1919

Source : blog https://comprendreavecrosaluxemburgdocumentsetdossiers.over-blog.com/2019/06/est-ce-que-je-suis-encore-vivante-lettre-de-clara-zetkin-a-mathilde-jacob-au-lendemain-de-l-annonce-des-assassinats-de-rosa-luxembur


Lettre � Mathilde Jacob

Clara Zetkin

18 janvier 1919


Lettre � Mathilde Jacob, 18 janvier 1919

Hier matin est parvenue la terrible nouvelle. La veille, les journaux avaient annonc� l'apr�s-midi l'arrestation de Karl et de Rosa. Je pensais que quelque chose de grave pouvait arriver et j'avais aussit�t t�l�graphi� � Haase et Mme Zietz que l'on fasse tout ce qui �tait possible pour les prot�ger. J'�crivis aussi une lettre en express en ce sens � Eisner, afin qu'il use de son influence officielle. J'�tais fermement d�cid�e, malgr� la maladie, les difficult�s pour voyager et les conseils de Rosa me dissuadant de faire ce voyage, � venir � Berlin pour remuer ciel et terre afin de prot�ger ces deux �tres chers, irrempla�ables.

Et puis, hier, les journaux du matin sont arriv�s. Tout �tait fini, oh ma ch�re Mathilde, vous comprenez certainement, comment je me sens depuis cela. Car m�me si vous ne participiez pas � leur combat politique, vous les avez connus personnellement, humainement, et compris tous les deux, mieux que beaucoup de militants politiques. Vous savez ce qu'on leur a fait subir. Et c'est pourquoi je viens vers vous avec tout mon d�sespoir. Est-ce que je suis encore vivante et puis-je encore vivre apr�s ce qui est arriv� de pire ? Je voudrais pleurer, je voudrais lancer un cri si puissant qu'il �branle, renverse ce monde; et surtout ne pas penser, ne pas penser � cette chose terrible : ils sont morts, assassin�s, assassin�s de la plus cruelle des fa�ons. Je ne comprends pas que la vie puisse continuer son cours sans Karl et Rosa, que dehors le soleil brille. Il nous semble qu'il a perdu de son �clat et que le temps s'est arr�t�, qu'il ne veut pas aller au-del� de ce terrible �v�nement. Oh, Mathilde, Mathilde, qu'avons-nous perdu ! Votre attention nous fait du bien, mais elle ne peut att�nuer notre d�sespoir. Pour Rosa, pour elle, nous voulons tenter de continuer � vivre sans elle. Mais il n'est pas s�r que nous en soyons capables, que cela ne d�passe pas nos forces. Et notre propre d�sespoir nous fait penser aux souffrances de nos autres amis. Comme vous devez souffrir, tr�s ch�re Mathilde, comme doivent souffrir le pauvre Leo, dans sa prison, la malheureuse Sonja dont Karl �tait le sens m�me de la vie, les �mes simples, modestes qui ont travaill� et lutt� ces derniers temps avec eux. Nous sommes unis dans notre d�tresse.

Mathilde, serons-nous capables de supporter cela, de vivre sans ces deux �tres, de vivre sans Rosa ? Tenter de le faire n'a de sens pour moi que si nous pouvons donner � la vie ce sens : travailler et combattre, fid�les � leur esprit, au sein des masses, avec les masses, veiller, faire en sorte que l'esprit de ces deux �tre assassin�s continue � guider notre action. C'est pour moi ce testament que me laisse Rosa. Cela signifie aussi, rassembler et faire conna�tre tous ses travaux. Ce sont pour nous des biens pr�cieux, vivants, qui nous sont l�gu�s, des biens qui appartiennent aux masses, ils constitueront, avec ce que construira dans l'avenir le mouvement r�volutionnaire, le monument digne de Rosa, plus durable que la pierre. Je veux mettre toutes mes forces pour que Karl et Rosa aient le seul monument digne d'eux, au sein de la litt�rature socialiste et dans l'histoire.

Tr�s ch�re amie, c'est l� votre t�che, veiller � ce que pas un feuillet, pas une ligne des manuscrits de Rosa ne soit oubli�, que pas un seul de ses anciens travaux, articles, brochures etc., d�j� imprim�, ne soit perdu. Vous devez veiller �troitement � ce que, sous pr�texte de d�cisions de justice, perquisitions, etc., rien, rien du tout de ce qui repr�sente l'h�ritage politique  et intellectuel de Rosa ne puisse �tre confisqu�. Vous avez besoin pour tout cela d'un avocat. Esp�rons que vous pourrez en trouver un qui poss�de la compr�hension exacte et la force n�cessaire. L'h�ritage de Rosa, sa pens�e,  doit �tre d�fendu, il appartient au prol�tariat r�volutionnaire. De m�me, des personnes non qualifi�es, telles que Kautsky & Cie ne doivent pas mettre la main dessus. Ce serait une profanation de son cadavre. Ah, si seulement L�o �tait libre ! Il nous faut aussi rassembler tous les anciens travaux de Rosa. Je crains que Rosa ait fait comme moi. Il lui suffisait de lancer ses id�es au sein du mouvement, les distribuant sans compter, mais elle n'a pas rassembl� ses travaux. Nous devons donc les rechercher dans les journaux et les revues. Particuli�rement importants sont ses �crits des derni�res ann�es et des derni�res semaines. "Die Rote Fahne" sera pour cette r�volution, ce qu�a �t� la "Rheinische Zeitung" pour la r�volution de 1848 : la voix directrice du socialisme. C'est l� qu'a battu le c�ur de la r�volution.

L'assassinat de Karl et Rosa a tout de l'ex�cution d'un contrat. Les massacreurs du gouvernement craignaient les d�sagr�ments et l'effet d�vastateur d'un proc�s, ils craignaient le combat sans merci que tous les deux menaient, un temps emp�ch�, mais qui ne pouvait jamais �tre bris�. Ils ont voulu �ter � la r�volution, ce bras courageux mis au service de la lutte, ce cerveau brillant, capable de l'orienter, ce c�ur br�lant de passion.

Karl et Rosa ont �t� assassin�s. Non ! Ils ne vivront pas seulement pour nous, ils vivront pour les masses, ils devront vivre pour lesquelles ils se sont donn�s, sacrifi�s, corps et �mes. Est-ce que des c�urs comme les leurs peuvent s'arr�ter de battre, des esprits comme les leurs s'arr�ter de briller, de cr�er ? Je viens � Berlin d�s que je peux, pour parler de tout cela personnellement, ce qui est � peine possible par courrier. Dites � nos amis que je suis plus que jamais aupr�s d'eux, que nous devons serrer les dents et "tenir". C'est ce que demandent les morts aux vivants. Si c'est possible, donnez-moi des nouvelles, mais seulement en recommand�. J'ai re�u votre derni�re lettre en m�me temps qu'une lettre de huit pages �crite par Rosa dans le feu, le danger de l'action. Une si gentille lettre - Tout � fait Rosa, et maintenant - Il ne faut pas que je pense.

Ch�re bonne amie, excusez-moi, de ne plus �tre ma�tre de moi. Cela d�passe mes forces. Saluez tous ceux qui partagent notre souffrance. Je vous embrasse de toute mon amiti�.

Votre Clara Zetkin


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