1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
La cause et le but dans les sciences sociales
Si nous parlons de la finalité comme d'un principe universel, c'est-à-dire si nous étudions la conception suivant laquelle tout est soumis à des buts déterminés, il n'est pas difficile de comprendre toute la sottise d'une telle téléologie. En effet, qu'est-ce que le but ? La conception du « but » présuppose l'existence de quelqu'un qui se pose ce but comme tel, c'est-à-dire d'une façon consciente. Un but ne peut exister sans celui qui l'envisage. Une pierre ne se pose aucun but, pas plus que le soleil, ou une planète, ou le système solaire tout entier, ou la voie lactée, Le but est une conception qui ne peut être appliquée qu'aux êtres vivants et conscients ayant leurs désirs, faisant de ces désirs un but et tendant à les satisfaire (c'est-à-dire à se « rapprocher » de ce « but »). Seul un homme sauvage peut se poser la question du but que veut réaliser une borne. Un homme sauvage anime la nature et anime la pierre. C'est pourquoi la « téléologie » domine chez lui, et une pierre agit pour lui à la façon d'un homme conscient. Les partisans de la doctrine de la finalité ressemblent à ce sauvage comme deux gouttes d'eau, car, pour eux, le monde entier a son « but », posé par un inconnu. Ainsi, il est clair que les conceptions du but, de la finalité, etc... sont tout simplement inapplicables au monde, en général, et que les lois que suivent les phénomènes ne sont soumises à aucune finalité.
Il n'est pas difficile de découvrir les sources (la querelle entre les partisans de la téléologie et ceux de la causalité. Depuis le temps où la société humaine s'est divisée en groupements différents, dont les Uns (la minorité) gouvernent, ordonnent, dominent, et les autres exécutent, sont gouvernés et obéissent, les hommes ont commencé à regarder le monde conformément à cet état de choses. De même qu'il y a sur la terre des rois, de même il doit y avoir dans le monde entier un roi céleste, un juge céleste, avec ses troupes célestes et ses généraux (les stratèges suprêmes). On a commencé à considérer l'univers comme le produit d'une volonté créatrice qui, comme il sied, s'occupe de créer des buts et de tracer son « plan divin ». C'est pourquoi la régularité des phénomènes a été considérée comme l'expression de cette volonté divine. Le philosophe grec Aristote a dit : « La nature, c'est le but ». Le mot grec « nomos » (loi) signifiait en même temps la « loi naturelle » et la loi morale (c'est-à-dire une règle morale, un précepte), et simplement aussi l'ordre, la mesure, l'harmonie.
« En même temps que s'élargissait le pouvoir impérial, la jurisprudence de l'ancienne Rome se transforma en une sorte de théologie laïque, et son développement ultérieur se poursuivit parallèlement à la théologie dogmatique. La loi commença à signifier une norme (règle de conduite, N. B.), ayant sa source dans un pouvoir supérieur, - dans celui de l'empereur céleste, en théologie, ou bien d'un dieu terrestre, en jurisprudence, - et prescrivant aux êtres soumis une règle de conduite déterminée. » (E. Spektorsky : Études sur la philosophie des sciences sociales, Varsovie 1907, p. 158). Le système des lois de la nature a été considéré comme un système de législation divine. Le célèbre savant Képler disait que le monde physique avait ses « pandectes » (pandectes - recueil de lois de l'empereur Justinien). Nous trouvons de semblables conceptions plus tard encore. Ainsi les physiocrates (économistes français du temps de la Révolution), qui avaient donné, les premiers, un aperçu de la société capitaliste brossé de main de maître, ont mélangé les lois auxquelles sont soumis les phénomènes naturels et sociaux avec celles de l'État et avec les décrets des puissances célestes. Ainsi, par exemple, François Quesnay écrit : « Les lois constitutives de la société sont les lois de l'ordre naturel le plus avantageux au genre humain...
« Ces lois sont établies à perpétuité par l'auteur de la Nature.
« L'observation de ces lois naturelles et fondamentales du corps politique doit être maintenue par l'entremise d'une autorité tutélaire, établie par la société... » (François Quesnay : Le despotisme de la Chine, chapitre VIII, § 1 et 2).
Il n'est pas difficile de voir comment les lois de « l'autorité tutélaire » (c'est-à-dire de l'agent de police bourgeois) s'appuient habilement sur le « Créateur céleste », qu'elles doivent soutenir à leur tour.
On pourrait citer un grand nombre d'autres exemples. Ils prouvent tous une même chose, à savoir que la doctrine de la finalité s'appuie sur la religion. D'après son origine, elle transporte les rapports grossiers et barbares de soumission et d'esclavage, d'un côté, et de domination, de l'autre, sur le monde entier. Dans sa base même, elle est contrainte à l'explication scientifique, et s'appuie sur la foi. C'est une doctrine de calotins, quelle que soit la sauce alléchante à laquelle on nous la sert.
Mais comment alors peut-on expliquer les phénomènes dont « la conformité au plan établi » saute aux yeux (la structure de différents organismes, « conforme à un plan », le progrès social, le perfectionnement des espèces animales et de l'homme, etc...) ? Si nous nous plaçons à un point de vue grossièrement finaliste et si nous en rendons responsable le bon Dieu et son « plan », nous nous rendrons immédiatement compte de l'insanité d'une pareille « explication ». C'est pour cette raison que la doctrine de la finalité est conçue par certains d'une façon plus sérieuse et prend la forme de la « doctrine de la finalité immanente » (c'est à-dire de la finalité liée intérieurement aux phénomènes naturels et sociaux).
Avant de passer à l'étude de cette question, il est peut-être utile de dire quelques mots des « explications » religieuses. Un économiste bourgeois très intelligent, Boehm-Bawerk, a cité l'exemple suivant : Supposons, écrit-il, que, pour expliquer la structure de l'univers, j'aie émis une théorie suivant laquelle tout l'univers serait composé d'une quantité innombrable de petits gnomes (diablotins), dont le mouvement incessant produirait tous les phénomènes. Or, ces petits gnomes sont invisibles, on ne les entend pas, ils n'ont aucune odeur, et il est impossible de les attraper par la queue. Essayez un peu de démentir une telle « théorie » ! Il est impossible de prouver directement qu'elle est fausse, puisqu'elle est cachée derrière l'invisibilité des insaisissables gnomes. Et pourtant tout le monde voit bien que c'est une niaiserie. Pourquoi ? Pour cette raison très simple qu'il n'existe aucun fait venant confirmer le bien-fondé d'une telle conception. »
Telles sont, à peu près, les soi-disant explications d'ordre religieux. Elles sont basées sur le système des forces inconnues ou bien sur la faiblesse essentielle de notre raison. C'est ainsi qu'un Père de l'Église a posé comme principe : « Je le crois parce que c'est absurde » (Credo quia absurdum). Suivant les principes du Christianisme, Dieu est un, mais en même temps, il existe une Trinité divine. Évidemment, c'est contraire à la table de multiplication. Mais on nous dit que « notre faible raison ne peut comprendre ce mystère ». Certes, avec un raisonnement de ce genre, on peut justifier n'importe quelle extravagance.
En quoi consiste la théorie de la « finalité immanente » ? On rejette ici l'idée d'une force mystérieuse, dans le sens grossier du mot. On nous parle seulement du but qui se révèle peu à peu avec la marche des événements, du but, lié intérieurement au processus du développement lui-même. Prenons un exemple. Admettons que nous sommes en présence d'une espèce animale. Avec le temps et à la suite de toute une série de causes, elle se transforme en s'adaptant de plus en plus aux conditions naturelles. Les organes d'un animal se perfectionnent de plus en plus c'est-à-dire qu'ils progressent. Ou bien, prenons, si vous le voulez, la société humaine. Quelle que soit la façon dont nous envisagions son avenir (que son avenir soit socialiste ou qu'il adopte une autre forme), on ne peut pas nier que le type humain se perfectionne, que l'homme devient de plus en plus « civilisé », « plus perfectionné », et que nous autres, qu'on appelle solennellement les rois de la nature, nous suivons la route de la civilisation et du « progrès ». De même que la structure des animaux devient de plus en plus conforme à un but précis, la société humaine se perfectionne de plus en plus, c'est-à-dire devient de plus en plus conforme à un but. Ici, le but (la perfection) se dévoile dans le processus de l'évolution. Il n'est pas déterminé d'avance par une divinité, mais il surgit comme la rose qui sort d'un bouton, au fur et à mesure que le bouton se développe pour devenir, par suite de causes déterminées, une rose.
Cette théorie est-elle concluante ? Non, elle ne l'est pas, C'est une insanité téléologique subtile et masquée. Nous devons protester avant tout contre la conception du but qui n'est posé par personne. C'est exactement comme si l'on parlait de pensées sans êtres pensants, de vent dans un espace vide ou d'humidité sans eau. Lorsque les hommes parlent du but «fié intérieurement » au phénomène, ils présupposent tacitement l'existence d'une « force intérieure » insaisissable qui pose ses buts. Cette force mystérieuse ressemble peu extérieurement, au dieu qu'on peint grossièrement sous la forme d'un vieillard à la barbe blanche ; mais, en réalité, nous avons affaire encore ici à un dieu présent et invisible, subtilement imaginé par la pensée humaine. Nous retrouvons ici la même théorie de la finalité que nous avons analysée plus haut. La téléologie (doctrine de la finalité) conduit ainsi directement à la théologie (doctrine de Dieu).
Revenons maintenant à la finalité immanente dans sa forme pure. Pour cela, le mieux est d'analyser l'idée du progrès général (du perfectionnement général), idée qui sert surtout de base aux partisans de la téléologie immanente.
Comme on voit, il est plus difficile ici de combattre le point de vue théologique, « l'élément divin » n'apparaissant pas dans toute sa théorie d'une façon ouverte. Cependant, il n'est pas difficile de comprendre sur quoi repose en réalité cette théorie, si nous étudions le processus de son évolution dans son ensemble, c'est-à-dire si nous étudions non seulement les formes et les espèces (des animaux, des plantes, des hommes, de la nature inorganique), qui ont survécu, mais encore celles qui ont péri ou qui périssent. Le fameux progrès s'applique-t-il forcément à toutes ces formes ? Certainement, non. Les mammouths qui ont existé, ils n'existent plus maintenant, c'est de notre temps que les aurochs ont disparu ; et, en général, on peut dire qu'une quantité infinie de formes vivantes ont disparu. Et les hommes ? Il en est de même pour eux. Où sont les Incas et les Aztèques, qui ont vécu jadis en Amérique ? On ne s'en souvient même plus. Et pourtant, dans cette quantité innombrable de sociétés et d'espèces, certaines ont survécu et « se perfectionnent ». Que signifie, par conséquent, « le progrès » ? Cela signifie tout simplement que sur, mettons, dix mille combinaisons défavorables à l'évolution (combinaisons diverses de conditions), il y en a une ou deux de favorables.
Si l'on ne voit que les conditions favorables et les résultats favorables, il est évident que tout paraît au plus haut point « conforme à son but » et tout à fait miraculeux. Mais les partisans de la finalité immanente ne voient nullement le revers de la médaille : les cas innombrables de disparition de sociétés et d'espèces. Cependant, si nous ramenons la question à ce fait qu'il existe de bonnes et de mauvaises conditions de développement, que les bons résultats correspondent aux conditions favorables et les mauvais aux défavorables (ce qui arrive beaucoup plus souvent), tout le tableau change et perd son caractère divin et téléologique.
Un téléologue russe, qui fut jadis marxiste et qui devint ensuite prêtre orthodoxe et prédicateur progromiste du général Wrangel (Serge Boulgakov), a écrit, dans un recueil intitulé Les problèmes de l'idéalisme (Édition russe, Moscou, pages 8-9) : « En même temps que la conception de l'évolution, du développement sans but et sans raison, naît également la conception du progrès et de l'évolution téléologique, où la causalité et la révélation du but final s'identifient complètement comme dans les systèmes métaphysiques ». Nous voyons ainsi clairement quelle est la base psychologique des conceptions téléologiques. L'âme d'un bourgeois inquiet qui sent sa propre fragilité a soif de consolation. La marche de l'évolution, telle qu'elle existe en réalité, ne lui plaît pas, n'étant dirigée par aucune raison et par aucun but salutaires. Il est beaucoup plus agréable de s'endormir, après un bon dîner, quand on sait qu'il existe quelqu'un qui rend soin de nous !
Il est nécessaire d'observer que si l'on rencontre parfois chez Marx et Engels, des définitions qui ressemblent extérieurement aux conditions téléologiques, cela ne constitue qu'une métaphore et une façon imagée d'exprimer la pensée ; lorsque Marx dit que la valeur est un agrégat de muscles, de nerfs, etc..., seuls, les adversaires les plus acharnés de la classe ouvrière, tels que Pierre Strouvé, peuvent jouer sur les mots et chercher la valeur dans des muscles véritables.