1938 |
Article, traduit du russe. Source : Oeuvres publiées par l'ILT, tome 19 (1985). Les notes sont reprises de "Schriften über Deutschland" [Écrits sur l'Allemagne], (éditeur: H. Dahmer, Francfort/Main, 1971). |
Œuvres - novembre 1938
Karl Kautsky
La mort de Karl Kautsky est passée presque inaperçue. Ce nom ne dit plus grand-chose à la jeune génération. Il fut pourtant un temps où Kautsky était, au véritable sens du terme, le maître qui instruisait l’avant-garde prolétarienne. Il est vrai que son influence fut moins considérable dans les pays anglo-saxons et particulièrement aussi en France, mais cela s’explique par la faible influence du marxisme en général, dans ces pays. En revanche, en Allemagne, en Autriche, en Russie et dans les autres pays slaves, Kautsky était devenu une autorité marxiste indiscutable. Les tentatives de l’actuelle historiographie de l'I.C. pour présenter les choses comme si Lénine, dès sa jeunesse, avait décelé en lui un opportuniste et lui avait déclaré la guerre, sont radicalement fausses. Presque jusqu’à l'époque de la guerre mondiale, Lénine considéra Kautsky comme l’authentique continuateur de la cause de Marx et d'Engels.
Cette anomalie s’expliquait par le caractère de l’époque, qui fut une ère d’ascension capitaliste, de démocratie, d'adaptation du prolétariat. Le côté révolutionnaire du marxisme s’était changé en une perspective indéfinie et en tout cas lointaine. C’était la lutte pour les réformes et la propagande qui étaient à l’ordre du jour. Kautsky s’occupait de commenter et de justifier la politique de réformes du point de vue de la perspective révolutionnaire. Il allait de soi qu’avec le changement des conditions objectives, Kautsky saurait armer le parti d’autres méthodes. Il n’en fut pas ainsi. L'apparition d’une époque de grandes crises et de grandes secousses révéla le caractère fondamentalement réformiste de la social-démocratie et de son théoricien Kautsky. Lénine rompit résolument avec Kautsky au début de la guerre. Après la révolution d’Octobre, il publia un livre impitoyable sur « le renégat Kautsky » [1]. Du point de vue du marxisme, Kautsky, dès le début de la guerre, se comporta incontestablement en renégat. Mais par rapport à lui-même, à son propre passé, il ne fut pour ainsi dire qu’à moitié renégat : quand les problèmes de la lutte de classes se posèrent dans toute leur acuité, Kautsky se trouva contraint de tirer les ultimes conclusions de son opportunisme organique.
Kautsky laisse indubitablement de nombreux travaux de valeur dans le champ de la théorie marxiste qu’il appliqua avec succès dans les domaines les plus variés [2]. Sa pensée analytique se distinguait par sa force exceptionnelle. Mais ce n’était pas l’intelligence universelle créatrice de Marx, d’Engels ou de Lénine : toute sa vie, Kautsky a été au fond un commentateur de talent. Son caractère comme sa pensée manquaient de l’audace et de l’élan sans lesquels il n’y a pas de politique révolutionnaire possible. Dès le premier coup de canon, il prit une position pacifiste mal définie, devint ensuite l’un des dirigeants du parti social-démocrate indépendant, qui tenta de créer une Internationale 2 1/2, puis, avec les débris du parti indépendant, rentra sous l’aile de la social-démocratie [3].
Kautsky ne comprit rien à la révolution d’Octobre, éprouvant devant elle l’effroi du petit-bourgeois savant, et lui consacra pas mal de travaux empreints d’une hostilité acharnée. Ses oeuvres du dernier quart de siècle sont caractérisées par un déclin théorique et politique total.
L’effondrement de la social-démocratie allemande et autrichienne fut aussi l'effondrement de toutes les conceptions réformistes de Kautsky. Il continuait certes encore dans les derniers temps à assurer qu’il croyait en un « avenir meilleur », une « régénérescence de la démocratie », etc., mais cet optimisme passif n’était que l’inertie d’une longue vie laborieuse et honnête à sa façon, et ne contenait aucune perspective indépendante. Nous nous souvenons de Kautsky comme de notre vieux maître à qui nous devons beaucoup pour ce qu’il a apporté en son temps mais qui s’est séparé de la révolution prolétarienne et de qui, par conséquent, nous avons dû nous séparer.
Notes
[1] V.I. Lénine, La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky (1918), réponse à la brochure de Kautsky, La Dictature du prolétariat. Voir aussi Lénine, L'État et la Révolution (1917), chap. VI.
[2] Parmi les œuvres de Kautsky qu'on peut encore aujourd'hui lire avec profit, citons surtout celles sur l'histoire des utopies sociales et des premiers mouvements socialistes, comme Thomas More et son utopie (1888), Les Précurseurs du socialisme moderne (1895), et Les origines du christianisme (1908).
[3] La majorité révolutionnaire de l'USPD avait fusionné avec le KPD (Parti Communiste) fin 1920.