1919

Source : blog http://comprendre-avec-rosa-luxemburg.over-blog.com (Editions la taupe - Documents socialistes � 1970).


Pr�face � la brochure de Junius

Clara Zetkin


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La brochure de Junius de Rosa Luxemburg a une histoire et elle est � elle seule une page d'histoire. Ceci, en raison des circonstances dans lesquelles elle est n�e, comme en raison de la vie ardente et de la rayonnante clart� qui s'en d�gage.

Rosa Luxemburg r�digea la brochure en avril 1915. Quelques semaines auparavant, elle avait d� entrer dans la � Prison Royale de Prusse pour femmes ï¿½ de la Barnimstrasse � Berlin. C'est l� qu'elle devait purger la peine d'un an de prison � laquelle elle avait �t� condamn�e avant la guerre, en f�vrier 1914, par la chambre correctionnelle de Francfort, et que lui avait valu sa lutte courageuse contre le militarisme. La lutte, la condamnation et l'�pilogue contenaient d�j� en raccourci tout ce qui par la suite se d�ploierait largement et appara�trait au grand jour :

- la connaissance claire qu'avait Rosa Luxemburg de l'orage imp�rialiste qui se pr�parait et de la n�cessit� imp�rieuse pour le prol�tariat de s'y opposer avec toute son �nergie ;

- la hardiesse et le d�vouement avec lesquels elle mena le combat au nom du socialisme international contre le dangereux ennemi ;

- l'instinct de classe aigu du capitalisme, pour ne pas dire la conscience de classe lucide avec laquelle le monde bourgeois mettait sans scrupules son pouvoir au service du militarisme, auquel l'av�nement de l'imp�rialisme avait impos� les nouvelles t�ches de la domination du monde et auquel il avait conf�r� une importance accrue pour la survie du capitalisme ;

- la capitulation sans honneur de la social-d�mocratie allemande, ou plut�t de ses dirigeants, devant le militarisme et l'imp�rialisme.

En effet les grandes masses prol�tariennes br�laient alors du d�sir de s'engager dans la lutte contre le militarisme et l'imp�rialisme. La conscience de classe ne comprenait pas encore l'ennemi mortel, mais leur sensibilit� de classe, toujours saine, le flairait et le pressentait. Comme sous un projecteur, le militarisme �tait apparu � leur horizon dans son essence historique, cr�ment mis en lumi�re par la condamnation de Rosa Luxemburg et par ce qui avait amen� � cette condamnation: la conviction exprim�e par la courageuse militante que les prol�taires ne devaient pas ob�ir � l'ordre qui leur �tait donn� de prendre les armes contre leurs fr�res d'autres nationalit�s. L'effet cinglant et stimulant des paroles incrimin�es fut encore renforc� par le discours qu'elle tint devant le tribunal de Francfort, un document classique de d�fense politique o� au lieu de se livrer � des chicaneries juridiques sur sa � culpabilit� ï¿½, son ch�timent et sa peine, elle engage le combat pour l'id�al scientifiquement �tabli du socialisme international. Une vague d'enthousiasme souleva les masses prol�tariennes qui �taient d�cid�es � lutter. Si la direction de la social-d�mocratie avait �t� un tant soit peu avis�e, elle aurait d� tirer parti de cet �tat d'esprit et l'amplifier de mani�re � livrer au militarisme et � l'imp�rialisme une bataille de grand style et leur porter un coup s�rieux. Le bureau directeur de la social-d�mocratie d�montrait clairement une fois de plus que sa conviction ne reposait pas sur la base solidement �tablie des principes marxistes, sur cette plate-forme �lev�e qui donne un large point de vue sur les choses et leur d�veloppement, et permet ainsi de d�terminer avec pr�cision la connaissance, la volont� et l'action.

Le bureau dressait aussi son propre constat de carence; il montrait qu'il manquait purement et simplement de tout ce qui fait une direction politique. Il renon�ait � sa t�che �vidente, manifeste, n�cessaire: canaliser en une action de masse unitaire et puissante contre le militarisme et l'imp�rialisme toutes les manifestations imposantes qui se d�clenchaient partout pour protester contre le jugement de la chambre correctionnelle de Francfort. Le bureau directeur du parti allait encore plus loin dans son recul par rapport au glorieux serment de la social-d�mocratie. Il cherchait � r�primer un mouvement qui s'�tait amplifi� sans qu'il y soit pour rien. Et tout cela dans une atmosph�re de violente agitation non seulement � propos de l'affaire Luxemburg, mais � propos du triomphe de l'autorit� militaire dans le proc�s scandaleux contre le � petit lieutenan ï¿½ Forstern-Zabern; � propos du jugement sanglant du tribunal de guerre de Erfurt qui, �touffant tout sentiment humain, condamnait les prol�taires � des ann�es de bagne pour des broutilles; � propos des �pouvantables brutalit�s dont fut victime un grand nombre de soldats, et qui devaient sortir de l'obscurit� des cours de casernes et des chambr�es pour �tre r�v�l�es au grand jour au cours d'un second proc�s ult�rieur contre Rosa Luxemburg (si nos souvenirs sont exacts, plus de 30 000 victimes de telles brutalit�s furent cit�es comme t�moins).

Mais � cette �poque les progr�s rapides de la cr�tinisation et de l'embourgeoisement parlementaires de la social-d�mocratie de m�me que sa crainte in�branlable des actions de masse l'avaient d�j� conduite � un d�but de capitulation devant le militarisme et l'imp�rialisme. C'est avec la complicit� active et passive du groupe parlementaire social-d�mocrate, et par l� de la social-d�mocratie toute enti�re, que l'escroquerie monstrueuse du � don jubilaire pour l'empereur pacifique Guillaume II ï¿½ put avoir lieu avec succ�s, que le gouvernement put pr�parer sans encombre la guerre � pr�ventive ï¿½ de l'imp�rialisme en 1914, gr�ce au projet de loi sur la d�fense qui accorda l'accroissement des effectifs militaires demand�s, au budget militaire qui s'�levait � des milliards, au premier cr�dit de guerre pour l'exp�dition de pillage du Capital allemand sur Bagdad et d'autres � places au soleil ï¿½ via les Balkans. Le groupe parlementaire avait soulag� les partis bourgeois � d'opposition ï¿½ en donnant son approbation au projet de loi sur la d�fense, et ce faisant il admettait que ce projet soit s�par� du projet de loi de couverture. Il avait donn� sa b�n�diction au budget militaire et � l'imp�t sur l'accroissement de la fortune uniquement, disait-il, parce que c'�taient des imp�ts de poss�dants. Il avait couru derri�re le fant�me insaisissable d'une � politique financi�re r�orient�e ï¿½, mais avait renonc� � s'opposer � la cuirasse de fer de l'imp�rialisme.

Les positions du groupe parlementaire avaient d�cid� de l'attitude du parti tout entier, � l'exception de petits cercles qui adoptaient une attitude critique et agissante. La social-d�mocratie ne s'�tait pas pr�par�e � repousser, par de puissantes actions de masse, le troisi�me assaut de l'imp�rialisme avide de pouvoir. Ainsi, d'un c�t�, elle donna au militarisme et � l'imp�rialisme la certitude de la victoire et l'assurance qu'ils ne devaient pas craindre un soul�vement des masses prol�tariennes qui pourrait contrarier la r�alisation de leurs plans; d'autre part, elle cr�ait une situation maussade et paralysante dans les masses elles-m�mes, et provoquait une d�mobilisation alors qu'un p�ril mena�ant �tait en vue. Bref, la social-d�mocratie laissa se d�velopper un climat de vertige de guerre qui, en �t� 1914, sapa toute r�sistance politique et morale de la classe ouvri�re contre le crime de la guerre. N'oublions pas que dans l'attitude de la social-d�mocratie � cette �poque triomphait la politique du � centre marxiste ï¿½ (� Marxistische Zentrum ï¿½) que Karl Kautsky recommande de nos jours avec ferveur au prol�tariat comme condition de sa victoire. N'oublions pas que c'est ce m�me grand pr�tre du � marxisme pur ï¿½ qui, avec sa th�orie fiscale, antimarxiste au plus haut point, avait construit le pont-aux-�nes sur lequel le groupe parlementaire devait s'engager en votant les cr�dits militaires et l'imp�t imp�rial sur l'accroissement de la fortune. Dans la situation o� on se trouvait, si le bureau directeur du parti social-d�mocrate avait d�cid� de changer de peau, il se serait r�solu � tirer parti de l'�tat d'esprit qui �tait apparu dans les masses � la suite du proc�s de Francfort et � mener une lutte s�rieuse contre le militarisme et l'imp�rialisme. Au cours des �v�nements qui, dans la premi�re moiti� de f�vrier 1915, amen�rent Rosa Luxemburg � faire de la prison, on avait pu constater la faillitte honteuse de la social-d�mocratie, mais on avait aussi assist� au combat d�vou� et r�solu que la militante ardente du socialisme entreprenait contre la d�cadence int�rieure de celui-ci.

Apr�s avoir b�n�fici� d'un ajournement de peine, Rosa Luxemburg fut emprisonn� avec une rapidit� surprenante, sans que l'on tienne compte du fait qu'elle souffrait ind�niablement des s�quelles d'une grave maladie et que les m�decins craignaient que son s�jour ne nuise fortement � sa sant�. Le monde bourgeois avait-il besoin d'expiation pour que l'on ex�cute tout � coup la sentence de Francfort ? A cette �poque, les portes des prisons et des p�nitenciers s'�taient ouvertes devant des voleurs, des escrocs, des adult�res, des banqueroutiers, des parjures, des meurtriers, des souteneurs. Gr�ce au meurtre de masse commis pour la gloire de l'imp�rialisme allemand, et, en fin de compte, pour l'existence et la continuit� de l'�conomie d'exploitation capitaliste en Allemagne, ils devenaient tous blancs comme neige : bien s�r, ils avaient p�ch� contre les lois de la soci�t� bourgeoise, mais malgr� tout, dans leurs erreurs m�mes, ils restaient ses enfants l�gitimes. Rosa Luxemburg, elle, s'insurgeait fondamentalement contre cette soci�t�, car m�me apr�s le d�but de la guerre au lieu de brailler le � Deutschland, Deutschland �ber alles ï¿½ avec toute la social-d�mocratie, elle entonnait le chant de l'Internationale qui englobe l'humanit� enti�re. La prison devait beaucoup moins constituer une expiation pour les � d�lits ï¿½ du pass� qu'une entrave pour la combattante de l'heure pr�sente. Car, depuis le jour de la mobilisation, Rosa Luxemburg �tait partie en lutte contre l'imp�rialisme et ses crimes monstrueux.

A peine avait-on appris que le groupe parlementaire social-d�mocrate avait vot� les cr�dits de guerre que Rosa, accompagn�e de quelques rares amis, leva l'�tendard de la rebellion contre la trahison de l'Internationale et du socialisme. Deux circonstances emp�ch�rent que la nouvelle de cette rebellion ne soit aussit�t largement diffus�e. Il fallait engager la lutte par une protestation contre le vote social-d�mocrate des cr�dits de guerre, et, on devait agir de telle sorte que cette protestation ne soit pas �trangl�e par les tours de passe-passe de la censure et de l'�tat de si�ge. Par ailleurs, et avant tout, l'effet de cette protestation aurait sans doute �t� renforc� si elle avait tout d'abord �t� soutenue par un nombre consid�rable de militants sociaux-d�mocrates connus. D�s lors, nous nous sommes efforc�s de la formuler de telle sorte qu'elle puisse �tre approuv�e par le plus grand nombre possible des camarades dirigeants qui, dans le groupe parlementaire et dans des petits cercles, critiquaient impitoyablement la politique du 4 ao�t. C'est un souci qui nous co�ta beaucoup de tracas, de papier, de lettres, de t�l�grammes et de temps pr�cieux, et dont le r�sultat fut quand m�me quasi nul. Seuls Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Franz Mehring et moi-m�mes, os�mes affronter l'idole d�vorante de la discipline du partie, qui faisait perdre tout caract�re et toute conviction personnelle, et adress�mes des critiques violentes � la majorit� du parti.

Evidemment, ces jours de calme apparent n'�taient rien d'autre qu'une p�riode de fi�vreux pr�paratifs en vue du combat au corps � corps avec l'ennemi mortel. Rosa Luxemburg fut l'animatrice des pr�paratifs et ensuite du combat lui-m�me. Dans les brumes sanglantes du chaos de la guerre mondiale, son intelligence historique clairvoyante montrait aux h�sitants les lignes ineffa�ables de l'�volution vers le socialisme ; son �nergie imp�tueuse et jamais d�faillante aiguillonnait ceux qui �taient las et abattus, son audace intr�pide et son d�vouement faisaient rougir les timor�s et les apeur�s. L'esprit hardi, le coeur br�lant et la volont� ferme de la � petite ï¿½ Rosa �taient le moteur de la r�bellion qui, au nom du socialisme international, s'opposait � la guerre mondiale meurtri�re et � ses funestes corrolaires; le social-patriotisme et l'Union Sacr�e. Ni la maladie ni l'�tat de si�ge, ni m�me ce qui �tait l'obstacle le plus p�nible et le plus oppressant : l'inertie des masses, ne purent emp�cher Rosa Luxemburg de lutter par ses paroles et par ses �crits contre la majorit� social-d�mocrate et son socialisme nationaliste et guerrier, et contre l'opposition h�sitante et timor�e qui commen�aient � se grouper autour de la minorit� du groupe parlementaire et autour de Kautsky, et de faire tout ce qu'elle pouvait pour arracher les prol�taires allemands � leur influence. Les rassembler sur la base d'une reconnaissance claire et nettement d�finie des principes du socialisme international, les amener � s'opposer � l'imp�rialisme en tant que militants conscients de la lutte de classe, augmenter l'intensit� de la lutte de classe prol�tarienne conform�ment au degr� d'�volution de la situation historique : tes �taient les buts de son action passionn�e.

Rosa Luxemburg avait d�j� termin� le premier num�ro de la revie Internationale lorsqu'elle fut incarc�r�e. A la veille d'un voyage que nous comptions faire ensemble en Kollande, au cours duquel nous voulions pr�parer la Conf�rence Internationale des femmes socialistes qui �tait pr�vue, resserrer fermement les liens internationaux, encourager les tentatives qui �taient faites pour rassembler, les camarades, hommes et femmes, rest�s fid�les aux principes de l'Internationale. Au lieu de franchir la fronti�re hollandaise avec Rosa, je dus lui rendre visite dans la prison de la Barnimstrasse. L'ex�cution de la peine surgit comme un �clair foudroyant dans nos projets de luttes imm�diats. N�anmoins, � peine deux mois plus tard, la brochure de Junius �tait achev�e. Rosa Luxemburg ne permit pas que son emprisonnement laisse un moment de r�pit � l'ennemi. On l'emp�chait de combattre. Hardiment, elle r�pondit � la contrainte qui s'abattait sur elle ; maintenant plus que jamais! Sa volont� indomptable m�tamorphosa ce lieu d'oppression impitoyable en un lieu de libert� intellectuelle. Les travaux politiques lui �taient strictement d�fendus. En cachette, au milieu des plus grandes difficult�s, �troitement surveill�e par des yeux scrutateurs, � c�t� des occupations scientifiques et litt�raires qui lui �taient permises, elle r�digea sa critique �tendue et p�n�trante de la social-d�mocratie, mettant avidement � profit � cet effet chaque minute et chaque �tincelle de lumi�re. La fatigue et la maladie disparaissaient devant la puissance de la voix int�rieure. C'est cette voix qui permit � Rosa de supporter ce qui la contrariait et la torturait au plus haut point; le fait qu'un nombre incalculable de fois, elle �tait interrompue dans le fil de ses id�es, qu'elle craignait sans cesse d'�tre surprise dans son travail et de ne pas pouvoir le poursuivre jusqu'� son terme. Ce fut pour elle la d�livrance lorsqu'elle put mettre le point final au manuscrit et, rus�e comme Ulysse, en confier les derni�res feuilles � des mains amies pour les faire sortir de son cachot.

Devant les portes de la prison pour femmes, l'air �tait lourd des ravages de la guerre mondiale, et empest� des vapeurs putrides d�gag�es par les instincts de profit et d'usure des honorables profiteurs et d�fenseurs de l'ordre bourgeois qui se d�cha�naient sans retenue. La � volont� de vaincre ï¿½ artificiellement chauff�e � blanc par tous les moyens : mensonges, violence, infamie, �tait � son comble. Mois apr�s mois, la social-d�mocratie s'enfon�ait un peu plus dans la mer sanglante du fratricide, �nonnant comme une �l�ve ob�issante les d�cisions de la bourgeoisie imp�rialiste et de son gouvernement, � quelques variantes pr�s, violant tous ses serments de fid�lit� � la solidarit� internationale, foulant aux pieds les id�aux socialistes. Les travailleurs se laissaient entra�ner par l'imp�rialisme dans le gouffre de la mort et de la perdition au lieu de s'employer � lui r�sister consciemment; leur apathie et leur l�thargie �taient comme une masse de brouillard sombre et oppressante. Dans l'atmosph�re suffocante de cette p�riode, la brochure de Junius eut l'effet d'une bourrasque de vent frais et vivifiant qui annonce l'orage purificateur.

Et elle repr�sentait bien plus que cela : en elle-m�me, elle �tait d�j� cet orage purificateur de la connaissance lucide gr�ce � laquelle la social-d�mocratie commen�ait � retrouver son chemin, s'appr�tait � vaincre l'imp�rialisme et le militarisme et � r�aliser le socialisme par la lutte de classe internationale. Elle contribuait puissamment � r�veiller les prol�taires, � les arracher � l'ivresse social-patriotique et � la torpeur de l'harmonie de l'Union Sacr�e, � les rassembler sur la base de la lutte de classe autour du drapeau du socialisme international. Claire, solide comme du granit, reposant sur une �tude scientifique approfondie, elle exprimait et canalisait une mani�re de sentir, de penser et de vouloir qui commen�ait � appara�tre dans les masses populaires, d'abord sous une forme timide et sporadique, ensuite d'une fa�on plus affirm�e et plus pressante, touchant des cercles de plus en plus larges. C'est gr�ce � la brochure de Junius que l'avant-garde r�volutionnaire du prol�tariat allemand et surtout ces cercles importants qui servent d'interm�diaire aupr�s des masses et qui transmettent la ligne politique � suivre, retrouv�rent leur lucidit� et leur esprit combattif. Elle apportait pr�cis�ment ce dont ces cercles avaient besoin, et ce que r�clamait l'avant-garde; une vision claire des �v�nements de l'heure qui formaient un embrouillamini d'une confusion extr�me; une perspective lumineuse sur l'avenir; des mots d'ordre audacieux et pr�cis.

Karl Kautsky, le th�oricien officiel de la social-d�mocratie avait cess� d'�tre un guide clairvoyant et l'avait �gar�e sur une mauvaise voie. Dans son stock de formules � marxistes ï¿½, il ne put en trouver une seule qui aurait justifi� la trahison lamentable de la majorit� du parti. Ad usum delphini il inventa la fameuse th�orie des deux �mes de l'Internationale socialiste qui, selon lui, �tait � un instrument valable pour la paix et non pour la guerre ï¿½ et dont les principes, d�sormais, variaient selon la situation donn�e, prenant tant�t la forme � Prol�taires de tous les pays, unissez-vous ! ï¿½, tant�t au contraire : � Prol�taires de tous les pays, assassinez-vous ! ï¿½. Comme une �me en peine, il errait �a et l�, en chancelant au milieu de ses constructions logiques, fragiles comme des ch�teaux de cartes et ses logomachies p�dantes, pour prendre finalement position en faveur de la politique du 4 ao�t en se retranchant derri�re son autorit�. L'opposition qu'il manifesta par la suite fut pleine de contradictions, instable dans ses principes et faible. Rosa Luxemburg, elle, faisait le proc�s de cette politique dans sa brochure de Junius d'une fa�on cons�quente, impitoyable, �crasante. Elle y faisait le bilan de la faillite, unique dans l'histoire, de la social-d�mocratie et pour ce faire, elle ne s'appuyait pas sur des formules, mais sur des faits, ces petites choses inflexibles. Elle d�molissait toutes les l�gendes et les slogans qui servaient de justification au social-patriotisme en mettant � nu les causes et les forces motrices de la guerre imp�rialiste et en d�voilant sa nature et ses buts.

En d�pit des grandes difficult�s qui r�sultaient de son emprisonnement, Rosa Luxemburg a rassembl� dans la brochure de Junius un ensemble de faits pr�cieux et concluants. Avec une ma�trise souveraine dans l'utilisation du mat�rialisme historique comme m�thode de recherche, elle d�brouille ces faits et les �claire, et sa saisie dialectique de l'histoire les remplit d'une vie intense. Le leitmotiv de la brochure de Junius est contenu dans cette phrase de l'avant-dernier chapitre : � L'histoire qui a donn� naissance � la guerre actuelle n'a pas commenc� en juillet 1914, mais elle remonte � des ann�es en arri�re, pendant lesquelles elle s'est nou�e fil apr�s fil avec la n�cessit� d'une loi naturelle, jusqu'� ce que le filet aux mailles serr�es de la politique mondiale imp�rialiste ait envelopp� les cinq continents - un formidable complexe historique de ph�nom�nes dont les racines descendent dans les profondeurs du devenir �conomique, et dont les branches extr�mes font signe en direction d'un nouveau monde encore indistinct qui commence � poindre. ï¿½

L'imp�rialisme, n� du d�veloppement capitaliste nous appara�t comme un ph�nom�ne international, rayonnant et exer�ant des influences dans toutes les directions, poss�dant une absence brutale de scrupules et d'�gards, des app�tits gigantesques et insatiables, recourant � des moyens violents et produisant des merveilles autrement colossales que "la construction des pyramides d'Egypte et des cath�drales gothiques" dont parle le Manifeste Communiste. A l'opposition entre la France et l'Allemagne apparue lors de la guerre de 1870-71, il donne un tout autre contenu, plus profond: il efface les vieux conflits d'int�r�ts sur le plan mondial entre les grands Etats europ�ens et cr�e entre eux des antagonismes nouveaux dans de nouvelles r�gions ; il entra�ne dans son tourbillon les Etats-Unis et le Japon. Couvert de crasse et de sang, il parcourt le monde, an�antit toutes les civilisations et, apr�s les avoir pill�es, transforme des populations en esclaves du capitalisme europ�en L'imp�rialisme international pr�pare peu � peu la conflagration mondiale en Egypte, en Lybie, au Maroc, en Afrique du Sud et du Sud-Est, en Asie Mineure, en Arabie, en Perse et en Chine dans les �les et sur les c�tes du Pacifique comme dans les Balkans. N� tardivement, mais dou� d'un fol esprit d'entreprise, c'est le capitalisme allemand qui, ayant provoqu� l'ultimatum de l'Autriche � la Serbie, a allum� en 1914 le b�cher de la civilisation capitaliste par la � guerre pr�ventive ï¿½. Il �tait pouss� irr�sistiblement par la soif de millions du capitalisme financier allemand - le capitalisme financier le plus concentr� et le mieux organis� du monde - nomm�ment repr�sent� par la Deutsche Bank, qui convoitait l'exploitation de la Turquie et de l'Asie mineure; d'autre part, le pouvoir � peine contr�l� de Guillaume II et la faiblesse complaisante de l'opposition bourgeoise lui donnaient une libert� dangereuse.

Dans l'espace r�duit de la brochure de Junius, Rosa pouvait d�peindre le caract�re imp�rialiste de la guerre mondiale et de ses objectifs sous une forme imag�e, parce que dans son vaste ouvrage scientiifique sur l'accumulation du capital elle s'�tait d�j� appliqu�e � traquer l'imp�rialisme jusque dans ses derni�res racines �conomiques et dans ses ramifications politiques avec autant de profondeur que de subtilit�. En d�pouillant la guerre mondiale de son travesti id�ologique, en la montrant � nu telle qu'elle est: une affaire, la grosse affaire, le commerce du capitalisme international sur la vie et la mort, elle arrache aussi sans m�nagement � la politique social-d�mocrate du 4 ao�t tous ses voiles id�ologiques. Dans la fra�cheur matinale de l'analyse scientifique du ph�nom�ne historique global et de son contexte, des expressions rh�toriques du genre de � combat pour la civilisation ï¿½, � contre le tzarisme ï¿½, ou � pour la d�fense de la patrie ï¿½ s'en vont en fum�e. Rosa Luxemburg montre de fa�on concluante que dans le cadre imp�rialiste actuel l'id�e d'une guerre d�fensive, modeste, vertueuse et patriotique s'est volatilis�e. La politique de guerre suivie par la social-d�mocratie se d�couvre dans toute sa laideur: elle marque la faillite, la d�mission d'un parti ouvrier social-patriotique embourgeois� qui liquida � bon march� un droit d'a�nesse r�volutionnaire dont il pouvait �tre fier pour moins encore que le plat de lentilles exig� par Kautsky : pour la phrase de l'empereur : � Je ne connais pas de partis, je ne connais que des Allemands ï¿½, pour l'honneur d'�tre enr�l� dans la coterie nationaliste.

La brochure de Junius commence par des d�veloppements sur le devoir et l'importance de l'autocritique socialiste, qui sont parmi les pages les plus �tonnantes qui soient sorties des profondeurs d'une sensibilit� et d'une pens�e socialistes pures et fortes. Ici, la conviction intime et ardente exige de nous les crit�res les plus �lev�s et les plus rigoureux dans notre action en tant que socialistes, ici avec une force proph�tique elle tourne ses regards vers les perspectives d'avenir prodigieuses et �blouissantes qui sont ouvertes par le socialisme. La grande heure prochaine du tournant de l'histoire trouvera dans le prol�tariat un grand peuple qui s'est form� pour le triomphe du socialisme dans les hauts et les bas des victoires et des d�faites de ses luttes r�volutionnaires au moyen d'une autocritique impitoyable. La fin de la brochure rejoint le d�but et la boucle se referme : elle consid�re la guerre mondiale comme ouvrant la voie � la R�volution mondiale. Dans ce combat gigantesque, la victoire et la d�faite doivent fatalement avoir des cons�quences identiques pour les groupes imp�rialistes combattants et du m�me coup pour le prol�tariat des pays impliqu�s et tous deux doivent in�vitablement conduire � la d�b�cle de l'ordre et de la civilisation capitalistes et � leur comparution devant le tribunal de la R�volution mondiale. Rosa Luxemburg �crivit cela en mars et avril 1915. Bien avant que le prol�tariat russe, dirig� par les bolch�viks d�cid�s � aller jusqu'au bout, n'ait lanc� l'assaut de la R�volution sociale, bien avant que la plus l�g�re ride n'annonce l'approche d'un flot r�volutionnaire en Allemagne et dans la double monarchie habsbourgeoise. Ce que nous avons connu depuis, ce que Rosa Luxemburg elle-m�me put encore conna�tre en partie, confirme de mani�re �clatante avec quelle acuit� et quelle justesse elle a vu les lignes de l'�volution historique dans la brochure de Junius.

Pour cette raison pr�cis�ment, l'un ou l'autre lecteur se demandera peut-�tre, en le d�plorant ou en en faisant le reproche, pourquoi l'auteur n'a-t-il pas indiqu� la possibilit� d'une r�volution en Russie, pourquoi il a n�glig� de se prononcer sur les m�thodes et les moyens de lutte du prol�tariat dans la p�riode de d�veloppement r�volutionnaire qui s'amor�ait. Il est vrai que, d�s 1915, on commen�ait � discerner de plus en plus clairement le colosse de la R�volution qui surgissait du chaos mugissant de la guerre des peuples. Toutefois aucun signe n'indiquait o� et quand elle allait commencer sa marche triomphale. La r�volution russe devait faire l'objet d'une seconde brochure de Junius, pour laquelle Rosa Luxemburg avait d�j� esquiss� rapidement quelques lignes directrices. La main meurtri�re du soldat civilisateur nous a priv�s de l'ouvrage projet�, qui aurait �tudi� et �valu� les moyens et les m�thodes de lutte de la R�volution russe. Evidemment pas � la mani�re de Kautsky, selon un sch�ma rigide auquel l'�volution aurait d� s'adapter comme un lit de Procuste. Non, la conception de Rosa Luxemburg reste fid�le � l'�coulement vivant et cr�ateur de l'�volution historique : � L'heure historique exige � chaque fois les forces correspondantes du mouvement populaire et en cr�e elle-m�me de nouvelles, improvise des moyens de lutte inconnus jusque l�, trie et enrichit l'arsenal du peuple, insouciante de toutes les prescriptions des partis ï¿½. Ce qu'il s'agit de mettre en �uvre dans la R�volution, ce n'est � donc pas des prescriptions et des recettes ridicules de nature technique, mais le mot d'ordre politique, la formulation claire des t�ches et des int�r�ts politiques du prl�tariat ï¿½.

En accord avec cette conception, Rosa Luxemburg a analys� � l'�poque un instrument de lutte d�j� �prouv� de la classe ouvri�re : la gr�ve de masse, dont elle fut la premi�re � reconna�tre l'importance historique et qu'elle appelait : � la force de mouvement classique du prol�tariat dans les p�riodes de fermentation r�volutionnaire ï¿½. Le pr�sent a donn� une importance nouvelle et accrue � la brochure qu'elle a �crite sur le sujet et qui a ouvert la voie � une estimation exacte de ce moyen de lutte ; elle devait trouver aujourd'hui des millions de gens pour la lire et la comprendre et devenir des millions de militants pr�ts � passer � l'action.

La brochure de Julius est un joyau particuli�rement brillant dans le riche h�ritage que Rosa Luxemburg a l�gu� au prol�tariat d'Allemagne et du monde entier pour la th�orie et la praxis de sa lutte lib�ratrice, un joyau dont le scintillement et le rayonnement rappellent douloureusement combien la perte subie est �norme et irr�parable. Tout ce que l'on peut dire � son sujet est comme une liste aride de noms de plantes � c�t� d'un jardin de fleurs �panouies, riches en couleurs et en parfums. C'est comme si Rosa Luxemburg, pressentant sa fin pr�matur�e, y avait rassembl� le meilleur des forces de son �tre g�nial; l'esprit scientifique et p�n�trant de la th�oricienne, la passion intr�pide et ardente de la militante convaincue et hardie, la richesse int�rieure et le brillant pouvoir cr�ateur d'une femme perp�tuellement en lutte et dou�e d'une sensibilit� artistique. Tous les dons dont la nature l'avait g�n�reusement pourvue l'assistaient lorsqu'elle �crivit cet ouvrage.

Mais ne fit-elle vraiment que l'�crire ? Non, elle l'a v�cu au plus profond de son �me. Dans sa critique �crasante de la trahison social-d�mocrate et dans la perspective exaltante du renouveau et de la mont�e du prol�tariat dans la R�volution; dans ses mots empreints d'une force incisive; dans ses phrases qui se pr�cipitent avec imp�tuosit� vers leur but; dans l'encha�nement inflexible et la port�e immense de ses pens�es; dans ses sarcasmes pleins d'esprit; dans ses images expressives et son pathos simple et noble; dans tout cela on sent que c'est le sang chaud de Rosa Luxemburg qui a coul�, que c'est sa volont� de fer qui parle, que tout son �tre y est contenu jusqu'� la derni�re fibre. La brochure de Junius est l'expression de l'�tre m�me d'une grande personnalit�, qui s'est vou�e enti�rement, sans r�serve, � une grande cause, � la plus grande des causes. Ainsi, par-del� la mort, Rosa Luxemburg nous fait signe, elle qui aujourd'hui plus que jamais est � la t�te du prol�tariat et le conduit sur son chemin de Golgotha vers la terre promise du socialisme.

Du halo qui entoure sa figure, se d�tache cependant une autre personnalit�. Il faut la tirer de l'ombre o� elle s'est volontairement tenue, avec une discr�tion qui est un signe d'authentique valeur et de d�vouement absolu au service d'un id�al. Cette personnalit�, c'est L�o Jogiches-Tyszka. Pendant plus de vingt ans, il fut li� avec Rosa Luxemburg dans une communaut� d'id�es et de lutte incomparable, qui avait �t� renforc�e par la force la plus puissante qui soit au monde : la passion ardente et d�vorante que ces deux �tres vouaient � la R�volution. Peu de gens ont connu L�o Jogiches et rares sont ceux qui l'ont estim� � sa juste valeur. D'habitude, il apparaissait simplement comme un organisateur, comme celui qui faisait passer les id�es politiques de Rosa Luxemburg de la th�orie � la pratique, mais comme un organisateur de premier plan, un g�nial organisateur. Pourtant son activit� ne se limitait pas l�. Poss�dant une culture g�n�rale �tendue et approfondie, disposant d'une ma�trise peu commune du socialisme scientifique et dou� d'un esprit d'une tournure dialectique, L�o Jogiches �tait le juge incorruptible de Rosa Luxemburg et de son �uvre, sa conscience th�orique et pratique toujours vigilante: il savait voir loin et ouvrir de nouveaux horizons alors que, Rosa pour sa part, restait celle qui avait l'esprit le plus p�n�trant et le plus � m�me de concevoir les probl�mes. C'�tait un de ces hommes aujourd'hui encore tr�s rares, qui eux-m�mes dou�s d'une grande personnalit�, peuvent admettre � leurs c�t�s dans une camaraderie loyale et heureuse la pr�sence d'une grande personnalit� f�minine, assister � son d�veloppement et � sa transformation sans y voir une entrave ou un pr�judice port� � leur propre moi ; un r�volutionnaire souple, dans le sens le plus noble du mot, sans contradiction entre les id�es et les actes. Une bonne part du meilleur de L�o est renferm� dans l'oeuvre et la vie de Rosa Luxemburg. Son insistance fougueuse et inlassable et sa critique cr�atrice ont �galement contribu� � ce que la brochure de Junius ait vu le jour aussi rapidement et d'une mani�re aussi magistrale, de m�me que si elle a pu �tre imprim�e et diffus�e malgr� les difficult�s extraordinaires r�sultant de l'�tat de si�ge, c'est � sa volont� de fer que nous le devons. Les contre-r�volutionnaires savaient ce qu'ils faisaient, lorsque quelques semaines apr�s l'assassinat de Rosa Luxemburg, ils firent aussi assassiner L�o Jogiches, au cours d'une pr�tendue � tentative de fuite ï¿½ de cette prison de Moabit o� l'on a pu enlever en plein jour le meurtrier de Rosa � bord d'une �l�gante voiture priv�e.

La brochure de Junius �tait un acte politique individuel. Elle doit engendrer l'action r�volutionnaire de masse. Elle est de la dynamite de l'esprit qui fait sauter l'ordre bourgeois. La soci�t� socialiste qui s'�l�vera � sa place est le seul monument digne de L�o Jogiches et de Rosa Luxemburg. La R�volution � laquelle, ils ont consacr� leur vie et pour laquelle ils sont morts, est en train d'�riger ce monument.


Clara Zetkin

Mai 1919


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