sans trotskistes par désignation spéciale de la Guépéou, il n’y aurait jamais eu de « conspiration trotskiste ». Nous aimerions savoir, cependant, la date exacte de l’adhésion de Romm aux « trotskistes » indiquant qu’il les a vraiment rejoints. Mais sur cette première question, qui semblerait peu importante, nous avons entendu une réponse douteuse :

Vychinski : Quels étaient vos liens avec Radek dans le passé ?

Romm : D’abord, j’avais fait connaissance avec lui dans le travail littéraire et plus tard en 1926-1927, j’étais lié à lui par l’activité trotskiste anti-parti.

Et cela épuise la réponse à la question tendancieuse de Vychinski ! Ce qui avait d’abord frappé mon attention est la manière de s’exprimer. Le témoin ne fait aune référence à son activité d’oppositionnel ; il ne dit pas un seul mot pour caractériser son contenu ; non il applique immédiatement une qualification criminelle : le « travail trotskiste anti-parti » et rien d’autre. Romm présente simplement au tribunal la formule toute faite, exigée par le compte rendu de la procédure judiciaire. C’est de cette manière que se conduisent les accusés et les témoins disciplinés durant les procès de Staline-Vychinski - les indisciplinés sont fusillés

avant le procès. En reconnaissance des services rendus, le procureur prend garde ne pas embarrasser le témoin en le questionnant sur les circonstances dans lesquelles il a rejoint l’Opposition et la forme sous laquelle son travail « anti-parti » s’exprime. Le principe fondamental de Vychinski est le suivant : défense de mettre le témoin ou l’accusé en position embarrassante ! Mais même sans l’assistance du procureur, il n’est pas difficile de montrer que dès sa première déclaration, Romm ne dit pas la vérité. Les années 1926-1927 couvrent une période dans laquelle l’activité oppositionnelle est à son plus haut niveau. La plateforme élargie de l’Opposition était élaborée et imprimée ; dans le parti, il y avait une discussion animée ; l’Opposition tenait de larges meetings auxquels, à Moscou et à Leningrad, des dizaines de milliers travailleurs participaient ; finalement l’Opposition participait à la manifestation de novembre avec ses propres banderoles et slogans. Si Romm avait réellement appartenu à l’Opposition durant cette période, il aurait dû être lié à de nombreuses personnes. Mais non ; il nomme prudemment seulement Radek. Alors que Troïanovski assurait à tout le monde à New York que Romm était réellement un « trotskiste », le compte rendu du procès réfute définitivement la fausse déclaration du diplomate. Radek dit de Romm : «Je connaissais Romm depuis 1925. Il n’était pas un travailleur dans le sens général du terme, mais il était avec nous sur la question chinoise. » Cela signifie, en d’autres termes, que Romm n’avait pas la même position que l’Opposition sur les autres questions. Aussi cet homme qui, selon le témoignage même de Radek, était épisodiquement avec lui sur la question chinoise (1927), est donc mis en lumière en guise de terroriste !

Et pourquoi est-ce sur Romm que tombe cette mascarade d’homme de contact ? Parce qu’en tant que correspondant étranger, il voyage à Genève, Paris, aux États-Unis et, en conséquence, il dispose des facilités techniques pour remplir les tâches que lui a refilées rétroactivement La Guépéou. Et dans la mesure où toutes les délégations et institutions de l’URSS extérieures ont été plus que purgées depuis la fin de 1927, il était impossible de découvrir même avec une lanterne un « trotskiste » ou même un capitulard à l’étranger. Iejov était obligé de qualifier Romm de « trotskiste » et Vychinski se satisfaisait en silence de la réponse de Romm concernant les liens « anti-parti » avec Radek en 1926-1927.

Mais qu’a fait Romm après 1927 ? A-t-il rompu avec l’Opposition ou lui est-il resté loyal ? A-t-il renié ou n’a-t-il rien désavoué ? Pas un mot sur tout cela. Le procureur ne s’intéresse à la psychologie politique mais à la géographie.

Vychinski : Avez-vous été à Genève ?

Romm : Oui, j’étais le correspondant de Tass à Genève, à Paris également. À Genève de 1930 à 1934.

Romm a-t-il lu le Bulletin de l’Opposition durant ses années de résidence à l’étranger ? A-t-il contribué à le financer ? A-t-il même fait une seule tentative pour prendre contact avec moi ? Sur tout cela pas un mot. Cela n’aurait pas été un grand travail que de m’écrire une lettre de Genève ou de Paris. Pour faire cela, on doit avoir de l’intérêt pour l’Opposition et pour mon activité en particulier. Romm ne fait pas de référence à quelque intérêt de sa part, et le procureur, naturellement, ne lui pose pas de questions sur ce sujet. Donc Romm arrête son travail « anti-parti » qui était seulement connu de Radek, c’est-à-dire que si nous admettons pour un moment qu’il l’ait jamais commencé. Il faut garder à l’esprit qu’il n’est pas habituel d’envoyer le premier venu comme correspondant de Tass à Genève ou Paris. La Guépéou choisit soigneusement des individus et, dans le même temps, s’assure de la complète disponibilité à coopérer. Rien d’étonnant donc que Romm, alors à l’étranger, ne montre aucun moindre intérêt pour moi ou mon activité !

Mais Vychinski a besoin d’avoir rapidement un homme de contact entre Radek et moi-même. Il n’y a pas de candidat présentable. C’est pourquoi subitement il s’avère, qu’à l’été 1931, alors qu’il passe par Berlin, Romm rencontre Putna qui lui propose de « le mettre en contact » avec Sedov. Qui est Putna ? Un important officier de l’état- major, qui a participé à la guerre civile, et plus tard a été attaché militaire à Londres. Pendant une certaine période, Putna, comme je l’ai appris avant mon exil en Asie centrale (1928), a réellement sympathisé avec l’Opposition et peut-être y a même participé. J’ai peu eu l’occasion de le rencontrer et seulement sur des questions militaires. Je n’ai jamais eu de discussion avec lui sur les sujets de l’Opposition. Je ne sais pas s’il a été obligé plus tard de se repentir. En tout cas, lorsque je lis à Prinkipo que Putna a été désigné au poste important d’attaché militaire à Londres, j’en tirai la conclusion qu’il a retrouvé toute la confiance des autorités. Dans ces circonstances, ni moi, ni mon fils ne pouvions avoir à l’étranger une relation avec Putna. Avec le compte rendu du procès, j’apprends, cependant, parmi d’autres choses extraordinaires, que personne d’autre que Putna lui-même a proposées à Romm « d’entrer en contact » avec Sedov. À quelle fin ? Romm ne prend pas la peine de demander. Il accepte simplement l’offre de Putna, avec lequel il n’avait pas précédemment des relations politiques - en tout cas il n’en mentionne aucune. Après un trou de quatre années, Romm, pour des raisons inconnues, consent à reprendre son « travail trotskiste anti-parti ». Convaincu de son système, il ne dit pas un mot devant le tribunal sur ses motifs politiques. Avait-il l’objectif de prendre le pouvoir ? Cherchait-il à restaurer le capitalisme ? Se consumait-il de haine à l’égard de Staline ? Était-il séduit par la relation avec le fascisme ? Ou était-il simplement guidé par une vieille amitié avec Radek, qui, incidemment, se forçait à se repentir et qui, déjà depuis plus de deux ans, maudissait par monts et par vaux l’Opposition ? Le procureur, bien entendu, n’allait pas ennuyer les témoins avec ces questions déconcertantes. Romm n’est pas obligé de posséder une psychologie politique. Sa tâche est d’établir une relation entre Radek et Trotsky, et incidemment, de compromettre Putna qui a été, principalement, formé dans les prisons de la Guépéou à des futures « confessions ».

J’ai rencontré Sedov, continue Romm et pour réponse à la question de savoir si j’étais prêt, si nécessaire [!], de servir d’homme de liaison avec Radek, j’acceptais. Dans sa réponse, Romm infailliblement donne son consentement, sans expliquer ses motifs. Même si Romm ne m’avait connu que pour m’avoir rencontré à Istanbul et transmis une de mes lettres à mes amis en Russie puisque Blumkine avait été fusillé. De cette façon, cette lettre est à ce moment dans les archives de la Guépéou mais elle n’est pas utilisable pour les objectifs de Vychinski et de Staline qui ne s’amuseront jamais à la publier. En tout cas, pour se risquer, après l’exécution de Blumkine, à prendre en charge la mission d’homme de contact, Romm devait avoir été un oppositionnel extraordinairement sacrificiel et héroïque. Pourquoi a-t-il gardé le silence quatre ans ? Pourquoi a-t-il attendu l’occasion de la rencontre de Putna et pourquoi a-t-il attendu « d’être en contact » avec Sedov ? Et pourquoi, d’un autre côté, a-t-il suffi d’une seule rencontre pour que Romm prenne en charge à ce moment-là, sans aucune objection, ce travail extrêmement périlleux ? Il n’y a pas une seule once de psychologie humaine dans ce procès. Les témoins, comme les accusés, disent seulement les « activités » qui sont nécessaires au procureur Vychinski. La relation entre les « activités » fictives est fournie non par les pensées et des sentiments d’hommes vivants, mais le schéma a priori de l’acte d’accusation.

Au printemps de l’année suivante, lorsque Radek arriva à Genève, Romm « lui remit une lettre de Trotsky que j’[Romm] avais reçue de Sedov peu de temps auparavant à Paris » . Aussi, au printemps 1931, Sedov avait hypothétiquement posé la question de prendre contact avec Radek - « si nécessaire » . Sedov a-t-il peut-être anticipé la venue de Radek à Genève ? Manifestement non, parce qu’à l’été 1931, Radek lui-même ne pouvait avoir anticipé son futur voyage. D’une manière ou d’une autre, neuf mois après une conversation à Berlin, Sedov obtenait la possibilité de tenir lui-même une promesse que lui avait faite Romm. Mais que se passa-t-il dans la tête de Romm dans l’intervalle entre l’été 1931, lorsqu’il prit le chemin de la « conspiration » et le printemps 1932 lorsqu’il s’engagea dans sa première étape pratique. Essaya-t-il donc d’établir une relation avec moi ? S’est-il intéressé à mes livres ? A-t-il eu des discussions politiques avec Sedov ? Rien de tout cela. Romm a pris en charge une tâche mineure qui pouvait lui coûter sa tête. Comme pour le reste, il n’était pas intéressé. Présente-t-il quelque ressemblance avec un trotskiste confirmé ? Difficilement ; il ressemble comme une goutte d’eau à un agent provocateur de la Guépéou qui assure avoir commis tous les actes qu’il a décrits. En effet, tous ces actes étaient imaginés rétrospectivement. Nous aurons l’occasion de nous convaincre de cela.

Dans quelles circonstances Sedov a-t-il, au printemps 1932, transmis à Romm une lettre pour Radek ? La réponse à cette question est vraiment remarquable : « Quelques jours avant mon départ pour Genève, dit Romm, je recevais à Paris une lettre postée de Paris, contenant un petit mot de Sedov me demandant d’amener à Radek la lettre jointe dans une enveloppe. » Ainsi, quelque neuf à dix mois après son unique et seule rencontre avec Romm - combien de reniements, de trahisons et de provocations ont eu lieu durant ces mêmes mois ! Sedov, sans aucune vérification préliminaire, envoi à Romm une lettre conspirative. Dans le souci d’ajouter une étourderie à une autre, il a recours au service de la poste. Pourquoi pas de la main à la main ? Naturellement, Vychinski prend garde de ne pas poser cette épineuse question. Mais, nous, pour notre part, nous avons une explication à offrir. Ni La Guépéou, ni Vychinski, ni, en conséquence, Romm ne savent avec précision où se trouve Sedov au printemps 1932 à Berlin ou à Paris. Arranger un rendez-vous à Tiergarten [8] ? Choisir Montparnasse comme lieu de rencontre ? Non ; il est plus sûr de naviguer sur des récifs sous-marins. Une lettre par la poste semble d’une certaine façon indiquer que Sedov était à Paris. Mais « si nécessaire », il est toujours possible de dire que Sedov a envoyé la lettre de Berlin à quelque agent parisien et qu’en réalité c’est ce dernier qui a utilisé la poste pour faire parvenir la lettre à Romm. Quelle imprudence ! Quelle impuissance ces conspirateurs « trotskistes » ! Mais il se peut que Trotsky écrive sa lettre dans un code et à l’encre sympathique. Écoutons le témoin sur ce point :

Romm : J’ai pris la lettre avec moi à Genève et l’ai remise à Radek lorsque je l’ai rencontré.

Vychinski : Radek a-t-il lu la lettre en votre présence ou après que vous soyez parti ?

Romm : Il a jeté rapidement un coup d’œil dessus et la mise dans sa poche.

Quel détail inimitable ! Radek n’avale pas la lettre, ne la jette pas dans le caniveau et ne la remet pas au secrétariat de la Société des nations, mais, sans plus de manières, il « la met dans sa poche ». Toutes les confessions abondent de telles platitudes « concrètes » pour lesquelles le plus incompétent écrivain d’histoires policières aurait eu honte. En tous les cas, nous apprenons que Radek «jette un coup d’œil » rapide à la lettre en présence de Romm. Il est impossible de «jeter un coup d’œil » rapide, sur-le-champ, sous le regard d’un intermédiaire, d’une lettre codée - et dans la plupart des cas une lettre écrite à l’encre sympathique. En conséquence, la lettre, qui est arrivée par la poste, a dû être écrite comme une carte d’anniversaire.

Mais peut-être la première lettre ne contenait aucun secret particulier. Écoutons-en plus :

Vychinski : Que vous a dit Radek sur le contenu de la lettre ?

Romm : Qu’elle contenait des instructions pour unir les zinoviévistes en adoptant des méthodes de lutte terroriste contre les dirigeants du PCUS, en premier lieu Staline et Vorochilov.

Nous voyons que cette communication n’est pas innocente dans son contenu. Elle « contient des instructions » de tuer, pour commencer Staline et Vorochilov et ensuite les autres. C’était précisément cette petite lettre que Sedov aurait supposément envoyée par la poste à Romm, qui le connaissait à peine, 10 mois après sa première et seule rencontre avec lui. Notre perplexité ne s’arrête pas là. Vychinski, comme nous l’avons entendu, pose une question directe au témoin : « Que vous a dit Radek sur le contenu de la lettre ? » Comme si Radek était obligé de communiquer le contenu d’une lettre ultrasecrète à un homme de liaison ! Les règles les plus élémentaires de la conspiration disent que chaque participant à une organisation illégale ne doit être informé que de ce qui relève de sa tâche. Dans la mesure où Romm restait à l’étranger et n’était pas, à l’évidence, impliqué dans les préparatifs de l’assassinat de Staline, Vorochilov ou d’autres (en tout cas, il n’a pas soufflé mot de telles intentions), Radek, s’il était en pleine possession de ses moyens, n’avait pas le moindre motif d’informer Romm du contenu de la lettre. Il n’y avait pas non plus de raison de le faire - du point de vue d’un oppositionnel, un conspirateur ou un terroriste. Mais la question se présente différemment du point de vue de la Guépéou. Radek n’aurait- il rien dit à Romm du contenu de la lettre que Romm n’aurait rien à révéler sur la directive terroriste de Trotsky et tout son témoignage aurait été inutile. Nous savons déjà que le témoin, comme les accusés, a témoigné de tout cela non pas parce que cela découlait de la nature conspirative de ses activités ou de sa psychologie individuelle, mais pour ce qui est nécessaire au procureur que la nature a doté d’un cerveau paresseux. De plus, les accusés et les témoins ont reçu des instructions pour permettre une vraisemblance au rapport des procédures judiciaires.

Que s’est-il passé, demandera le lecteur au correspondant de Tass lorsque soudainement, il entend la directive de Trotsky d’annihiler le plus vite possible les « dirigeants » de l’Union soviétique ? Était-il saisi d’effroi ? S’est-il évanoui ? S’est-il indigné ? Ou, au contraire, est-il passé à un état d’exaltation ? Pas un mot de tout ceci. Aucune psychologie n’est demandée au témoin ou à l’accusé. Romm « incidemment » remet la lettre à Radek. Radek « incidemment » l’informe de la directive terroriste. « Puis Radek quitte Moscou et je ne le vois plus jusqu’à l’automne 1932 ». C’est tout ! Ils sont simplement retournés à leur tâche routinière.

Mais sur ce point Radek, perturbé par la vivacité du dialogue, imprudemment, corrige Romm : « Dans la première lettre de Trotsky, dit-il, les noms de Staline et Vorochilov n’étaient pas mentionnés, puisque nous n’avions jamais mentionné de noms dans nos lettres. » Pour la correspondance avec moi, il apparaît que cette fois Radek n’avait pas encore le code : «Trotsky, insiste-t-il, ne pouvait pas avoir mentionné les noms de Staline et Vorochilov. » Nous demandons : comment Romm en est venu à eux. Et s’il a inventé cette broutille des noms de Staline et Vorochilov, comme premières victimes de la terreur, peut-être a-t-il inventé toute la lettre ? Le procureur ne se préoccupe de tout cela.

À l’automne 1932, Romm se rend à Moscou pour un travail officiel et rencontre Radek, qui ne saisit pas l’occasion de l’informer qu’« en application de la directive de Trotsky, un bloc trotskiste-zinoviéviste a été créé mais que lui et Piatakov ne rejoindront pas ce centre ». Nous voyons encore que Radek est impatient de révéler les plus importants secrets à Romm, non par légèreté d’esprit ou en raison d’une loquacité altruiste, si particulière chez lui en général, mais plutôt dans l’intérêt du but suprême : les besoins du procureur Vychinski pour combler les trous dans les confessions de Zinoviev, de Kamenev et des autres. En fait, personne n’a été capable de comprendre à ce jour comment et pourquoi Radek et Piatakov, qui avaient déjà été dénoncés comme « complices » par les accusés durant l’enquête préliminaire dans le cas des 16, n’ont pas été jugés devant le tribunal au bon moment. Personne n’a été capable de comprendre comment il se fait que Zinoviev, Kamenev, Smirnov et Mrachkovski ne savaient rien des plans internationaux de Radek et Piatakov (faciliter la guerre, démembrer l’URSS etc.). Des gens, non sans perspicacité, ont estimé que ces grandioses plans, tout comme l’idée d’un « centre parallèle », qui trouvent leur origine dans La Guépéou après l’exécution des seize, font qu’une falsification soutient l’autre. Mais cela tourna autrement. Radek, toujours en avance, avait déjà dit à Romm dès l’automne 1932 que le centre trotskiste-zinoviéviste avait déjà été formé mais que lui [Radek] et Piatakov n’avaient pas rejoint ce centre, se préservant pour le « centre parallèle où les trotskistes étaient prédominants ». Donc la volubilité de Radek est providentielle. Cela ne signifie pas, cependant, que Radek parle réellement à l’automne de 1932 à Romm du centre parallèle en prévision des soucis dont Vychinski l’assiégera en 1937. Non, la question est plus simple. En 1937, Radek et Romm, sous la supervision de la Guépéou, ont construit rétroactivement le schéma des évènements de 1932. Et pour dire la vérité, ils l’ont construit bien faiblement.

En informant Romm du centre principal et parallèle, Radek ne laisse pas passer l’opportunité d’ajouter, sur-le-champ, qu’« il voulait recevoir des directives de Trotsky sur cette question ». À défaut de cela, le témoignage de Romm n’aurait pas de réelle valeur. « En application des directives de Trotsky » , le centre terroriste a été formé. Les directives de Trotsky sont indispensables pour la formation du centre parallèle. Ces gens sont incapables de faire le moindre pas sans Trotsky - ou plutôt ils cherchent à informer l’univers tout entier par tous les moyens que tous les crimes sont commis en application des directives de Trotsky.

Profitant du voyage de Romm, naturellement Radek écrit une lettre à Trotsky.

Vychinski : Qu’est-ce qui était écrit dans cette lettre ? Le savez- vous ?

Romm : Oui, parce que la lettre m’a été remise et donc [!] dissimulée dans la couverture d’un livre allemand avant mon départ pour Genève.

Le procureur n’a aucun doute sur la connaissance de Romm du contenu de la lettre. Après tout, c’est précisément pour cette raison que l’infortuné correspondant de Tass a été converti en témoin ! Cependant, il y a plus de docilité que de sens dans la réponse de Romm. La lettre lui a d’abord été « remise » et plus tard mise dans la couverture d’un livre allemand. Qu’est-ce que « remise » veut dire dans ce contexte ? Et par qui a-t-elle été mise dans la couverture du livre ?

Si Radek avait simplement dissimulé la lettre dans la reliure et donné instruction à Romm d’acheminer le livre à destination - comme cela a toujours été fait par les révolutionnaires familiers de l’ABC de la conspiration - Romm aurait été donc incapable de dire au tribunal bien que ce soit excepté qu’il avait délivré un « livre allemand » à telle ou telle adresse. Cela n’est naturellement pas assez pour Vychinski. Par conséquent, la lettre a d’abord été « remise » à Romm - de la sorte qu’il pouvait la lire ? - et puis insérée dans la couverture de sorte que le procureur n’avait pas besoin de torturer ses méninges. De cette façon, l’humanité a appris, sans plus de trouble, que Radek avait écrit à Trotsky non à propos de fantomatiques analyses mais sur le centre terroriste lui-même.

En passant par Berlin, Romm a envoyé le livre par colis postal à une adresse que Sedov lui avait donnée, une « poste restante à l’un des bureaux de poste de Berlin ». Ces gentlemen se sont brûlé les doigts lors du procès des seize et par conséquent avancent avec prudence. Romm ne fait aucune visite personnelle autre que celle à Sedov ou à tout individu désigné par Sedov, mais comme dans ce cas, il est nécessaire de déclarer le nom et l’adresse, cela est trop risqué. Romm n’envoie pas le livre à l’adresse d’un Allemand lié à Sedov. Une telle procédure, pour être complètement sûre, doit être menée conformément à la tradition conspirative ; mais dans ce cas, désolant pour ainsi dire, on devait connaître le nom et l’adresse de l’Allemand. C’est, par conséquent, bien plus prudent (non du point de vue conspiratif mais de la falsification) que d’envoyer le livre à « une poste restante d’un bureau de poste de Berlin ».

La rencontre suivante de Romm avec Sedov a lieu en juillet 1933. Notons cette date. Nous approchons du point central du témoignage. Et ici aussi je suis appelé à apparaître sur la scène.

Vychinski : Quelle était l’occasion, où et comment vous êtes-vous rencontré de nouveau ?

Romm : À Paris, j’arrivais de Genève, et, plusieurs jours, après Sedov me téléphonait.

Il reste mystérieux comment Sedov a appris l’arrivée de Romm. À première vue cela peut sembler pinailleur. En effet, cela nous révèle une fois de plus le système des lâchetés. Afin d’informer Sedov de son arrivée, Romm devait connaître l’adresse ou le numéro de téléphone de Sedov. Romm n’a jamais connu ni l’un ni l’autre. Il est plus prudent de laisser l’initiative à Sedov. Romm connaît, en tout cas, sa propre adresse. Sedov donne rendez-vous pour la réunion dans un café du boulevard Montparnasse et dit qu’« il voulait me [Romm] permettre de rencontrer Trotsky ». Nous savons que Romm, qui a fidèlement risqué sa vie comme homme de liaison, n’avait pas montré, à ce jour, le moindre désir soit de me rencontrer soit d’entrer en correspondance avec moi. Mais à la proposition de Sedov, il donne immédiatement son accord. De façon exactement la même que deux années auparavant, il accepta la proposition de Putna de rencontrer Sedov. De façon exactement la même, il a accepté d’acheminer les lettres à Radek au moment où Sedov ouvrait la bouche. La fonction de Romm est la suivante : tout accepter, mais ne prendre aucune initiative.

À l’évidence, il est tombé d’accord avec La Guépéou sur le « minimum » d’activité criminelle dans l’espoir de sauver sa vie. Que cela le sauve ou non est une autre question.

Quelques jours après son premier appel, Sedov rencontre Romm « dans le même café », imprudemment, mais le café n’est pas nommé. On suppose que soudainement de ce qui suit que le « café » a brûlé la veille de la rencontre ! L’incident avec l’hôtel Bristol à Copenhague a bien été assimilé par ces gens. « De là [le café sans nom] nous sommes allés au bois de Boulogne où j’ai rencontré Trotsky. »

Vychinski : Quand était-ce ?

Romm : À la fin de juillet 1933.

Assurément, Vychinski ne pouvait pas poser une question plus raisonnable ! Romm avait, quelque part plus tôt, daté cet épisode en juillet 1933. Mais il pouvait avoir fait une erreur ou il pouvait avoir nuancé cette déclaration. Il pouvait avoir été fusillé et quelques instants plus tard un Pritts pouvait avoir reçu mission de rectifier cette erreur. Mais sur l’insistance du procureur, Romm répète et dit plus explicitement que la rencontre a eu lieu « à la fin de juillet ». Ici Vychinski fait fi de toute prudence ! Romm a précisé une date véritablement fatale et qui à elle seule carbonise non seulement la preuve de Romm mais tout le procès ! Je dois, cependant, demander à la commission d’être indulgente. Nous traiterons la terrible erreur chronologique et ses sources. Mais avant de faire cela, approfondissons le court dialogue ou plutôt le duo.

La rencontre de Romm au bois de Boulogne avec moi - la première fois que je l’aurais rencontré selon sa propre narration - devait avoir laissé, semble-t-il, une empreinte dans sa mémoire. Mais nous ne l’entendons rien dire, que ce soit sur ce premier moment de prise de connaissance, ses premières impressions et bien sûr de la conversation. Nous sommes-nous promenés le long des allées ? Nous sommes nous assis sur un banc ? Ai-je fumé une cigarette, un cigare ou une pipe ? Quelle apparence avais-je ? Il n’y a aucune trace, aucun élément d’expérience subjective, aucune impression visuelle. Trotsky dans une allée du bois de Boulogne reste pour Romm un fantôme, une abstraction, une marionnette sortie des classeurs de la Guépéou. Romm remarque seulement que la conversation a duré « de vingt à vingt-cinq minutes ». Vychinski : Quel était l’objet de cette rencontre avec Trotsky ?

Romm : Pour autant que je l’ai compris [!], confirmer verbalement les instructions contenues dans la lettre que j’avais prise à Moscou.

Remarquables sont ces mots : « Pour autant que je l’ai compris » ! Le but de la rencontre était apparemment, si indéterminé, que Romm est seulement capable de le supposer et, en effet, seulement rétrospectivement. En fait après que j’ai écrit à Radek une lettre pleine d’instructions rituelles d’annihilation des dirigeants, d’activités de sabotage etc., je n’avais aucun sujet de conversation avec l’agent de liaison inconnu de moi. Il y a des cas où des directives orales sont confirmées par des lettres. Mais il reste complètement incompréhensible pourquoi j’aurais dû confirmer oralement ces directives que j’avais communiquées par lettre à Radek, à travers Romm, qui n’était une autorité pour personne. Mais alors qu’un tel comportement est incompréhensible du point de vue d’un conspirateur, la situation change immédiatement si nous prenons en compte les intérêts du procureur. À défaut d’une rencontre avec moi, Romm ne pouvait pas seulement témoigner de sa remise de lettre à Radek, une lettre dissimulée dans la reliure d’un livre. Cette lettre, bien entendu, n’est pas en possession de Radek, de Romm ni du procureur. Romm pourrait ne pas avoir lu la lettre dissimulée dans la reliure. Se pourrait-il que cette lettre ne soit pas du tout de moi ? Il se pourrait même qu’il n’y ait pas de lettre du tout. Afin de sortir Romm de cette situation difficile, au lieu de faire parvenir un livre pour Radek à un homme liaison par un intermédiaire invulnérable, disons un Français - ce qui aurait été fait par tout conspirateur âgé de plus de quinze ans, et moi, qui a plus de cinquante ans -, j’aurais pris la voie opposée c’est-à-dire : non seulement impliquer mon fils dans cette opération, ce qui en soi seul aurait été une grossière erreur, mais je serais apparu en personne pour faire échouer cette opération pour le seul intérêt de remplir la tête de Romm, pendant 20 à 25 minutes, de quoi témoigner plus tard au procès. Ce coup monté ne se distingue pas par le raffinement.

Dans le cours de la conversation, j’ai bien entendu déclaré que «t’étais d’accord sur l’idée d’un centre parallèle mais seulement à la condition impérative que le bloc avec les zinoviévistes soit préservé et également à la condition que le centre parallèle ne soit pas inactif et s’engage activement dans le rassemblement autour de lui des plus fidèles cadres ». Quelle profonde et fructueuse idée ! Je ne pouvais pas avoir manqué de demander « que le bloc avec les zinoviévistes soit préservé » autrement Staline n’aurait pas eu la possibilité de fusiller Zinoviev, Kamenev, Smirnov et les autres. Mais j’ai également approuvé la formation d’un centre parallèle et ainsi offert l’opportunité pour Staline de fusiller Piatakov, Serebriakov et Mouralov. Passant à la question de la nécessité d’appliquer non seulement le terrorisme mais aussi des activités de sabotage dans l’industrie, j’ai recommandé de ne pas tenir compte des victimes humaines. En réponse, Romm se déclare « quelque peu perplexe » sur ce qui, après tout, « allait saper la capacité de défense du pays... » ! Donc au bois de Boulogne j’étais supposé dévoiler mes pensées les plus intimes à un jeune inconnu qui ne partageait même pas ma position « défaitiste ». Et tout cela sur la base du fait qu’en 1927, Romm était supposément d’accord avec Radek sur la « question chinoise ».

L’expéditif Romm a délivré à destination la lettre qui n’a jamais été écrite et sur ce a parlé à Radek de sa conversation imaginaire avec moi - pour permettre ainsi à Vychinski de se baser sur au moins deux témoignages. À la fin de septembre 1933, Radek confiait à Romm sa réponse. Cette fois Romm n’a rien à dire sur le contenu de la lettre. Ce n’est pas vraiment nécessaire puisque toutes les lettres au procès sont comme un autre exorcisme des sorciers de Sibérie [9]. Romm a donné à Sedov le livre contenant la lettre « à Paris en novembre 1933 ». La rencontre suivante a lieu en avril 1934, encore une fois au bois de Boulogne. Romm vient avec la nouvelle qu’il sera bientôt nommé en Amérique. Sedov « exprime son regret à cette nouvelle » mais lui demande de lui ramener « le rapport détaillé de la situation. » de Radek.

Vychinski : Avez-vous porté ce message ?

Romm : Oui, je l’ai fait.

Comment Romm aurait-il pu ne pas porter le message ? En mai 1934, il a apporté à Sedov à Paris un dictionnaire technique anglo-russe (quel riche détail !) contenant « un rapport détaillé du centre actif comme du centre parallèle ». Gardons à l’esprit cette précieuse situation ! Pas un des seize accusés, de Zinoviev jusqu’à Reingold, qui connaissent tout et « mouchardent » ne sait quelque chose en août 1936 de l’existence du centre parallèle. De l’autre côté, Romm, aussi loin qu’à l’automne 1932, était parfaitement informé de l’idée du centre parallèle et sa future réalisation. Non moins remarquable est le fait que Radek, qui n’appartient pas au principal centre, envoie, cependant, « un rapport détaillé du centre actif comme du centre parallèle ». Romm n’a rien à dire sur ces rapports et Vychinski naturellement se garde bien de l’ennuyer avec cela. Après tout qu’est-ce que Romm pouvait dire ? En mai 1934, Kirov n’a pas encore été assassiné par Nikolaïev, avec la participation étroite de la Guépéou et de son agent, le consul letton Bisseneks. Romm aurait dû dire que l’activité des « centres parallèles et actifs » consistait à demander et recevoir mes « directives ». Mais nous savons déjà cela sans lui. Par conséquent laissons-les « rapports détaillés » de Radek dans le repli du dictionnaire technique !

Plus loin, Vychinski s’intéresse sur le contexte de la conversation avec Sedov sur la nomination de Romm en Amérique. Romm révélé immédiatement une demande de Trotsky transmise à Sedov : que Trotsky « soit informé dans le cas où quelque chose d’intéressant se produit dans la sphère des relations soviéto-américaines ». La demande apparaît à première vue assez innocente en elle-même. En tant que politicien et écrivain, je ne peux pas ne pas m’intéresser aux relations soviéto-américaines, et encore plus puisque j’ai eu plus qu’une occasion d’écrire au cours des années précédentes dans la presse américaine et fait des déclarations en faveur de la reconnaissance des Soviétiques par les États-Unis. Mais Romm, qui ne s’étonne pas que des instructions de terrorisme et de sabotage soient acheminées par son intermédiaire, sent qu’il est de son devoir de marquer sa surprise sur ce point. « Lorsque j’ai demandé pourquoi c’était si intéressant [!], Sedov m’a dit : Cela procède de la ligne de Trotsky sur la défaite de l’URSS. »

Dans mes articles, je me suis invariablement exprimé pour la défense de l’URSS et j’ai publiquement rompu avec tous ceux de mes supposés compagnons d’idée qui ont entretenu des doutes sur le devoir de tout révolutionnaire de défendre l’URSS, malgré le régime stalinien. Il ne reste rien d’autre que de reconnaître que mon « défaitisme », qui est en complète contradiction avec mes activités journalistiques, a été tenu dans le plus grand secret, exception faite d’une poignée d’initiés. Il n’est pas besoin de dire qu’une telle hypothèse est politiquement et psychologiquement absurde. En tous les cas, l’accusation repose totalement dessus et doit décliner ou prospérer avec elle. Mais Vychinski, qui est si « prudent » concernant les détails (dates, adresses), est totalement stupide avec les problèmes fondamentaux du procès. Lorsque Romm demande à Sedov pourquoi je suis « intéressé » par les relations soviéto-américaines (la question en elle-même n’a pas de sens), Sedov, au lieu de se référer à mon activité littéraire, de façon irréfléchie se dépêche de lâcher : « Cela procède de la ligne de Trotsky sur la défaite de l’URSS. » Mais si c’est le cas, il s’avère que je n’ai jamais fait secret de mon « défaitisme ». Mais alors que faire de mon intense travail théorique et journalistique ? Messieurs les accusateurs ne s’ennuient pas avec ce fait. Ils sont incapables d’y penser. Leur montage se déploie à un niveau plus bas. Ils s’en tirent très bien sans psychologie. Ils se satisfont de la machine inquisitoriale.

À une question de Vychinski qui suit, Romm répond : « Oui, j’étais d’accord pour envoyer l’information qui l’intéressait. » Mais Romm a effectué sa « dernière tâche » en mai 1934. Après le meurtre de Kirov, il a résolu de « stopper tout travail actif». C’est précisément pour cette raison qu’il ne m’a pas envoyé d’informations sur les États-Unis. Je dois confesser que cela m’avait complètement échappé. Parmi mes amis américains, il y a des hommes hautement qualifiés en science et en politique, prêts à tous moments à m’apporter de l’information sur toutes les questions dans l’orbite de mes intérêts. En conséquence, je n’avais pas de raison de me tourner vers Romm pour obtenir une information — au rabais et pour lui parler de mon programme « défaitiste ».

Tout cet épisode était apparemment inclus dans le témoignage de Romm - et il se peut que Romm en personne ait été injecté dans le procès - seulement après qu’il soit devenu clair que j’allais migrer en Amérique. L’imagination de la Guépéou a cherché à se surpasser avec ma fuite à bord d’un pétrolier me transportant d’Oslo à Tampico. Ainsi, le gouvernement des États-Unis a immédiatement reçu une alerte selon laquelle à Washington même, un « agent trotskiste opérait » - Romm pour le citer, qui avait été « d’accord » pour m’envoyer de l’information. Quelle information ? C’est absolument clair : telle que des menaces sur les intérêts vitaux des États-Unis. Radek détaille cette alerte. Selon lui, une partie de mon programme était de « garantir en essence le Japon en cas de guerre avec les États-Unis » (audience du 23 janvier). Évidemment, c’est pour cette raison que j’ai choisi comme moyen de transport d’Oslo à Tampico un tanker pétrolier, un véhicule indispensable pour d’autres opérations dans le domaine pétrolier. Au procès suivant, Romm se rappellera probablement que je lui avais donné instruction de boucher le canal de Panama et de détourner les chutes du Niagara pour inonder New York - tout cela durant ses heures de repos de correspondant des Izvestia... Comment tous ces gens peuvent-ils être si stupides ? Non, bien sûr que non. Ils ne sont pas stupides du tout, mais leurs esprits ont été totalement démoralisés par le régime de l’irresponsabilité totalitaire.

Toute lecture attentive montrera que chaque question posée par Vychinski discrédite à l’avance la réponse de Romm. Toutes les réponses de Romm constituent des preuves contre Vychinski. Derrière le dialogue en tant que tel se cache le procès. La série de ces procès couvre irrémédiablement le système de Staline d’ignominie. Mais nous n’avons pas encore parlé de la question la plus importante. Que le témoignage de Romm soit une falsification est une évidence pour qui n’est pas aveugle ou sourd. Mais nous avons à notre disposition des preuves qui sont appropriées même pour l’aveugle et le sourd. Je n’étais pas au bois de Boulogne à la fin de juillet 1933. Je ne pouvais pas être là. À cette époque j’étais malade et vivant sur la côte atlantique à 500 kilomètres de Paris. J’ai déjà donné un bref compte rendu de ce fait au New York Times (17 février 1937). Je souhaite ici revenir avec plus de détail sur tout cet épisode. Il le mérite !

Le 24 juillet 1933, le navire le Bulgaria, avec à son bord moi-même, ma femme et quatre associés (deux Américains Sarah Weber, Max Shachtman, le Français Van Heijenoort et l’Allemand émigré Adolphe), était à quai dans le port de Marseille. Après être restés plus de quatre années en Turquie, nous migrions vers l’Europe de l’Ouest. Notre venue en France avait été précédée par de longues négociations et de fortes préoccupations sur mon état de santé. En donnant le permis d’entrée, le gouvernement Daladier agit cependant avec prudence. Ils craignaient des tentatives d’assassinat, des manifestations ou d’autres incidents particulièrement dans la capitale. Le 29 juin 1933, Chautemps, le ministre de l’intérieur, écrit dans une lettre au député Henri Guernut que j’étais « autorisé en raison des problèmes de santé de séjourner dans un des départements du Sud puis de résider en Corse ». (J’avais moi-même suggéré la Corse dans une de mes lettres). Donc depuis le début, il n’était pas question de la capitale, mais d’un des départements éloignés. Je ne pouvais pas avoir le moindre motif de violer cette condition, car j’étais moi-même suffisamment intéressé à éviter durant mon séjour en France toute complication quelle qu’elle soit. On doit, donc, rejeter par avance, comme improbable, l’idée même que j’aurais pu, dès que j’aurais mis le pied sur le sol français, violé l’accord en échappant à la surveillance de la police et en partant secrètement pour Paris pour une rencontre inutile avec Romm ! Non ce qui s’est passé est totalement différent.

Encouragée par la victoire d’Hitler en Allemagne, la réaction en France relevait la tête. Une campagne enragée contre mon entrée dans le pays était menée par des journaux comme Le Matin, Le Journal, La Liberté, L’Écho de Paris, etc. Dans ce chœur, la voix de L’Humanité perçait avec virulence. Les staliniens français n’avaient pas encore reçu l’ordre de reconnaître les socialistes et les radicaux comme leurs « frères ». Oh non ! À cette époque Daladier était traité part le Comintern comme un radical-fasciste, Léon Blum, qui soutenait Daladier, était marqué de l’étiquette social-fasciste. En ce qui me concerne, je remplissais comme fonction, par nomination spéciale de Moscou, celle d’agent des impérialismes américain, britannique et français. Comme est courte la mémoire de L‘Humanité ! Le nom d’emprunt que nous avions utilisé pour notre voyage avait été naturellement découvert en route. Nous avions des raisons de craindre des manifestations de la part des fascistes à Marseille et, par-dessus tout, des staliniens. Nos amis en France avaient toutes les raisons de craindre que mon entrée soit accompagnée d’incidents qui pouvaient compliquer ma résidence dans le pays. Pour échapper à la vigilance des ennemis, nos amis, parmi lesquels mon fils qui avait réussi à venir à Paris en quittant l’Allemagne d’Hitler, avaient organisé un brillant stratagème qui avait réussi comme le prouva le dernier procès de Moscou. Par message radio de France, le Bulgaria fut stoppé à quelques kilomètres du port de Marseille pour se laisser accoster par un bateau à moteur dans lequel étaient mon fils, le Français Raymond Molinier, le commissaire de la Sûreté générale et deux marins. Si je me souviens bien la somme de deux milles francs fut payée pour retarder le bateau de trois minutes. Cet incident a été, bien entendu, enregistré dans le carnet de bord du bateau. De plus cela a été relevé par la presse mondiale. Mon fil est monté à bord et a remis à un de mes associés, le Français Van Heijenoort, des instructions écrites. Seuls ma femme et moi-même sommes descendus dans le bateau à moteur. Alors que nos quatre compagnons de voyage continuaient jusqu’à Marseille avec tous nos bagages, le bateau à moteur accostait dans le coquet petit village de Cassis où deux automobiles et deux amis français, Leprince et Laste, nous attendaient. Sans perdre un instant, nous sommes partis vers l’ouest de Marseille dans la direction nord, vers l’embouchure de la Gironde, dans le département de la Charente-Inférieure, où une maison de campagne dans le village de Saint-Palais, près de Royan, avait été préalablement louée pour nous au nom de Molinier. Sur la route nous sommes restés une nuit dans un hôtel. Notre enregistrement dans cet hôtel a été vérifié et je l’ai présenté à la commission.

Je dois ajouter que pour préserver le secret de notre identité, tous nos bagages avaient été enregistrés en Turquie au nom de Max Shachtman. Ses initiales sont encore sur les caisses en bois dans lesquels mes livres et papiers sont arrivés au Mexique. Mais en raison de la découverte de notre incognito, il ne devait pas rester longtemps secret aux yeux des agents de la Guépéou que ces bagages étaient les miens. Dans la mesure où mes associés, avec les bagages, se dirigeaient vers Paris, les agents de la Guépéou supposaient que ma femme et moi-même nous nous rendions également dans la capitale française en voiture ou en avion. Il doit être gardé à l’esprit que dans cette période les relations entre les gouvernements soviétiques et français étaient très tendues. La presse du Comintern affirmait même que je venais en France en mission spéciale pour assister le premier ministre Daladier, désormais ministre de la guerre, dans la préparation de l’invasion militaire de l’URSS. Comme est courte la mémoire humaine ! Par conséquent, entre La Guépéou et la police française, il ne pouvait y avoir de relations étroites. La Guépéou ne savait de moi que ce que publiaient les journaux. Romm ne pouvait savoir que ce que savait La Guépéou. En attendant, la presse avait immédiatement perdu notre trace après notre débarquement.

Après avoir reçu les dépêches de leur propre correspondant à cette période, l’éditorialiste du New York Times écrivait le 17 février dernier : Le bateau, qui a amené M. Trotsky de Turquie à Marseille en 1933, a accosté après qu’il l’ait quitté discrètement. Il a embarqué sur un remorqueur à trois miles du port et a débarqué à Cassis, où une automobile l’attendait. À cette époque, on disait M. Trotsky en Corse, à Royan, aux eaux curatives de Royan, dans le centre de la France près de Vichy, ou dans cette ville même

Ce rapport, qui atteste de la précision du correspondant du Times, confirme notre récit précédent. Dès le 24 juillet, la presse se perdait en spéculation sur ce qui nous était arrivé. La position de la Guépéou, on doit l’admettre, était extrêmement difficile.

Les organisateurs du montage ont raisonné approximativement de la façon suivante : Trotsky ne pouvait pas ne pas passer quelques jours à Paris, afin d’arranger ses affaires et se trouver lui-même en province. La Guépéou ne sait pas que tous ces détails avaient été gérés par avance et que notre maison de campagne avait été louée avant notre arrivée. D’un autre côté, Staline, Iejov,Vychinski craignaient de repousser la rencontre avec Romm au mois d’août ou le mois suivant. Il était nécessaire de battre le fer tant qu’il était chaud. De cette façon, ces hommes prudents et calculateurs choisirent la fin juillet pour la rencontre, un moment, où selon leur propre supposition, je ne pouvais pas ne pas être à Paris. Mais c’était précisément en raison de cette supposition qu’ils ont mal calculée : nous n’étions pas à Paris. Accompagnés de notre fils et de trois amis français, nous sommes arrivés, comme je l’ai déjà déclaré, à Saint-Palais, près de Royan, le 25 juillet. Et pour compliquer encore plus la position de la Guépéou, le jour de notre arrivée a été marquée par un incendie dans la maison de campagne. Une cabane brûla ainsi qu’une barrière de bois et certains arbres également. Cet incendie a été causé par les étincelles de la cheminée d’une locomotive. Dans les journaux locaux du 26 juillet, des comptes rendus peuvent être trouvés. La nièce des propriétaires arriva quatre heures plus tard pour constater les dégâts causés par le feu. Plusieurs voisins m’ont vu pendant l’incendie. Les témoignages des personnes qui ont servi de chauffeurs durant le voyage, Leprince et R. Molinier, comme le témoignage de Laste, qui nous accompagnait, décrivent en détail cette journée. Un certificat des pompiers corrobore la date de l’incendie. Le journaliste, Albert Bardon, qui a publié des articles sur l’incendie dans la presse, m’a vu dans l’automobile et a fait une déposition sur sujet. La nièce du propriétaire mentionnée ci-dessus a également fait une déposition. Dans la maison de campagne nous attendions Vera Lanis, qui a tenu la fonction de gouvernante et Segal qui nous a aidés à nous installer. Ils ont passé la dernière partie de juillet avec nous et sont témoins du fait que je suis arrivé à Saint-Palais souffrant d’un lumbago et d’une forte fièvre et que je quittais rarement mon lit.

Le préfet du département de Charente-Inférieure avait été immédiatement informé de notre arrivée par un télégramme codé de Paris. Nous vivions incognito près de Royan, comme en France en général. Nos passeports avaient été tamponnés par les plus hautes autorités de la Sûreté générale à Paris. On peut sans doute trouver ici la trace de notre itinéraire.

Je restais à Saint-Palais plus de deux mois dans un état d’infirmité sous la surveillance d’un médecin. J’ai écrit dans le New York Times que j’ai reçu comme visiteurs à Saint-Palais plus de trente amis. Ultérieurement, de mémoire, et par des recherches dans des documents, il s’avère en réalité que j’ai eu quelque cinquante visiteurs, plus de trente Français (principalement des Parisiens), sept Hollandais, deux Belges, deux Allemands, deux Italiens, trois Anglais, un Suisse etc. Parmi les visiteurs figurent des noms connus ; par exemple l’écrivain français André Malraux ; le traducteur de mes livres, l’écrivain Parijanine ; le parlementaire néerlandais Sneevliet ; les journalistes néerlandais Schmidt et de Kadt ; l’ancien secrétaire de l’Independent Labor Party anglais, Paton ; l’émigré allemand V. ; l’écrivain allemand G. ; (je ne donne pas les noms des émigrés pour ne pas leur causer des difficultés, mais tous peuvent, bien entendu, témoigner devant la commission). Aurais-je passé la fin du moins de juillet à Paris que la plupart de mes visiteurs n’auraient pas fait le voyage jusqu’à Royan. Ils savaient tous que je n’étais et ne pouvais pas être à Paris. Des quatre associés qui nous accompagnaient, trois venaient de Paris. Seul, Max Shachtman était parti du Havre pour New York sans avoir pu me dire au revoir. J’ai présenté à la commission sa lettre datée du 8 août 1933 dans laquelle il exprime sa déception d’avoir été séparé de nous en route et de n’avoir même pas pu dire au revoir. Non, il ne manque pas de preuves.

Vers le début octobre, ma condition physique s’améliora et mes amis m’amenèrent en automobile à Bagnères dans les Pyrénées, bien plus encore éloigné de Paris, où ma femme et moi, nous avons passé le mois d’octobre. C’était seulement dû au fait que notre résidence près de Royan, comme dans les Pyrénées, se passait sans complication, et que si le gouvernement nous permettait de nous installer près de la capitale, il nous recommandait de nous tenir au-delà des confins du département de la Seine. Au début de novembre, nous sommes allés à Barbizon où une maison de campagne avait été louée pour nous. De Barbizon, je me suis rendu, en fait, plusieurs fois dans la capitale, accompagné de deux ou trois amis. D’ailleurs, dans tous ses aspects, mes activités quotidiennes étaient préalablement organisées et la liste des quelques maisons que j’ai visitées peut être précisément établie tout comme celle de mes visiteurs. Tout ceci se passa jusqu’à l’hiver 1933. Même si La Guépéou m’avait organisé une rencontre avec Romm en juillet 1933. Il n’y a pas eu de telle rencontre. Il ne pouvait y en avoir aucune. Si, en général, il existe dans le monde une telle chose qu’un alibi, il reçoit ici son expression la plus complète et consommée. Le malheureux Romm ment. La Guépéou l’a obligé à mentir. Vychinski camoufle son mensonge. Dans l’intérêt même de ce mensonge, Romm a été arrêté et placé parmi les témoins.

LE VOL DE PIATAKOV POUR LA NORVÈGE

Même le 24 janvier, jour suivant l’ouverture du dernier procès et les premières déclarations des Piatakov au tribunal, alors qu’il était nécessaire de relier les brèves nouvelles dépêches, j’écrivais dans une déclaration pour la presse mondiale :

Si Piatakov a voyagé [à Oslo] sous son vrai nom, toute la presse en aurait été informée. En conséquence il a voyagé sous un faux nom. Quel était-il ? Tous les dignitaires soviétiques, lorsqu’ils sont à l’étranger, sont en contact permanent par télégraphe ou téléphone avec leurs ambassades ou leur représentation commerciale et pas une seule heure ils ne peuvent échapper à la surveillance de la Guépéou. Comment Piatakov a-t-il été capable d’accomplir son voyage en Allemagne et en Norvège alors que les institutions soviétiques n’en savaient rien ? Qu’il décrive l’apparence intérieure de mon appartement. A-t-il vu la femme ? Portais-je ou non la barbe ? Comment étais-je habillé ? L’entrée de ma chambre de travail traversait l’appartement des Knudsen et tous nos visiteurs, sans exception, étaient présentés à la famille de notre hôte. Piatakov les a-t-il rencontrés ? Ont-ils vu Piatakov ? Il y a donc quelques questions avec lesquelles il serait facile de démontrer devant tout honnête tribunal que Piatakov ne fait que répéter les inventions de la Guépéou.

Le 27 janvier 1937, à la veille des conclusions du procureur, et par l’intermédiaire des agences télégraphiques, j’ai adressé treize questions au tribunal de Moscou sur le sujet la prétendue interview que m’aurait faite Piatakov en Norvège. J’ai expliqué l’urgence de mes questions ainsi :

Il s’agit ici du témoignage de Piatakov. Il a déclaré qu’il m’avait rencontré en Norvège en décembre 1935 pour une conversation conspirative. Piatakov était venu de Berlin à Oslo par avion. L’immense importance de son témoignage est évidente. J’ai déclaré plus d’une fois, et je le déclare encore, que Piatakov comme Radek, durant les neuf dernières années n’était pas mon ami mais mon ennemi le plus acharné et traître et qu’il n’était pas question de négociations et de rencontres entre nous. S’il était prouvé que Piatakov m’avait rendu visite, ma position serait gravement compromise. Au contraire, si je prouve que le récit de la visite est faux du début à la fin, c’est le système de « confession volontaire » qui sera compromis. Même si on admet que le tribunal de Moscou est au- dessus de tout soupçon, l’accusé Piatakov reste encore suspect. Son témoignage doit être vérifié. Ce n’est pas difficile. Piatakov n’est pas encore fusillé. Il devrait être immédiatement confronté à la série suivante de questions précises :

Je note encore que ces questions, que j’ai présentées à la commission, sont basées sur les premières dépêches d’information reçues et c’est pourquoi elles ne sont pas exactes sur certains détails secondaires. Mais pour l’essentiel, même maintenant, elles conservent toutes leur force.

Mes premières questions concernant Piatakov étaient déjà à la disposition du tribunal le 25 janvier. Pas plus tard que le 28 janvier, c’est-à-dire le jour même où le procureur a délivré ses conclusions, le tribunal avait mes dernières questions. Pas plus tard que le 26 janvier, le procureur avait reçu l’information télégraphique que la presse norvégienne réfutait catégoriquement le témoignage de Piatakov sur son vol. Dans le discours du procureur, il y a une allusion à cette réfutation. Cependant, pas une seule des treize questions que j’ai posées, n’a été présentée aux accusés pour lesquels le procureur a demandé la mort. Le procureur n’a pas daigné, alors que c’est obligatoire pour lui, de vérifier le principal témoignage du principal accusé et ainsi solidifier l’accusation contre moi et les autres aux yeux du monde entier. Si le télégramme d’Oslo et mes questions n’existent pas, il serait encore possible de parler d’insouciance, de négligence ou de pauvreté intellectuelle du procureur et des juges. À la lumière de ces circonstances, il ne peut être question d’une erreur judiciaire. Le procureur, comme le président du tribunal, a consciencieusement évité de poser les questions qui auraient révélé inévitablement la nature même du témoignage de Piatakov. Ils sont opposés à toute vérification non parce que cela aurait été impossible, c’était au contraire excessivement simple, mais en raison du rôle qu’ils jouent, ils ne pouvaient pas autoriser de vérifications. Au lieu de cela ils se sont dépêchés de fusiller Piatakov. Cependant la vérification a été faite sans eux. Elle a complètement et irréfutablement démontré la fausseté du témoignage du principal accusé sur la principale question et donc a totalement démoli l’ensemble de l’acte d’accusation.

Nous avons maintenant à notre disposition le compte rendu du procès de Piatakov et des autres. Une étude attentive de l’examen de Piatakov et du témoin du procureur, Boukhartchev, démontre par elle-même que la tâche du procureur dans ce dialogue judiciaire artificiel, insincère et répétitif est d’aider Piatakov, à présenter, sans trop d’absurdités, le formidable conte que La Guépéou l’avait obligé à raconter. C’est pourquoi nous suivions un double chemin dans notre analyse : d’abord, nous démontrerons sur la base du compte rendu officiel les faussetés internes de l’examen de Piatakov par Vychinski ; puis nous présenterons les preuves objectives de l’impossibilité matérielle du vol de Piatakov et de sa rencontre avec moi. De cette façon nous mettrons en évidence non seulement la fausseté du principal témoignage du principal accusé mais aussi la participation du procureur Vychinski et des juges au montage.

« Dans la première moitié de décembre » de 1935, Piatakov fait son mythique vol à Oslo, via Berlin. Boukhartchev, correspondant à Berlin des Izvestia, agit comme une sorte d’intermédiaire dans l’organisation du vol, tout comme Romm, correspondant à Washington, avait servi d’intermédiaire entre Radek et moi. Les documents gouvernementaux, assez étrangement, désignent comme agents de liaison « trotskistes » des correspondants en poste dans les plus importants endroits. Ne serait-il pas plus précis de supposer qu’ils sont des agents de la Guépéou ? La déclaration de Piatakov selon laquelle Boukhartchev « avait des relations avec Trotsky » est une invention pure et simple. Je n’ai jamais eu la moindre relation, personnellement ou par écrit, avec Boukhartchev ou Romm. Je lis rarement les Izvestia et je n’ai pas l’habitude de lire les correspondances étrangères de la presse soviétique.

Il n’y a pas de raison de douter que Piatakov était réellement à Berlin le 10 décembre 1935 accomplissant son travail officiel. Le fait est facile à vérifier dans la presse allemande et soviétique qui ont dû noter l’arrivée de Piatakov dans la capitale allemande tout comme son retour à Moscou. La Guépéou a été obligée après d’adapter le vol mythique de Piatakov à Oslo à son réel voyage à Berlin une fois le malheureux choix du mois de décembre fait.

En arrivant à Berlin, Piatakov, selon ses propres mots, rencontre immédiatement (« le même jour ou le suivant », donc le 11 ou le 12), Boukhartchev. Ce dernier m’a supposément informé en avance de l’arrivée imminente de Piatakov. Par lettre ? Par un télégramme pré-arrangé ? Avec quel libellé ? À quelle adresse ? Personne n’embarrasse Boukhartchev avec ces questions. Dans la salle du tribunal, les dates et les adresses sont en général évitées comme la peste. Ayant reçu l’information de Boukhartchev, j’envoie, immédiatement, un messager de confiance à Berlin avec cette note : «Y. L. On peut faire pleinement confiance au porteur de cette note ». Le mot « pleinement » est souligné. Ce détail pas très original, comme nous le verrons, compensera à nos yeux l’absence de toute information substantielle. Le messager que j’ai envoyé, portant le nom de « soit Heinrich soit Gustav » (témoignage de Piatakov) a pris en charge lui-même l’organisation du vol pour Oslo. La rencontre entre « Heinrich-Gustav » et Piatakov a eu lieu dans le Tiergarten (le 11 ou le 12) et a duré « littéralement deux minutes ». Deuxième précieux détail ! Piatakov était prêt à partir pour Oslo, quoique, comme il le répète deux fois « Pour moi [Le Berliner Tageblatt du 21 décembre 1935 rapporte : Parmi les actuels visiteurs à Berlin il y a le premier vice-commissaire de l’industrie lourde de l’Union soviétique, M. Piatakov et également, le chef de la division importation du commissariat du commerce extérieur de l’Union soviétique, M. Smoleriski.], cela signifiait prendre un grand risque de se faire prendre, de s’exposer et d’autres choses comme vous pouvez l’imaginer ». Dans le compte rendu russe ces mots sont omis et non par inadvertance. La surveillance sur les fonctionnaires soviétiques à l’étranger est extrêmement stricte. Piatakov n’avait pas la possibilité de s’absenter de Berlin pendant 48 heures sans indiquer aux autorités soviétiques où il allait et à quelle adresse ils pouvaient communiquer avec lui ; en tant que membre du comité central et du gouvernement, Piatakov pouvait à tout moment recevoir de Moscou une demande ou être charge d’une mission. Donc les règles sur ce sujet sont parfaitement connues du procureur et des juges. De plus, le 24 janvier, j’avais déjà demandé au tribunal par télégraphe : « Comment Piatakov était capable de voyager en Allemagne et en Norvège sans que les autorités soviétiques en aient connaissance ? » Le 27 janvier, je répétais : « Comment Piatakov a-t-il pu se dissimiler des autorités soviétiques à Berlin et à Oslo ? Comment a-t-il expliqué sa disparition après son retour ? » Personne, bien entendu, n’a importuné les accusés avec de telles questions.

Piatakov s’est accordé avec « Heinrich-Gustav » pour une rencontre « le matin suivant » (le 12 ou le 13) à l’aéroport de Tempelhof. Le procureur, dont les questions n’ont aucune importance et ne peuvent être sujettes à vérification, demande, parfois, de nombreuses précisions et n’est absolument pas soucieux d’avoir plus de précision sur une date d’une importance exceptionnelle ! Cependant, au moyen des dossiers de la représentation commerciale soviétique à Berlin, il devrait être possible sans difficulté d’établir jour après jour le calendrier des activités de Piatakov. Mais c’est précisément ce qui doit être évité.

« Le lendemain tôt de bon matin, je me rendais tout droit à l’entrée de l’aéroport » « De bon matin » ? Nous aurions aimé savoir à quelle heure ? Sur les questions de cette nature, l’heure est fixée à l’avance. Mais les inspirateurs de Piatakov ont évidemment peur de se tromper sur le calendrier météorologique. À l’aéroport, Piatakov rencontre « Heinrich- Gustav » : « Il m’attendait à l’entrée et m’invita à le suivre. Au préalable, il m’avait montré le passeport qui avait été préparé à mon intention. C’était un passeport allemand. Toutes les formalités douanières, il s’en était acquis lui-même, de sorte que pour ma part je n’avais qu’à signer. Montés dans l’avion, nous partîmes » [10]. Personne n’a interrompu l’accusé sur ce point. Le procureur, aussi invraisemblable que cela paraisse, n’est même pas intéressé par la question du passeport. Que ce passeport soit « allemand » est suffisant pour lui. Cependant, un passeport allemand, comme tout autre, porte un nom intangible. Précisément à quel nom dans cet exemple ? Nomina sunt odiosa [Les noms sont détestables].

Le procureur est préoccupé de donner à Piatakov la possibilité de glisser sur ce point délicat aussi rapidement que possible. « Les formalités douanières » ? « Heinrich-Gustav » s’en est occupé. Tout Piatakov qu’il était, il avait « à signer de [son] nom ». On aurait pu imaginer que le procureur ne pouvait pas ne pas demander à Piatakov de quel nom il avait signé. Probablement du nom qui était sur le passeport allemand. Mais pour le procureur ce n’est pas son problème. Le président du tribunal reste lui aussi silencieux sur ce point. Ainsi se sont comportés les juges. Une oubli collectif dû à la fatigue ? J’ai pris le temps nécessaire pour rafraîchir la mémoire de ces gentlemen. Dès le 24 janvier, j’ai demandé au tribunal sous quel nom Piatakov était arrivé à Oslo. Trois jours plus tard, je suis revenu sur ce point. Une des treize questions que j’avais posée était «Avec quel passeport Pitakov a-t-il quitté Berlin ? A-t-il reçu un visa norvégien ? ». Mes questions ont été reproduites par les journaux dans le monde entier. Si Vychinski n’a pas du tout posé la question à Piatakov sur son passeport et son visa, c’est parce qu’il savait qu’il était nécessaire de le laisser tranquille sur ces sujets. Le silence à lui-même est entièrement suffisant pour nous permettre de dire : nous sommes devant un montage.

Continuons, cependant, de suivre Piatakov : « Nous sommes montés dans l’avion et sommes partis. Nous n’avons pas eu d’escale et vers 17 heures nous avons atterri à l’aéroport d’Oslo. Il y avait une automobile qui nous attendait. Nous montâmes dans la voiture et partîmes. Nous avons roulé environ trente minutes et sommes entrés dans une banlieue. Nous sommes descendus de la voiture et sommes entrés dans une petite maison qui n’était pas mal meublée, et là, j’ai vu Trotsky que je n’avais pas vu depuis 1928 ». Ce récit ne trahit-il pas un homme qui n’a rien à révéler ? Pas une trace de réalité vivante ! « Nous sommes montés dans l’avion et sommes partis. Nous montâmes dans la voiture et partîmes ». Piatakov n’a rien vu, n’a parlé avec personne. Il est incapable de communiquer quoi que ce soit sur « Heinrich-Gustav » qui l’a accompagné de Berlin jusqu’à ma porte.

Que s’est-il passé lorsque l’avion a atterri à l’aéroport ? Les autorités norvégiennes n’ont pas pu ne pas s’intéresser à un avion étranger. Ils ne pouvaient pas ne pas examiner le passeport de Piatakov et celui de son compagnon de voyage. Cependant, sur ce sujet, nous n’avons rien entendu. Le vol s’est effectué, pour ainsi dire, comme dans un rêve où les gens glissent sans bruit, où la police ou les autorités douanières vous laissent en toute sérénité.

Dans la maison « petite » et « pas mal meublée », Piatakov a vu Trotsky « qu’il n’avait pas vu depuis 1928 » (En réalité depuis la fin de 1927). Immédiatement après ces lieux communs stéréotypés suit une description tout autant stéréotypée de l’interview, apparemment prédestinée à garnir des dossiers de police. Est-ce que cela à une quelconque ressemblance avec la vie et les êtres vivants ? Après tout selon le principe de l’amalgame, Piatakov s’est envolé pour me visiter en tant que compagnon d’idées, après plusieurs années de séparation. Depuis plusieurs années, approximativement de 1923 à 1928, il a été plutôt proche de moi, connaissait ma famille et nous le recevions toujours avec ma femme cordialement. Il doit, évidemment, avoir préservé une confiance très exceptionnelle en moi si sur la base de ma simple lettre, il devient un terroriste, un saboteur et un défaitiste et à mon premier signal, il s’envole pour me voir au risque de sa vie. Il semble que dans telles circonstances Piatakov, après une séparation de huit ans, ne pouvait pas ne pas manifester quelque intérêt sur ma situation. Mais nous ne trouvons pas de trace de tout cela. Où la rencontre a-t-elle lieu ? Dans mon appartement ou dans une autre maison. Personne ne le sait. Où était ma femme ? Personne ne sait. À une des questions du procureur, Piatakov répond que personne n’était présent durant la rencontre ; même « Heinrich-Gustav » était resté dehors. Et c’est tout ! Même par l’ameublement, la présence ou l’absence de livres et de journaux russes, l’apparence de table de travail, Piatakov ne pouvait pas ne pas déterminer d’un coup d’œil s’il était dans ma chambre de travail ou dans la pièce de quelque d’autre. D’un autre côté, je ne pouvais pas avoir la moindre raison de dissimuler de telles innocentes informations à mon invité à qui je confiais mes desseins et mes plans les plus secrets. Piatakov ne pouvait pas non plus ne pas s’enquérir de ma femme. Le 24 janvier je demandais : «A-t-il vu ma femme ? ». Le 27 janvier je répétais ma question « Piatakov a-t-il vu ma femme ? Était-elle à la maison ce jour ? » (Les visites de ma femme à son docteur et à son dentiste à Oslo peuvent être facilement vérifiées.) Mais précisément pour prévenir la vérification, les mentors de Piatakov lui ont dicté des formules souples et des expressions imprécises. C’est moins risqué. Cependant, cet excès de prudence trahit le montage vu d’un autre angle.

L’avion a atterri à 15 heures le 12 ou le 13. Piatakov est arrivé à ma maison approximativement à 15 heures 30. L’entrevue a duré environ deux heures. Mon invité devait avoir faim. Lui ai-je donné quelque chose à manger ? C’est semble-t-il un devoir élémentaire de tout hôte. Mais je ne pouvais pas le faire sans l’aide de ma femme ou de la maîtresse de la maison « pas mal meublée ». Pas un mot sur cette question durant le procès. Piatakov m’a quitté à 17 heures 30 le soir. Où est-il allé de cette banlieue, avec le passeport allemand dans sa poche ? Le procureur ne se renseigne pas là-dessus. Où a-t-il passé la nuit de décembre ? Difficilement à la belle étoile. On peut supposer encore moins qu’il ait passé la nuit à l’ambassade d’Union soviétique. Difficilement à l’ambassade d’Allemagne. Dans un hôtel donc ? Lequel exactement ? Parmi les treize questions que j’ai posées au tribunal il y avait celle-ci : « Piatakov ne pouvait pas ne pas avoir passé une nuit en Norvège. Où ? Dans quel hôtel ? »

Le procureur ne questionne pas l’accusé sur ce sujet. Le président [du tribunal] reste silencieux.

Si un vieil ami me rend visite, particulièrement un compagnon de conspiration, comme toute autre personne dans une situation similaire, je ferai tout pour éviter à mon invité toute surprise déplaisante ou prise de risque inutile. Après deux heures d’interview, je lui aurais offert quelque chose à manger et me serais occupé de son logement. De telles petites questions n’auraient présenté aucune difficulté puisque j’aurais été capable d’envoyer « une personne de confiance » à Berlin et une automobile « spéciale » à l’aéroport lorsque l’avion « spécial » a atterri. Pour éviter d’apparaître dans un hôtel ou dans les rues d’Oslo, Piatakov aurait été intéressé par passer la nuit avec nous. De plus après une longue séparation, nous aurions beaucoup de choses à nous dire ! Mais La Guépéou craignait cette version parce que Piatakov aurait dû entrer dans des détails concernant mes conditions de vie. Mieux vaut éviter des détails prosaïques. En effet, je vivais, comme cela est connu, non dans une banlieue près d’Oslo, mais dans un village isolé ; non à trente minutes de l’aéroport mais à moins de deux heures, particulièrement en hiver, lorsque des chaînes doivent être mises sur les pneus. Non, il vaut mieux souffrir d’une défaillance de mémoire sur la nourriture, une nuit en décembre, que du danger de rencontrer quelqu’un lié à l’ambassade soviétique. Mieux vaut tenir sa langue. Comme précédemment, durant son voyage. Comme lors de son voyage en Norvège, Piatakov est comme une ombre immatérielle. Les imbéciles prennent l’ombre pour la réalité !

Avec l’examen du témoin Boukhartchev, correspondant des Izvestia, nous n’apprenons pas de détails importants de plus sur le voyage de Piatakov. « Heinrich-Gustav », ainsi qu’il l’affirme, était Gustav Stirner. Ce nom ne me dit absolument rien, quoique, selon Boukhartchev, Stirner fut mon homme de confiance. En tout cas, mon mystérieux émissaire juge nécessaire de révéler sa réelle identité au témoin du procureur. Rencontrerais-je, un Stirner, en chair et os, dans un prochain procès ? Ou est-il un pur produit imaginaire ? Je ne sais pas. Le nom allemand a, en tout cas, nourri quelques réflexions.

Parfois, Piatakov tenta présenter sa rencontre avec moi comme un mal nécessaire ; l’instinct de survie perce timidement dans les confessions de l’accusé. D’un autre côté, selon Boukhartchev, Piatakov, quand il apprend mon invitation, dit qu’« il était heureux de l’apprendre et que cela coïncidait avec ses intentions et qu’il acceptait de bon cœur cette rencontre ». Quelle exubérance inutile pour un conspirateur ! Mais parfaitement utile au procureur. La tâche du témoin est d’enfoncer la culpabilité des accusés. La tâche du procureur, finalement, est d’exploiter les mensonges des deux.

Du point de vue de la conspiration, et même au sujet du voyage en avion à Oslo, Boukhartchev est un personnage tout à fait superflu ; même Vychinski est obligé, comme nous le verrons, de reconnaître ce fait. Mais Gustav Stirner, si une telle personne existe, est apparemment inaccessible à l’accusation. Cependant, s’il n’y a pas de Gustav Stirner, il n’y a pas non plus de témoins. L’histoire de comment Piatakov embarque et se pose en avion est basée sur Piatakov seul. C’est insuffisant. Alors que Boukhartchev, qui avait été appelé à témoigner par le procureur, ne prend pas part à la marche des événements, il remplit au moins la fonction de « messager », comme dans une tragédie classique, qui annonce les événements qui se sont produits derrière la scène. En conséquence, Piatakov ne manque pas d’informer le « messager » la veille de son départ de Berlin pour Oslo (à quelle date ?) qu’il « était là et prêt ». Il n’y avait pas besoin de dire cela à Boukhartchev. En informant inutilement un tiers, Piatakov se rendait coupable d’une inexcusable légèreté. Mais il ne pouvait pas agir différemment sans priver Boukhartchev de l’opportunité de servir de témoin utile pour l’accusation.

À ce moment, le procureur prend conscience d’une omission : «Avez- vous donné votre photographie » demande-t-il de façon inattendue à Piatakov, interrompant l’interrogatoire de Boukhartchev. Vychinski ressemble à un élève qui loupe une ligne dans un poème. Laconiquement Piatakov répond : «Je lui ai donné ». Apparemment, il s’agit de la photo pour le passeport. Une photographie est essentielle pour tout passeport même pour sa variété allemande. Bien qu’il fasse preuve de vigilance, le procureur ne risque rien. Naturellement il reste discret sur le nom et l’adresse. Après quoi, gardien de la loi, il se retourne de nouveau vers Boukhartchev. « Savez-vous où Stirner a obtenu le passeport ? Où il a obtenu l’avion ? Est-ce si facile de faire cela en Allemagne ? » Boukhartchev répond que Stirner n’est pas entré dans les détails, mais lui a demandé ne pas s’inquiéter - une de ses réponses apparaît naturelle et rationnelle. Le procureur n’en est pas pour autant découragé :

Vychinski : Et vous n’étiez pas curieux de cela ?

Boukhartchev : Il ne me disait rien, il n’entrait pas dans les détails.

Vychinski : Et quand même cela ne vous intéressait pas ?

Boukhartchev : Puisqu’il ne répondait pas...

Vychinski : Mais vous n’avez pas essayé de le questionner ?

Boukhartchev : Je l’ai fait, mais il ne répondait pas.

Et ainsi de suite, dans la même veine. Mais ici nous interrompons ce dialogue instructif pour soumettre le procureur à un examen.

Vous avez, M. le procureur, posé des questions uniquement sur la photographie du passeport. Mais le passeport lui-même ne vous intéresse pas ? Le magistrat instructeur n’a pas interrogé Piatakov sur ce sujet ? Avez-vous, également, oublié de remplir votre devoir ? Par deux fois, le 24 et 27 janvier, je vous ai rappelé ces questions télégraphiquement. Avez-vous pris en compte mes questions ? Pourquoi n’avez-vous pas demandé à Piatakov où il a passé la nuit ? Qui lui a recommandé un hôtel ? Comment s’y est-il enregistré ? Toutes ces situations ne méritent pas votre attention ? Boukhartchev pourrait au moins se justifier en expliquant que Gustav Stirner refusait de lui communiquer ses secrets. Vous, M. le gardien de la justice, n’avez pas cette justification parce que Piatakov n’a pas de secret pour le procureur. Piatakov reste silencieux seulement sur ce quoi il lui est interdit de parler. Mais vous aussi, M. le procureur, n’esquivez pas par hasard votre devoir de ramener Piatakov sur terre à propos des douaniers, des restaurants, des hôtels et autres détails gênants. Vous gardez le silence sur tout cela parce que vous êtes un des organisateurs en chef du montage !

Vychinski ne doit pas être rassuré : « Et l’avion ? »

Boukhartchev : Je lui [Stirner] ai demandé comment Piatakov pouvait voyager et il m’a dit qu’un avion spécial emmènerait et ramènerait Piatakov à Oslo.

On peut voir que Stirner n’est pas du tout réticent. Après tout, il aurait pu dire à l’intrusif Boukhartchev : « ce n’est votre problème ; Piatakov sait ce qu’il a à faire ». Mais Stirner apparemment se souvient que se tient devant lui le messager d’une tragédie et donc lui dit que Piatakov voyagera en avion « spécial », en d’autres mots que l’avion sera fourni par le gouvernement allemand.

Vychinski utilise cette indiscrétion pré-arrangée de Stirner et Boukhartchev. « Mais ce n’était pas Trotsky qui arrangeait le vol ? » Boukhartchev répond avec une modestie éloquente : « Je n’en sais rien ». Vychinski : Vous êtes un journaliste d’expérience ; vous savez qu’un vol d’une frontière à une autre n’est une affaire simple ? (Hélas, hélas, c’est quelque chose que le procureur lui-même a complètement oublié lorsqu’il est question d’atterrir sur un aéroport, d’obtenir un passeport, un visa, un logement pour la nuit, un hôtel, etc.)

Boukhartchev fait un pas de plus pour satisfaire le procureur : J’avais compris que Stirner était en mesure d’obtenir cela d’officiels allemands.

CQFD

À ce moment Vychinski semble soudainement retrouver la raison :

Ne pouvait-il pas vous dispenser de cette question ? Pourquoi avez- vous pris part à cette opération ?

La question périlleuse est de donner à Boukhartchev la possibilité de dire au tribunal, comment Radek, « quelque temps auparavant » (quand exactement ?), l’avait averti que lui, un « trotskiste », aurait à faire quelques commissions et dans le même temps lui avait dit que « Piatakov était un membre du centre ». Comme nous le voyons, Radek le prévient de tout et, en tout cas, avait armé le futur témoin de toutes les données.

D’une façon ou d’une autre, grâce à Boukhartchev, nous apprenons que Piatakov non seulement s’envole pour Oslo dans un « avion spécial », mais qu’il revient à Berlin par le même chemin. Cette déclaration remarquablement importante implique que l’avion n’a pas simplement atterri pour quelques minutes, mais qu’il a passé le reste de la journée et toute la nuit, c’est-à-dire au moins quinze heures, sur l’aéroport d’Oslo. Probablement qu’il s’est ravitaillé en carburant également là. Comme nous le verrons très vite, la déclaration de Boukhartchev nous est d’un plus grand service que pour le procureur. Nous arrivons maintenant au cœur du témoignage de Piatakov et du procès tout entier.

Le journal conservateur Aftenposten, immédiatement après le premier jour de témoignage de Piatakov, a réalisé une enquête à l’aéroport et, dans son édition du soir du 25 janvier, a annoncé qu’en décembre 1935, aucun avion étranger n’avait atterri à Oslo. Cette nouvelle fit immédiatement le tour du monde. Vychinski fut obligé de prendre en compte la désagréable nouvelle d’Oslo. Il le fit à sa manière. Lors de l’audience du 27 janvier, le procureur a demandé à Piatakov s’il avait réellement atterri sur un aéroport en Norvège et si oui lequel. Piatakov répondit : « Près d’Oslo. Il ne se souvenait pas du nom. Y avait-il eu des difficultés d’atterrissage ? Piatakov, nous dit-il, était si excité qu’il n’a rien remarqué d’inhabituel.»

Vychinski : Confirmez-vous avoir atterri sur un aérodrome près d’Oslo ?

Piatakov : Près d’Oslo, je m’en souviens.

La seule chose qui clochait était qu’il aurait dû oublier un tel détail ! Sur ce sujet, le procureur lit au tribunal un document que plusieurs journaux ont caractérisé, avec retenue, comme une surprise : une communication de l’ambassade d’Union soviétique à Norvège selon laquelle « l’aérodrome de Kjellere près d’Oslo accueille toute l’année, selon les règles internationales, des avions des autres pays et que les arrivées et départs des avions sont également possibles durant les mois d’hiver ». Voilà tout. Le procureur a demandé à avoir ce document de valeur déposé comme pièce du dossier. Puis il considère que la question est close !

Non, la question est seulement ouverte. Les agences norvégiennes n’ont jamais affirmé que les voyages en avion étaient impossibles durant les mois d’hiver. Et puis, pourquoi est-ce le travail du tribunal de Moscou de compiler les manuels météorologiques des aviateurs ? La question est encore plus concrète : un avion étranger a-t-il atterri oui ou non à Oslo durant le mois de décembre 1935 ?

Konrad Knudsen, membre du Storting [11], a envoyé le 29 janvier 1937, le télégramme suivant à Moscou :

Au procureur d’État Vychinski, cour suprême militaire, Moscou.

Je vous informe qu’il a été officiellement vérifié qu’en décembre 1935, aucun avion privé ou étranger n’a atterri sur l’aéroport près d’Oslo - stop - en tant qu’hôte de Léon Trotsky, je confirme également qu’en décembre 1935 aucune conversation n’a eu lieu en Norvège entre Trotsky et Piatakov.

Le même jour, le 29 janvier, le journal gouvernemental Arbeiderbladet a mené une nouvelle enquête sur « l’avion spécial ». Il n’est peut-être pas approprié de préciser que ce journal non seulement a approuvé mon internement par le gouvernement norvégien mais a également publié des articles extrêmement hostiles sur moi durant mon emprisonnement. Je donne textuellement le rapport de l’Arbeiderbladet :

Le miraculeux voyage de Piatakov à Kjeller

Pas d’avion étranger à Kjeller de septembre 1935 à mai 1936

Le directeur Gulliksen émet un déni catégorique.

Piatakov insiste dans sa confession sur son arrivée en avion en Norvège et son atterrissage à l’aéroport de Kjeller en décembre 1935.

Le commissariat russe aux affaires étrangères a mené une recherche pour confirmer ce témoignage. Les autorités de l’aérodrome de Kjeller ont déjà catégoriquement réfuté qu’un avion étranger ait pu atterrir là en décembre 1935, alors que Konrad Knudsen, l’hôte de Trotsky et membre du Storting, a fait une déclaration précisant que Trotsky n’avait pas reçu de visiteurs durant cette période.

Un représentant de l’Arbeiderbladet a mené une nouvelle enquête aujourd’hui à l’aéroport de Kjeller et le directeur Gulliksen a confirmé par téléphone qu’aucun avion étranger n’avait atterri à Kjeller en décembre 1935. Durant ce mois, un seul avion a atterri là et c’était un avion norvégien de Linkoping. Mais cet avion ne transportait pas de passagers.

Le directeur Gulliksen a examiné le registre quotidien des douanes avant de nous faire toute déclaration et en répondant à nos questions, il a ajouté qu’il était absolument hors de question qu’un avion ait pu atterrir sans qu’il soit observé. Toute la nuit un garde militaire patrouille sur le terrain.

Quand, avant décembre 1935, un avion étranger a-t-il atterri pour la dernière fois à Kjeller ?, a demandé notre représentant au directeur Gulliksen. « C’était le 19 septembre. C’est un avion anglais, SACSF de Copenhague. Il était piloté par un aviateur anglais, M. Robertson que je connais bien. »

Et après décembre 1935, quand le premier avion étranger a-t-il atterri à Kjeller ?

Le 1er mai 1936.

En d’autres mots, selon les dossiers conservés à l’aérodrome, il serait établi qu’aucun avion étranger n’a atterri à Kjeller pendant l’intervalle du 19 septembre 1935 et le 1er mai 1936 ?

Oui.

Afin de ne laisser aucun doute, déposons la confirmation officielle de l’interview du journal. En réponse à une demande faite par mon avocat norvégien, le même M. Gulliksen, directeur du seul aéroport près d’Oslo, a répondu, le 14 février, ceci :

Kjeller, 14 février 1937

Andreas Stoeylen, Avocat Owe Slottagt SV.

Oslo.

Monsieur,

En réponse à votre lettre du 10 courant, je vous prie de bien noter que ma déclaration dans l’Arbeiderbladet a été correctement publiée Bien sincèrement

Gulliksen, directeur, aéroport de Kjeller.

En d’autres mots même si nous élargissions au bénéfice de la Guépéou non simplement de 31 jours (décembre) mais de 224 jours (du 19 septembre au 1er mai) la période de vol de Piatakov, même Staline ne pourrait sauver la situation. La question du vol de Piatakov à Oslo peut, en conséquence, être considérée comme close à tout jamais.

Le 29 janvier, la sentence n’avait pas encore été prononcée. Les déclarations de Knudsen et de l’Arbeiderbladet étaient d’une telle importance extraordinaire qu’ils ont demandé un supplément d’enquête. Mais la Thémis [12] de Moscou n’est pas du genre à permettre aux faits d’arrêter ses mouvements. Il est fort probable, pratiquement certain, que dans les négociations préliminaires Piatakov, comme Radek, s’est vu promettre la vie sauve. Tenir cette promesse pour Piatakov, l’organisateur des supposés « sabotages » n’était pas une chose facile. Mais si Staline avait des hésitations sur ce sujet, les nouvelles d’Oslo les ont fait lever. Le 29 janvier, j’ai dit à la presse dans ma déclaration quotidienne : « La première étape de l’enquête en Norvège a permis au député du Storting, K. Knudsen d’établir qu’en décembre aucun avion étranger n’a atterri à Oslo. J’ai beaucoup craint que La Guépéou se dépêche de fusiller Piatakov afin de prévenir toutes questions déconcertantes et de priver la future commission internationale d’enquête de l’opportunité de demander de nouvelles clarifications à Piatakov ». Le lendemain, le 30 janvier, Piatakov était condamné à mort et le 1er février fusillé.

Par l’intermédiaire du «journal jaune » norvégien Tidens Tegn, de nature comparable aux publications de Hearst en Amérique, les amis de la Guépéou ont cherché à établir une nouvelle version du vol de Piatakov. Peut-être l’avion allemand n’a pas atterri sur un terrain d’aviation, mais sur un fjord gelé ? Peut-être Piatakov n’a pas rencontré Trotsky dans une banlieue d’Oslo mais dans une forêt ? Non dans une maison « pas mal meublée », mais dans une petite cabane dans la forêt. Non à trente minutes mais à trois heures d’Oslo ? Peut-être Piatakov n’est pas venu en automobile mais en traîneau ou en skis ? Peut-être cette entrevue n’a pas eu lieu le 12 ou 13 décembre mais le 21 ou le 22 ? Cet effort créatif n’est ni meilleur ni pire que la tentative de faire passer à Copenhague un magasin de confiserie pour l’hôtel Bristol. L’hypothèse du Tidens Tegn souffre de ce défaut : il conserve toute la confession de Piatakov et dans le même temps reçoit en pleine face les faits. Ces fantaisies ont été depuis longtemps réfutées par la presse norvégienne, particulièrement par le libéral Dagbladet, sur la base d’un examen des faits essentiels i.e. les circonstances et les lieux. Le député du Storting Konrad Knuds a soumis ces fictions tardives à une critique pas moins annihilante dans les colonnes du même journal jaune qui, entre-temps, est devenu l’oracle du Comintern. Si, pour sa part, la commission juge qu’il est nécessaire d’examiner non seulement les données du compte rendu officiel mais les versions littéraires proposées par les amis de la Guépéou après la liquidation de Piatakov, je mettrai tout le matériel nécessaire à sa disposition.

Je souhaite ajouter qu’au début mars l’auteur danois, Andersen Nexo, s’est rendu à Oslo pour une conférence spéciale. Par une heureuse coïncidence Nexo (comme Pritt, comme Duranty, comme quelques autres) s’est trouvé à Moscou pendant le procès et a entendu de ses propres oreilles la confession de Piatakov. Que Nexo connaisse le russe ou non est sans conséquence ; il suffit que ce chevalier scandinave de la vérité ne doute pas de la crédibilité de Piatakov. Si Romain Rolland assume des missions dégradantes qui témoignent d’une perte complète de sens moral et psychologique, pourquoi M. Nexo ne ferait pas de même ?

La corruption introduite par La Guépéou dans certains cercles dans le monde d’écrivains et de politiciens radicaux a atteint des proportions vraiment effroyables. Je n’entrerai pas ici dans les moyens que La Guépéou peut utiliser dans chaque cas. Il est suffisamment bien connu que ces moyens n’ont pas toujours un caractère « idéologique » - l’auteur irlandais O’Flaherty [13] l’a déjà révélé avec son cynisme particulier. Une des raisons de ma rupture avec Staline et ses compagnons d’armes a été, incidemment, qu’il avait recours à la corruption des fonctionnaires du mouvement ouvrier dès 1924. Un résultat indirect, mais très important, du travail de la commission sera, je l’espère, le nettoyage dans les rangs radicaux des flagorneurs de « gauche », des parasites politiques, des courtisans « révolutionnaires » et des gentlemen qui restent des amis de l’Union soviétique car ils sont d’abord des amis de la maison d’édition de l’État soviétique ou des pensionnés ordinaires de la Guépéou.

QU'EST-CE QUI A ÉTÉ RÉFUTÉ LORS DU DERNIER PROCÈS ?

Les agents de Moscou ont tardivement recours à l’argument suivant : « Depuis son arrivée à Mexico, Trotsky n’a présenté aucune preuve. Il n’y a pas de raison de croire qu’il en présentera à l’avenir. Le fait est que la commission est condamnée à l’impuissance ». Comme peut-on réfuter qu’un montage a été préparé et fabriqué depuis plusieurs années, sans examiner les faits et les documents ? Je ne possède aucune « confession volontaire » de Staline, Iagoda, Iejov or Vychinski, cela je l’ai dit dès le début. Mais si je n’ai pas présenté jusqu’ici de formule magique comprenant toutes les preuves, il n’est pas vrai que je n’ai présenté aucune preuve. Durant le dernier procès, j’ai fait des déclarations quotidiennes à la presse contenant des réfutations précises. Les journaux ont seulement publié des parties de mes déclarations, souvent sous une forme déformée. J’ai mis à la disposition de la commission le texte exact de mes déclarations. Je suis également en train d’écrire une livre pour fournir les clés des « énigmes » politiques et psychologiques les plus importantes des procès de Moscou. J’ai reçu le compte rendu du second procès il y a seulement deux semaines. Dans ces circonstances, il est naturellement impossible de parler d’une réfutation exhaustive. Cependant, malgré le fait que je n’ai pas à ma disposition un journal quotidien ou même hebdomadaire dans lequel je pourrais librement m’exprimer, j’ai réfuté complètement les faits du dernier procès qui ont été dirigés contre moi personnellement et ainsi brisé tout l’amalgame judiciaire.

Radek, en se défendant lui-même dans sa plaidoirie finale contre les insultes du procureur qui avait caractérisé les accusés comme des escrocs et des bandits (le procureur Vychinski, un carriériste cynique, ancien droitier menchevique, quelle incarnation du régime ! ) a ouvertement outrepassé les limites de la défense fixées à l’avance et a dit plus qu’il était nécessaire ou qu’il souhaitait dire lui-même. C’est un trait distinctif de Radek ! Cette fois, cependant, il a dit des choses d’une valeur exceptionnelle. Je prie les membres de la commission de lire attentivement la plaidoirie finale de cet accusé. L’activité terroriste et la relation des « trotskistes » avec les organisations de contre-révolutionnaires ou des saboteurs sont, selon Radek, pleinement démontrées. Mais, continue-t-il,

Mais le procès a deux points centraux ; il est d’une importance énorme encore à un autre point de vue. Il a dévoilé la force de la guerre et a montré que l’organisation trotskiste est devenue l’agence de ces forces qui préparent la nouvelle guerre mondiale...

Quelles sont les preuves de ce fait ? Les preuves sont les déclarations de deux hommes : les miennes dans lesquelles j’ai déclaré avoir reçu des directives et des lettres - que j’ai brûlées malheureusement - de Trotsky et les déclarations de Piatakov qui a parlé avec Trotsky. Toutes les autres dépositions reposent sur les nôtres.

Si vous n’avez à faire qu’à de simples criminels de droit commun, qu’à des mouchards, comment pouvez-vous être certains que ce que nous avons dit c’est la vérité, la vérité inébranlable ? [14]

On peut difficilement en croire ses yeux lorsqu’on lit ces lignes franchement cyniques. Ni le procureur, ni le président ne tentent même de réfuter ou de corriger Radek - c’est trop risqué ! encore que ces mots stupéfiants détruisent tout le procès. Oui, toute l’accusation contre moi repose seulement sur les témoignages de Radek et Piatakov. Il n’y a même pas une trace de preuve matérielle. Les lettres que Radek prétend avoir reçues de moi il les a « malheureusement » brûlées. (Néanmoins, l’acte d’accusation qui a été publié dans la version russe du compte rendu du procès les cite comme s’il s’agissait de citations réelles de mes lettres). Le procureur traite Radek et Piatakov de menteurs sans principes, ne poursuivant qu’un seul objectif : tromper les autorités. L’essentiel de la réponse de Radek est : « Si notre témoignage est faux (Radek et le procureur savent parfaitement que le témoignage est faux), quelle autre preuve avez-vous que Trotsky a conclu une alliance avec l’Allemagne et le Japon, avec l’objectif de précipiter la guerre et le démembrement de l’URSS ? ». Pas un mot du procureur. Pas un mot du président. Silence également parmi les « amis » de l’étranger. Un terrible silence ! Tel est le vrai visage du procès, le visage de la honte !

Rappelons l’aspect factuel des témoignages de Radek et Piatakov. Radek était supposé avoir maintenu la communication avec moi à travers Vladimir Romm. Ce dernier prétend m’avoir vu la première fois dans le bois de Boulogne, à Paris, à la fin de juillet 1933. Par des références précises de dates, de faits et de témoins, dont la police française, j’ai prouvé que je n’étais et ne pouvais pas avoir été au bois de Boulogne puisque, malade, et que j’étais parti directement de Marseille pour Saint-Palais près de Royan, à plusieurs centaines de kilomètres de Paris.

Piatakov a témoigné qu’il s’était envolé en décembre 1935 dans un avion allemand pour me voir à Oslo. Cependant, les autorités norvégiennes ont déclaré publiquement qu’aucun avion étranger n’avait atterri à Oslo entre le 19 septembre 1935 et le 1er mai 1936. Cette preuve est sans appel. Piatakov ne s’est pas plus envolé pour Oslo pour me voir que Romm ne m’a rencontré au bois de Boulogne. La destruction du témoignage de Romm ne laisse rien de celui de Radek. Ni de celui de Piatakov. Cependant, selon la confession de Radek, confirmée par le silence du tribunal, les accusations contre moi reposent exclusivement sur les témoignages de Radek et Piatakov. Tous les autres témoignages ont un caractère accessoire destiné à alourdir ceux de Radek et Piatakov, les principaux accusés - plus exactement les principaux témoins de Staline contre moi. La fonction de Radek et Piatakov était de démontrer la relation directe entre moi et les criminels. «Tous les témoignages des autres accusés reposent sur notre témoignage » confesse Radek. En d’autres mots, il repose sur rien. La principale accusation a été démolie. Elle s’est écroulée en poussière. Il est rarement nécessaire de détruire un immeuble brique par brique, une fois les deux colonnes de base sur lesquelles il repose sont à terre, il s’écroule. M. les accusés, rampez sur les décombres et recueillez le fatras de votre maçonnerie !

LE PROCUREUR-FALSIFICATEUR

Mon activité « terroriste » et « défaitiste », ainsi qu’elle est connue, était supposée être une question la plus secrète possible dont j’avais informé seulement ceux qui étaient de la plus grande confiance. D’un autre côté, mon activité publique, hostile au terrorisme, était supposée être seulement un « camouflage ». Le procureur, cependant, n’a pas toujours maintenu cette position et a parfois succombé à la tentation de mettre à jour la propagande terroriste et défaitiste dans mon activité publique. Nous démontrerons par certains exemples cardinaux que la fraude littéraire de Vychinski est seulement un auxiliaire du montage judiciaire.

Le 20 février 1932, le comité central exécutif de l’URSS, par décret spécial, me privait ainsi que les membres de ma famille qui étaient à l’étranger de la citoyenneté soviétique. Même le texte de ce décret, je le note en passant, constitue un amalgame. Je me réfère non seulement au nom de Trotsky mais au nom de mon père, Bronstein, quoique ce nom n’ait jamais été utilisé dans un document soviétique. De plus, ils ont chassé des mencheviks nommés Bronstein et les ont inclus dans le décret de privation de citoyenneté. Tel est le style politique de Staline. J’ai répondu par une « Lettre ouverte au présidium du comité central exécutif de l’URSS », [15] le 1er mars 1932 (Bulletin de l’Opposition, n° 27). Cette Lettre ouverte mentionnait une série de faux perpétrés par la presse soviétique sur ordre d’en haut dans le but de me discréditer aux yeux de masses laborieuses de l’URSS. Reprenant les principales erreurs de Staline tant en matière de politique intérieure qu’étrangère, la Lettre ouverte marquait ses « tendances bonapartistes ».

Sous le knout de la clique stalinienne, précisait la Lettre ouverte, le malheureux comité central du Parti communiste allemand, dénoncé, épouvanté, aide de toutes ses forces - et ne peut ne pas aider - les chefs de la social-démocratie à livrer la classe ouvrière allemande à Hitler. Moins d’une année après, cette prédiction malheureusement se confirma ! De plus la Lettre ouverte contenait la proposition suivante : « Staline vous a emmené dans une impasse.

Il n’y a pas d’issue sans la liquidation du stalinisme. Il faut avoir confiance dans la classe ouvrière, il faut donner à l’avant-garde prolétarienne la possibilité, au moyen de la critique libre de haut en bas, de réviser tout le système soviétique et l’épurer impitoyablement de tous les décombres accumulés. Il faut réaliser le dernier conseil de Lénine : éliminer Staline. » Je motivais avec les mots suivants la proposition de chasser Staline : «Vous connaissez Staline aussi bien que moi... La force de Staline n’a jamais résidé en lui- même mais dans l’appareil ou, si ce n’est en lui, ce n’est que dans la mesure où il était l’incarnation la plus parfaite de l’automatisme bureaucratique. Il est temps de se séparer du mythe stalinien ».

Il est clair que la question ici n’est pas l’extermination physique de Staline mais seulement de la liquidation de son appareil de pouvoir.Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est précisément ce document, « La Lettre ouverte au présidium du comité central exécutif», qui a formé une partie du montage judiciaire de Staline-Vychinski.

À l’audience du 20 août 1936, l’accusé Olberg a déposé :

La première fois que Sedov m’a parlé de mon voyage [en URSS] c’était après le message de Trotsky sur sa privation de citoyenneté par l’URSS. Dans ce message, Trotsky développait l’idée qu’il était nécessaire d’assassiner Staline. Cette idée était présente dans les mots suivants « Staline doit être chasser ». Sedov me montra le texte tapé de ce message et m’a dit : « Bien, vous voyez il ne peut le dire clairement. C’est en termes diplomatiques »... Ce fut alors que Sedov me dit que je devais aller en URSS.

La Lettre ouverte est appelée par Olberg, par prudence, un « message ». Olberg donne une citation partielle. Le procureur ne demande pas plus de détail. Les mots « éliminer [remove] Staline » sont interprétés comme signifiant qu’il était nécessaire d’assassiner Staline.

Le 21 août, selon le dossier, l’accusé Holtzman témoigne qu’au cours d’une conversation Trotsky a dit qu’il était « nécessaire d’éliminer Staline ». Vychinski « Que signifie éliminer Staline ? Expliquez-le ». Holtzman donne naturellement l’explication demandée selon les souhaits de Vychinski.

De toute évidence afin de dissiper tous les doutes concernant la source de sa propre escroquerie, Vychinski a déclaré le 22 août 1936 dans sa conclusion : « en mars 1932, dans une furie contre-révolutionnaire, Trotsky se lâcha dans une Lettre ouverte avec un appel à « écarter Staline » (cette lettre a été découverte dans le double-fond de la valise de Holtzman et a été déposée comme pièce) ».

Le procureur parle à voix basse d’une Lettre ouverte - écrite en mars 1932 à propos de ma privation de citoyenneté et contenant l’appel « à éliminer Staline ». Ce document n’est rien d’autre que ma Lettre ouverte au présidium du comité central exécutif ! Selon le procureur, elle a été « trouvée dans le double fond de la valise de Holtzman ». Il est possible, qu’en revenant de l’étranger, Holtzman a dissimulé dans sa valise une copie du Bulletin contenant ma Lettre ouverte ; de tels moyens de dissimulation sont conformes à une pratique traditionnelle parmi les révolutionnaires russes. Dans tous les cas, les indications particulières données par le procureur :

a) référence au nom (Lettre ouverte) ;

b) la date (mars 1932) ;

c) le thème (décret me privant la citoyenneté) d) le slogan (« éliminer Staline »),

coïncident absolument avec ma Lettre ouverte au présidium du comité central exécutif et au fait que les témoignages de Olberg et Holtzman, tout comme les conclusions du procureur dans le procès Zinoviev-Kamenev, tournent précisément autour de ce document.

Dans ses conclusions du procès Piatakov-Radek (28 janvier 1937), Vychinski considère la Lettre ouverte comme une directive élémentaire terroriste. : « Nous sommes en possession des documents prouvant que Trotsky, au moins par deux fois, sous une forme assez ouverte et non déguisée, a tracé une ligne terroriste, des documents que leur auteur a défendus urbi et orbi. Je me réfère, premièrement, à cette lettre de 1932, dans laquelle Trotsky lance son appel honteux et traître à éliminer Staline... » [Dans l’édition anglaise du compte rendu du second procès (p. 507) il est dit : « éliminer [remove] Staline ». Dans l’édition anglaise du compte rendu du premier procès (p. 527), la même phrase est traduite ainsi : « Sortir Staline » («Put Stalin out of the way»). Dans la traduction française du compte rendu du second procès la traduction est « Supprimer Staline ». Un montage est fait de petites manipulations, dont des traductions frauduleuses.]

Permettez-moi à ce point, d’interrompre la citation, par laquelle nous apprenons que ma directive terroriste était supposée être donnée ouvertement ou, comme le procureur le dit, urbi et orbi et recommander l’élimination de Staline de son poste de secrétaire général.

La situation est claire, estimés membres de la commission ! Dans les principaux procès des « zinoviévistes » et des « trotskistes », le point de départ de l’accusation sur la question du terrorisme est une interprétation consciemment falsifiée de mon article publié en différentes langues et accessible pour vérification pour tout personne alphabétisée. Telles sont les méthodes de Vychinski ! Telles sont les méthodes de Staline !

Dans la même conclusion (28 janvier 1937), le procureur continue « Puis, je veux parler d’un document qui remonte à une date plus récente, du Bulletin d’opposition trotskiste n° 36, 37, octobre 1933, où nous trouvons une série d’indications directes sur l’emploi de la terreur comme méthode de lutte contre le pouvoir des Soviets » [16]. Suit une citation du Bulletin : « Ce serait un enfantillage de croire qu’il soit possible d’éliminer la bureaucratie stalinienne par un congrès du parti ou des soviets. Pour écarter la clique gouvernante [comme ils appellent calomnieusement notre gouvernement], il ne reste aucune voie constitutionnelle normale... Les obliger à remettre le pouvoir aux mains de l’avant-garde prolétarienne (ils se prétendent une avant-garde). que par la force » [17]. « Comment appeler cela, conclut le procureur, sinon un appel direct au terrorisme ? Je ne peux pas l’appeler autrement ». Afin de préparer cette conclusion, Vychinski déclare par avance : « Un opposant au terrorisme aurait dû dire : Oui, les moyens pacifiques [pour réformer l’État] sont possibles sur la base de la constitution. » Précisément donc « sur la base de la constitution » !

L’argumentation tout entière repose sur l’identification de la violence révolutionnaire avec le terrorisme individuel. Même les procureurs tsa- ristes s’abaissaient rarement à de telles méthodes ! Je ne me suis jamais fait passer pour un pacifiste, un tolstoïen, un partisan de Gandhi. Les révolutionnaires sérieux ne jouent jamais avec la violence. Mais ils ne refusent pas non plus de recourir à la violence révolutionnaire si l’histoire ne nous permet pas d’autres méthodes. De 1923 à 1933, j’ai défendu l’idée de « reformer » l’appareil d’État soviétique. C’est précisément pourquoi en mars 1932, j’ai conseillé au comité central exécutif d’« éliminer Staline ». Graduellement, et sous la pression des faits irrésistibles, j’en suis arrivé à la conclusion que les masses populaires ne pouvaient pas renverser la bureaucratie sauf par la violence révolutionnaire. En accord avec le principe fondamental de mon activité, j’ai immédiatement exprimé cette conclusion publiquement. Oui, madame, messieurs de la commission, je pense que le système bonapartiste stalinien peut être liquidé seulement par une nouvelle révolution politique. Cependant, les révolutions ne sont pas aux ordres. Elles émanent des développements de la société. Elles ne peuvent pas être suscitées artificiellement. Il est encore moins possible de substituer la révolution par des actions terroristes aventuristes. Lorsque Vychinski identifie, au lieu d’opposer, les deux méthodes, que sont le terrorisme individuel et l’insurrection de masse, il efface toute l’histoire de la révolution russe et toute la philosophie marxiste. Et que fait-il à leur place ? Un montage.

L’ambassadeur Troïanovski, à l’instar de Vychinski, a fait exactement la même chose : durant le dernier procès, il a découvert, alors que c’était bien connu, dans une de mes déclarations à la presse que j’avais admis mes conceptions terroristes. La découverte de Troïanovski a été reproduite ; elle a été discutée ; elle devait être réfutée car n’est-elle pas dégradante pour la raison humaine ? Il apparaît que, d’un côté, dans mes livres, articles et déclarations politiques sur les derniers procès, j’ai catégoriquement réfuté l’accusation de terrorisme, appuyant mes dénégations par des arguments théoriques, politiques et factuels. De l’autre côté, je suis supposé avoir donné aux journaux de Hearst une déclaration en totale contradiction avec mes autres déclarations, dans laquelle je confesse mes crimes terroristes à l’ambassadeur soviétique. Existent-ils des limites à l’absurdité ? Si Troïanovski, commet, au vu et au su du monde civilisé, des falsifications sans précédent dans leur grossièreté et cynisme, il n’est pas difficile d’imaginer ce que La Guépéou fait dans les cellules.

Vychinski ne pouvait pas faire mieux sur mon défaitisme. Les avocats étrangers de la Guépéou continuent de se torturer les méninges sur la question de savoir comment l’ancien dirigeant de l’Armée rouge est devenu « défaitiste » . Pour Vychinski et les autres falsificateurs de Moscou, cette question a cessé d’exister depuis longtemps - Trotsky toujours été un défaitiste disent-ils, même durant la période de guerre civile. Tout une littérature existe sur ce sujet. Éduqué par cette littérature, le procureur dit dans sa conclusion :

Il ne faut pas oublier que, il y a dix ans déjà, Trotsky justifiait sa position défaitiste à l’égard de l’URSS en se référant à la thèse bien connue sur Clemenceau. Trotsky écrivait alors : il faut reprendre la tactique de Clemenceau qui, comme on sait, s’éleva contre le gouvernement français au moment où les Allemands se trouvaient à 80 kilomètres de Paris. [Dans la traduction anglaise, la citation est mise entre guillemets ce qui peut laisser penser aux juges qu’il s’agit, à tort, d’une citation. Les « citations » judiciaires de Vychinski ont la même authenticité que les citations littéraires de Staline ; à cette école il y a une uniformité de style]... Ce n’est pas par hasard que Trotsky et ses complices ont mis en avant la thèse sur Clemenceau. Cette thèse, ils l’ont reprise, mais cette fois non pas tant pour préparer en théorie, que pour préparer pratiquement, effectivement, en alliance avec les services d’espionnage étrangers, la défaite militaire de l’URSS [18].

Il est difficile de croire que le texte de ce discours a été imprimé en langues étrangères, dont le français. On imagine que les Français ont été surpris d’apprendre que Clemenceau, durant la guerre, « s’éleva contre le gouvernement français ». Les Français n’ont jamais soupçonné que Clemenceau était un défaitiste et un allié de « services secrets étrangers ». Au contraire ils l’ont appelé « le père la victoire ». Que veut dire exactement le charabia du procureur ? Le fait est que la bureaucratie stalinienne, pour justifier la violence contre les soviets et le parti a, depuis 1926, alerté sur le danger de guerre, un subterfuge classique du bonapartisme ! En s’opposant à cela, je me suis toujours exprimé dans le sens que la liberté de critique était indispensable pour nous non seulement en temps de paix mais également en temps de guerre. Je me suis référé au fait que même dans les pays bourgeois, la France en particulier, la classe dirigeante n’avait pas osé, malgré sa peur des masses, interdire complètement la critique durant la guerre. Dans ce cadre, j’ai présenté l’exemple de Clemenceau qui, malgré la proximité du front de Paris ou plutôt précisément à cause de lui, a dénoncé dans son journal la nullité de la politique militaire du gouvernement. À la fin, comme on le sait, il a convaincu le parlement, a pris la direction du gouvernement et assuré la victoire. Où est le soulèvement ici ? Où est le « défaitisme » ? Où est la relation avec des services secrets étrangers ? Je répète la référence à Clemenceau a été faite à un moment où je jugeais possible d’accomplir, par des moyens pacifiques, la transformation du système gouvernemental de l’URSS. Aujourd’hui je ne peux plus invoquer Clemenceau, parce que le bonapartisme de Staline a fermé la voie à toute réforme légale. Mais même aujourd’hui, je reste pour la défense de l’URSS, c’est-à- dire pour la défense de ses bases sociales à la fois contre l’impérialisme étranger et le bonapartisme domestique.

Sur la question du « défaitisme », le procureur s’est basé d’abord sur Zinoviev, puis sur Radek, comme principaux témoins contre moi. Je vais ici citer Zinoviev et Radek comme témoins contre le procureur. Je citerai leurs libres opinions non falsifiées.

Parlant de la révoltante persécution de l’Opposition, Zinoviev écrit au comité central le 6 septembre 1927 :

il suffit de mentionner l’article de N. Kouzmine, qui n’est pas un inconnu, dans la Komsomolskaya Pravda dans lequel ce « professeur » de notre jeunesse militaire interprète la référence de Trotsky à Clemenceau comme une demande de fusiller les paysans au front en cas de guerre. Qu’est-ce ? Une agitation thermidorienne, pour ne pas dire digne des Cent Noirs ?

Dans la même période de la lettre de Zinoviev (septembre 1927), Radek écrit ses thèses programmatiques :

Sur la question de la guerre, il est nécessaire de répéter dans notre plateforme les choses qui ont été dites dans nos différents discours publics ; ce qui doit être dit : notre État est un État ouvrier, malgré les fortes tendances qui travaillent à le changer de nature.

La défense de cet État est la défense de la dictature du prolétariat La question posée par le groupe de Staline - en déformant la référence du camarade Trotsky à Clemenceau - ne peut être mise de côté, mais on doit clairement y répondre : nous défendrons la dictature du prolétariat, même avec la fausse direction de l’actuelle majorité, comme nous l’avons déclaré ; mais la promesse de la victoire est dans la correction de cette direction et dans l’acceptation de notre plateforme par le parti.

Ces témoignages de Zinoviev et Radek sont doublement précieux. D’un côté, ils établissent de manière entièrement correcte, l’attitude de l’Opposition envers la défense de l’URSS ; de l’autre côté, ils montrent que depuis 1927, le groupe stalinien a déformé de toutes les façons imaginables ma référence à Clemenceau dans le but d’imputer des tendances défaitistes à l’Opposition. Il doit être dit que le même Zinoviev, dans un des derniers reniements quotidiens, a également, docilement, ajouté à son arsenal la falsification officielle concernant Clemenceau : «Tout le parti comme un seul homme, écrit Zinoviev dans la Pravda du 8 mai 1933, combattra sous la bannière de Lénine et Staline. Seuls les méprisables renégats essaieront, peut-être, de rappeler ici les fameuses thèses de Clemenceau ». On peut sans doute trouver des citations de Radek similaires. Ainsi cette fois-ci encore, le procureur n’a rien inventé de nouveau. Il a simplement imprimé un tournant juridique au harcèlement thermidorien classique de l’Opposition. Et c’est de ce genre de piètres astuces dont est faite l’accusation. Mensonges et montages ! Montages et mensonges ! Total de la somme : peloton d’exécution.

LA THÉORIE DU « CAMOUFLAGE »

Quelques «juristes », qui ne voient pas ce qui crève les yeux et se noient dans les détails, aiment expliquer que ma correspondance ne peut avoir une valeur «juridique » en tant que preuve, parce qu’il existe une possibilité qu’elle a été écrite dans le but anticipé de camoufler ma réelle façon de penser et d’agir. Cet argument, qui a son fondement dans la pratique criminelle commune, n’a absolument aucune application pour un procès politique aux vastes proportions. Dans le but de camoufler, on peut composer une, cinq, dix, cent lettres. Mais on ne peut pas mener une correspondance intensive sur des questions les plus diverses sur une période de plusieurs années avec des gens des plus divers, qu’ils soient proches ou éloignés, dans le seul but de les tromper. À ces lettres doivent être ajoutés les articles et les livres. On peut consacrer à la tâche du « camouflage » l’énergie et le temps qui restent après que son principal travail soit accompli. Mais on ne peut mener une énorme correspondance qu’à la condition d’être attaché à son contenu et ses résultats. Précisément pour cette raison, les innombrables lettres qui sont diffusées partout avec un esprit prosélyte ne peuvent qu’inévitablement refléter le vrai visage de l’auteur et aucun cas un masque porté temporairement. J’espère que la commission appréciera les lettres, les articles et les livres dans leurs relations réciproques.

Lorsque j’ai comparu en Norvège le 11 décembre 1936, comme témoin dans un procès suite au raid fasciste infructueux sur mes archives, j’ai tenté d’expliquer aux juges et aux jurés le sens de mes documents comme un moyen de défense contre de fausses accusations.

Vous me permettrez, peut-être [ai-je dit] de donner un exemple sur un terrain sur lequel les jurés se sentent plus à l’aise. Imaginons un religieux, un homme craignant Dieu qui vise à vivre toute sa vie dans la stricte conformité des enseignements de la Bible. À un moment, ses ennemis l’accusent, à l’aide de faux documents et de faux témoins, de mener secrètement une propagande athéiste. Que dira la victime de la calomnie ? « Ici est ma famille, ici sont mes amis, ici est ma bibliothèque, ici est ma correspondance depuis plusieurs années, ici est toute ma vie. Lisez mes lettres adressées à différentes personnes à différentes occasions, demandez aux centaines de personnes qui tout au long de ces années ont été en contact avec moi et vous serez convaincus que je n’ai pas mené d’activités en conflit avec ma nature morale ». Cet argument convaincra tout homme intelligent et honnête.

Prenons un autre exemple dans le domaine de l’art. Supposons que quelqu’un dénonce Diego Rivera en tant qu’agent secret de l’Église catholique. Si je devais participer à une enquête sur une telle calomnie, je proposerais d’abord que tous les participants inspectent les fresques de Rivera. On peut difficilement y trouver ailleurs une haine de l’Église plus passionnée et plus intense. Quelques juristes objecteront peut-être que Rivera peignait ces fresques dans le but de camoufler son réel rôle ? Les gens sérieux ricaneront d’une telle objection et poursuivront leur activité.

Dans le but de camoufler les crimes (je parle ici des crimes de la Guépéou), il est possible, avec l’aide d’un appareil vénal, de fabriquer une accusation, d’exiger une série de confessions monocordes et aux frais de l’État d’imprimer un « compte rendu ». Les contradictions internes et la grossièreté de cette concoction démontrent suffisamment, par elle-même, qu’il s’agit d’une « création » bureaucratique dont on a passé commande. Mais on ne peut pas sans conviction et passion intellectuelle peindre de magnifiques fresques dans lesquelles le langage de l’art cingle l’oppression de l’homme par l’homme ou, année après année, sous les innombrables coups de l’ennemi, se développent les idées de la révolution internationale. On ne peut pas verser « le sang du cœur et la sève des nerfs » (Börne) [19] dans un travail scientifique, artistique ou politique en ayant pour but le « camouflage ». Les gens qui savent ce qu’est le travail créatif, et tous ceux qui sont intelligents et sensibles en général riront avec dérision des casuistes [20] bureaucratiques et «juridiques » et agiront plus sérieusement.

Finalement apportons une arithmétique dépassionnée sur ce cas. Selon les déclarations faites aux deux procès, mon activité criminelle se compose de : trois réunions à Copenhague, deux lettres à Mrachkovski, et trois autres à Radek ; une lettre à Piatakov et une autre Mouralov, une rencontre avec Romm qui a duré de 20 à 25 minutes, une réunion avec Piatakov qui a duré deux heures. C’est tout ! En tout, mes conversations et ma correspondance avec les conspirateurs, selon leurs propres témoignages, ne m’ont pas pris plus de 12 ou 13 heures de ma vie. Je ne sais pas combien de temps m’a pris mes conversations avec Hess et les diplomates japonais.

Ajoutons 12 heures de plus. En tout, c’est un total d’un maximum de trois jours de travail. En attendant, j’ai calculé que les 18 années de mon exil le plus récent compte 2.920 journées de travail. Que je ne dépense pas mon temps inutilement est prouvé par mes livres publiés durant ces années, par les innombrables articles et par les lettres encore plus nombreuses qui par leur taille et leur contenu sont souvent comparables à mes articles. Ainsi nous en arrivons à une conclusion plutôt paradoxale : durant 2.917 journées de travail, j’ai écrit des livres, des articles et des lettres, tenu des conversations consacrées à la défense du socialisme, à la révolution prolétarienne et la lutte contre le fascisme et tout forme de réaction. D’un autre côté, j’ai consacré trois jours, trois jours entiers, à conspirer dans l’intérêt du fascisme. Mes adversaires n’ont même pas nié que mes livres et mes articles, écrits dans l’esprit de la révolution communiste, possèdent quelques mérites. D’un autre côté, mes lettres et mes directives verbales dans l’intérêt du fascisme sont, à en juger par les comptes rendus de Moscou, d’une extraordinaire stupidité. Entre les deux branches de mon activité, le public et le secret, il y a un énorme décalage. L’activité publique, qui est l’« hypocrite » , et qui a servi de « camouflage », surpasse mon activité secrète, qui est l’« authentique », de pratiquement 1.000 fois en quantité et je me risque à dire également en qualité. On a l’impression que j’ai construit un gratte-ciel pour « camoufler » un rat mort. Non, ce n’est pas convaincant !

La même chose s’applique au témoignage de mes témoins. Naturellement, j’ai vécu dans un cercle d’amis politiques et je suis associé, mais pas exclusivement, avec mes compagnons d’idées. C’est un fait que les tentatives de discréditer le témoignage de mes témoins viennent des personnes liées avec une partie intéressée (ex parte). De telles tentatives doivent, cependant, d’entrée de jeu, être considérées comme intenables. Aujourd’hui, il y a dans trente pays différents des organisations grandes ou petites qui se sont fondées en lien avec mon travail théorique et mes articles politiques. Les centaines de membres de ces organisations qui entretiennent avec moi une correspondance, sont en discussion avec moi et me rendent visite chaque fois qu’ils le peuvent. Après quoi, chacun d’entre eux partage ses impressions avec de nombreuses, si ce n’est des centaines de personnes. Il n’y a donc pas de cercle fermé, lié par des liens familiaux ou des intérêts matériels, mais un large mouvement international, nourri exclusivement par l’idéologie. À ceci il doit être ajouté que dans toutes ces trente organisations, durant toutes ces années, s’est produite une lutte idéologique intense qui a souvent conduit à des scissions et exclusions. La vie interne de chacune se retrouve, à son tour, dans les bulletins, les circulaires et les articles polémiques. Dans tout ce travail, j’ai pris ma part active. La question se pose : l’organisation internationale des « trotskistes » connaît-elle mes plans « géniaux » et mes intentions (terrorisme, guerre, défaite de l’URSS, fascisme) ? S‘il en est ainsi, il est incompréhensible que le secret n’ait pas été divulgué soit par négligence ou mauvaise foi, particulièrement à la lumière des nombreux conflits et scissions. Sinon que signifie que j’ai pu réussir à appeler à la fondation d’un mouvement international en plein développement basé sur des idées qui ne sont pas les miennes, mais qui me servent uniquement de camouflage à des idées complètement opposées. Mais une telle hypothèse est absurde ! J’aimerais ajouter que je propose d’appeler comme témoins des douzaines de personnes qui ont rompu avec les organisations trotskistes ou en ont été exclues et sont devenues mes opposants politiques, quelques-uns des plus acharnés. Appliquer le terme étriqué de « ex parte [21]» à de telles ampleurs - la quantité ici se transforme en qualité - conduit à ignorer la réalité et à s’accrocher aux branches.

POURQUOI CES PROCÈS ?

Un écrivain s’est plaint auprès de moi au cours d’une conversation : « Il est difficile pour moi, a-t-il dit, de croire que vous êtes entré en alliance avec le fascisme, mais il est tout aussi difficile de croire que Staline a fait un tel horrible montage ». Je ne peux avoir que de la pitié pour l’auteur de cette remarque. Il est, en fait, difficile de trouver une solution si on approche cette question exclusivement d’un point de vue psychologique individuel et non politique. Je ne souhaite pas rejeter l’importance de l’élément individuel dans l’histoire. Ni Staline, ni moi- même n’avons les positions actuelles par accident. Mais nous n’avons pas créé ces positions. Chacun de nous a été pris dans ce drame pour la représentation d’idées et de principes précis. À leur tour, ces idées et principes ne sont pas tombés du ciel, mais ont de profondes racines sociales. C’est pourquoi on doit prendre, non l’abstraction psychologique de Staline en tant qu’« homme », mais sa personnalité historique concrète comme dirigeant de la bureaucratie soviétique. On ne peut comprendre les actes de Staline qu’en partant des conditions d’existence de la couche de nouveaux privilégiés, avide de pouvoir, avide de confort matériel, inquiète pour ses positions, craignant les masses et haïssant mortellement toute opposition.

La position d’une bureaucratie privilégiée dans une société dans laquelle cette bureaucratie s’appelle elle-même socialiste n’est pas seulement contradictoire, mais aussi fausse. Plus le cours du renversement d’Octobre s’accélère, avec toutes ses falsifications sociales qui s’affichent, et jusqu’à la situation actuelle où une caste d’arrivistes est obligée de dissimuler ses ulcères sociaux, plus les mensonges thermidoriens sont vulgaires. Par conséquent, il ne s’agit pas simplement de la dépravation individuelle de telle ou telle personne mais de la corruption présente au sein de tout un groupe social pour qui mentir est devenu une nécessité politique vitale. Dans la lutte pour ces nouvelles positions acquises, cette caste s’est rééduquée elle-même et simultanément a rééduqué, ou plutôt démoralisé, ses dirigeants. Sur ses épaules est monté l’homme, le plus résolu et le plus impitoyable, qui exprime le mieux ses intérêts. Donc, Staline, qui était révolutionnaire, est devenu le dirigeant de la caste thermidorienne.

Les conceptions du marxisme, qui expriment les intérêts des masses, gênent de plus en plus la bureaucratie dans la mesure où elles sont inévitablement contre ses intérêts. Depuis le moment où je suis entré en opposition avec la bureaucratie, ses théoriciens-courtiers ont commencé à appeler « trotskisme » l’essence révolutionnaire du marxisme. Dans le même temps, les conceptions officielles du léninisme ont changé d’année en année, et se sont de plus en plus adaptées aux besoins de la caste dirigeante. Les livres consacrés à l’histoire du parti, à la révolution d’Octobre ou à la théorie du léninisme ont, chaque année, été révisés. J’ai amené un exemple de l’activité littéraire de Staline lui-même. En 1918, il a écrit que la victoire de l’insurrection d’Octobre « a principalement et par-dessus tout » été assurée sous la direction de Trotsky. En 1924, Staline écrit que Trotsky ne pouvait pas avoir quelque rôle dans la révolution d’Octobre. Toute l’historiographie a été ajustée à ce niveau. Cela signifie que des jeunes étudiants et des milliers de journalistes ont été systématiquement formés dans cet esprit de falsification. Quiconque résiste est écrasé. Ceci s’applique dans une plus grande mesure aux propagandistes, aux fonctionnaires, aux juges pour ne pas parler des juges examinateurs de la Guépéou. Les purges incessantes du parti sont avant tout menées pour déraciner le « trotskisme » et durant ces purges non seulement les travailleurs mécontents sont qualifiés de « trotskistes » mais également les écrivains qui présentent les faits historiques ou les citations qui sont en contradiction avec la dernière standardisation officielle. Les romanciers et les artistes sont soumis au même régime. L’atmosphère du pays est de plus en plus imprégnée du poison des conventions, des mensonges et des coups montés.

Sur ce chemin, toutes les possibilités seront bientôt épuisées. Les falsifications théoriques et historiques n’atteignent plus leurs objectifs, le peuple devient de plus en plus habitué à elles. Il est nécessaire de donner à la répression bureaucratique une assise plus massive. Pour étayer les falsifications littéraires, les accusations à caractère criminelles sont mises en avant.

Mon exil d’URSS a été officiellement motivé par l’allégation selon laquelle j’aurais préparé une « insurrection armée ». Cependant l’accusation lancée contre moi n’a même pas été publiée dans la presse. Aujourd’hui, cela peut sembler incroyable, mais déjà en 1929, nous étions confrontés dans la presse soviétique avec l’accusation portée contre les « trotskistes » de « sabotage », « espionnage », « de préparation de déraillement de trains, » etc. Cependant, il n’y avait pas eu un seul procès pour porter ces accusations. La question s’était limitée à la calomnie littéraire qui représentait, néanmoins, la première entrée des futurs montages judiciaires. Pour justifier la répression, il était nécessaire d’avoir des accusations fabriquées. Pour donner du poids aux fausses accusations, il était nécessaire de les renforcer avec une répression plus brutale. Donc la logique de la lutte a conduit Staline sur la route de gigantesques montages judiciaires.

Cela lui devenait nécessaire pour des raisons internationales. Si la bureaucratie soviétique ne veut pas de révolutions et en a peur, elle ne peut pas, dans le même temps, renoncer aux traditions révolutionnaires sans lesquelles le prestige de l’URSS serait définitivement sapé. Cependant la banqueroute ouverte du Comintern ouvre la voie à une nouvelle internationale. Depuis 1933, l’idée de nouveaux partis révolutionnaires sous la bannière de la 4ème Internationale a rencontré un grand succès dans l’ancien et le nouveau monde. Un observateur extérieur ne peut apprécier les réelles dimensions de ce succès qu’avec difficulté. Il ne peut être seulement mesuré par des statistiques d’adhésions. La tendance générale du développement est de la plus grande importance. De profondes fissures internes se diffusent dans toutes les sections du Comintern, qui se traduiront au premier choc historique par des scissions et des débâcles. Si Staline craint le petit Bulletin de l’Opposition et punit de mort son introduction en URSS, il n’est pas difficile de comprendre quelle peur saisit la bureaucratie à la possibilité que des nouvelles de l’activité, menée avec abnégation, de la 4ème Internationale au service de la classe ouvrière puissent pénétrer en URSS.

L’autorité morale des dirigeants de la bureaucratie et, par-dessus tout, de Staline repose dans une large mesure sur la tour de Babel des calomnies et des falsifications sur une période de treize années. L’autorité morale du Comintern repose entièrement et exclusivement sur l’autorité morale de la bureaucratie soviétique. À son tour, l’autorité du Comintern tout comme son soutien sont nécessaires à Staline devant les travailleurs russes. Cette tour de Babel, qui effraie ses propres constructeurs, est maintenue en URSS avec l’aide d’une répression de plus en plus terrible et, en dehors de l’URSS, par l’aide d’un gigantesque appareil, qui avec les ressources tirées du travail des ouvriers et paysans soviétiques, empoisonne l’opinion publique mondiale du virus du mensonge, de la falsification et du chantage. Des millions de personnes tout autour du monde identifient la révolution d’Octobre avec la bureaucratie thermidorienne, l’Union soviétique avec la clique de Staline, les travailleurs révolutionnaires avec l’appareil totalement démoralisé du Comintern.

La première grande brèche dans cette tour de Babel causera nécessairement son total effondrement et enterra les débris de l’autorité des chefs thermidoriens. C’est pourquoi pour Staline la question de tuer la 4e Internationale est une question de vie ou de mort alors qu’elle n’est encore qu’un embryon ! Aujourd’hui, alors que nous sommes ici à examiner les procès de Moscou, le comité exécutif du Comintern, selon les informations de la presse, siège actuellement à Moscou. Son ordre du jour est : la lutte contre le trotskisme mondial. La session du comité exécutif du Comintern n’est pas seulement un chaînon de la longue chaîne de montages de Moscou, mais également la projection de ces derniers dans l’arène mondiale. Demain, nous entendrons parler de nouveaux méfaits de trotskistes en Espagne, ou de leur soutien direct ou indirect aux fascistes. Les échos de cette basse calomnie ont été déjà entendus dans cette pièce. Demain nous entendrons comment les trotskistes aux États-Unis préparent des déraillements de trains et l’obstruction du canal du Panama, pour les intérêts du Japon. Nous apprendrons le lendemain comment les trotskistes au Mexique sont en train de préparer des mesures pour la restauration de Porfirio Diaz [22]. Vous dites que Diaz est mort depuis longtemps ? Les créateurs d’amalgame à Moscou ne s’arrêtent pas devant de telles broutilles. Ils ne s’arrêtent devant rien, rien du tout. Politiquement et moralement, c’est une question de vie ou de mort pour eux. Les émissaires de la Guépéou rôdent dans tous les pays de l’ancien et nouveau monde. Que signifient pour la clique dirigeante de dépenser plus ou moins 20 ou 50 millions de dollars pour défendre son autorité et son pouvoir. Ces gentlemen achètent la conscience humaine comme ils achètent des sacs de pommes de terre. Nous le verrons dans plusieurs exemples.

Heureusement que tout le monde ne peut pas être acheté. Autrement l’humanité aurait pourri depuis longtemps. Ici, avec la commission, nous avons une précieuse cellule de l’opinion publique non négociable. Tous ceux qui ont soif de la purification de l’atmosphère sociale se tourneront instinctivement vers la commission. En dépit des intrigues, des pots-de-vin et des calomnies, elle sera rapidement protégée par le bouclier de la sympathie des larges masses populaires.

Madame, Messieurs de la commission ! Depuis déjà cinq années, je répète cinq années, j’ai demandé sans cesse la création d’une commission d’enquête internationale. Le jour où j’ai reçu le télégramme sur la création de votre sous-commission a été un jour de grande fête dans ma vie. Quelques amis m’ont demandé anxieusement : les staliniens ne vont-ils pas infiltrer la commission, comme ils avaient d’abord infiltré le Comité de défense de Trotsky ? J’ai répondu : sous la lumière du jour, les staliniens ne sont pas redoutables. Au contraire, j’accueillerai les questions les plus vénéneuses des staliniens pour les briser, je répondrais seulement par ce qui se passe réellement. La presse mondiale donnera la publicité nécessaire à mes réponses. Je sais par avance que La Guépéou essaiera de corrompre les journalistes et tous les journaux. Mais je ne doute pas un seul moment que la conscience du monde puisse être soudoyée et que nous obtiendrons, ici, une des plus brillantes victoires.

Estimés membres de la commission ! L’expérience de ma vie, dans laquelle il ne manque ni de succès ni d’échecs, n’a pas détruit ma foi dans l’avenir clair et brillant de l’humanité, mais, au contraire, m’a donné un tempérament indestructible. Cette foi en la raison, dans la vérité, dans la solidarité humaine, que j’ai acquise à l’âge de 18 ans dans le quartier ouvrier de la ville provinciale russe de Nikolaïev, cette foi je l’ai totalement préservée. Elle est devenue plus mature, mais pas moins ardente. La formation même de votre commission - avec à sa tête, en fait, un homme d’une autorité morale incontestable, un homme qui par la vertu de l’âge devrait avoir le droit de rester en dehors des escarmouches de l’arène politique - est un fait dans lequel je vois un nouveau et véritablement magnifique renforcement de l’optimisme révolutionnaire qui constitue un élément fondamental de ma vie.

Madame, Messieurs de la commission ! M. l’avocat Finerty ! et vous, mon défenseur et ami Goldman ! Permettez-moi de vous exprimer toute ma chaleureuse gratitude qui, dans ce dossier, n’est pas strictement personnelle. Et permettez-moi, en conclusion, d’exprimer mon profond respect à l’éducateur, au philosophe et à la personnification de l’authentique idéalisme américain, l’universitaire qui présidait le travail de votre commission (applaudissements).


COYOACÁN, MEXIQUE, 17 AVRIL 1937

Notes du Traducteur

[1] La Fédération syndicale internationale appelée aussi Internationale d’Amsterdam , fondée en juillet 1919, réunie les syndicats ouvriers d’orientation réformiste. Dans les années 1930, elle renforce ses liens avec l’Internationale ouvrière socialiste.

[2] Denis Nowell Pritt (1887-1972) avocat britannique, membre du Labour dont il sera exclu en 1940 pour avoir soutenu l’invasion de la Finlande par l’Union soviétique. George Orwell disait de lui qu’il était « le publicitaire pro-soviétique le plus efficace du pays ».

[3] William Dudley Collard (1907-1963) avocat britannique, membre du parti communiste britannique, spécialiste du droit soviétique.

[4] L’Association juridique internationale, créée en 1929, proche de l’Internationale communiste, est une organisation d’assistance aux militants de gauche aux prises avec la justice.

[5] Raymond Rosenmark, avocat de la LDH, secrétaire de la commission d’en­quête qui rédige un rapport, publié dans Les Cahiers des droits de l’homme, explique que le procès respecte les règles de justice, et considère que les seize accusés du procès de Moscou sont coupables.

[6] Carl von Ossietsky, (né le 3 octobre 1889 à Hambourg, mort le 4 mai 1938 à Berlin), journaliste, écrivain et intellectuel pacifiste allemand. En tant qu’éditeur du magazine Die Weltbühne (La scène mondiale) il fut condamné en 1931 pour haute trahison pour avoir publié des informations sur le réarmement clandestin de l’Allemagne. Ossietsky, obtint en 1936 le Prix Nobel de la paix au titre de l’année 1935 pour ses publications.

[7] En 1936, Iejov remplace Iagoda à la tête du NKVD. Il amplifie les purges entreprises par son prédécesseur, d’où le nom Iejovtchina qu’on donne à cette période de grande terreur.

[8] Parc situé au centre de Berlin.

[9] Trotsky fait référence ici au chamanisme, mystique issue de la société sibérienne.

[10] Le procès du centre antisoviétique trotskiste, p. 63-64

[11] Le Storting est le parlement norvégien.

[12] Déesse grecque de la justice et de la loi.

[13] Liam O’Flaherty (1896-1984) écrivain irlandais, auteur notamment de Le Mouchard (1925). Membre du Parti communiste anglais, il se rend en Union soviétique en avril 1930 et publie en 1931 un livre sur ce voyage, I Went to Russia.

[14] Le procès du centre antisoviétique trotskiste devant le tribunal militaire de la cour suprême de l’URSS, op. cit., p. 565.

[15] La Lutte de classe, revue théorique de la Ligue communiste, n° 36, 15 mars 1932.

[16] Dans la version française Le procès du centre antisoviétique trotskiste, p. 529, le Bulletin est daté de 1934.

[17] Le procès du centre antisoviétique trotskiste, op. cit, p. 530.

[18] Le procès du centre antisoviétique trotskiste, op. cit. , p. 518.

[19] Carl Ludwig Börne, (1786 -1837) écrivain, est considéré comme le chef de file du mouvement littéraire progressiste Jeune Allemagne.

[20] Théologien chargé de régler les cas de conscience entre le bien et le mal.

[21] Terme latin désignant toute décision prise par une partie avec un juge en l’absence de l’autre partie ou sans l’en aviser.

[22] José de la Cruz Porfirio Diaz Mori (1830-1915), dirigeant d’un gouvernement dictatorial mexicain et contraint à la démission en 1911 lors de la révolution mexicaine. Décède à Paris en exil.

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