Trotsky : Il est très important de préciser certains points de vue concernant le programme en général. Comment construire un programme de manière cohérente ? Certains camarades disent que ce projet de programme n'est pas, dans certaines de ses parties, suffisamment adapté à l'humeur et la mentalité actuelles des travailleurs américains. Ici, nous devons nous demander si le programme doit être adapté à la mentalité des travailleurs ou aux conditions économiques et sociales actuelles, objectives, du pays. C'est la question la plus importante.

Nous savons que la mentalité de chaque classe de la société est déterminée par les conditions objectives, par les forces productives, par l'état économique du pays, mais cette détermination n’est pas un reflet immédiat. La mentalité est en général en arrière, en retard, par rapport au développement économique. Ce retard peut être court ou long. En temps normal, quand le développement est lent, linéaire, ce retard ne peut pas produire des résultats catastrophiques. Dans une large mesure, ce retard signifie que les ouvriers ne sont pas à la hauteur des tâches que leur imposent les conditions objectives ; mais en temps de crise ce retard peut être catastrophique. En Europe, par exemple, il a pris la forme du fascisme. Le fascisme est la punition des travailleurs lorsqu'ils ne parviennent pas à prendre le pouvoir.

Maintenant les États-Unis entrent dans une situation analogue avec des dangers de catastrophe analogues. La situation objective du pays est à tous égards et même plus qu'en Europe mûre pour la révolution socialiste et le socialisme, plus mûre que n'importe quel autre pays au monde. Le retard politique de la classe ouvrière américaine est très grand. Cela signifie que le danger d'une catastrophe fasciste est très grand. C'est le point de départ de toute notre activité. Le programme doit exprimer les tâches objectives de la classe ouvrière plutôt que le retard des travailleurs. Il doit refléter la société telle qu'elle est et non le retard de la classe ouvrière. C'est un instrument pour surmonter et vaincre l'arriération. C'est pourquoi nous devons exprimer dans notre programme toute l'acuité des crises sociales de la société capitaliste, y compris en premier lieu aux Etats-Unis. Nous ne pouvons rien différer, ni modifier des conditions objectives qui ne dépendent pas de nous. Nous ne pouvons pas garantir que les masses résoudront la crise, mais nous devons exprimer la situation telle qu'elle est, et c'est la tâche du programme.

Une autre question est de savoir comment présenter ce programme aux travailleurs. Il s'agit plutôt d'une tâche pédagogique et d'une question de terminologie pour présenter la situation réelle aux travailleurs. La politique doit être adaptée aux forces productives, c'est-à-dire au développement élevé des forces productives, à la paralysie de ces forces productives du fait des formes de propriété capitalistes, et au plus grand fléau social : le chômage croissant qui s'aggrave de plus en plus. Les forces productives ne peuvent plus se développer. La technologie scientifique se développe, mais les forces matérielles déclinent. Cela signifie que la société devient de plus en plus pauvre, le nombre de chômeurs de plus en plus grand. La misère des masses s'approfondit, les difficultés deviennent de plus en plus grandes pour la bourgeoisie et les ouvriers ; la bourgeoisie n'a pas d'autre solution que le fascisme, et l'approfondissement de la crise forcera la bourgeoisie à abolir les restes de démocratie et à les remplacer par le fascisme. Le prolétariat américain sera puni pour son manque de cohésion, de volonté, de courage, par l’école du fascisme pendant vingt ou trente ans. Sous son fouet, la bourgeoisie apprendra leurs tâches aux ouvriers américains. L'Amérique n'est qu'une formidable répétition de l'expérience européenne. Nous devons comprendre cela.

C'est sérieux, camarades. C'est la perspective ouverte aux travailleurs américains. Après la victoire d'Hitler quand Trotsky écrivit sa brochure « Où va la France ? » les social-démocrates français rirent. « La France n'est pas l'Allemagne ». Mais avant la victoire d'Hitler, il écrivit des brochures avertissant les ouvriers allemands et les social-démocrates riaient : « L'Allemagne est différente de l'Italie ». Ils n'y ont prêté aucune attention. Or la France se rapproche chaque jour d'un régime fasciste. Il en est absolument de même pour les États-Unis. L'Amérique est grasse. Cette graisse héritée du passé permet à Roosevelt de mener ses expériences, mais ça n'aura qu’un temps. La situation générale est tout à fait analogue ; le danger est le même. C'est un fait que la classe ouvrière américaine a un esprit petit-bourgeois, qu’elle manque de solidarité révolutionnaire, qu’elle est habituée à un niveau de vie élevé, et que la mentalité de la classe ouvrière américaine ne correspond pas aux réalités d'aujourd'hui mais aux souvenirs d'hier.

Maintenant, la situation est radicalement changée. Que peut faire un parti révolutionnaire dans cette situation ? En premier lieu, donner une image claire et honnête de la situation objective, des tâches historiques qui découlent de cette situation, que les travailleurs soient aujourd'hui mûrs ou non pour cela. Nos tâches ne dépendent pas de la mentalité des travailleurs. La tâche est de faire progresser la mentalité des travailleurs. C'est ce que le programme devrait formuler et présenter devant les ouvriers avancés. Certains diront : bon, le programme est un programme scientifique ; il correspond à la situation objective — mais si les travailleurs n'acceptent pas ce programme, il sera stérile. Peut-être. Mais cela signifie seulement que les travailleurs seront écrasés, puisque la crise ne peut être résolue que par la révolution socialiste. Si l'ouvrier américain n'accepte pas le programme à temps, il sera forcé d'accepter le programme du fascisme. Et lorsque nous nous présentons avec notre programme devant la classe ouvrière, nous ne pouvons donner aucune garantie qu'elle acceptera notre programme. Nous ne pouvons pas en assumer la responsabilité... nous ne pouvons assumer la responsabilité que de nous-mêmes.

Nous devons d’abord dire la vérité aux travailleurs, puis nous en gagnerons les meilleurs éléments. Je ne sais pas si ces meilleurs éléments seront capables de guider la classe ouvrière, de la conduire au pouvoir. J'espère qu'ils le pourront, mais je ne peux pas donner de garantie. Mais même dans le pire des cas, si la classe ouvrière ne mobilise pas suffisamment, actuellement, son esprit et sa force pour la révolution socialiste — même dans le pire des cas, si cette classe ouvrière tombe victime du fascisme, les meilleurs éléments diront : « Nous avons été prévenus par ce parti ; c'était un bon parti. » Et cette grande tradition restera dans la conscience de la classe ouvrière.

C'est la pire variante. C'est pourquoi sont faux tous les arguments selon lesquels nous ne pouvons pas présenter un tel programme parce que ce programme ne correspond pas à la mentalité des travailleurs. Ils expriment seulement la peur devant la situation. Naturellement, si je ferme les yeux, je peux écrire un bon programme à l’eau de rose que tout le monde acceptera. Mais cela ne correspondra pas à la situation ; et le programme doit correspondre à la situation. Je crois que cet argument élémentaire est de la plus haute importance. La mentalité du prolétariat est arriérée mais cette mentalité n'est pas faite de la même substance que les usines, les mines, les chemins de fer, mais elle est plus mobile et sous les coups de la crise objective, des millions de chômeurs, elle peut changer rapidement.

Actuellement, le prolétariat américain jouit également de certains avantages en raison de son retard politique. Cela semble un peu paradoxal mais c'est néanmoins tout à fait correct. Les travailleurs européens héritent d’un long passé les traditions social-démocrate et du Comintern et ces traditions sont une force conservatrice. Même après les différentes trahisons de son parti, l'ouvrier lui reste fidèle parce qu'il a un sentiment de gratitude envers ce parti qui l'a éveillé pour la première fois et lui a donné une éducation politique. C'est un handicap pour trouver une nouvelle orientation. Les ouvriers américains ont l'avantage de ne pas être dans leur grande majorité organisés politiquement et de commencer seulement à s'organiser en syndicats. Sous les coups de la crise cela donne au parti révolutionnaire la possibilité de les mobiliser.

Quels seront les rythmes ? Personne ne peut le prévoir. On ne voit que la direction. Personne ne nie que la direction est correcte. Ensuite, nous avons la question : — comment présenter le programme aux travailleurs ? C'est naturellement très important. Nous devons combiner la politique avec la psychologie de masse et la pédagogie, pour construire un pont vers leurs esprits. Seule l'expérience peut nous montrer comment progresser dans telle ou telle partie du pays. Pendant un certain temps, nous devons essayer de concentrer l'attention des ouvriers sur un mot d'ordre : échelle mobile des salaires et des heures de travail. L'empirisme des ouvriers américains a donné beaucoup de succès à des partis politiques qui présentaient seulement un ou deux mots d'ordre, impôt unique, bimétallisme. Ces mots d’ordre se sont répandus comme une traînée de poudre dans les masses. Quand celles-ci voient la panacée échouer, elles en attendent une nouvelle. Maintenant, nous pouvons en présenter une qui soit honnête, pas démagogique, qui fasse partie de tout notre programme, tout en correspondant totalement à la situation. Officiellement nous avons aujourd'hui treize, peut-être quatorze millions de chômeurs, en réalité environ seize à vingt millions, et la jeunesse est totalement abandonnée à la misère. M. Roosevelt insiste sur les travaux publics. Mais nous insistons pour qu’ils accueillent, avec les mines, les chemins de fer, etc., tous les bras disponibles. Et que chaque personne ait la possibilité de vivre de manière décente, avec pas moins qu'actuellement. Nous demandons que M. Roosevelt avec son brain trust propose un programme de travaux publics tel que toute personne capable de travailler puisse travailler à un salaire décent. Cela est possible avec une échelle mobile des salaires et des heures de travail. Partout nous devons discuter comment présenter cette idée, dans toutes les localités. Ensuite, nous devons commencer une campagne d'agitation concentrée afin que tout le monde sache que c'est le programme du Socialist Workers Party. Je crois que nous pouvons concentrer l'attention des travailleurs sur ce point. Naturellement ce n'est qu'un point. Dès le début, ce mot d’ordre est tout à fait adéquat pour la situation. Mais les autres peuvent être ajoutés au fur et à mesure du développement. Les bureaucrates s'y opposeront. Alors si ce mot d’ordre devient populaire auprès des masses, en réaction des tendances fascistes se développeront. On va dire qu'il faut développer des milices de défense. Je pense qu'au début ce mot d’ordre (Echelle Mobile des Salaires et des Heures de Travail) sera adopté. C'est quoi ce mot d’ordre ? En réalité, c'est le système de travail de la société socialiste. Le nombre total d'heures de travail divisé par le nombre total de travailleurs. Mais si nous présentons l'ensemble du système socialiste, il apparaîtra à l'Américain moyen comme une utopie, comme quelque chose d'européen. Nous le présentons comme une réponse à cette crise actuelle, une solution qui doit assurer leur droit à manger, boire et vivre dans des appartements décents. C'est le programme du socialisme, mais sous une forme très simple et populaire.

Question : Comment la campagne sera-t-elle menée ?

Trotsky : La campagne se déroulera un peu de cette façon : vous commencez l'agitation, disons, à Minneapolis. Vous gagnez un ou deux syndicats au programme. Vous envoyez des délégués dans d'autres villes aux syndicats des mêmes branches. Lorsque vous avez présenté cette idée du parti aux syndicats, vous avez gagné la moitié du combat. Vous la présentez à New York, à Chicago, etc., aux syndicats correspondants. Quand vous avez du succès, vous convoquez un congrès spécial. Alors vous vous faites campagne pour que les bureaucrates du syndicat soient forcés à prendre position pour ou contre. Une merveilleuse opportunité de propagande s'ouvre.

Question : Pouvons-nous réellement réaliser le mot d’ordre ?

Trotsky : Il est plus facile de renverser le capitalisme que de réaliser cette exigence sous le capitalisme. Aucune de nos revendications ne sera réalisée sous le capitalisme. C’est pourquoi nous les appelons revendications transitoires. Elles construisent un pont vers la conscience des travailleurs et ensuite un pont matériel vers la révolution socialiste. Toute la question est de savoir comment mobiliser les masses pour combattre. La question de la répartition du travail entre actifs et chômeurs se pose. Nous devons trouver des moyens de surmonter cette division. L'idée d'une classe isolée de chômeurs, d'une classe de parias, une telle idée correspond absolument la préparation psychologique au fascisme. Si cette division n'est pas surmontée dans les syndicats, la classe ouvrière est condamnée.

Question : Beaucoup de nos camarades ne comprennent pas que les mots d’ordre ne peuvent pas être réalisés.

Trotsky : C'est une question très importante. Ce programme n'est pas une nouvelle invention d'un seul homme. Il découle de la longue expérience des bolcheviks. Je tiens à souligner que ce n'est pas l'invention d'un seul homme, que cela vient d'une longue expérience collective des révolutionnaires. C'est l'application d'anciens principes à cette nouvelle situation. Il ne doit pas être considéré comme gravé dans le marbre mais flexible par rapport à la situation.

Les révolutionnaires considèrent toujours que les réformes et les acquis ne sont qu’un sous-produit de la lutte révolutionnaire. Si nous disons que nous n’exigerons que ce que la classe dirigeante pourra donner, elle ne donnera qu’un dixième ou rien de ce que nous exigeons. Lorsque nous exigeons plus et lorsque nous sommes capables d’imposer nos revendications, les capitalistes sont obligés de donner le maximum. Plus l’esprit des travailleurs est étendu et combatif, plus on exige et plus on gagne. Ce ne sont pas des mot d’ordre stériles : ce sont des moyens de pression sur la bourgeoisie et ils rendront immédiatement les meilleurs résultats matériels possibles. Dans le passé, pendant une période ascendante du capital américain, les travailleurs américains n'ont gagné que sur la base de la lutte empirique, des grèves, etc. Ils étaient très combatifs. Etant donné que le capital se développait, le capitalisme était intéressé à satisfaire les travailleurs américains. Maintenant, la situation est totalement différente. Maintenant, les capitalistes n'ont aucune perspective de prospérité. Ils n'ont pas peur des grèves en raison du grand nombre de chômeurs. C'est pourquoi le programme doit embrasser et unir les deux parties de la classe ouvrière. C'est exactement ce que fait l'échelle mobile des salaires et des heures de travail.