1940 |
Source : Léon Trotsky, Œuvres 23, janvier 1940 à mai 1940. Institut Léon Trotsky, Paris 1986, pp. 158-180 |
— Que pensez-vous du pacte germano-soviétique ? Staline était-il obligé d’en arriver là ? Si oui, qu’aurait-il pu faire auparavant pour l’éviter? Quand elle est entrée dans les États baltes et en Finlande, la Russie a prétendu qu’elle y était obligée pour assurer les conditions de sa propre défense. Croyez-vous qu’il y avait alors la possibilité d’une agression nazie? Croyez-vous qu’il y avait la possibilité d’une attaque des démocraties capitalistes ?
— La politique extérieure est l’extension et le développement de la politique intérieure. Pour bien comprendre la politique extérieure du Kremlin, il faut toujours tenir compte de deux facteurs : d’une part le fait que l’U.R.S.S. soit encerclée par les pays capitalistes, de l’autre, la position de la bureaucratie dirigeante à l’intérieur de la société soviétique. La bureaucratie défend l’U.R.S.S. Mais, avant tout, elle se défend elle-même à l’intérieur de l’U.R.S.S. La position interne de la bureaucratie est incomparablement plus vulnérable que la situation internationale de l’U.R.S.S. La bureaucratie est impitoyable pour ses adversaires désarmés de l’intérieur. Mais elle est extrêmement prudente, et même parfois lâche, face à ses ennemis solidement armés de l’extérieur. Si le Kremlin bénéficiait de l’appui des masses populaires, s’il avait confiance dans la solidité de l’Armée rouge, il pourrait mener une politique plus indépendante vis-à-vis des deux camps impérialistes. Mais la réalité est bien différente. L’isolement de la bureaucratie totalitaire dans son propre pays l’a jetée dans les bras de l’impérialisme le plus proche, le plus agressif et par conséquent le plus dangereux.
Dès 1934, Hitler disait à Rauschning : «Je pourrai conclure un accord avec l’Union soviétique, quand je voudrai. » Il avait reçu à ce sujet des assurances formelles du Kremlin lui-même. L’ancien chef du G.P.U. à l’étranger, Walter Krivitsky, a donné des détails très intéressants sur les relations entre Moscou et Berlin. Mais, pour le lecteur perspicace de la presse soviétique, les véritables plans du Kremlin n’avaient plus de secret depuis 1933. Staline craignait par-dessus tout une grande guerre. Pour y échapper, il se fit l’assistant irremplaçable de Hitler.
Il serait toutefois incorrect de conclure que la campagne de cinq années menée par Moscou en faveur d’un « front uni des démocraties » et de la « sécurité collective » (1935-39) n’était qu’une simple escroquerie ainsi que la présente le même Krivitsky qui, de son bureau du G.P.U., ne voyait qu’un aspect de la politique de Moscou et pas l’ensemble. Quand Hitler dédaignait la main qu’il lui tendait, Staline était obligé d’envisager sérieusement l’autre terme de l’alternative : l’alliance avec les démocraties impérialistes. Le Comintern ne comprit naturellement pas ce dont il s’agissait et fit du tapage « démocratique » se bornant à exécuter ses instructions. Par ailleurs, Hitler ne pouvait pas se tourner vers Moscou au moment où il avait besoin de la neutralité bienveillante de l’Angleterre. Le spectre du bolchevisme était plus que tout nécessaire pour éviter que les conservateurs britanniques considèrent d’un œil soupçonneux le réarmement de l’Allemagne. Baldwin et Chamberlain allèrent même plus loin : ils aidèrent directement Hitler à faire de la plus grande Allemagne cette base puissante d’Europe centrale d’où partirait l’agression mondiale.
Le retournement de Hitler en faveur de Moscou vers le milieu de l’année dernière avait des bases substantielles. Hitler avait reçu de la Grande-Bretagne tout ce qu’il lui était possible d’obtenir. Il n’était évidemment pas question que Chamberlain ajoute à la Tchécoslovaquie, que Hitler venait d’envahir, l’Égypte et l’Inde. Une expansion ultérieure de l’impérialisme allemand ne pouvait être dirigée que contre la Grande-Bretagne elle-même. La question polonaise a été la pierre d’achoppement. L’Italie se tint prudemment à l’écart. Le comte Ciano expliqua en décembre 1939 que le pacte militaire italo-allemand, conclu dix mois auparavant, excluait l’entrée en guerre des deux alliés... avant un délai d’au moins trois ans. Toutefois, l’Allemagne, sous la pression de ses propres armements, ne pouvait attendre. Hitler assura à son partenaire anglo-saxon que l’annexion de la Pologne lui ouvrait la voie vers l’Est, et seulement vers l’Est. Mais ses adversaires conservateurs commençaient à en avoir assez d’être bernés. La guerre était inévitable. Dans ces conditions, Hitler n’avait pas le choix : il joua sa dernière carte, l’alliance avec Moscou. Staline eut enfin cette poignée de mains dont il ne cessait de rêver depuis six ans.
Les déclarations fréquentes relevées dans la presse des démocraties, selon lesquelles Staline avait délibérément cherché à provoquer une guerre mondiale en s’alliant avec Hitler, doivent être tenues pour absurdes. La bureaucratie soviétique craint une grande guerre plus que toute classe dirigeante au monde : elle a peu à y gagner et tout à y perdre. Compter sur la révolution mondiale ? Mais, même si l’oligarchie profondément conservatrice du Kremlin combattait pour la révolution, elle sait pertinemment que ce n’est pas au début, mais à la fin des guerres que se produisent les révolutions et que la bureaucratie de Moscou elle-même sera entraînée dans l’abîme avant que la révolution n’atteigne les pays capitalistes.
Au cours des négociations de Moscou de l’an dernier, les délégués britanniques et français ont joué un rôle plutôt pitoyable. «Voyez-vous ces messieurs?», demandaient les agents allemands aux maîtres du Kremlin. « Si nous nous partageons la Pologne, ils ne bougeront même pas le petit doigt. » En signant le pacte, Staline, avec l’étroitesse de ses vues politiques, pouvait s’attendre à ce qu’il n’y ait pas de grande guerre. De toute façon, il se donnait ainsi la possibilité d’échapper à la nécessité d’entrer en guerre pour « un certain temps ». Et personne ne sait ce qui arrivera après.
L’invasion de la Pologne et des Pays Baltes était la conséquence inévitable de l’alliance avec l’Allemagne. Il serait puéril de penser que la collaboration entre Staline et Hitler repose sur une confiance mutuelle : ces messieurs se connaissent trop bien. Pendant les négociations de Moscou l’été dernier, le danger allemand pouvait et devait apparaître non seulement tout à fait réel, mais encore tout à fait immédiat. Le Kremlin supposait — on a dit que l’influence de Ribbentrop n’y était sans doute pas pour rien — que l’Angleterre et la France, mises devant le fait accompli de l’invasion de la Pologne, ne bougeraient pas, de sorte que Hitler aurait les mains libres à l’Est. Dans ces conditions, le pacte avec l’Allemagne fut complété par des garanties matérielles prises par la Russie contre son allié. Il est très probable que, même en ce domaine, l’initiative revient au partenaire dynamique, Hitler, qui propose au prudent et peu entreprenant Staline de s’assurer des garanties par les armes. Naturellement, l’occupation de la Pologne orientale et l’établissement de bases militaires dans les Pays Baltes ne constituent pas un obstacle infranchissable pour une attaque allemande : l’expérience de la dernière guerre (1914-18) en témoigne suffisamment. Toutefois, le déplacement de la frontière vers l’Ouest et le contrôle de la côte orientale de la Baltique constituent des avantages stratégiques incontestables. C’est ainsi que, grâce à son alliance avec Hitler, Staline décida de « prendre des garanties » contre Hitler.
Non moins importantes ont été les considérations de politique intérieure. Après cinq ans d’agitation continue contre le fascisme, après l’élimination de la vieille garde bolchevique et de l’État-major général pour leur prétendue collusion avec les nazis, l’alliance inattendue avec Hitler a été extrêmement impopulaire dans le pays. Il était nécessaire de la justifier par des succès brillants immédiats. L’annexion de l’Ukraine occidentale et de la Biélorussie, la conquête pacifique de positions stratégiques dans les Pays Baltes eurent pour but de prouver à la population la sagesse de la politique extérieure du « petit père des peuples ». Mais la Finlande a quelque peu bouleversé ces plans.
— Estimez-vous, comme ancien chef de l’Armée rouge, qu’il fallait que les Soviétiques pénètrent dans les États baltes, en Finlande et en Pologne, pour mieux pouvoir se défendre contre une agression? Croyez-vous qu’un État socialiste puisse se permettre d’étendre le système socialiste à un État voisin en utilisant la force des armes ?
— On ne peut douter que le contrôle des bases militaires sur la côte balte présente des avantages stratégiques. Mais cela ne peut déterminer à soi seul la question de l’invasion de pays voisins. La défense d’un État ouvrier isolé dépend beaucoup plus du soutien des masses laborieuses dans le monde que de deux ou trois points stratégiques supplémentaires. C’est établi sans discussion par l’histoire de l’intervention étrangère dans notre guerre civile en 1918-20.
Robespierre disait que les peuples n’aiment pas les missionnaires armés de baïonnettes. Cela n’exclut naturellement pas le droit et le devoir de fournir une aide militaire extérieure aux peuples en lutte contre l’oppression. Par exemple en 19, quand l’Entente écrasa la révolution hongroise, nous avions naturellement le droit d’aider militairement la Hongrie. Cette aide eût été comprise et justifiée par les masses laborieuses du monde entier. Nous étions malheureusement trop faibles. A présent le Kremlin est beaucoup plus puissant militairement. Mais il a perdu la confiance des masses, au-dedans comme au-dehors.
S’il existait en U.R.S.S. une démocratie soviétique, si le progrès technique était accompagné d’un progrès de l’égalité socialiste, si la bureaucratie dépérissait au profit de l’auto-gouvernement des masses, Moscou constituerait un pôle d’attraction si puissant, surtout pour ses voisins les plus proches, que la catastrophe mondiale actuelle conduirait inévitablement les masses de Pologne (et pas seulement les Ukrainiens et les Russes blancs, mais aussi les Polonais et les Juifs) aussi bien que les masses des Pays Baltes limitrophes, sur la voie de l’union avec l’U.R.S.S.
Aujourd’hui cette importante prémisse d’une intervention révolutionnaire n’existe plus ou presque plus. L’étouffement des peuples de l’U.R.S.S., surtout des minorités nationales, par des méthodes policières, a écarté de Moscou les masses laborieuses des pays voisins. L’invasion de l’Armée rouge est regardée par les populations non comme une libération mais comme un acte de violence et facilite ainsi la mobilisation par les puissances impérialistes de l’opinion publique mondiale contre l’U.R.S.S. C’est pourquoi l’occupation fera en fin de compte plus de mal que de bien à l’U.R.S.S.
— Que pensez-vous de la campagne de Finlande du point de vue militaire : stratégie, équipement, commandement, militaire et politique, communications et entraînement général des troupes rouges ? Quel résultat attendre de la campagne de Finlande ?
— Pour autant je puisse en juger, le plan stratégique, abstraitement, était assez bon ; mais il sous-estimait les possibilités de résistance des Finlandais et ignorait des détails comme l’hiver finlandais, les transports, le ravitaillement, les conditions sanitaires. Dans son poème satirique sur la campagne de Crimée en 1855, Lev Tolstoï, alors jeune officier, écrivait :
C’est facile sur le papier Mais on a oublié les tranchées Et il nous fallait y marcher
Staline, après avoir décapité et démoralisé l’état-major général, a imité dans les moindres détails les stratèges de Nicolas Ier.
Le 15 novembre, j’écrivais à l’éditeur d’un des hebdomadaires américains les plus lus :
« Pendant la période prochaine, Staline restera le satellite de Hitler. Pendant l’hiver qui vient, il ne prendra probablement aucune initiative. Avec la Finlande, il va conclure un compromis. »
Les faits ont démontré que mon pronostic était faux sur le dernier point. Mon erreur était due au fait que je prêtais au Kremlin plus d’habileté politique et militaire qu’il n’en a manifestée en réalité. La résistance finlandaise, il est vrai, a mis en jeu le prestige du Kremlin, non seulement en Estonie, en Lettonie et en Lithuanie, mais aussi dans les Balkans et au Japon. Après avoir dit a, Staline était obligé de dire b. Mais, même du point de vue de ses propres objectifs et méthodes, il n’avait pas besoin d’attaquer la Finlande immédiatement. Une politique plus patiente n’aurait pas pu compromettre le Kremlin plus que ne l’ont fait les honteuses défaites accumulées dans ces onze semaines.
Moscou découvre maintenant que personne ne s’attendait à une victoire rapide et invoque gel et blizzards. Étonnant argument ! Si Staline et Vorochilov ne savent pas lire les cartes d’état-major, on pourrait s’attendre à ce qu’ils sachent lire le calendrier : le climat finlandais ne devait pas être pour eux un secret. Staline est capable de mettre à profit avec énergie une situation qui a mûri sans lui, quand les bénéfices sont assurés et les risques réduits au minimum. La guerre et la révolution ne sont pas son élément. Quand il faut prévoyance et initiative, Staline ne va qu’à la défaite. Ce fut le cas en Chine, en Allemagne, en Espagne. C’est le cas maintenant en Finlande.
Ce n’est pas le climat de la Finlande qui est décisif, mais le climat politique de l’U.R.S.S. Dans le Biulleten russe que j’édite, j’ai publié en septembre 1938 un article où j’analysais les causes de l’affaiblissement et de la décomposition de l’Armée rouge. Il explique bien, à mon avis tant les échecs actuels de l’Armée rouge que les difficultés grandissantes de l’industrie. Toutes les contradictions et toutes les faiblesses du régime se sont de tout temps cristallisées dans l’armée, s’y exprimant sous forme concentrée. L’inimitié entre les masses laborieuses et la bureaucratie la ronge de l’intérieur. L’indépendance personnelle, la liberté de recherche et de critique ne sont pas moins nécessaires à l’armée qu’à l’économie. Mais les officiers de l’Armée rouge sont soumis au contrôle de la police politique en la personne de commissaires carriéristes. Les officiers indépendants et doués sont massacrés, les autres sont condamnés à vivre dans la peur. Dans une organisation aussi artificielle que l’armée, où droits et devoirs doivent être déterminés avec précision, personne ne sait en réalité ce qui est permis et ce qui est tabou. Les voleurs et les filous opèrent à l’abri d’un front patriotique de dénonciations. Les citoyens honnêtes sont découragés. L’alcoolisme se répand toujours davantage. Dans l’intendance, c’est le chaos.
Les défilés militaires sur la Place rouge sont une chose, la guerre en est une autre. La « promenade militaire » projetée en Finlande est devenue une condamnation sans merci de tous les aspects du régime totalitaire. Elle a étalé au grand jour la faillite et l’incapacité d’un haut commandement nommé plus pour sa servilité que pour ses talents et connaissances. En même temps, la guerre a révélé la disproportion entre les diverses branches de l’économie soviétique, en particulier l’état lamentable des transports et des divers services de l’intendance, surtout ravitaillement et vêtement. Le Kremlin est arrivé, avec un succès incontestable, à construire des tanks et des avions, mais il a négligé les équipements médicaux, les gants et les bottes. L’homme vivant, celui qui conduit toutes ces machines, la bureaucratie l’a complètement oublié.
La question de savoir si on se défend soi-même ou si l’on attaque un autre pays, est d’une importance énorme, qui peut être, dans certains cas, décisive pour le moral de l’armée et de la nation. Pour mener une guerre révolutionnaire offensive, il faut un véritable enthousiasme, une très grande confiance dans les dirigeants, un grand savoir-faire chez les soldats. On n’a rien vu de tout cela dans cette guerre que Staline a entreprise sans préparation technique ni morale.
Le résultat de la lutte est déterminé à l’avance par le rapport des forces. Si la guerre finno-soviétique ne dégénère pas, au cours des prochaines semaines, en guerre européenne généralisée, ou si Staline n’est pas obligé de chercher un compromis, c’est-à-dire s’il n’est pas obligé de battre en retraite devant la menace d’une intervention anglaise, française ou suédoise, le demi-million de soldats de l’Armée rouge finira bien par venir à bout de l’armée finlandaise. Il est possible que des changements interviennent dans la situation militaire avant même que ces lignes aient été publiées dans la presse Dans le premier cas, le Kremlin essaiera, comme il l’a déjà fait après ses éphémères succès de décembre, de doubler son agression militaire d’une guerre civile en Finlande. Pour annexer la Finlande, et tel est actuellement l’objectif évident du Kremlin, il faut la soviétiser, c’est-à-dire exproprier la couche supérieure des propriétaires fonciers et capitalistes. Une telle révolution dans les rapports de propriété est impossible sans guerre civile. Le Kremlin fera tout ce qui est en son pouvoir pour attirer à lui les ouvriers d’industrie finlandais et la couche inférieure des paysans. L’oligarchie de Moscou s’est trouvée acculée à jouer au feu de la guerre et de la révolution, elle essaiera au moins de s’y réchauffer les mains. Il est certain qu’elle remportera certains succès dans cette voie.
Mais on peut avec assurance affirmer maintenant qu’aucun succès ultérieur ne pourra effacer de la conscience internationale ce qui s’est passé jusqu’à présent. L’aventure finlandaise a déjà provoqué une réévaluation radicale de la puissance de l’Armée rouge, qui avait été extraordinairement surestimée par certains journalistes étrangers dévoués au Kremlin — à supposer qu’ils fussent désintéressés. Tous les partisans d’une croisade contre les Soviets trouveront dans les échecs militaires du Kremlin un argument sérieux. L’impertinence du Japon va sans doute s’en trouver accrue et cela peut créer des obstacles sur la voie d’un accord soviéto-japonais, lequel constitue actuellement l’une des principales tâches du Kremlin. On peut déjà affirmer que, si une exagération des capacités offensives de l’Armée rouge caractérisait la précédente période, celle de la sous-estimation de sa puissance défensive commence maintenant.
On peut aussi prévoir d’autres conséquences de la guerre finno-soviétique. La monstrueuse centralisation de toute l’industrie et de tout le commerce, du sommet à la base, comme la collectivisation de l’agriculture, ont été déterminées, non par les besoins du socialisme mais par le désir brûlant de la bureaucratie de tout tenir entre ses mains, sans exception. Cette violence répugnante et nullement indispensable contre l’économie et contre l’homme, qui fut assez clairement révélée au cours des procès pour « sabotage » à Moscou, a rencontré sa cruelle punition dans les tempêtes de neige en Finlande. Il est par conséquent tout à fait possible que, sous l’influence des défaites militaires, la bureaucratie soit amenée à battre en retraite sur le plan économique. On peut s’attendre au rétablissement d’une sorte de Nep, c’est-à-dire d’une économie de marché contrôlée, à un niveau économique nouveau et plus élevé. Mais que la bureaucratie réussisse à se sauver par ces mesures, c’est une autre histoire.
— Quelle serait pour Staline la meilleure initiative à prendre aujourd’hui en Roumanie, compte tenu de ses implications éventuelles sur les plans politique, militaire et social ?
— Je pense que le Kremlin lui-même, surtout après l’expérience finlandaise, considérera que le « plus sage », dans la période qui vient, serait de ne pas toucher à la Roumanie. Staline ne peut rien entreprendre dans les Balkans sans l’accord de Hitler et uniquement dans la mesure où cela sert Hitler — tout au moins aussi longtemps que la force de Hitler n’est pas amoindrie, ce qui n’est pas pour demain. A présent, Hitler a besoin de la paix dans les Balkans pour se fournir en matières premières et préserver son amitié ambiguë avec l’Italie.
Militairement comme politiquement, la Roumanie constitue une réédition de la Pologne, sinon pire. C’est la même oppression semi-féodale des paysans, la même persécution cynique des minorités nationales, le même mélange de légèreté, d’impertinence et de lâcheté au sein de la classe dirigeante personnifiée par le roi. Toutefois, si l’initiative de la nouvelle Entente oblige Staline et Hitler à troubler la paix instable des Balkans, l’Armée rouge entrera en Roumanie avec des mots d’ordre de révolution agraire et probablement avec un plus grand succès qu’en Finlande.
— Que peut ou doit faire Staline dans les Balkans, en général, à la lumière des événements actuels ? En Perse ? En Afghanistan ?
— Les forces armées soviétiques doivent être prêtes à défendre un vaste territoire avec des moyens de communication insuffisants. La situation mondiale impose de ne pas disperser l’armée dans des aventures différentes, mais de la maintenir en puissantes concentrations. Si toutefois la Grande-Bretagne et la France — avec quelque coopération de l’Allemagne — estiment nécessaire d’entrer en guerre contre l’Union soviétique, la situation en sera radicalement transformée. Il n’est pas exclu, dans ce cas, que la cavalerie soviétique puisse tenter d’envahir l’Inde à travers l’Afghanistan : techniquement, l’opération n’est pas irréalisable. L’ancien sergent-major de l’armée du tsar, Boudienny, pourrait être destiné par l’histoire à chevaucher un blanc destrier dans le rôle de « libérateur » de l’Inde. Mais de toute façon, c’est une possibilité éloignée.
— Étant donné l’immensité du territoire russe et ses nombreuses frontières, le nombre de ses ennemis actuels et potentiels, quel est son avenir immédiat ?
— L’invasion de la Finlande suscite incontestablement une condamnation muette de la part de la majorité de la population de l’U.R.S.S. Toutefois, en même temps, la minorité comprend et la majorité sent que, derrière la question finlandaise, comme derrière la question des erreurs et des crimes du Kremlin, se pose la question de l’existence de l’U.R.S.S. Sa défaite dans la guerre mondiale signifierait, non seulement la destruction de la bureaucratie totalitaire, mais celle aussi de l’économie planifiée faisant du pays le butin colonial des États impérialistes. C’est aux peuples de l’U.R.S.S. de renverser eux-mêmes la bureaucratie détestée : ils ne peuvent abandonner cette tâche ni à Hitler ni à Chamberlain. L’alternative posée par la guerre actuelle est plutôt celle-ci : ou bien l’économie du monde entier sera reconstruite à une échelle planifiée, ou bien la première tentative d’une telle entreprise sera brisée dans une convulsion sanglante et l’impérialisme se verra accorder un nouveau délai, jusqu’à la troisième guerre mondiale qui peut, elle, devenir le tombeau de la civilisation.
— On met généralement au crédit des Soviétiques de s’être vigoureusement défendus et d’avoir effectivement battu les Japonais à Changkufeng à l’été 1938. Pensez-vous que cela ait constitué un test pour les armes soviétiques et, si oui, pensez-vous que cela ait mené Hitler à détourner son attention de l’Ukraine?
— L’Armée rouge, comme je l’ai dit, est incomparablement plus puissante dans la défensive que l’offensive. De plus, les masses populaires, surtout en Extrême-Orient, comprennent très bien ce que signifierait pour elles la domination japonaise. Il serait toutefois incorrect de surestimer l’importance de la bataille livrée à Changkufeng, comme l’ont fait le Kremlin et les correspondants étrangers auprès de lui.
Au cours des dernières années, j’ai souvent évoqué le fait que l’armée japonaise est celle d’un régime en décomposition et qu’elle a de nombreux traits de ressemblance avec l’armée tsariste à la veille de la révolution. Les gouvernements conservateurs et les états-majors surestiment l’armée et la marine du Mikado, comme ils surestimaient celles du tsar. Les Japonais ne peuvent remporter de succès que contre la Chine arriérée et moitié désarmée. Ils ne pourraient soutenir une guerre de longue haleine contre un adversaire sérieux. Le succès de l’Armée rouge à Changkufeng a donc une signification trop limitée pour pouvoir servir de test. Je ne pense pas que cet épisode ait pu influer les plans stratégiques de Hitler. Son rapprochement soudain avec Moscou a été déterminé par des facteurs plus immédiats et plus puissants.
[— En ce qui concerne le P. C. U.S., que pensez-vous de sa base ? Vous avez dit que la direction du parti ne suit pas la ligne marxiste-léniniste. Croyez-vous que la Russie ait déjà atteint le socialisme? Est-il possible au peuple russe de changer aujourd’hui de direction sans utiliser la violence ? S’il se produisait un changement de direction, ouvrirait-il la Russie à une attaque des autres puissances ? Mettrait-il en danger les conquêtes du peuple ?
— Il y a bien longtemps que nos divergences avec la direction du soi-disant parti communiste de l’U.R.S.S. ont cessé d’avoir un caractère théorique. Il ne s’agit pas du tout aujourd’hui de la ligne « marxiste-léniniste ». Nous accusons la clique dirigeante de s’être transformée en une nouvelle aristocratie qui opprime et vole les masses. La bureaucratie rétorque en nous accusant d’être des agents de Hitler — hier — ou de Chamberlain et Wall Street — aujourd’hui. Tout cela n’a que peu à voir avec les divergences théoriques entre marxistes.
Il est temps que les gens sérieux enlèvent les lunettes que les « amis de l’U.R.S.S. » ont plantées sur le nez de l’opinion publique avancée. Il est temps de comprendre que l’oligarchie soviétique actuelle n’a rien de commun avec le vieux parti bolchevique qui était le parti des opprimés. La dégénérescence du parti dirigeant, avec les sanglantes épurations, était la conséquence de l’arriération du pays et de l’isolement de la révolution. Il est vrai que la révolution sociale a apporté d’importants succès économiques. Néanmoins la productivité du travail en U.R.S.S. est cinq, huit et même dix fois inférieure à celle des États-Unis. L’immense bureaucratie dévore la part du lion d’un revenu national modeste. L’autre est dévorée par l’armée. Le peuple est, comme avant, obligé de se battre pour un morceau de pain. C’est la bureaucratie qui répartit les biens et elle conserve pour elle les meilleurs morceaux. La couche supérieure de la bureaucratie connaît à peu près le même genre de vie que la bourgeoisie aisée des États-Unis et autres pays capitalistes.
12 à 15 millions de privilégiés — voilà le « peuple » qui organise les parades, les manifestations et les ovations qui font une si grosse impression aux touristes libéraux et avancés. Mais, en dehors de ce « pays légal », comme on disait autrefois en France, il existe 160 millions de mécontents.
La preuve ? Si la bureaucratie jouissait de la confiance du peuple, elle essaierait au moins d’appliquer sa propre constitution, alors qu’en réalité, elle la foule aux pieds. On mesure l’antagonisme entre la bureaucratie et le peuple à la sévérité croissante de la domination totalitaire.
Personne ne peut dire avec certitude — pas même eux — ce que veulent les deux millions de communistes réduits au silence par le Kremlin, plus brutalement encore que le reste de la population. Mais il n’y a aucune raison de douter que l’écrasante majorité des communistes et de la population ne souhaite pas le retour du capitalisme, surtout maintenant que le capitalisme a jeté l’humanité dans une nouvelle guerre.
La bureaucratie ne peut être écrasée que par une nouvelle révolution politique qui gardera la nationalisation des moyens de production et la planification de l’économie et établira sur cette base une démocratie soviétique d’un type très supérieur. Cette profonde transformation augmenterait énormément l’autorité de l’Union soviétique dans les masses laborieuses du monde entier et rendrait pratiquement impossible une guerre des pays impérialistes contre elle.
— Si vous aviez été le chef de l’État soviétique, quelle aurait été votre politique internationale à l’époque où Hitler est arrivé au pouvoir en Allemagne, ajoutant ainsi le fascisme allemand au fascisme italien pour former un bloc fasciste en Europe ?
— Je pense que cette question recèle une contradiction. Je n’aurais jamais pu être le « chef » de l’État soviétique actuel : seul Staline convient à ce rôle. Ce n’est pas moi personnellement qui ait perdu le pouvoir et ce ne fut pas par hasard, mais parce que la période révolutionnaire a fait place à une époque réactionnaire.
Après de longs efforts et d’innombrables victimes, les masses, fatiguées et déçues, ont reflué. L’avant-garde a été isolée. Une nouvelle caste privilégiée a concentré le pouvoir entre ses mains et Staline, qui ne jouait auparavant qu’un rôle secondaire, est devenu son chef. La réaction en U.R.S.S. a progressé parallèlement à la réaction dans le monde. En 1923, la bourgeoisie allemande a étranglé la révolution prolétarienne en marche. La même année, a commencé en Union soviétique la campagne contre les prétendus « trotskystes ». En 1928, la révolution chinoise a été étranglée. A la fin de 1928, l’ « opposition trotskyste » a été exclue du parti. En 1933, Hitler prend le pouvoir et en 1934 il mène à bien son épuration. En 1935 commencent en U.R.S.S. les terribles purges, les procès contre l’Opposition, la liquidation des bolcheviks de la Vieille Garde et du corps révolutionnaire des officiers. Telles sont les principales bornes kilométriques qui démontrent le lien indissoluble entre le renforcement de la bureaucratie en U.R.S.S. et les progrès de la réaction mondiale.
La pression de l’impérialisme mondial sur la bureaucratie soviétique, la pression de la bureaucratie sur le peuple, la pression des masses arriérées sur l’avant-garde, voilà les causes de la défaite de la fraction révolutionnaire que je représentais.
C’est pourquoi je ne puis répondre à la question sur ce que j’aurais fait si j’avais été à la place de Staline. Je ne peux plus être à sa place. Je ne peux être qu’à la mienne. Mon programme est celui de la IVe Internationale qui ne peut arriver au pouvoir que dans les conditions d’une nouvelle époque révolutionnaire. Je rappelle à ce propos qu’au début de la dernière guerre, la IIIe Internationale était incomparablement plus faible que ne l’est aujourd’hui la IVe.]
— Quelle sera, selon vous, l’issue du conflit européen sur les plans politique, économique, social et territorial ?
— Pour formuler une opinion sur l’issue possible de la guerre, il faut d’abord répondre à cette question : sera-t-il possible de pacifier rapidement la furie qui déferle aujourd’hui sur l’Europe, par un compromis ou bien la guerre va-t-elle jusqu’au bout répandre destructions et dévastations? Je ne crois pas une minute que les tentatives pacifistes des neutres (y compris la mystérieuse mission de M. Sumner Welles) aient la moindre chance de succès dans un avenir plus ou moins proche. Les contradictions entre les deux camps sont irréductibles. Quelle que soit l’importance des conquêtes de Hitler en Europe, elles ne feront au contraire que les aggraver. Les industries autrichienne, tchécoslovaque et polonaise ont été annexées à l’industrie allemande : toutes ont souffert de l’étroitesse des frontières nationales et du manque de matières premières. De plus, pour conserver les nouveaux territoires, il faut maintenir une pression militaire constante. Hitler ne peut capitaliser ses succès européens qu’à l’échelle mondiale. Pour cela, il doit écraser la France et l’Angleterre. Hitler ne peut pas s’arrêter.
Par conséquent les Alliés ne peuvent pas non plus, s’ils ne veulent pas être acculés au suicide. Les lamentations humanitaires et les appels à la raison n’y changeront rien. La guerre s’étendra jusqu’à l’épuisement de toutes les ressources de la civilisation, ou bien jusqu’à ce qu’elle se casse la tête contre la révolution.
— Que seront après la guerre le monde et l’Europe ?
— Les programmes de paix des deux camps ne sont pas seulement réactionnaires : ils sont extravagants, c’est-à-dire irréalisables. Le gouvernement britannique rêve d’établir une monarchie modérée et conservatrice en Allemagne, de restaurer les Habsbourg en Autriche-Hongrie et d’un accord général en Europe sur les matières premières et les marchés. Londres ferait mieux de trouver d’abord le secret d’un règlement pacifique avec l’Irlande sur l’Ulster ou avec l’Inde. En attendant, nous voyons des actions terroristes, des exécutions, une résistance passive et active, une pacification sanglante. Peut-on s’attendre à ce qu’une Angleterre victorieuse renonce à ses droits coloniaux en faveur de l’Allemagne ? Au fond, l’Angleterre propose en cas de victoire une réédition de la S.D.N. avec tous ses antagonismes anciens mais aussi ses vieilles illusions.
La France, c’est encore pire. Son poids spécifique économique est à l’évidence en contradiction avec sa position dans le monde et l’étendue de son empire colonial. La France cherche une issue à cette contradiction dans un démembrement de l’Allemagne. Comme s’il était possible de ramener l’horloge de l’histoire à l’époque précédant 1870 ! L’unification de la nation allemande a été un résultat inséparable de son développement capitaliste. Pour démembrer l’Allemagne actuelle, il faudrait broyer la colonne vertébrale de la technique allemande, détruire les usines allemandes et exterminer une partie de la population. C’est plus facile à dire qu’à faire.
Le programme de liberté et d’indépendance pour les petites nations proclamé par les Alliés semble très attirant, mais il est entièrement vide. Sous la domination illimitée des intérêts impérialistes à l’échelle mondiale, l’indépendance des États petits et faibles a aussi peu de réalité que l’indépendance des petites entreprises industrielles et commerciales sous la domination des trusts et des corporations (voir à ce sujet les statistiques des E.U.). Au moment où la France veut le démembrement de l’Allemagne, celle-ci veut au contraire unifier l’Europe sous sa botte naturellement. En même temps, les colonies des États européens devraient être soumises à la domination allemande. Tel est le programme de l’impérialisme le plus dynamique et le plus agressif. La tâche de l’unification de l’Europe est en soi progressiste. Mais tout le problème est de savoir qui la réalise, comment et pourquoi. On ne peut croire une seconde que les nations européennes accepteraient d’être enfermées dans les casernes du national-socialisme. La Pax germanica signifierait inéluctablement une nouvelle série de convulsions sanglantes.
Tels sont les deux programmes de « paix » ; d’un côté, la balkanisation de l’Allemagne et donc de l’Europe, de l’autre, la transformation de l’Europe, puis du monde entier en caserne totalitaire. La guerre actuelle se fait pour réaliser l’un ou l’autre de ces deux programmes.
— Quelle est à votre avis l’issue ? Quand, comment et par qui une paix réelle peut-elle être instaurée ?
— Je rappelle tout d’abord que, dans la dernière guerre, qui était fondamentalement la même que l’actuelle, aucun des gouvernements n’a matérialisé son plan de paix et qu’en outre aucun n’a survécu longtemps à la conclusion du traité de paix. Trois dynasties solides ont été précipitées dans l’abîme : les Romanov, les Habsbourg et les Hohenzollern, avec une théorie de dynasties plus petites. Clemenceau et Lloyd George ont été balayés du pouvoir. Wilson a fini ses jours victime de ses espoirs et illusions brisés. Avant de mourir, Clemenceau a prédit une nouvelle guerre. Lloyd George a été condamné à voir de ses yeux la nouvelle catastrophe.
Aucun des gouvernements actuels ne survivra à cette guerre. Les programmes proclamés aujourd’hui seront bientôt oubliés et leurs auteurs aussi. Le seul programme que les classes dirigeantes maintiendront sera de sauver leur peau. Le système capitaliste est engagé dans une impasse. Sans une reconstruction totale du système économique à l’échelle européenne et mondiale, notre civilisation est condamnée. La lutte entre les forces aveugles et les intérêts débridés doit faire place à la loi de la raison, de la planification, de l’organisation consciente.
L’unification économique est pour l’Europe une question de vie ou de mort. L’accomplissement de cette tâche appartient toutefois non aux gouvernements actuels mais aux masses populaires, conduites par le prolétariat. L’Europe doit devenir les États-Unis socialistes si elle ne veut pas devenir le tombeau de la vieille civilisation. Une Europe socialiste proclamera l’indépendance totale des colonies, établira avec elles des relations économiques amicales et pas à pas, sans la moindre violence, par l’exemple de la collaboration, les fera entrer dans une fédération socialiste mondiale. L’Union soviétique, libérée de sa caste dirigeante, rejoindra la fédération européenne qui l’aidera à atteindre un niveau supérieur de développement. L’économie de l’Europe unifiée fonctionnera comme un tout. La question des frontières provoquera aussi peu de difficultés qu’aujourd’hui la question des divisions administratives internes d’un pays. Les frontières à l’intérieur de la nouvelle Europe seront librement déterminées en fonction de la langue et de la culture nationales, par les populations concernées.
Cela semblera-t-il utopique aux politiciens « réalistes »? Pour les cannibales, renoncer à consommer de la chair humaine était, de leur temps, utopique.
— [La dictature du prolétariat signifie-t-elle nécessairement le renoncement aux droits civils tels qu’ils sont exprimés dans la Déclaration des Droits aux États-Unis et qui incluent naturellement la liberté de parole, de presse, de réunion et de religion ? Croyez-vous qu’il existe un juste milieu entre le capitalisme tel qu’on le connaît actuellement aux États-Unis et le communisme tel que vous l’y verriez ? Vous avez dit que le Kremlin a peur de la guerre parce qu’il est vraisemblable que la guerre sera suivie d’une autre révolution des masses. Pouvez-vous développer ?
— Permettez-moi de répondre à ces deux questions en même temps. Les États-Unis s’engageront-ils dans la voie de la révolution ? Quand et comment ? Pour aborder correctement ce thème, je vais commencer par une question préalable] :
— les États-Unis interviendront-ils dans la guerre ?
— Dans son dernier discours prophétique où il combinait la langue de Wall Street et celle de l’Apocalypse, M. Hoover précisait que, sur les champs de bataille de l’Europe ensanglantée, il ne resterait finalement que deux cavaliers : la faim et la peste. L’ancien président des États-Unis leur recommandait de se tenir à l’écart de la folie européenne afin de pouvoir, au dernier moment, faire pencher la balance grâce à leur énorme puissance économique. La recommandation n’est pas originale. Toutes les grandes puissances pas encore engagées dans la guerre rêvent d’utiliser leurs ressources intactes au moment du règlement de comptes. Telle est la politique de l’Italie. Telle est la politique de l’Union soviétique en dépit de sa guerre contre la Finlande. Telle est la politique du Japon en dépit de sa guerre non déclarée contre la Chine. Telle est, en fait, la politique présente des États-Unis. Mais sera-t-il possible de poursuivre longtemps encore cette politique ?
Si la guerre est menée jusqu’au bout, si l’armée allemande remporte des victoires — et elle remportera sûrement de grandes victoires —, si le spectre de la domination allemande sur l’Europe devient un danger réel, le gouvernement des États-Unis devra prendre une décision et demeurer à l’écart, permettant ainsi à Hitler d’assimiler de nouvelles conquêtes, de multiplier la technique allemande en transformant les matières premières en provenance des colonies et de préparer la domination allemande sur toute la planète, ou bien intervenir dans le déroulement de la guerre pour contribuer à couper les ailes de l’impérialisme allemand. Je suis bien le dernier à pouvoir donner des conseils aux gouvernements en place; j’essaie simplement d’analyser la situation objective et d’esquisser des conclusions à partir de cette analyse. Je pense que, placé devant l’alternative dont je viens de parler, même l’ancien chef de l’American Relief Administration abandonnera son propre programme de neutralité : on ne peut posséder impunément l’industrie la plus puissante, deux tiers et plus des réserves d’or du monde et dix millions de chômeurs.
Quand les États-Unis interviendront dans la guerre — car je crois qu’ils interviendront, peut-être même cette année —, ils devront en supporter toutes les conséquences. La plus grave sera le caractère explosif du développement politique ultérieur.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Le 10 février, le président Roosevelt a mis en garde le congrès de la jeunesse américaine contre tout extrémisme, lui conseillant d’améliorer les institutions existantes, peu à peu, année après année. Une telle façon de procéder serait sans aucun doute la meilleure, la plus avantageuse, la plus économique... si elle était réalisable. Malheureusement les « institutions existantes », dans le monde entier, ne sont pas perfectionnées, mais au contraire se décomposent et font place au fascisme. Et ce n’est pas par hasard, ni du fait de la légèreté de la jeunesse. Les monopoles capitalistes, après avoir corrodé les classes moyennes, sont en train de dévorer la démocratie. Les monopoles eux-mêmes résultaient de la propriété privée des moyens de production. La propriété privée, après avoir été source de progrès unique, est entrée en contradiction avec la technique moderne et elle constitue maintenant l’une des causes des crises, des guerres, des persécutions nationales et des dictatures réactionnaires. La liquidation de la propriété privée des moyens de production est la tâche historique centrale de notre époque et elle garantira la naissance d’une société nouvelle et plus harmonieuse. L’acte de la naissance, comme l’observation quotidienne nous l’enseigne, n’est pas un procès « graduel », mais une révolution biologique.
Vous me demandez si une organisation intermédiaire entre le capitalisme et le communisme est possible. Les fascistes allemand et italien ont été des tentatives en ce sens. Mais en réalité, le fascisme n’a fait que porter les caractéristiques les plus répugnantes du capitalisme à leur expression la plus bestiale. Autre tentative d’un système intermédiaire, le New Deal. Cette expérience a-t-elle réussi ? Je pense que non. D’abord le nombre des chômeurs a sept zéros. Les soixante familles sont plus puissantes que jamais. Le plus important est peut-être qu’il n’y a pas le moindre espoir qu’un changement organique positif soit possible dans cette voie. Le marché, les banques, la bourse, les trusts, décident et le gouvernement ne fait que s’adapter par des palliatifs a posteriori. L’histoire nous enseigne que la révolution se prépare sur cette voie.
Ce serait une grosse erreur que de croire que la révolution socialiste s’accomplira en Europe et en Amérique d’après le schéma de la Russie arriérée. Bien entendu les tendances fondamentales seront identiques. Mais les formes, les méthodes, la « température » de la lutte, tout cela revêt dans chaque cas un caractère national. Il est possible, en anticipant, d’établir la loi suivante : plus il y aura de pays où le système capitaliste sera détruit, plus faible sera la résistance offerte par les classes dirigeantes dans les autres pays, moins la révolution socialiste sera violente, moins les formes de dictature du prolétariat seront violentes, plus brève elle sera, plus vite la société renaîtra sur la base d’une démocratie nouvelle, plus pleine, plus parfaite, plus humaine. En tout cas, aucune révolution ne peut empiéter sur la Déclaration des Droits autant que la guerre impérialiste et le fascisme qui l’engendrent.
Le socialisme n’aurait aucune valeur s’il n’apportait avec lui non seulement l’inviolabilité juridique, mais encore la pleine garde de tous les intérêts de la personnalité humaine. L’humanité ne tolérerait pas une abomination totalitaire sur le modèle du Kremlin. Le régime politique de l’U.R.S.S. n’est pas une société nouvelle, mais la pire caricature de l’ancienne. Avec la puissance des techniques et méthodes d’organisation des États-Unis, avec le niveau élevé que l’économie planifiée pourrait y assurer à tous les citoyens, le régime socialiste, dans votre pays, signifierait dès le premier jour l’essor de l’indépendance, de l’initiative et de la puissance créatrice de la personnalité humaine.
— Vous avez affirmé qu’une classe privilégiée gouverne aujourd’hui en Russie. Quelle est-elle, quels sont ses privilèges ? Compareriez-vous ses membres à des personnes aux États-Unis ?
— Le régime de la démocratie bourgeoise est apparu à travers une série de révolutions : il suffit de rappeler l’histoire de la France. Quelques-unes ont un caractère social, c’est-à-dire qu’elles ont liquidé la propriété féodale en faveur de la propriété bourgeoise ; d’autres ont été purement politiques, c’est-à-dire que, tout en maintenant les formes bourgeoises de la propriété, elles ont changé le système de gouvernement. La révolution prolétarienne, au moins dans un pays arriéré et isolé, est également plus complexe qu’on ne pouvait l’imaginer a priori. La révolution d’Octobre a eu un caractère social et politique : elle a changé la base économique de la société et construit un nouveau système d’État. En général et dans l’ensemble, la nouvelle base économique a été préservée en U.R.S.S. bien que sous une forme dégradée. Le système politique au contraire a complètement dégénéré. Les débats de la démocratie soviétique ont été étouffés par la bureaucratie totalitaire. Dans ces conditions, une révolution politique sous le drapeau d’une nouvelle démocratie sur la base d’une économie planifiée est une nécessité historique inévitable.]
— Que pensez-vous de l’avenir de Litvinov en U. R. S. S. maintenant que le Kremlin est passé d’une politique de sécurité collective à une politique de coopération avec l’Allemagne?
— Je ne me suis jamais inquiété de l’avenir de M. Litvinov. Ce n’était pas une figure politique indépendante, mais un fonctionnaire du corps diplomatique, intelligent et capable. Était-il informé que, sous le couvert de discours sur « le front uni des démocraties », on poursuivait des négociations avec Hitler? Je n’en suis pas du tout certain, mais c’est bien possible. De toute façon, ce ne serait pas en contradiction avec la physionomie politique de Litvinov. Qu’une nouvelle fonction lui soit attribuée, ou bien qu’il soit liquidé physiquement comme bouc émissaire de certains des échecs de Staline, c’est une question importante pour Litvinov lui-même, mais qui n’a pas d’intérêt politique.
— Estimez-vous probable une alliance des pays capitalistes contre l’U.R.S.S. ?
— Récemment l’ex-Kaiser Guillaume II a proposé son programme : « Les belligérants mettraient fin aux opérations et uniraient leurs forces pour aider la Finlande, Ils formeraient un front uni pour nettoyer du bolchevisme le monde et la civilisation, » « Personne, bien sûr, n’est obligé de prendre Pex-Kaiser au sérieux. Mais il exprime ici avec une louable franchise ce que d’autres pensent et préparent. Mussolini ne dissimule pas ses intentions à ce sujet. Londres et Paris s’efforcent de gagner son amitié aux dépens de l’U.R.S.S. Washington envoie son plénipotentiaire à Rome. Le président des États-Unis, selon ses propres paroles, ne souhaite pas rester neutre dans la guerre finno-soviétique : il défend la Finlande et la religion. Sumner Welles a pour tâche de consulter l’Angleterre, la France, l’Italie et l’Allemagne, mais pas l’Union soviétique ; cela signifie une consultation... mais contre l’Union soviétique. Ce ne sont donc pas les forces qui manquent pour la préparation d’une croisade contre l’U.R.S.S. La « défense de la Finlande » est le centre mathématique autour duquel se groupent les forces respectives.
La difficulté réside en ce que seul Hitler peut entreprendre une guerre sérieuse contre l’U.R.S.S. Le Japon pourrait y jouer un rôle d’appoint ; toutefois les forces armées allemandes sont maintenant tournées vers l’Ouest. Le programme de l’ex-Kaiser ne sera pas appliqué dans l’immédiat. Mais si la guerre se prolonge — et la guerre se prolongera —, si les États-Unis interviennent —-et les États-Unis interviendront —, si Hitler rencontre sur sa voie des difficultés insurmontables — et il les rencontrera inévitablement —, alors le programme de l’ex-Kaiser sera certainement mis à l’ordre du jour.
D’après ce que je viens de dire, vous pouvez voir clairement où je me situe par rapport à ce groupement de forces : du côté de l’U.R.S.S., entièrement et inconditionnellement ; avant tout contre l’impérialisme quelle que soit son étiquette, ensuite contre l’oligarchie du Kremlin qui facilite par sa politique extérieure la préparation d’une offensive contre l’U.R.S.S. et qui, par sa politique intérieure, affaiblit l’Armée rouge.