1972 |
"Il n'est pas difficile de faire des oraisons funèbres ou d'écrire avec éloquence sur l'esprit de sacrifice, l'héroïsme et le dévouement à la cause du socialisme qui motivaient les jeunes hommes et femmes qui sont morts (...) à la fleur de l'âge dans un raid futile. (...) Il est moins populaire de se différencier politiquement des martyrs et d'essayer de tirer pour nous-mêmes les leçons que nous enseignent leurs erreurs. Nous choisissons de suivre ce cours même au risque d'être incompris pendant un temps." |
Argentine et Bolivie : le bilan
II : La leçon de Bolivie
Au IX° Congrès Mondial, les camarades de la majorité assurèrent les délégués que la justesse du « tournant » vers la guerre de guérilla serait bientôt démontrée en Bolivie. Les camarades de la majorité croyaient absolument exclus des intermèdes réformistes dans un pays frappé de pauvreté, férocement exploité par l'impérialisme et la classe dominante indigène. La perspective immédiate, selon la majorité, ne pouvait se trouver qu'en direction de la guerre de guérilla. Les conditions étaient excellentes pour l'ouverture d'un front. Un accord avait été conclu avec les dirigeants de l'Ejercito de Liberacion Nacional (ELN : armée de libération nationale). Même si une victoire rapide n'était pas remportée, le renouveau de la guerre de guérilla aurait d'importantes répercussions internationales. Avec des trotskystes à la direction, cela pourrait signifier une rapide « percée » pour la IV° Internationale du type de celles jugées absolument essentielles par le camarade Maitan. Avec un enthousiasme énorme, la majorité approuva la « résolution sur l'Amérique Latine » et après le Congrès commença une campagne de soutien au nouveau front bolivien de guérilla à direction trotskyste bien que ce dernier n'avait pas encore été ouvert.
Il est important de comprendre comment la direction majoritaire percevait la réalité bolivienne. Elle excluait aussi bien un intermède réformiste qu'une insurrection urbaine. Bien avant le IX° Congrès Mondial ceci avait été rendu clair, publiquement, par le camarade Gonzalez (par exemple dans son article dans « 50 ans de Révolution Mondiale »). Une analyse typique dans un rapport provenant de La Paz, était la suivante :
«Il n'y a pas de possibilité pour une période réformiste de luttes légales, pour un retour à l'activité syndicale traditionnelle. Ce sont autant de luxes que le régime militaire ne peut s'offrir.
Donc la perspective ouverte au peuple bolivien est celle de la lutte directe pour chasser les militaires du pouvoir et mettre en place un gouvernement des ouvriers et des paysans qui commencerait la réorganisation du pays sur des bases socialistes. Le combat ne peut être entrepris qu'avec des armes, que par la guerre de guérilla à la campagne, dans les mines et les villes. Voilà la perspective réelle, concrète. Toutes les autres sont utopiques et ne peuvent que conduire à la défaite des masses, même dans le cas hypothétique d'un changement de régime. »
(« Un nouveau ferment révolutionnaire en Bolivie » - Intercontinental Press, 10 Juin 1968, p. 546).
Le camarade Maitan avait pour l'essentiel les mêmes conceptions des perspectives en Bolivie. Lui aussi le soulignait publiquement dès avant le IX° Congrès Mondial. Parlant de la défaite de la guérilla de Che Guevara en Bolivie, il disait :
« Les évènements qui ont suivi la défaite des guérillas ont aussi, en dernière analyse, confirmé l'option fondamentale de Guevara... Les révolutionnaires boliviens non seulement défendent les concepts qui ont inspiré l'action du Che, contre les opportunistes de tout poil, mais ils considèrent également que la perspective de nouveaux conflits armés en Bolivie demeure fondamentale. Etant donné la situation économique et sociale dans le pays, le régime capitaliste ‑ qu'il ait à sa tête Barrientos ou l'un de ses quelconques successeurs éventuels ‑ ne peut survivre que grâce à la violence la plus systématique. Ceci implique que le travail préparatoire et organisationnel plus ou moins légal sera impossible pour le mouvement ouvrier et paysan. Et, dans le présent contexte, cela exclut de même toute perspective de lutte prenant la forme d'une insurrection urbaine au début. Les contradictions explosives demeurant dans le pays et des conflits dramatiques sont toujours possibles. En fait nous devons partir de la réalité : une situation de guerre civile existe en Bolivie...
Cela signifie, plus concrètement, que la méthode de guerre de guérilla commençant dans les régions rurales est encore la méthode correcte. Une fois que la guerre de guérilla est abordée, même dans des conditions qui sont à plus d'un titre moins favorables que l'an dernier, ces possibilités pour des initiatives politiques et militaires croîtront rapidement. »
(« Expériences et perspectives de la lutte armée en Bolivie » ‑ Intercontinental Press, 2 Septembre 1968, p. 706‑707)
Le camarade Maitan énonçait ceci encore plus spécifiquement dans sa lettre de l'époque projetant la possibilité de construire la IV° Internationale grâce à une « percée » en Bolivie. « ...Il est nécessaire d'expliquer et de comprendre qu'au stade actuel l'Internationale sera construite autour de la Bolivie » ( « Un document insuffisant » 15 Mai 1968 ‑ compilation sur l'Amérique Latine ‑ Documentation Internationale, fasc. a).
Tels étaient les perspectives et concepts ratifiés par la Majorité au IX° Congrès Mondial, selon lesquels nos camarades boliviens devaient chercher à accomplir une rapide « percée » dans la lutte de classe bolivienne.
Alors même qu'ils développaient leur théorie d'une répression assez sévère pour ne permettre aucun autre recours que la guerre de guérilla dans le combat contre le général René Barrientos, le personnage central dans la junte militaire qui renversa le régime de Paz Estenssoro le 4 Novembre 1964, nos camarades du Partido Obrero Revolucionario (POR ‑ Parti Ouvrier Révolutionnaire) rapportaient des événements montrant en réalité d'autres possibilités. Voici un exemple :
« Le l° Mai 1968, un meeting de masse anti-impérialiste et antimilitaire fut tenu de façon militante avec des mots d'ordre vigoureux et combatifs. Il condamna ouvertement la dictature de Barrientos. Dans les villes principales ‑ Oruro, Cochabamba, Potosi, Santa Cruz ‑ il y eut des manifestations comparables., A Cochabamba, le préfet du district, le général Reque Teran ... apparut à la manifestation et fut repoussé par la force. Il tenta de s'adresser à la foule mais on l'en empêcha. Il y eut une violente réaction des travailleurs qui criaient « Tu as tué le Che ! », « Laquais impérialiste ! », « Gorille ! » Il dut faire retraite sous les imprécations générales.
En plus des mots d'ordre militants déjà indiqués, il y eut des acclamations pour le Che et les guérillas au cours de ces manifestations urbaines. Le gouvernement concentra ~toutes ses forces, police, garde nationale, armée, aviation (des Mustangs vrombissaient au‑dessus des manifestations à La Paz pour effrayer les manifestants) mais il n'osa pas les disperser. La junte fut intimidée et dut battre en retraite. Il est clair que les manifestations du l° Mai, non seulement exprimaient la remontée de l'état d'esprit combattit des masses, elles furent une victoire contre le gouvernement. Même sans direction, les masses descendirent dans les rues prêtes pour le combat. Il était clair que l'état d'esprit des masses était d'assimiler à leurs mobilisations, les leçons laissées par les guérillas. Les masses plaçaient leur combat dans le cadre de la ligne de lutte armée. Dans chaque ville, les guérillas étaient présentes : dans les mots d'ordre, sur les drapeaux, et dans l'esprit des masses. Les masses retirèrent du I° Mai encouragement et confiance. »
(« Un nouveau ferment révolutionnaire en Bolivie » - Intercontinental Press, 2 Septembre 1968, p. 544‑545)
Il est parfaitement vrai que le nom du Che martyr apparut partout, comme nos camarades de La Paz le rapportent. Mais cela n'était pas l'ouverture d'un autre front de guérilla. C'était quelque chose de bien différent. Il s'agissait d'une action menée par les masses dans les rues de toutes les villes importantes. Et même plus significatif : la junte fut intimidée et dut battre en retraite.
Tout aussi significative, la nature du combat mené par les masses. Le rapport continue :
« Un mouvement général pour l'augmentation des salaires progresse. Les mineurs proposent le retour au niveau antérieur des salaires et la restitution de tous les locaux syndicaux. Le conflit immédiat est né de la revendication des enseignants de faire passer les salaires de 470 à 900 pesos. Refus du gouvernement. Les enseignants se réunirent en Congrès National et approuvèrent diverses tactiques de lutte menant par étapes à une grève générale. Parmi celles‑ci des arrêts de travail gradués par districts, des meetings éclairs, des blocages de rues, etc... »
(Idem p. 545).
L'auteur de ce rapport a fait de son mieux pour adapter le soulèvement au schéma de la guerre de guérilla. Pourtant les faits parlent d'eux-mêmes en faveur d'une interprétation différente. Deux choses, en particulier, sont à noter : 1) l'aptitude du régime Barrientos, en dépit de sa nature répressive, à battre en retraite en face d'un soulèvement massif, 2) La tendance de la lutte des masses en Bolivie à suivre le modèle « classique », les normes léninistes de la révolution prolétarienne.
Barrientos tué dans un accident d'avion le 27 Avril 1969 fut remplacé par le vice président Adolfo SILES SALINAS. Simple caution ornementale pour la junte, SILES fut renversé par un coup d'état donnant le pouvoir au général Alfredo OVANDO, le 26 Septembre 1969. Ovando permit aux syndicats de fonctionner. Les activités syndicales traditionnelles furent reprises et la Centrale Ouvrière Bolivienne (COB : Central Obrera Boliviana) commença à reconstruire ses structures. Tout au long d'Avril, Mai, Juin 1970, le prolétariat tira parti de l'ouverture semi‑légale concédée par Ovando et s'engagea dans des mobilisations de masses continuelles. D'autres secteurs se mirent en mouvement ‑ étudiants, enseignants, une partie de la petite bourgeoisie urbaine et même quelques secteurs de la paysannerie. Ces actions de masse furent suffisantes pour permettre à la COB de reprendre une activité ouverte. Sur le terrain des campus, les étudiants allèrent jusqu'à s'emparer des universités.
La classe dominante était confrontée à une crise croissante, incapable qu'elle était aussi bien de supprimer le mouvement de masse à ce moment‑là que d'accorder les concessions économiques nécessaires pour apaiser la lutte de classe.
Les divisions plus profondes se reflétaient au sein des forces armées. Une aile, dirigée par le général Rogelio MIRANDA penchait vers une tentative de coup répressif et le renforcement des liens avec l'impérialisme. L'autre aile dirigée par le général Juan José Torres, penchait vers l'utilisation des masses pour extorquer des concessions à l'impérialisme, et par là à disposer de moyens propres à apaiser les masses temporairement et leur porter des coups à un moment plus favorable. Jusqu'à un certain point, les divisions au sein de l'armée ont même suivi des lignes géographiques ‑ Miranda s'appuyant sur les couches dominantes de Santa Cruz, Torres sur celles de l'Altiplano (la région de La Paz).
Le 13 juin 1970, les corps de deux jeunes gauchistes, Jenny Koeller et son mari Elmo Catalan Aviles, un journaliste chilien, furent découverts près de Cochabamba. Ils avaient été atrocement torturés et puis électrocutés par des agents du gouvernement.
Des manifestations massives de protestation firent irruption partout dans le pays. Des heurts avec l'armée firent des blessés et des morts. Le régime Ovando fut gravement touché.
Ce fut précisément à ce moment de protestation de masse croissante, de heurts dans les rues, que l'ELN ouvrit son dernier front de guérilla. Sous la direction de Osvaldo « Chato » Peredo, environ 75 jeunes révolutionnaires quittèrent la scène sur laquelle se mouvaient les masses et appliquant la théorie de la guerre de guérilla rurale pour une période prolongée à l'échelle continentale, se rendirent au village minier de Teoponte, à peu près à 160 Kms au nord de La Paz.
Aussi solide qu'ait pu être leur « conception » de la guerre de guérilla, le jour où ils arrivèrent, le 19 Juillet 1970, ils commirent une erreur en « estimant la situation ». Ils ouvrirent les hostilités en faisant sauter une usine de sable aurifère appartenant à des américains. Pour l'armée, le défi de la guérilla entraîna la préparation peu coûteuse à la contre-insurrection. A la mi‑octobre, seuls six de ces jeunes révolutionnaires restaient vivants.
Pendant ce temps, la lutte de classe réelle en Bolivie continuait. Durant Août et Septembre, Ovando fit des zigzags en tous sens, d'un côté pressé par les masses exigeant des concessions, de l'autre par une fraction de la classe dominante qui s'y opposait et s'orientait vers une politique de répression. En Août, une bataille pour le contrôle de l'université de San Marcos précipita une crise nationale. Le 6 Octobre, Ovando démissionna laissant les rênes du gouvernement à Miranda.
La conséquence fut une explosion massive immédiate de type classique. Etudiants et travailleurs se précipitèrent dans les rues pour bloquer la tentative de prise du pouvoir par l'extrême droite.
L'armée scissionna ouvertement. Le général Torres déclara son opposition à la nouvelle junte formée par Miranda et rencontra Juan Lechin, dirigeant du syndicat des mineurs et Siles Suazo, ex‑président du pays et l'un des principaux leaders du MNR ‑ mouvement nationaliste révolutionnaire.
Le « Monde » du 8 Octobre rapportait : « Les étudiants commencèrent à construire des barricades dans les rues de la capitale dans le but d'arrêter tout mouvement des forces favorables au général Rogelio Miranda »...« A Catavi, les puissants syndicats des mineurs d'étain dénoncèrent le « coup d'état fasciste des officiers d'extrême droite» et décidèrent d'offrir un « soutien conditionnel » au général Juan Jose Torres. La fédération des mineurs lança un appel aux armes « pour la défense de nos acquis sociaux » et posa comme condition à son soutien « l'établissement des libertés démocratiques, le relâchement des prisonniers politiques, la révision des décrets anti‑grèves, la nationalisation des banque étrangères et de tous les intérêts américains, l'expulsion de tous les organismes impérialistes et l'établissement d’un gouvernement populaire ».
La COB donna également l’ordre à ses membres de bloquer les rues et d'empêcher les mouvements de troupes dans La Paz. Des détachements de paysans se joignirent à l'action. Des civils armés libérèrent des prisonniers politiques. Les demeures des civils et des militaires d'extrême‑droite furent attaquées. Les bâtiments de trois journaux importants furent occupés. Des mineurs d'étain enthousiastes s'emparèrent de postes de police et annoncèrent qu'ils exigeaient des augmentations de salaires rapides. Le « New York Times » rapporte que le 8 Octobre « des étudiants armés s'emparèrent des locaux de la division criminelle de la police nationale. Apparemment sans opposition ils mirent les bureaux à sac et détruisirent les dossiers, fut‑il dit ... Les étudiants ont aussi commencé à attaquer les lieux américains. Ils ont pénétré dans le centre américano‑bolivien hier, amenant le drapeau américain et annonçant qu'ils annexaient le bâtiment à l'université. »
Tandis que ce grand mouvement de masse ‑ qui se développait selon les normes « classiques » d'une révolution prolétarienne ‑ébranlait le gouvernement et déchirait l'armée, les survivants pris au piège de la guérilla de Teoponte étaient toujours traqués. Les derniers finalement se rendirent. « Chato » Peredo et ses 5 compagnons furent déportés au Chili par Torres.
Peut‑il y avoir une preuve plus spectaculaire (et tragique) de la fausseté de la conception selon laquelle la voie vers les masses se trouve dans la guerre de guérilla rurale ?
L'établissement du régime de Torres, produit direct d'un soulèvement urbain des masses, reflétait une situation dans laquelle ni le prolétariat ni la bourgeoisie ne pouvait remporter de victoire décisive, pour le moment. Le prolétariat ne possédait pas la direction marxiste révolutionnaire indispensable pour mener la révolution à la victoire. La bourgeoisie affaiblie, divisée, ne pouvait pas rassembler les forces nécessaires pour imposer une solution contre‑révolutionnaire. Torres hésita entre les deux côtés. Naturellement la situation était instable; ou bien la révolution allait de l'avant vers l'établissement d'un État ouvrier, ou bien la contre-révolution se trouvait des forces, choisissait un moment opportun pour frapper, et ensuite tentait d'établir une forte dictature militaro‑policière.
Torres resta entre les deux camps. Il accorda des concessions au prolétariat mais empêcha les travailleurs de s'opposer définitivement aux forces d'extrême droite. Il fournit un bouclier à l'extrême droite tout en s'efforçant de la tenir en échec. En dernière analyse, il dirigea une opération de survie pour la bourgeoisie, dans le cadre d'une situation pré‑révolutionnaire.
Du point de vue du prolétariat les concessions garanties par Torres n'étaient ni considérables, ni durables, mais pour le moment elles étaient très importantes. Elles comprenaient la libération des prisonniers politiques et la nationalisation de certains biens impérialistes. La classe ouvrière et la paysannerie pouvaient agir presque entièrement légalement. C'était une possibilité sans prix pour les marxistes révolutionnaires de sortir de la clandestinité et de travailler énergiquement à construire leur parti révolutionnaire et d'approfondir leurs liens avec les masses.
Le 10 Janvier 1971, les forces de la contre‑révolution tentèrent un nouveau coup d'État. A nouveau elles furent mises en échec par la mobilisation des masses. Cette fois les masses étaient mieux organisées, signe des progrès accomplis depuis les mobilisations qui étaient venues à bout du général Miranda 3 mois plus tôt. Des milliers de mineurs armés défilaient à travers La Paz. Le mouvement de masse commençait à proclamer ouvertement l'objectif d'une transformation socialiste en Bolivie.
Sous cette pression montante, le régime Torres fit encore des concessions. La Corporation Internationale de Transformation du Métal (International Metal Processing Corporation) fut nationalisée. En février, Torres accorda des augmentations de salaires aux mineurs.
Au moment de l'insurrection d'Octobre contre le général Miranda, la COB et tous les partis politiques de gauche avaient mis sur pied un « commandement politique » (Commando Politico) pour coordonner leur combat. A la mi‑février, il fut décidé de transformer cet organisme en « Assemblée Populaire ». Ce fut un pas en avant extrêmement significatif. En tant que parlement des travailleurs, l'Assemblée Populaire pouvait éventuellement devenir un Soviet. Le processus offrait l'évidence incontestable que pour l'essentiel, la révolution bolivienne suivait la norme « classique » de la révolution russe.
Le plan témoignait du besoin profond de la classe ouvrière de former un front de lutte commun auquel ses alliés ‑ les étudiants, les paysans, et la petite‑bourgeoisie urbaine ‑ puissent participer. Néanmoins l'absence de représentation de la base de l'armée et de presque toute la paysannerie indiquait une grande faiblesse qu'un parti révolutionnaire aurait mis immédiatement à l'ordre du jour afin d'y remédier.
Une autre grande faiblesse, exigeant également le même type d'initiative, était l’inexistence d'organismes locaux de soutien. Ceux-ci ne commencèrent à être formés qu'à la veille du coup d'état qui renversa Torres.
Les mois suivants, le prolétariat marque le pas. Ce qui manquait c'était une direction révolutionnaire capable de définir les objectifs et les tâches et de dégager une ligne d'action. Les travailleurs boliviens furent aussi confrontés à une crise de direction. Ne pas offrir aux masses populaires d'autre alternative que de soutenir Torres montrait bien une carence dans la direction politique. Ceci amena l'affaiblissement, des forces qui auraient pu être mobilisées derrière la classe ouvrière pour la conquêtedu pouvoir. Résultat : La contre‑révolution commença à reprendre confiance et à fomenter de nouveaux conflits avec une hardiesse croissante. Sous le prétexte d'une manifestation religieuse, les forces contre-révolutionnaires organisèrent un défilé de 15.000 personnes à Santa Cruz le 15 Août. Oscillant comme toujours Torres tenta d'emprisonner les généraux de droite, y compris Hugo Banzer Suarez. Ce qui enclencha une tentative de coup d'état 4 jours plus tard.
Au début il, n'y avait que des forces limitées ‑ mais résolues ‑ dans le camp de Banzer. Pourtant la direction ouvrière composée de charlatans et de traîtres, tels que Juan Lechin et le parti communiste pro‑Moscou, resta paralysée. Ils attendaient que Torres fit quelque chose. Torres, de son côté, attendait pour voir si un conflit pouvait être évité. Les quelques heures d'indécision fatale face à une guerre civile menaçante signifièrent un rapide changement dans les rapports de forces.
Les rangs de l’armée commençaient à passer dans le camp de la contre‑révolution. Bientôt des secteurs de la classe ouvrière pratiquement désarmée, démoralisés par ce qui se passait, refusèrent de répondre aux appels désespérés de leurs leaders à affronter l'adversaire solidement armé. La période préparatoire avait été gâchée, le moment opportun perdu. A la fin, seule une avant‑garde réduite et quelques éléments épars des masses tentèrent héroïquement d'arrêter le coup. Mais c'était trop peu et trop tard. Torres prit la fuite, trouvant refuge le 22 Août à l'ambassade péruvienne.
Une fois au pouvoir, Banzer commença une répression meurtrière des organisations révolutionnaires. Pourtant ayant besoin de temps, pour consolider son régime, il ajourna l'écrasement du mouvement syndical.
En dépit des mesures répressives, Banzer ne réussit pas à stabiliser les rapports de classe en Bolivie. Un symbole des divergences non‑résolues au sein de la classe dominante réside dans l'unité instable de la phalange et du MNR, tous deux partie prenante du régime. Des désaccords continus se sont manifestés dans les rapports entre personnalités de « droite » et de « gauche » au sein de l'appareil gouvernemental.
L'avant‑garde ouvrière a subi une lourde défaite ; elle est démoralisée et avant tout confuse. Cependant, la lutte de classe en Bolivie demeure explosive.
La classe dominante est incapable de régler fondamentalement la crise socio‑économique permanente en Bolivie ; elle est incapable d'établir un régime fasciste au sens propre du terme en mobilisant la petite‑bourgeoisie et elle est incapable de mettre sur pieds un régime réformiste durable, susceptible d'obtenir un large soutien des masses
On peut compter sur la classe ouvrière pour se mobiliser de nouveau pour des revendications immédiates, recommencer la lutte pour des mesures à caractère démocratique et transitoire, minant le terrain sous les pas de Banzer comme par le passé de Barrientos et d'Ovando.
La « Résolution sur l’Amérique Latine » qui fut adoptée, au neuvième Congrès Mondial disait que la bourgeoisie nationale en Amérique Latine est intrinsèquement incapable de la moindre action indépendante que ce soit sur le plan économique ou politique. Ceci est une grossière exagération, comme les évènements de Bolivie l'ont montré.
Il est vrai que la bourgeoisie nationale est incapable de mener une lutte conséquente contre l'impérialisme et qu'elle ne rompra jamais, en dernière analyse, son association avec l'impérialisme. Il est aussi vrai que la bourgeoisie nationale est incapable d'accorder quelques importantes concessions durables aux masses. Mais la bourgeoisie nationale, néanmoins, dispose d'une certaine marge de manœuvre à la fois par rapport à l'impérialisme et par rapport aux masses, marge de manœuvres qui dépend de développements conjoncturels dans la lutte de classes.
L'exagération des limites de la bourgeoisie nationale correspond logiquement avec la conviction des camarades majoritaires qu’en Bolivie – particulièrement en Bolivie - était exclu qu'aucun régime autre que répressif ne puisse venir au pouvoir. Cette vue désorientait la section bolivienne de la IV° Internationale. La direction ne vit pas de différence essentielle entre les régimes Barrientos et Ovando. Même le régime de Torres ‑ au moins au début ‑ leur apparut être très semblable. Après tout c'était la ligne adoptée au 9° Congrès Mondial.
Les camarades dirigeants de la majorité en Europe restèrent attachés à la ligne d'une manière semblable. Le camarade Maitan, par exemple, ne pouvait pas discerner de différences substantielles entre les régimes de Barrientos et Ovando en Bolivie :
« Et personne d'entre nous ne saurait fermer les yeux sur le caractère frauduleux du régime Ovando qui n'a fait que remplacer une répression généralisée par une répression sélectionnée et qui est toujours prêt à emprisonner, exiler et même tuer ceux qui n'acceptent pas les règles de son jeu. »
(dans « Encore une fois sur les perspectives révolutionnaires en Amérique Latine : défense d'une orientation et d'une méthode ». Documentation Internationale, Cahier N° 1, page 54)
Les camarades Germain et Knoeller firent une erreur semblable dans l'évaluation du régime Torres :
« Quant à la Bolivie, le premier signe d'une nouvelle montée de luttes des masses a provoqué un coup d'état suivi d'un sanglant affrontement armé. Ceux qui croient que le général Torres sera plus « tolérant », parce qu'il est venu au pouvoir « avec l'appui de la gauche », auront quelques surprises désagréables dès qu'il aura reconstitué l'unité de l'armée, ce qui est actuellement son but prioritaire. »
(dans « L'orientation stratégique des révolutionnaires en Amérique Latine », Documentation Internationale, cahier No 1 page 65.).
Dans le cas du régime Torres, le jugement erroné fut particulièrement éblouissant. A titre de contraste, notons l'opinion d'un camarade qui prit la position minoritaire, Hugo Blanco :
« Ce même prolétariat nous montre qu'il est loin d'avoir essuyé une défaite. La montée de Torres est le produit de la terreur inspirée par la classe ouvrière. Les semaines et les mois à venir seront d'une importance décisive pour la Bolivie. Par rapport à cela, il est triste de voir, précisément en ce moment, qu'on pousse des révolutionnaires de grande valeur, à se lancer dans la guérilla, se séparant ainsi des masses étudiantes et ouvrières qui se mettent en lutte. Il ne serait pas étonnant, en cas de défaite de ces masses, qu'elles en soient rendues responsables, à moins que cela ne soit utilisé pour démontrer « l'impossibilité de la prise du pouvoir par un mouvement de masse ». Si ce malheur se produit, une grande part de responsabilité incombera à ceux qui ont enlevé aux masses une partie de leur précieuse avant‑garde. Comme s'il y avait pléthore de cadres révolutionnaires pour diriger les masses aujourd'hui !
Ainsi un travail léniniste est nécessaire non seulement au Pérou où, nous devons pour l'instant patienter, mais aussi en Bolivie et au Chili, qui sont ou pourraient être au bord de la lutte armée... Il est correct en Bolivie, de discuter de la forme que doit prendre la lutte armée dans le processus de soulèvement de masse, mais les meilleurs enseignements à cet égard sont donnés par l'expérience bolivienne de 1952, qui n'invite pas à prendre le maquis, à s'isoler, ni rien de tout cela. Le travail chez les paysans comme complément du mouvement des travailleurs et citadins est une chose ; un tel travail entraînera certainement la création de guérillas paysannes. Les guérilla de l'ELN sont chose tout à fait différente, puisqu'elles maintiennent une conception guévariste plus ou moins modifiée et non pas une conception léniniste. »
(dans « Lettre de Hugo Blanco à Livio Maitan » Documentation Internationale, Cahier N° 1, p 52)
On pourrait supposer que le camarade Blanco a écrit cela avec l'avantage de la rétrospective. Ce ne fut pas ainsi. Il exprima son opinion dans une lettre du Fronton datée du 17 Octobre 1970. L'article des camarades Germain et Knoeller est daté de Novembre 1970. Torres vint au pouvoir précisément parce que la poussée dans la lutte de classe avait éclaté l'armée. L'armée ne pouvait être réunifiée sans une confrontation victorieuse avec les masses ; et pour préparer cela du temps et des concessions conséquentes aux masses étaient nécessaires.
A cause de la ligne du 9° Congrès Mondial, les camarades du POR (Gonzalez) ne purent voir cela. Alors ils furent totalement non préparés pour un interlude réformiste et une ouverture qui rendirent possible un large travail parmi les masses sur une base plus ou moins légale.
Les camarades de la minorité, qui ont vu qu'à l'échelle mondiale la lutte révolutionnaire était encore en train d'aller vers le modèle « classique », et que, en conséquence, diverses variations tactiques autre que la guérilla rurale devaient être mises en avant, ne furent pas surpris par les développements en Bolivie. Leur prévision avait reçu une confirmation bienvenue. Ils espéraient que les camarades de la majorité feraient les rectifications nécessaires, afin que soient limitées au maximum les pertes résultant de la ligne erronée.
Cependant la désorientation était profonde. La majorité considérait extrêmement invraisemblable que des insurrections urbaines de masse se produisent, et même si des explosions de ce type apparurent, ils insistaient sur le fait que, la ligne essentielle était de s'orienter vers la guerre de guérilla rurale :
« La variante exceptionnelle d'une crise explosive qui comporte une décomposition ou une paralysie de l'appareil étatique et une mobilisation de masses si impétueuse qu'elle empêche ou neutralise le recours à la répression comme moyen décisif, ne saurait être exclue catégoriquement »
déclare la résolution sur l'Amérique Latine,
« Mais une stratégie à l'échelle continentale ne peut pas se baser sur des phénomènes exceptionnels, et dans ce cas il se produirait en outre très probablement une intervention militaire de l'impérialisme (ce qui s'est déjà passé dans le cas de Saint Domingue). »
( Résolution sur l'Amérique Latine, Documentation Internationale, N° 1, page 11)
Une année plus tard, pendant le régime d'Ovando, le camarade Maitan a nuancé quelque peu ceci, en attirant l'attention sur le danger de ne pas donner plus de force à la nécessité d'un parti révolutionnaire fonctionnant :
« Il pourrait aussi y avoir le danger d'oublier qu'il y a des périodes où un effort pour développer le travail de masse et pour créer des instruments pour cela doit avoir une priorité absolue » dit‑il « Par exemple, il serait absurde au Pérou aujourd'hui de se baser avant tout sur la préparation d'une nouvelle vague de guérilla, en ne comprenant pas la nécessité d'une activité profonde de clarification politique et d'exploiter toutes les possibilités que, en dépit de tout, la, nouvelle situation offre pour stimuler des mouvements de masse et établir des liens entre eux. Ceci est vrai aussi, à un degré différent, et probablement pour une période nettement plus courte en Bolivie »
(Cuba, Réformisme militaire, et lutte armée en Amérique Latine.)
Dans un article qui réaffirma énergiquement l'orientation vers la guérilla rurale, de telles remarques n'avaient certainement pas beaucoup de poids.
Et bien que les trotskystes boliviens vécurent une période de développements insurrectionnels en octobre 1970, et janvier 1971 et les décrivirent très bien, ils restèrent plus convaincus que jamais de leur orientation de guerre de guérilla en Bolivie. Ils ne virent pas en quoi cette orientation les rendait incapables de saisir toutes les opportunités offertes par la nouvelle situation politique de l'armée : « durant deux jours il y a eu vacance du pouvoir ;les ministères et le palais gouvernemental étaient vides. » Et ils continuent : « A ce moment il fallait descendre dans les rues avec les masses ;il fallait écraser les mirandistes par l'action directe et la lutte » (« La universidad y el Comando Politico de la COB » Revista de Orientacion Teorico‑Doctrinal, 3a. Epoca Reproduit dans Revista de America, Juillet‑Octobre 1971, p 50)
Le POR (Gonzalez) a reproché au commandement politique de n'avoir pas profité de cette situation : « Le Commandement Politique de la COB n'a pas su tirer avantage de la crise gouvernementale qui s'est présentée en Octobre, et de ce point de vue est responsable d'avoir dilapidé la force des ouvriers et de les avoir frustré d'une victoire » (Ibid, p 50).
En d'autres termes, la direction du POR (Gonzalez) a constaté que s'était produite soudain une vacance du pouvoir en Bolivie et que le Commandement Politique s'était avéré incapable de combler ce vide. En langage marxiste : le Commandement Politique était coupable de n'avoir pas mis à profit ces deux jours cruciaux pour diriger l'insurrection urbaine des travailleurs vers la prise du pouvoir.
Cette critique du Commandement Politique était absolument correcte. Pourtant des questions se posent. De quelle façon nos propres camarades avaient‑ils été préparés à cette tournure des évènements ? Comment leurs perspectives de guérilla rurale s'inséraient‑elles dans la forme réelle qu'avait prise la lutte des classes ? Au lieu de rejoindre l'ELN dans le développement de la guérilla rurale, n'aurait‑il pas mieux valu s'engager dans un travail patient au sein du mouvement de masse pendant la période Barrientos et Ovando, de façon à se trouver dans une meilleure position pour conduire à la victoire l'insurrection urbaine à venir ? Comment le projet d'ouvrir un front de guérilla rurale en collaboration avec l'ELN correspondait‑il à la forme concrète de la lutte de classes, c’est-à-dire un soulèvement des masses, une crise de la classe dominante, la paralysie du gouvernement, une profonde division dans l'armée, et la possibilité soudain offerte aux travailleurs de prendre le pouvoir une insurrection urbaine ?
Désorientés par l'adaptation de la majorité à la stratégie de guérilla castriste, nos camarades boliviens n'ont pas su avancer une ligne politique correcte pour le mouvement des masses ascendant. Ils se contentèrent de formules abstraites ultra‑gauches.
Ce qu'il fallait c'est une série de revendications transitoires, développées de façon très concrète, c’est-à-dire en accord avec la dynamique vivante de la lutte des classes et en harmonie avec l'objectif d'orienter les organisations crées par les luttes des masses vers la question centrale du pouvoir.
La façon dont le gouvernement Torres est arrivé au pouvoir – à travers l'intervention active des masses contre une tentative de coup d'état de l'extrême droite ‑ et surtout la façon dont l'idée de l'Assemblée Populaire a surgi de la lutte elle‑même montraient que la révolution bolivienne avait atteint un point critique. La prise du pouvoir d'État par le prolétariat était une possibilité réaliste. Pour transformer cette possibilité en réalité, il fallait utiliser les progrès accomplis, par le mouvement des masses insurrectionnel pour armer les masses.
Ce qui faisait cruellement défaut, c'est un programme politique en prise sur le niveau de conscience des masses mais les poussant à s'engager sans attendre dans la création de leurs propres organes indépendants de classe et soulignant une série d'étapes concrètes à franchir dans cette direction.
Les travailleurs reconnaissaient qu'ils avaient gagné certains droits démocratiques sous Torres. Ils craignaient un coup d'état de la droite. Mais ce coup d'état se préparait presque ouvertement. La clé, par conséquent, consistait à se faire l'écho de cette crainte légitime, en dénonçant haut et fort le coup d'État de droite imminent et en appelant à la défense armée des droits démocratiques conquis par les travailleurs.
Une telle campagne aurait contribué à contraindre les généraux réactionnaires à la défensive et aurait facilité le travail dans l'armée parmi les simples soldats.
La formation de milices ouvrières pour défendre l'Assemblée Populaire et les conquêtes des masses contre un coup d'état de droite était une extension absolument logique de cette politique. Pourtant cela n'avait aucun sens si ce n'était pas combiné à l'appel à la mobilisation des masses pour protéger l'Assemblée Populaire contre toute tentative de Torres de limiter son propre développement.
Une autre exigence, c'était bien évidemment une formule de gouvernement correcte pour éviter de semer toute illusion sur le régime Torres. Il s'agissait ainsi de s'orienter vers le développement du double pouvoir chose qui ne pourrait être menée qu'ouvertement en tant que processus dans lequel s'engagent les masses elles‑mêmes.
Notre mot d'ordre de gouvernement ouvrier et paysan devait être concrétisé et adapté à la situation en Bolivie. Sous Ovando, la COB représentait l'organisation des masses la plus importante du mouvement ouvrier. De ce fait, le mot d'ordre d'un gouvernement de la COB était une possibilité qui aurait dû être soigneusement étudiée à l'époque, comme un moyen réaliste de donner un contenu à la formule abstraite de gouvernement ouvrier et paysan.
Sous Torres, une forme supérieure de front unique ouvrier est apparue ‑ le Commandement Politique. Il était absolument essentiel pour le parti révolutionnaire de pousser le Commandement Politique à saisir le pouvoir gouvernemental. Quand le Commandement Politique s'est développé en Assemblée Populaire la justesse d'un tel mot d'ordre devint encore plus évidente. L'Assemblée Populaire était une formation de front unique très avancée, bénéficiant de la pleine confiance de la classe ouvrière. Les initiatives correctes pour la renforcer et la transformer en quelque chose de plus qu'un soviet naissant exigeaient de la démocratiser et d'organiser des bases d'appui locales dans l'ensemble du pays.
Des Assemblées Populaires dans chaque ville ! - Election de délégués révocables dans toutes les usines, les zones paysannes, et les quartiers populaires ! - Tout le pouvoir à l'Assemblée Populaire !
Un effort énergique était requis pour étendre l'influence de l'Assemblée Populaire dans la paysannerie et surtout l'armée. Le parti révolutionnaire aurait dû se trouver aux avant‑postes de cette campagne. Même si cela devait rester propagandiste dans un premier temps, s'avancer dans cette direction était essentiel pour aider le prolétariat à rompre avec la direction réformiste qui dominait l'Assemblée Populaire dans sa première phase.
Tout cela présupposait une orientation claire vers les masses en premier lieu, vers les travailleurs des villes et des mines.
Pire encore que la tragédie de manquer une occasion éminemment favorable pour la prise du pouvoir par le prolétariat, est le fait qu'aucun parti, pas même la section de la IV° Internationale en Bolivie, n'a annoncé un programme révolutionnaire correct pour la prise du pouvoir.
La direction principale du prolétariat bolivien était empêtrée dans le réformisme ; l'aile révolutionnaire gagnée par le « tournant » du neuvième Congrès Mondial à la «conception correcte» d'engager les préparatifs techniques d'une guerre de guérilla rurale pour une période prolongée à l'échelle continentale, a refusé de s'en laisser dévier par l'apparition d'un « phénomène exceptionnel » en Bolivie. L'orientation stratégique de préparation et engagement de la guérilla était déjà devenue un dogme sectaire et stérilisant.
Les réformistes comme il fallait s'y attendre, ne s'orientèrent absolument pas vers le pouvoir des travailleurs. Ils n'avancèrent aucun mot d'ordre en ce sens. Au contraire ils soutenaient Torres. Ils firent tout sauf préparer les masses à un affrontement prochain de la contre‑révolution.
Le Parti Communiste Bolivien, acquis à la ligne de «coexistence pacifique» du Kremlin, et le POR (Lora), affilié au « Comité International » de Healy, ont été les premiers protagonistes de cette trahison historique.
A l'opposé, se trouvait un courant ultra‑gauche partisan de la guérilla et de l'organisation de l'« Armée des Travailleurs Révolutionnaires et du Peuple ». Au sein de ce courant se situent les maoïstes, l’ELN castriste, et nos propres camarades de la section bolivienne de la Quatrième Internationale.
Les camarades du POR (Gonzalez), développant l'orientation du neuvième Congrès Mondial au mieux de leurs capacités, étaient intensément engagés dans la préparation technique de la guérilla rurale, lorsque les développements insurrectionnels d'Octobre 1970 portèrent Torres au pouvoir. Leurs activités les ont isolés de la scène des évènements.
Il est très difficile pour un petit groupe d'avant‑garde de combiner les préparatifs de la guerre de guérilla et le travail de masses. La raison en est suffisamment simple. Dans des conditions de clandestinité, se consacrer au transport et stockage d'armes et autre limite les possibilités des cadres disponibles, peu nombreux, de mettre à profit les ouvertures légales ou semi‑légales qui sont cruciales pour un développement relativement accéléré du travail de masse.
Le camarade Gonzalez lui‑même, l'a reconnu :
« Mener à bien ces deux tâches en même temps, les combiner, est quelque chose d'extrêmement difficile. Sous le régime Ovando, le parti a travaillé dans des conditions de clandestinité totale et s'est vu complètement absorbé par le travail armé. Depuis Novembre dernier, après l'arrivée de Torres au pouvoir, nous avons été à même de redévelopper notre travail légal en direction des syndicats mais aussi des paysans et des étudiants, où nous avions fait très peu de choses jusqu'alors. »
( « La situation actuelle en Bolivie », Intercontinental Press, 14 Juin 1971, p 545)
Dans des conditions « de clandestinité totale » il est bien sûr difficile de faire des progrès rapides dans le travail de masses. Néanmoins il est possible de faire quelques progrès comme l'ont démontré les bolcheviks à leur époque et comme le prouvent les militants trotskystes en Espagne et au Brésil. Mais le POR (Gonzalez) était engagé dans d'autres tâches sous les régimes Barrientos et Ovando, et il s'est ainsi trouvé en dehors du mouvement des masses, lors du soulèvement d'Octobre. En conséquence nos camarades n'étaient pas présents dans le front unique qui a dirigé les mobilisations de masse et crée le Commandement Politique.
Au lieu de reconnaître leur erreur et chercher à rétablir leur position en se battant pour participer au Commandement Politique en tant que formation de front unique appuyée par les masses, nos camarades firent de la propagande en faveur de tâches et de formes d'organisation séparées et coupées de la lutte de classes qui se développait. C'est-à-dire qu'au lieu d'accepter les organisations crées dans le processus de la lutte de masse et de se battre à l'intérieur contre les directions réformistes traîtres, le POR (Gonzalez) fit de la propagande pour des formes organisationnelles alternatives qui, aussi excellentes qu'elles aient pu paraître sur le papier, étaient abstraites et sectaires dans pareilles circonstances.
Par exemple, le 11 Octobre 1970, le Comité Exécutif du POR publia une déclaration aux masses proposant les objectifs suivants :
« a) organiser un Commandement révolutionnaire incluant toutes les tendances politiques qui défendent une solution socialiste à la situation actuelle du pays et soutiennent la lutte armée pour le pouvoir. L'objectif de ce Commandement serait de passer par dessus le réformisme et l'économisme, la capitulation et la collaboration de classe qui sont responsables des défaites successives et de la frustration du peuple bolivien.
b) Créer une Armée Révolutionnaire des Travailleurs et du Peuple. Ceci est l'instrument essentiel pour la prise du pouvoir. Il va intégrer de vastes secteurs populaires, ouvriers et paysans dans la lutte armée.
Dans cette nouvelle armée, il peut y avoir place pour des officiers et des soldats ayant rompu avec les forces armées bourgeoises, et qui veulent lutter pour la libération de la Bolivie de l'oppression impérialiste et contre le sous‑développement économique.
c) développer une structure représentative des masses, au travers de laquelle elles expriment tout leur pouvoir révolutionnaire, leur esprit d'initiative, leurs préoccupations et leur détermination à transformer la société. »
(cité dans « The Bolivian Political Crisis and Torres Regime », Intercontinental Press, 23 Novembre 1970, p 1024. Souligné dans l'original.)
Ces trois propositions n'étaient en rien liées à la réalité vivante de la lutte de classe. Elles n'étaient pas liées avec des revendications immédiates, démocratiques ou transitoires, enracinées dans la conscience des masses et correspondant à leur niveau de conscience.
Aucune perspective n'était tracée quant à la manière d'organiser « le commandement révolutionnaire », « l'Armée révolutionnaire des travailleurs et du peuple ». Au lieu de mettre en avant des revendications capables de mobiliser les masses par des actions de front uni qui placeraient les réformistes face à des dilemmes impossibles pour eux, le POR (Gonzalez) a proposé son propre schéma qui n'était guère beaucoup plus qu'une ligne de guerre de guérilla présentée de façon propagandiste et adaptée à la nouvelle situation. Au lieu d'appeler à la guerre de guérilla en alliance avec l’ELN, qui au même moment était engagée dans l'aventure de Teoponte, la déclaration appelait les masses à former une « Armée révolutionnaire des travailleurs et du peuple ». Elle appelait les ultra‑gauche pro‑guérilla à former un « Commandement révolutionnaire ». Et elle appelait en général, c’est-à-dire en direction de personne, à la création d'un « Corps représentatif des masses ». La voie vers l'établissement d'un tel corps passe par le Comando Politico, mais le POR (Gonzalez) ou bien n'a pas vu, ou bien a rejeté une telle possibilité, et il n'a fait qu'un tournant tardif en ce sens après que le Comando Politico se soit transformé en Assemblée Populaire.
Le raisonnement erroné de nos camarades boliviens est illustré par le jugement suivant : « Le Comando Politico de la COB a démontré son absence de compréhension du processus. Il s’est enthousiasmé de manière irréfléchie pour le gouvernement Torres sans voir ses limites, et de ce fait, a démobilisé les masses prématurément. A cause de cela, il est nécessaire de former, en son sein ou à l'extérieur, un « comando politico » révolutionnaire qui à la lumière des expériences précédentes peut mener les masses au pouvoir et au socialisme. » (« L'Université et le Comando Politico de la COB », Revista de America Juillet‑Octobre 1971, p 50.).
Il est inutile de dire qu'un tel Comando Politico révolutionnaire ne vit jamais le jour. Les masses continueront à accepter la direction de Lechin, de la COB, du Parti Communiste de Bolivie, du POR (Lora), regroupés dans le Comando Politique qui était apparu à la tète de l'insurrection de masse. La proposition, de façon purement propagandiste, selon laquelle ceux qui s'étaient auparavant déclarés pour le socialisme et la guérilla, devraient former un « Comando Politique » révolutionnaire a permis aux réformistes de maintenir leur hégémonie sans qu'aucun combat n'ait été mené contre leur trahison.
Même après la vague insurrectionnelle de Janvier 1971 qui répondit à la première tentative sérieuse des généraux droitiers de renverser le gouvernement Torres et qui a mené à la formation de l'Assemblée Populaire, nos camarades ont continué à maintenir une attitude vacillante avant de se décider finalement à faire un tournant.
Après avoir visité la Bolivie, 2 militants de l'IMG (Section britannique de la IV° Internationale), écrivirent :
« En plus, les partis politiques révolutionnaires en particulier le POR (Gonzalez) ont décidé que l'Assemblée Populaire doit être prise au sérieux. Dans un premier temps, ils eurent en fait une attitude d'observateurs par rapport à l'Assemblée Populaire, attendant de voir comment elle allait évoluer, plutôt qu'une attitude de participants. »
(« The meeting of the Popular Assembly », International, Septembre ‑ Octobre, 1971,p 59)
Malheureusement quand ils firent finalement le tournant, ils conçurent leur participation de façon tout à fait limitée utilisant avant tout l'Assemblée comme une tribune. Cela était cohérent avec leur analyse de l'Assemblée Populaire qui selon eux « n'était guère plus qu'une sorte de parlement national », et qu'éventuellement, elle ouvrirait la voie à quelque chose de plus concret, la guerre de guérilla.
Dans une interview accordé en Avril 71, et publié dans le numéro du 17 Mai de ROUGE, le camarade Gonzalez explique :
« La Gauche à laquelle le POR appartient, a développé l'idée selon laquelle l'Assemblée Populaire devrait être une structure discutant des problèmes nationaux, des solutions à leur apporter mais qui laisserait le pouvoir aux mains des organisations de masse, (syndicats, milices populaires ou armée du peuple, etc ...). Les camarades du POR dans l'Assemblée Populaire, qu'ils représentent le parti directement ou qu'ils représentent un syndicat, n'ont guère d'illusions. Ils utilisent l'Assemblée Populaire comme une tribune. C'est tout. »
Il est intéressant de souligner particulièrement que, dans cette déclaration, le camarade Gonzalez est opposé à la revendication de tout le pouvoir pour l'Assemblée Populaire. Ce qu'il propose à la place c'est de laisser le pouvoir aux mains d'organisations de masses syndicats, milices populaires, armée du peuple. La liste est curieuse. Jamais une milice populaire ni une armée du peuple n'ont vu le jour à cette époque en Bolivie. Elles avaient encore à être crées. Cela voulait dire que pour le moment, seuls existaient concrètement les syndicats, c’est-à-dire la COB. Mais la COB fournissait la base de masse à l'Assemblée Populaire. Et c'est précisément l'Assemblée Populaire qui constituait une structure de Front Uni au travers de laquelle les travailleurs pouvaient amener les paysans et les masses urbaines à participer à la lutte pour une forme concrète de gouvernement ouvrier et paysan. Il est évident que nos camarades boliviens n'ont pas envisagé le problème de la prise du pouvoirà partir de la façon spécifique dont il était posé par la lutte de classes réelle à ce moment. Ils étaient victimes de l'illusion selon laquelle ils pouvaient faire une rapide percée en s'engageant dans la guerre de guérilla rurale.
Ils se décidèrent finalement à prendre l'Assemblée Populaire au sérieux. Sous la pression croissante du mouvement de masses (50.000 travailleurs manifestèrent le I° Mai ouvertement pour le socialisme), le POR (Gonzalez) changea de position et appela à ce que l'Assemblée Populaire devienne la base d'un gouvernement ouvrier et paysan.
Dans un article du numéro du I° au 15 Mai de COMBATE, le POR (Gonzalez) énonce ainsi sa position :
« L'Assemblée Populaire ne peut avoir d'autre rôle que celui d'un organe de double pouvoir; cela veut dire qu'elle ne doit pas simplement débattre et surveiller l'action gouvernementale, elle doit en tant qu'expression du pouvoir des masses boliviennes, décider des questions fondamentales auxquelles le pays et les travailleurs sont confrontés. L'A.P. doit devenir un gouvernement ouvrier et paysan et nous devons lutter à la fois en son sein et à l'extérieur pour atteindre cet objectif.
Dans ce processus, un instrument politico‑militaire se développera parallèlement à l'AssembIée, cet instrument pourra être le moyen dont elle manque encore et qui lui permettra de rendre effectives ses décisions. »
(« Put the people's Assembly on the road to the socialism ! », Intercontinental Press, 21 Juin 1971, p 575)
Le tournant fut le bienvenu. Mais il était trop tardif et encore trop confus pour avoir des conséquences effectives.
Que signifiait cet « instrument politico‑militaire » qui « se développerait parallèlement à l'Assernb1ée » ? L'Assemblée Populaire ne pouvait en fait rendre effectives ses décisions sans réaliser la conquête du pouvoir. Des revendications transitoires et des mesures transitoires étaient nécessaires comme nous l'avons déjà souligné plus haut, pour armer les masses. Elles auraient dû être lancées de la façon la plus vigoureuse par nos camarades, au moins 6 mois plus tôt (quand Torres accéda au pouvoir). Les discussions continuelles à propos d'une « Armée révolutionnaire du peuple et des travailleurs » qui devait être crée par des moyens inconnus (guerre de guérilla ?) et on ne sait par quels dirigeants (Le POR ou l’ELN ?) étaient abstraites et par conséquent sectaires et inadaptées dans cette situation marquée par une rapide évolution.
Quand les masses prennent les armes, elles le font sous deux formes principales qui se combinent de plus en plus. La première forme consiste dans l'organisation par les travailleurs de leurs propres détachements pour défendre leurs luttes et leurs bases (locaux syndicaux etc…) contre les attaques. La forme la plus élémentaire de cette auto‑organisation est bien connue, c'est la formation de piquets d'auto‑défense. Le programme de transition indique les étapes qui prolongent ce premier niveau élémentaire. La seconde forme consiste à développer la sympathie pour les objectifs de la révolution au sein des troupes de l'armée bourgeoise et en gagnant un secteur au moment crucial. Le succès de ces deux processus dépend d'une approche politiquement correcte et ont été illustrés par les bolcheviks.
En Bolivie, sans mot d'ordre gouvernemental concret tel l'appel à donner le pouvoir à l'Assemblée Populaire, et sans une campagne vigoureuse pour mobiliser les forces défensives contre la menace d'un coup de droite, les discours au sujet de la lutte armée ne conduisaient qu'à des bavardages sans conséquence ou à l'aventurisme ultra‑gauche. Un travail politique et consistant en direction des soldats et des officiers inférieurs de l'armée était particulièrement nécessaire comme élément du processus d'armement des masses. L'armée en Bolivie ne pouvait être gagnée simplement grâce à la propagande, quelle qu'ait été son importance. Il était décisif d'organiser ouvertement des milices ouvrières pour montrer au soldat du rang, que les travailleurs étaient absolument décidés à défendre leurs droits et à contrer les complots des généraux d'extrême‑droite.
L'Assemblée Populaire adopta une résolution décidant l'organisation clandestine de milices ouvrières. Ceci était à la fois absurde et opportuniste. Absurde, parce que ce qui était nécessaire à ce moment était une campagne largement publique sur la nécessité de constituer des milices ouvrières ouvertement sous les auspices des organisations de masse ; opportuniste, parce que la signification réelle de la résolution était que les masses ne seraient pas armées. Les réformistes et les ultra‑gauches soutinrent tout dans cette résolution. Les opportunistes le firent pour des raisons, évidentes, dont la volonté de se présenter aux masses comme révolutionnaires. Les ultra‑gauches le soutinrent parce‑qu'elle collait étroitement à leur «conception correcte» de la guerre de guérilla, d'armement de l'avant‑garde par des voies clandestines, parce que fondamentalement ils ne croyaient pas à d'autres voies.
L'armée ne pouvait être gagnée sans être confrontée aux masses. Les masses devaient apprendre comment opérer cette confrontation. Comment marcher sur les casernes des soldats, comment leur parler, comment leur lancer de vigoureux appels au cas où ils seraient envoyés dans la rue pour réprimer les travailleurs, ou pour désarmer une unité de milices ouvrières.
Si des citations sont ici nécessaires, Léon Trotsky fournit une source à recommander. Nous avons choisi les plus convaincantes pour la majorité, car elles indiquent comment la guerre de guérilla peut jouer un rôle positif ... tactiquement.
« L'attitude de la troupe, cette grande inconnue de toutes les révolutions, ne peut se révéler nettement qu'à l'instant où les soldats se trouvent face à face avec le peuple. Pour que l'armée passe dans le camp de la révolution, il faut d'abord qu'elle subisse une transformation morale, mais cela même n'est pas suffisant. Il y a dans l'armée, des courants divers et des états d'esprit différents qui se croisent et se coupent. C'est une minorité qui se révèle consciemment révolutionnaire ; la majorité hésite et attend une poussée du dehors. Elle n'est capable de déposer les armes ou de diriger ses baïonnettes contre la réaction que quand elle commence à croire à la possibilité de la victoire populaire. Et ce n'est pas la seule propagande qui peut lui donner cette foi.
Il faut que les soldats constatent que de toute évidence, le peuple est descendu dans la rue pour une lutte implacable, qu'il ne s'agit pas d'une manifestation contre l'autorité, mais que l'on va renverser le gouvernement. Alors mais alors seulement, le moment psychologique arrive où les soldats peuvent « passer à la cause du peuple ».
( Trotsky : 1905. Edition de minuit. p 237)
Rappelons là que Trotsky décrit une situation en Russie durant la révolution de 1905, et non la situation de 1917 où l'armée était formée de conscrits très nombreux et dont beaucoup étaient démoralisés par la défaite subie durant la guerre impérialiste. Il parlait d'une armée qui était certainement plus réactionnaire que celle de Bolivie. Trotsky poursuit ainsi :
« Ainsi, l'instruction, est essentiellement, non pas une lutte contre l'armée, mais une lutte pour l'armée. Plus l'insurrection persévère, s'élargit, et réussit, plus la crise de transformation se révèle probable, inéluctable dans l'esprit des soldats. Une guérilla, basée sur la grève révolutionnaire – nous l'avons observé à Moscou ‑ ne peut par elle‑même donner la victoire. Mais elle permet d'éprouver les soldats, et après un premier succès important, c’est-à-dire lorsqu'une partie de la garnison s'est jointe au soulèvement, la lutte par petits détachements, la guerre de partisans, peut devenir le grand combat des masses, où une partie des troupes, soutenue par la population armée, combattra l'autre partie, objet de la haine générale.
En raison des différences d'origine et des divergences morales et politiques existant dans l'armée, le passage de certains soldats à la cause du peuple implique d'abord un conflit entre deux fractions de la troupe : c'est ce que nous avons vu pour la troupe de la mer Noire, ainsi qu'à Cronstadt, en Sibérie, dans la région du Koulan, plus tard à Sveaborg et en beaucoup d'autres lieux. Dans ces diverses circonstances, les ressources les plus perfectionnées du militarisme, fusils, mitrailleuses, artillerie de forteresse, cuirassés, se trouvèrent aussi bien au service de la révolution que dans les mains des gouvernements. »
(Idem, p 237)
On voit, en conséquence, que l'orientation à cette époque de Trotsky était loin de tendre dans la direction d'une guerre de guérilla pour une période prolongée à l'échelle continentale. Comme les grands marxistes, sur les questions militaires, il comprenait à la perfection que le travail révolutionnaire à l'égard des troupes devait se fonder, s'il voulait être effectif, sur une mobilisation de masse et les amener à agir sur l'armée comme un puissant solvant.
La ligne du POR (Gonzalez), par contraste, était d'encourager la désertion individuelle, c’est-à-dire de retirer de l'armée chaque élément qui devenait un révolutionnaire convaincu. Comme nous l'avons vu, quand Torres est venu au pouvoir, nos camarades, ne sachant pas répondre aux besoins de l'heure, souhaitaient aux membres de l'armée bourgeoise, pourvu qu'ils se décident à déserter, la bienvenue dans l'inexistante Armée Révolutionnaire Populaire des Travailleurs :
« Dans cette nouvelle armée, il y a place pour les officiers et les soldats de l'armée bourgeoise qui rompent avec cette organisation, et veulent combattre pour libérer la Bolivie de l'oppression impérialiste et l'arracher au sous‑développement »
L'appel à la désertion individuelle surgit automatiquement du schéma de guérilla rurale prolongée à l'échelle continentale.
Ce qui était requis, cependant, c'était un ensemble de revendications autour desquelles les meilleurs militants, soldats du rang, pouvaient commencer le travail de polarisation de la base contre la caste des officiers. Ceci était certainement faisable vu les conditions qui régnaient dans l'armée durant le régime Torres.
L'absence d'une politique effective visant à utiliser les divisions au sein de l'armée et à gagner un secteur des soldats et officiers de rang inférieur fut l'une des faiblesses les plus sérieuses de la direction de la section bolivienne de la IV° Internationale. Le « tournant » du 9° Congrès Mondial les avait détournés de la préparation pour une lutte armée en accord avec le modèle établi par Lénine et Trotsky durant la Révolution Russe.
Malgré l'évolution de la lutte de classe en Bolivie, le POR (Gonzales) maintint obstinément ses positions selon lesquelles une révolution socialiste ne pourra surgir que grâce à la guerre de guérilla. Sans tenir compte de faits évidents qui s'offraient à eux, nos camarades boliviens restèrent des partisans rigides de l'orientation adoptée au 9° congrès mondial, une orientation qui n'a rien su prévoir de ce qui est arrivé ( insurrection urbaine, régime réformiste, travail syndical ouvert, possibilité de travail légal, travail au sein des forces armées, etc ...)
Etait‑ce une ««pulsion de mort», comme pourraient le dire les camarades Germain et Knoeller, qui a produit une telle constance dans l'erreur ? Non, ils continuaient simplement à avoir confiance dans la sagesse des dirigeants majoritaires de la Quatrième Internationale. Telle était leur vision du proche avenir : Torres allait tomber et la véritable lutte pour le pouvoir, c'est-à-dire la guerre de guérilla rurale à une échelle nouvelle, pourrait alors s'engager car le successeur de Torres serait le dictateur le plus brutal jamais vu dans le pays. Telle était leur perspective réelle. Voilà pourquoi ils étaient si anxieux de construire un minimum d'appareil militaire séparé et en dehors des organisations de masses. Voilà pourquoi ils ont tenté si longuement, malgré les difficultés, de créer un front uni avec les autres groupes engagés dans la perspective de la guerre de guérilla : l'ELN, les maoïstes et le MIR.
Dans cette interview avec un correspondant de Rouge, le camarade Gonzales, expliquant le travail qu'ils réalisaient, expliqua ce qui suit :
« Mais bien évidemment la capitalisation de ce travail, à terme, n'est possible et n'a de sens que par la préparation de notre organisation en vue de la lutte armée. Pour nous, la situation actuelle, instable, est tout à fait transitoire. La répression qui s'ensuivra marquera pour la Bolivie le signal d'une nouvelle étape de lutte armée à une échelle jusque là inconnue ici »
( « La situation en Bolivie », interview de H.G. Moscoso, « Rouge » N° 14, 14 mai 7 1)
Dans une interview donnée à deux militants de l'IMG, le camarade Gonzales expliqua fort correctement pourquoi la bourgeoisie avait besoin d'un coup de droite. Il poursuivit aussi :
«... si un coup se produisait maintenant, ce serait une victoire militaire pour la droite et l'armée. Mais cela ne lui permettrait pas de contrôler autre chose que certaines villes. Cela provoquerait la relance de la lutte armée à un niveau beaucoup plus élevé que durant la période des guérillas de Nanchahuazu et Teoponte ».
(« Interview with Gonzales Moscoso », « International », septembre‑octobre 1971. p.64)
Poursuivant dans le même sens, le camarade Gonzales dit ce qui suit :
« Si l'armement des travailleurs n'est pas organisé, si l'armée populaire ne se développe pas, nous pensons que le coup rétablira facilement le contrôle de l'armée. Mais ce contrôle ne durera pas. Cette situation sera l'ouverture de la guerre. Nous ne pensons pas en fonction de modèles figés. Ce sera une guerre civile à l'échelle nationale avec différents fronts. Ce sera l'ouverture d'une longue guerre que nous préparons aujourd'hui. »
(Idem, p.65)
L'opinion du camarade Gonzales était donc qu'après le glissement du rapport des forces entre les classes au désavantage de la classe ouvrière, qu'après que la bourgeoisie aurait réussit à réunifier l'armée et à ouvrir une sauvage répression contre l'avant-garde, qu'après que les masses aient été repoussées et démobilisées, alors, la lutte armée pourrait commencer au plus tôt.
Cette erreur de jugement profonde quant à ce qui arriverait après la chute de Torres sous la botte du Kornilov bolivien était la conséquence logique d'une série d'erreur de jugement commises auparavant, qui avaient interdit aux camarades boliviens de saisir la chance qui leur était offerte. Ils n'étaient pas les seuls à faire des erreurs si colossales. Les dirigeants majoritaires eux‑mêmes en portent la responsabilité. Après tout, si l'on en croit leur théorie, les événements précédant le triomphe de Banzer constituait une « variante exceptionnelle ». Ce qui restait durable, c'était le schéma de la guerre de guérilla rurale, prolongée à l'échelle continentale, dont la Bolivie.
Durant les derniers jours du régime Torres, nos camarades boliviens ont combattu vaillamment contre le coup d'État contre-révolutionnaire, au prix de lourdes pertes, dont des morts. Le mouvement trotskyste mondial les salue pour cela et se souviendra toujours de ceux qui ont donné leurs vies.
Néanmoins, avec le prolétariat bolivien tout entier, ils ont connu une grave défaite. Leurs rangs ont été décimés Le résultat d'années d'un dur travail fut détruit. Certains de nos camarades furent démoralisés. D'amères dissensions et récriminations éclatèrent. Nous devons avoir tout ceci en mémoire en jaugeant les difficultés énormes auxquelles sont maintenant confrontés nos camarades boliviens.
Raison de plus pour mettre à jour l'orientation désastreuse qu'ils suivaient. Garder le silence ou minimiser les critiques politiques qui doivent être faites signifierait que nos martyrs boliviens moururent en vain. La nécessité de critiquer cette ligne est devenue encore plus impérieuse dans la mesure où elle est toujours appliquée en Bolivie.
En fait, peu de choses ont changé. Sous Barrientos, le POR (Gonzalez) était pour mener des actions de guérilla plutôt que de se concentrer sur un travail dans le mouvement de masse. Les échecs les plus sérieux, incluant la défaite de Che Guevara n'ont en rien altéré sa détermination. Il en fut de même sous Ovando. Sous Torres, il fit quelques rectifications, pas de véritable tournant. Les rectifications visaient essentiellement à trouver une base pour la guerre de guérilla lorsque les mobilisations de masse seraient achevées. Aujourd'hui, sous Banzer, il continue ‑ avec une variante significative ‑ comme si toute l'expérience antérieure n'avait servi à rien.
La variante en question est la suivante. Sous le régime Torres, nos camarades s'accrochèrent obstinément à la position sectaire qui consistait à ne pas participer au Commandement Politique et à rester à l'écart de l'Assemblée Populaire jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour influencer son cours de façon significative. Ils défendirent cette position alors que le Commandement Politique et l'Assemblée Populaire étaient des formations de front unique appuyées sur un soutien de masse. Aujourd'hui, après la chute de Torres et après la dispersion de l'Assemblée Populaire, ils ont rejoint ces mêmes leaders qui étaient à la tête du Commandement Politique et de l'Assemblée Populaire et qui sont responsables de la trahison de la révolution bolivienne par leur orientation réformiste. Ils ont rejoint ces personnages méprisables dans le « Front Révolutionnaire Anti-impérialiste » derrière un même programme bourgeois. Au départ, le FRA regroupait y compris le général Torres !
Il est vrai qu'après que le Secrétariat Unifié de la Q.I. ait critiqué publiquement la section bolivienne pour avoir apposé la signature du POR (Gonzales) au manifeste du FRA appelant à un « gouvernement populaire et national », nos camarades répondirent par une autocritique où ils déclaraient entre autres choses :
« Le FRA qui regroupe toutes les organisations politiques et de masse contre le fascisme de Banzer, étant apparu après le coup d'état du 21 août (1971), le manifeste du mois de décembre 1971 est un document confus qui ne délimite pas clairement les tâches des révolutionnaires boliviens et laisse l'impression qu'il admet des formes de gouvernement d'unité nationale. Le POR ne peut accepter une telle formule contraire à sa conception d'une dynamique socialiste de la révolution et d'un gouvernement ouvrier et paysan.
La signature d'un tel document sans qu'ait été publiée parallèlement sa critique et exprimées ses limites, a été une erreur dont nous nous auto‑critiquons. »
La participation du POR au FRA, poursuivent‑ils, était une question purement tactique :
« Le POR en restant au sein du FRA se démarque des réformistes et réaffirme sa stratégie de lutte armée et de guerre révolutionnaire pour renverser le fascisme, détruire le régime capitaliste et construire la société socialiste sous la dictature du prolétariat. En ce sens, sa participation au FRA a un caractère tactique dans les conditions actuelles de la gauche bolivienne et ne compromet pas son indépendance politique, organisationnelle et militaire.»
Dans la même déclaration, la « Direction Collective » promettait de rendre publique ses divergences avec le FRA :
« Le POR, dans une déclaration publique, définira ses conceptions politiques et programmatiques et établira en toute clarté la responsabilité des partis dans les événements d'août et démasquera les tendances politiques responsables de la défaite des masses. En participant au FRA, il n'abandonnera pas son devoir révolutionnaire devant les masses.»
Jusqu'à présent, nous n'avons pas vu la délimitation publique promise vis-à-vis des traîtres réformistes et des valets bourgeois rassemblés dans le FRA. Entre temps, nos camarades convolent en douces noces avec eux, pour des raisons « tactiques ».
Le rôle principal du FRA est de dissimuler la trahison de la révolution bolivienne perpétrée par les partis réformistes sous Torres. Au nom de « l'unité », ce front crapuleux condamne au silence toute critique en la dénonçant comme « sectaire », de façon à être en mesure de tromper à nouveau les masses avec le même programme désastreux qu’ont appuyé le Parti Communiste Bolivien et le POR (Lora).
En mars 72, le FRA a établi certaines règles et stipulations qui lient les mains de ceux qui y participent. Ces décrets sont d'une lecture instructive :
« 1. Aucun parti ou organisation politique ne peut aller à l'encontre de la ligne fondamentale déterminée dans les documents fondamentaux de fondation du FRA signés par les représentants des différents groupes appartenant au FRA.
2. Les partis politiques conservent leur indépendance idéologique et organisationnelle mais leur conduite est déterminée par les engagements auxquels ils ont souscrit.
3. Le FRA doit agir comme une entité unique dans tous les domaines de la vie sociale (syndicats, universités, lycées, organisations populaires, etc ...). Dans les élections de tous types, le Front présentera des listes communes après les avoir pleinement discutées en son sein.
4. Une commission syndicale et universitaire sera mise en place pour prendre en charge la coordination du travail dans les syndicats et à l'université. La commission politico‑syndicalo‑universitaire supérieure constitue la direction du FRA et les partis et organisations politiques doivent s'y subordonner en appliquant l'orientation définie par le Front.
5. Dans les assemblées syndicales, universitaires ou autres, le FRA présentera une orientation préalablement étudiée et adoptée, et il est recommandé que ses orateurs officiels soient agréés par avance.
6. Ceux qui se font les porte‑paroles de la propagande du FRA doivent défendre l'ensemble de sa ligne et non pas seulement une ligne partielle ou certains de ses composants.»
(Revista de America, N°8/9, mai‑aoùt 1972, p.21)
Ces règles et stipulations ont le but clair d'étouffer les points de vue critiques que pourrait défendre telle ou telle autre composante du FRA. Rester dans un tel front signifie participer à un bloc sans principes avec des traîtres réformistes de la révolution ou lier pieds et poings le parti révolutionnaire.
Au lieu de former un bloc avec Juan Lechin, le Parti Communiste Bolivien, le POR (Lora) et d'autres crapules politiques, nos camarades devraient s'employer au maximum à expliquer comment et pourquoi ces personnages ont trahi la révolution bolivienne. C'est une pré condition absolue pour repartir d'un bon pied en Bolivie et regrouper les, cadres nécessaires à la construction du parti capable de présenter une alternative valable au programme des réformistes.
Il est pourtant compréhensible ‑ sinon excusable - que nos camarades boliviens aient décidé de pratiquer un entrisme sui generis dans le FRA. La logique de l'orientation guerilleriste adoptée par la majorité au 9° C.M. les a conduits à subordonner des considérations politiques à ce qu'ils s'obstinaient à prendre pour une nécessité majeure.‑ les préparatifs techniques pour la guerre de guérilla rurale. Ils participèrent à ce front sans principe indépendamment de sa coloration politique et de son orientation idéologique parce qu'ils considèrent l'étiquette du FRA utile pour le lancement de la « lutte armée ».
En outre, ils sont sous l'influence de l'aspiration actuelle au sein de l'avant‑garde bolivienne vers « l'unité à tout prix ». Cette aspiration est une réaction contre les disputes mesquines et sans relief des réformistes qui se disputent les faveurs de Torre et l'influence sur les masses.
Se plier à cette aspiration est extrêmement dangereux, car elle se dresse comme un obstacle à la construction d'un parti de type léniniste ayant une pensée et une expression claires, capable d'utiliser la méthode préconisée dans le Programme de Transition pour atteindre les masses boliviennes.
Au lieu du premier article des statuts du FRA stipulant « qu'aucun parti ou organisation politiques ne peut aller à l'encontre de la ligne fondamentale déterminée dans les documents fondamentaux de fondation » de ce front, nos camarades boliviens devaient établir comme leur première règle de s'opposer aussitôt à cette orientation fondamentale. La section bolivienne doit briser ce carcan et apporter sa propre orientation aux masses à travers un travail quotidien sérieux et persistant dans le prolétariat, parmi les étudiants, les paysans et les couches misérables de la population des villes. Son attitude à l'égard du FRA devrait être de le confronter aux dilemmes qui finiraient par le briser politiquement, c’est-à-dire par des propositions de front unique sur des sujets spécifiques.
De nouvelles luttes de masses jailliront inévitablement de nouveau en Bolivie ‑ peut être plus tôt qu'on ne peut s'y attendre. Mais pour conquérir un poste de direction dans ces luttes, nos camarades doivent s'enraciner profondément dans les masses. Ils doivent rompre définitivement avec la « stratégie » de la guerre de guérilla guévariste qui s'est avérée être un piège aussi funeste pour le mouvement révolutionnaire en Amérique Latine. Les considérations « techniques » doivent être subordonnées ‑mais réellement subordonnées ‑ à la nécessité politique de conquérir la direction de la lutte des masses.
Cela implique une politique ‑ pour une « période prolongée » et « à l'échelle continentale » ‑ qui écarte les actions conduisant au sacrifice inutile de la vie de cadres et offrant à la contre‑révolution des prétextes commodes pour recourir à de sauvages représailles. Cela signifie revenir sur l'orientation du 9° Congrès Mondial défendant une « stratégie » guerrilleriste en Amérique Latine. Cela signifie, en bref, revenir à la stratégie léniniste de construction du parti.