1940

En mai 1940, Trotsky rédige le manifeste de la IV° Internationale sur la guerre. Ce texte basé sur les principes de l'internationalisme prolétarien servira de base à l'activité trotskyste durant toute cette période et sera l'un des derniers de Trotsky avant son assasinat.


Manifeste d'alarme de la IV° Internationale

Léon Trotsky

La « Lutte pour la Démocratie »


Le mot d'ordre de guerre pour la démocratie contre le fascisme n'est pas moins mensonger. Comme si les ouvriers avaient oublié que le gouvernement britannique a aidé Hitler et ses bourreaux à prendre le pouvoir [1] ! Les démocraties impérialistes sont en réalité les plus grandes aristocraties de l'histoire. Angleterre, France, Hollande et Belgique reposent sur l'asservissement des peuples coloniaux. La démocratie des Etats‑Unis repose sur la confiscation de l'immense richesse d'un continent entier. Tous les efforts de ces « démocraties » sont orientés vers la préservation de leur position privilégiée. Une importante partie du fardeau de la guerre est reportée par les démocraties impérialistes sur leurs colonies. Les esclaves sont obligés de fournir du sang et de l'or pour assurer à leurs maîtres la possibilité de demeurer des esclavagistes. Les petites démocraties capitalistes sans colonies sont des satellites des grands empires et glanent une partie de leurs profits coloniaux. Les classes dirigeantes de ces Etats sont prêtes à renoncer à la démocratie à tout moment pour conserver leurs privilèges.

Dans le cas de la minuscule Norvège [2], le mécanisme interne de la démocratie décadente s'est une fois de plus manifesté sous les yeux du monde entier. La bourgeoisie norvégienne a utilisé simultanément son gouvernement social-démocrate [3] et les policiers, juges et officiers fascistes[4]. Au premier choc sérieux, les têtes des démocrates ont été balayées et la bureaucratie fasciste, qui a su immédiatement trouver avec Hitler un langage commun, est devenue maîtresse de la maison. Avec diverses variantes nationales, cette même expérience s'était antérieurement déroulée en Italie, Allemagne, Autriche, Pologne, Tchécoslovaquie et un certain nombre d'autres Etats. Dans un moment de danger, la bourgeoisie a toujours été capable de dépouiller de ses atours démocratiques le véritable appareil de domination en tant qu'instrument direct du capital financier. Seul un aveugle sans espoir peut croire que les généraux et amiraux français font la guerre au fascisme [5] !

La guerre n'a pas arrêté le processus de transformation des démocraties en dictatures réactionnaires, mais au contraire, mène sous nos yeux ce processus à son terme.

Dans chaque pays comme sur l'arène mondiale, la guerre a tout de suite renforcé les groupes et institutions les plus réactionnaires. Les états-majors généraux, ces repaires de conspiration bonapartiste, les antres cruelles de la police, les bandes de patriotes stipendiés, les Eglises de toutes confessions sont tout de suite poussées au premier plan. La Curie pontificale, foyer de l'obscurantisme et de la haine entre les hommes, est aujourd'hui courtisée de tous côtés, particulièrement par le président protestant Roosevelt [6]. Le déclin matériel et spirituel entraîne toujours dans son sillage l'oppression et une exigence accrue d'opium religieux [7].

Cherchant à se procurer les avantages d'un régime totaliilaire, les démocraties impérialistes commencent à assurer leur propre défense en redoublant leur offensive contre la classe ouvrière et la persécution des organisations révolutionnaires. Le danger de guerre et maintenant la guerre elle-même sont utilisés par elles d'abord et avant tout pour écraser les ennemis de l'intérieur. La bourgeoisie suit toujours et sans hésiter la règle : « L'ennemi principal est dans notre propre pays [8]. »

Comme c'est toujours le cas, c'est le plus faible qui souffre le plus. Les plus faibles dans l'actuel carnage des peuples, ce sont les innombrables réfugiés de tous pays, parmi lesquels les exilés révolutionnaires. Le patriotisme bourgeois se manifeste avant tout par la brutalité avec laquelle il traite les étrangers sans défense. Avant qu'aient été construits les camps de concentration pour prisonniers de guerre, toutes les démocraties avaient construit des camps de concentration pour les exilés révolutionnaires [9]. Les gouvernements du monde entier, particulièrement celui de l'U.R.S.S., ont écrit le chapitre le plus noir de notre époque par la façon dont ils ont traité les réfugiés, les exilés, les apatrides [10]. Nous envoyons nos salutations les plus chaleureuses à nos frères emprisonnés et persécutés et leur disons de ne pas perdre courage. C'est des prisons des capitalistes et de leurs camps de concentration que sortiront la majorité des dirigeants de l'Europe et du monde de demain.


Notes

[1] Il y avait, de façon générale, accord pour considérer que les milieux dirigeants britanniques ‑ la grande presse notamment ‑ avaient favorisé l'ascension de Hitler.

[2] La résistance s'affaiblissait en Norvège, où la campagne allemande ne dura pas deux mois.

[3] Comme à l'époque de l'internement de Trotsky, le premier ministre norvégien, Johann Nygardsvold appartenait au parti ouvrier, le D.N.A. (que Trotsky appelle N.A.P. ‑ ses initiales allemandes).

[4] Trotsky avait eu comme geôliers ou censeurs de hauts fonctionnaires norvégiens qui étaient aussi des fascistes notoires, collaborateurs de Quisling comme Jonas Lie ou Konstad.

[5] Qui Trotsky peut‑il viser ? Personne en particulier. Mais les noms de Main, Weygand et Darlan s'imposent.

[6] Franklin D. Roosevelt (1882‑1945) avait été élu, alors qu'il était candidat démocrate, président des Etats‑Unis en 1932. Il avait des contacts avec le Vatican sur la question de l'entrée en guerre de l'Italie.

[7] Allusion à la célèbre phrase de Marx selon laquelle « la religion est l’opium du peuple ».

[8] La formule avait été lancée pendant la guerre par l'Allemand Kart Liebknecht et elle constituait le dénominateur commun des positions diverses des internationalistes socialistes.

[9] L'aspect le plus spectaculaire fut peut-être l'accueil des réfugiés d'Espagne et en particulier des volontaires internationaux dans les camps du Sud‑Ouest de la France.

[10] La liste serait interminable des réfugiés étrangers en U.R.S.S. liquidés pendant la Ejovtchina.


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