1940

En mai 1940, Trotsky rédige le manifeste de la IV° Internationale sur la guerre. Ce texte basé sur les principes de l'internationalisme prolétarien servira de base à l'activité trotskyste durant toute cette période et sera l'un des derniers de Trotsky avant son assasinat.


Manifeste d'alarme de la IV° Internationale

Léon Trotsky

« Le Programme de Paix »


En échange de l'asservissement des peuples, Hitler promet d'établir en Europe pour des siècles une « Paix allemande ». Mirage creux ! La « Paix britannique » après la victoire sur Napoléon [1] ne pouvait durer un siècle ‑ et pas mille ans ‑ que parce que la Grande‑Bretagne était le pionnier de la technique nouvelle et d'un système progressiste de production. Indépendamment de la puissance de son industrie, l'Allemagne actuelle, comme ses ennemis, est le porte‑drapeau d'un système social condamné. La victoire de Hitler ne signifierait en réalité pas la paix, mais le commencement d'une nouvelle série de heurts sanglants à l'échelle mondiale. En renversant l'Empire britannique, en réduisant la France au statut de la Bohême‑Moravie [2], en se basant sur le continent européen et ses colonies, l'Allemagne deviendrait indubitablement la première puissance du Monde. A ses côtés, l'Italie pourrait au mieux ‑ et pas pour longtemps ‑ prendre le contrôle du bassin méditerranéen. Mais être la première puissance ne signifie pas être la seule. La lutte pour « l'espace vital » ne ferait qu'entrer dans une phase nouvelle.

L' « ordre nouveau » que le Japon se prépare à établir, en s'appuyant sur la victoire allemande, a comme perspective l'extension de la domination japonaise sur la plus grande partie du continent asiatique. L'Union soviétique se trouverait elle-même coincée entre une Europe germanisée et une Asie japonisée. Les trois Amériques, comme l'Australie et la Nouvelle‑Zélande, reviendraient aux Etats-­Unis. Si l'on prend en compte en outre l'empire italien provincial, le monde serait temporairement divisé en cinq « espaces vitaux ». Mais l'impérialisme, par sa nature même, abhorre la division du pouvoir. Pour avoir les mains libres contre l'Amérique, Hitler devrait régler dans le sang ses comptes avec ses amis de la veille, Staline et Mussolini, et les Etats‑Unis ne resteraient pas des observateurs désintéressés dans cette nouvelle lutte. La troisième guerre impérialiste serait conduite non par des Etats nationaux, ni par des empires de type ancien, mais par des continents entiers... La victoire de Hitler dans la guerre actuelle ne signifierait donc pas un millier d'années de « paix allemande », mais un chaos sanglant pour des décennies sinon des siècles.

Mais une victoire des Alliés n'aurait pas des conséquences beaucoup plus brillantes. La France victorieuse ne pourrait rétablir sa position comme grande puissance qu'en démembrant l'Allemagne, en restaurant les Habsbourg, en balkanisant l'Europe. La Grande‑Bretagne ne pourrait jouer un rôle dirigeant dans les affaires européennes qu'en refourbissant son jeu entre les contradictions entre Allemagne et France d'une part, Europe et Amérique de l'autre. Cela signifierait une édition nouvelle et dix fois pire de la paix de Versailles avec des effets infiniment plus pernicieux sur l'organisme affaibli de l'Europe. Il faut ajouter qu'une victoire alliée sans l'aide américaine est improbable, et que les Etats-Unis demanderaient sans doute pour leur aide un prix plus élevé que lors de la dernière guerre. L'Europe avilie et épuisée ‑ l'objet de la philanthropie de Herbert Hoover [3] ‑ deviendrait le débiteur failli de son sauveur d'outre‑Atlantique.

Finalement, si l'on accepte la variante la moins probable, à savoir la conclusion de la paix entre adversaires épuisés conformément à la formule pacifiste « Ni vainqueurs ni vaincus », cela signifierait la réapparition du chaos antérieur, reposant cette fois sur des ruines sanglantes, l'épuisement, l'amertume. En peu de temps, tous les vieux antagonismes remonteraient à la surface avec une violence explosive et éclateraient en nouvelles convulsions internationales.

La promesse des Alliés de créer une fédération européenne démocratique cette fois est le plus grossier de tous les mensonges pacifistes. L'Etat n'est pas une abstraction, mais un instrument du capitalisme monopoleur. Tant que les trusts et les banques ne sont pas expropriés au bénéfice du peuple, la lutte entre les Etats est aussi inévitable que la lutte entre les trusts eux-mêmes. Une renonciation volontaire, de la part de l'Etat le plus puissant, à l'avantage que lui vaut sa force, est une utopie aussi ridicule que la division volontaire des parts du capital entre les trusts. Tant que subsiste la propriété capitaliste, une « fédération » démocratique ne serait qu'une répétition en pire de la S.D.N. avec tous ses vices et moins ses illusions.

C'est en vain que les maîtres impérialistes de la destinée essaient de ressusciter un programme de salut qui a été complètement discrédité par l'expérience des dernières décennies. C'est en vain que leurs valets petits‑bourgeois réchauffent les panacées pacifistes depuis longtemps changées en leurs caricatures. Les ouvriers avancés ne seront pas dupes. La paix ne sera pas conclue par les forces qui font la guerre actuellement. Les ouvriers et les soldats dicteront leur propre programme de paix !


Notes

[1] L'Angleterre avait été l'âme des coalitions successives contre Napoléon, et c'est à elle qu'il se rendit, par elle qu'il fut exilé.

[2] Le démembrement de la Tchécoslovaquie avait donné naissance à une Slovaquie « indépendante » et un « protectorat » de Bohéme‑Moravie, dirigés et gouvernés par des fonctionnaires allemands.

[3] Herbert C. Hoover (1874‑1964) avait dirigé au lendemain de la première guerre l'organisation des « secours »américains qui avait servi de point d'appui à la contre‑offensive contre la révolution. Il avait été plus tard président des Etats‑Unis.


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