1951 |
Une lettre de rupture annonciatrice de bien d'autres... |
Déclaration de rupture avec la IV° Internationale
Lettre au Comité Exécutif de la IV° Internationale
Camarades,
Vous savez fort bien que je n’étais plus d’accord politiquement avec vous depuis 5 ou 6 ans, depuis la fin de la guerre et même plus tôt. La position que vous avez prise sur les importants événements des derniers temps me montre qu’au lieu de corriger vos erreurs antérieures, vous persistez en elles et les approfondissez. Sur la route que vous avez prise, vous êtes arrivés à un point où il ne m’est plus possible de rester silencieuse et de me limiter à des protestations privées. Je dois maintenant exprimer mes opinions publiquement.
Je me sens obligée de faire un pas grave et difficile pour moi, et je ne puis que le regretter sincèrement. Mais il n’y a pas d’autre voie. Après beaucoup de réflexions et d’hésitations sur un problème qui m’a profondément peinée, je trouve que je dois vous dire que je ne vois pas d’autre voie que de dire ouvertement que nos désaccords ne me permettent plus de rester plus longtemps dans vos rangs.
Les raisons de cette action définitive de ma part sont connues de la plupart d’entre vous. Je ne les répète ici brièvement que pour ceux auxquels elles ne sont pas familières, n’abordant que nos divergences fondamentales essentielles et non les divergences sur les questions de politique quotidienne qui leur sont reliées ou qui en découlent.
Obsédés par des formules vieilles et dépassées, vous continuez à considérer l'État stalinien comme un État ouvrier.
Je ne puis et ne veux vous suivre sur ce point. Depuis le début de la lutte contre la bureaucratie usurpatrice, L. D. Trotski répéta pratiquement chaque année que le régime se déplaçait vers la droite, dans les conditions de retard de la révolution mondiale et de la saisie de toutes les positons politiques en Russie par la bureaucratie. A plusieurs reprises, il souligna que la consolidation du stalinisme en Russie menait à une détérioration des positions économiques, politiques et sociales de la classe ouvrière, et au triomphe d’une aristocratie tyrannique et privilégiée. Si cette tendance continue, dit-il, la révolution s’épuisera et le capitalisme sera restauré. Malheureusement c’est ce qui s’est produit, bien que sous des formes nouvelles et inattendues. Il n’y a guère de pays au monde où les idées et les défenseurs authentiques du socialisme soient pourchassés de façon aussi barbare. Il devrait être clair pour chacun que la révolution a été complètement détruite par le stalinisme, cependant vous continuez à dire que, sous ce régime inouï, la Russie est encore un État ouvrier. Je considère ceci comme un coup porté au socialisme. Le stalinisme et l'État stalinien n’ont absolument rien de commun avec un État ouvrier et avec le socialisme. Ils sont les plus dangereux ennemis du socialisme et de la classe ouvrière.
Vous considérez maintenant que les États de l’Europe orientale sur lesquels le stalinisme a établi sa domination pendant et après la guerre sont également des États ouvriers. Cela équivaut à dire que le stalinisme a rempli un rôle socialiste révolutionnaire. Je ne puis et ne veux vous suivre sur ce point. Après la guerre et même avant qu’elle se termine, il y eut un mouvement révolutionnaire montant des masses dans ces pays. Mais ce ne furent pas les masses qui s’emparèrent du pouvoir et ce ne furent pas des États ouvriers qui furent établis par leurs luttes. C’est la contre-révolution stalinienne qui s’empara du pouvoir, réduisant ces pays à l’état de vassaux du Kremlin, étranglant les masses travailleuses, leurs luttes révolutionnaires et leurs aspirations révolutionnaires. En considérant que la bureaucratie stalinienne a établi des États ouvriers dans ces pays, vous assignez à celle-ci un rôle progressif et même révolutionnaire. En propageant cette contrevérité monstrueuse, vous déniez à la IV° Internationale toute raison fondamentale d’existence comme parti mondial de la révolution socialiste. Dans le passé nous avons toujours considéré le stalinisme comme une force contre-révolutionnaire dans tous les sens du terme, vous ne le faites plus, mais je continue à le faire.
En 1932 et 1933, pour justifier leur capitulation honteuse devant l’hitlérisme, les staliniens ont déclaré qu’il importait peu que les fascistes viennent au pouvoir, parce que le socialisme viendrait après et à travers le règne du fascisme. Seules des brutes dépourvues d’humanité et d’un atome de pensée ou d’esprit révolutionnaire pouvaient s’exprimer ainsi. Aujourd’hui, indépendamment des buts révolutionnaires qui vous animent, vous prétendez que la réaction despotique stalinienne qui a triomphé en Europe orientale est une des voies par lesquelles le socialisme viendra éventuellement. Ce point de vue constitue une rupture irrémédiable avec les convictions profondes que notre mouvement a toujours défendues et que je continue à partager.
Il m’est impossible de vous suivre dans la question du régime de Tito en Yougoslavie. Toute la sympathie et tout le soutien des révolutionnaires et même de tous les démocrates doivent aller au peuple yougoslave dans sa résistance déterminée aux efforts de Moscou pour le réduire et réduire son pays à la servitude, Il faut tirer profit des concessions que le régime yougoslave est à présent obligé de faire à son peuple. Mais toute votre presse est maintenant consacrée à une inexcusable idéalisation de la bureaucratie titiste, idéalisation pour laquelle il n’y a pas de base dans les traditions et les principes de notre mouvement. Cette bureaucratie stalinienne n’est qu’une réplique, sous une forme nouvelle, de la vieille bureaucratie stalinienne. Elle a été éduquée dans les idées, la politique et la morale du Guépéou. Son régime ne diffère en rien de fondamental de celui de Staline. Il est absurde de croire ou d’enseigner que la direction révolutionnaire du peuple yougoslave se développera de cette bureaucratie ou par d’autres voies que celle d’une lutte contre elle.
Ce qui est plus insupportable que tout, c’est la position sur la guerre à laquelle vous vous êtes engagés. La troisième guerre mondiale qui menace l’humanité place le mouvement révolutionnaire devant les problèmes les plus difficiles, les situations les plus complexes, les décisions les plus graves. Notre position ne peut être prise qu’après des discussions très sérieuses et très libres. Mais face aux événements des récentes années, vous continuez de préconiser la défense de l'État stalinien et d’engager tout le mouvement dans celle-ci. Vous soutenez même maintenant les armées du stalinisme clans la guerre à laquelle se trouve soumis le peuple coréen crucifié. Je ne puis et ne veux vous suivre sur ce point. C’est en 1927 que Trotski, dans une réponse à une question déloyale qu'on lui posa au Bureau politique, exprima ses positions comme suit : Pour la patrie socialiste, oui ! Pour le régime stalinien, non ! C’était en 1927 ! Aujourd’hui, vingt-trois ans après, Staline n’a rien laissé de la patrie socialiste. Elle a été remplacée par l’asservissement et la dégradation du peuple par l’autocratie stalinienne. C’est cet État que vous vous proposez de défendre dans la guerre, que vous défendez déjà en Corse. Je sais très bien que vous dites souvent que vous critiquez le stalinisme et que vous le combattez. Mais le fait est que votre critique et votre lutte perdent leur valeur et ne peuvent donner de résultats parce qu’elles sont déterminées par votre position de la défense de l'État stalinien et subordonnées à celle-ci. Quiconque défend ce régime d’oppression barbare, abandonne, indépendamment de ses motifs, les principes du socialisme et de l’internationalisme.
Dans le message qui m’a été envoyé par le dernier Congrès du S.W.P., il est écrit que les idées de Trotski continuent à vous guider. Je dais vous dire que j’ai lu ces mots avec beaucoup d’amertume. Comme vous avez pu le constater de ce que je viens d’écrire, je ne vois pas ces idées dans votre politique. J’ai confiance dans ces idées. Je reste convaincue que la seule issue à la situation actuelle, c’est la révolution socialiste, c’est l’auto-émancipation du prolétariat mondial.
Mexico, 9 mai 1951.