1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

2
Déterminisme et Indéterminisme (Nécessité et libre arbitre)


17: La nécessité historique.

D'après ce qui précède, la notion du « hasard » doit être chassée des sciences sociales. Comme tout dans le monde, la société est soumise, dans son évolution, à une loi.

Il est caractéristique d'observer que la notion du hasard, notion qui admet sérieusement le hasard, conduit directement à la croyance au surnaturel, à la foi en Dieu. C'est sur elle qu'est basée la soi-disant « preuve cosmologique » de l'existence de Dieu. Elle dit : si le monde (cosmos) n'est pas soumis à une loi, il est évident qu'il doit y avoir une cause première de son existence et de son évolution. Cette soi-disant preuve est connue comme celle « de la contingence du monde » (de contingentia mundi). On la retrouve chez Aristote, Cicéron, Leibnitz, Christian Wolff, et autres. La doctrine du hasard a recommencé à se développer avec la décadence et la décomposition de la bourgeoisie (par exemple, chez les philosophes français Boutroux, Bergson, etc.).

La notion de nécessité (nécessité causale) est contraire à celle du hasard.

« Ce qui découle fatalement de causes déterminées est nécessaire ». Quand on dit : un certain phénomène a été historiquement nécessaire, cela veut dire qu'il devait arriver fatalement, indépendamment du fait qu'il est bon ou mauvais. Quand on parle de la nécessité causale, il ne s'agit nullement d'une appréciation du phénomène, ni de savoir s'il est désirable ou indésirable ; on dit tout simplement qu'il est inévitable. Il ne faut pas, comme on le fait parfois, mélanger deux notions tout à fait différentes : la nécessité, dans le sens du besoin, et la nécessité causale. Ce sont deux choses totalement différentes. Quand on parle de la nécessité historique, on ne pense pas à ce qui est désirable au point de vue, par exemple, du progrès social, mais à ce qui découle inévitablement de la marche de l'évolution sociale. C'est dans ce sens qu'étaient nécessaires, aussi bien le développement des forces productives au XIXe siècle que la chute de l'Empire romain, ou la disparition de la culture crétoise. Ce qui est dû à certaines causes est nécessaire. Ni plus, ni moins.

Passons maintenant à un autre problème assez difficile, concernant la même nécessité.

Admettons que nous avons devant nous une société humaine, qui a doublé en vingt ans. Nous pourrons en conclure que la production dans cette société a augmenté. Si elle n'avait pas augmenté, la société n'aurait pas pu doubler. Si la société a grandi, la production a dû aussi grandir. Cet exemple n'a pas besoin de commentaire. Mais qu'est-ce que cela signifie  ? Nous y rechercherons la cause du développement social d'une façon particulière, cause qui constitue une condition nécessaire de ce développement. Faute de voir cette condition remplie, nous n'avons pas de développement. Si nous sommes en présence d'un développement, il faut que cette cause existe.

Cet exemple nous conduit aux considérations suivantes au début de cet ouvrage, nous en avons chassé impitoyablement la téléologie. Et maintenant, nous semblons l'y introduire nous-mêmes. « Chassez la nature par la porte, elle rentrera par la fenêtre ». En effet, comment la question se pose-t-elle  ? Pour que la société se développe, pour que cette société puisse doubler, il faut que la production augmente. Le développement de la société est le but « télos ». Le développement de la production est le moyen pour réaliser ce but. La loi de l'évolution est une loi téléologique. Il semble donc que nous avons péché contre la science et que nous sommes tombés dans les bras des curés.

Mais il s'agit ici de tout autre chose, qui n'a aucun rapport avec la téléologie. En effet, nous partons ici de la proposition que la société a grandi (dans le cas présent, nous partons même du fait que la société a grandi). Mais elle aurait pu aussi bien ne pas grandir. Et si elle ne s'était pas développée, si, par exemple, elle avait diminué de moitié, nous aurions pu tirer, en suivant la même méthode, la conclusion suivante : la société ayant diminué du double, et ceci par suite d'une sous-alimentation, il est évident que la production a diminué. Personne pourtant ne s'avisera de voir un « but » dans la destruction de la société. Personne ne peut dire dans ce cas : le but est de diminuer la société par la sous-alimentation ; le moyen qui conduit à cette fin est la réduction de la production. Nous n'avons donc dans le cas présent, aucunement affaire à la finalité (téléologie). Il s'agit tout simplement d'une méthode particulière de recherche de conditions (causes), d'après les résultats.

La condition nécessaire de l'évolution est connue sous le nom de nécessité historique. C'est dans ce sens que la Révolution française, sans laquelle le capitalisme n'aurait pu se développer, était une nécessité historique, ou bien le soi-disant « affranchissement des serfs » de 1861, sans lequel le capitalisme russe n'aurait pu continuer à se développer. C'est en ce sens que le socialisme est une nécessité historique, l'évolution sociale ultérieure étant impossible sans lui. Si la société se développe, nous aurons inévitablement le socialisme. C'est dans ce sens que Marx et Engels parlent de « nécessité sociale ».

La méthode qui consiste à rechercher les conditions nécessaires d'après les faits réels (ou supposés), a été très souvent employée par Marx et Engels, bien qu'on y ait prêté jusqu'ici très peu d'attention. Et cependant le Capital tout entier est construit ainsi. On pose une société dans laquelle circule la marchandise, avec tous ses éléments. Elle existe. Comment peut-elle exister  ? Réponse : si elle existe, ce n'est possible qu'à condition qu'il existe une loi de la valeur. Une quantité innombrable de marchandises est échangée. Comment cela est-il possible  ? Cela est possible seulement à la condition qu'il y ait un système monétaire (« la nécessité sociale de l'argent »). Le capital « s'accumule » par suite des lois qui règlent la circulation des marchandises. Comment cela est-il possible  ? Cela est possible seulement, parce que la valeur de la force de travail est moindre que celle du produit, etc... etc...


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