1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
La Société
Les rapports réciproques entre les hommes, rapports qui forment les phénomènes sociaux, sont, comme nous l'avons vu plus haut, extrêmement variés. Mais il faut que nous nous posions maintenant la question de savoir qu'elle est la condition de la durée de ces rapports ? Ou, en d'autres termes, parmi tous ces rapports de réciprocité quelle est la condition essentielle de l'équilibre du système entier ? Quel est le type principal de la liaison sociale, type, sans lequel tous les autres ne pourraient pas exister ?
Voici notre réponse : ce lien essentiel, c'est celui du travail, qui s'exprime avant tout dans le travail social, c'est-à-dire dans le travail conscient ou inconscient d'un homme au profit d'un autre. Pourquoi en est-il ainsi ? Pour l'expliquer, il suffit de supposer le contraire. Admettons un instant que le lien du travail entre les hommes soit détruit, que les produits (ou les marchandises) ne circulent plus d'un endroit à l'autre, que les hommes cessent de travailler l'un pour l'autre, que le travail perde son caractère social. Quel en serait le résultat ? Le résultat serait que la société disparaîtrait, brisée en morceaux. Citons encore un exemple : des missionnaires s'en vont dans les pays chauds pour prêcher Dieu et le diable. C'est ainsi qu'ils établissent un soi-disant lien supérieur et spirituel. Posons-nous maintenant cette question : les liens entre les pays d'où sont venus nos curés et les « sauvages » peuvent-ils être solides si les navires ne circulent pas souvent, s'il n'y a pas d'échanges réguliers (et non pas fortuits) entre les deux pays, c'est-à-dire si des liens de travail durables ne sont pas établis entre le pays « civilisé » et la patrie des « sauvages » ? Certainement non. Ainsi, tous les liens, en général, et dans leur ensemble, ne peuvent être solides qu'autant qu'il existe un lien de travail. Ce dernier est la condition essentielle de l'équilibre intérieur du système qui porte le nom (la société humaine;
On peut encore examiner cette question sous un autre aspect. Nous savons déjà que tout système, y compris la société humaine, n'existe pas dans le vide, et n'est pas non plus suspendu en l'air : il est entour& d'un certain « milieu », et c'est du rapport entre le système et ce milieu que dépend tout le reste. Si la société humaine n'est pas adaptée à son milieu, elle ne fera pas de vieux jours : sa culture périra infailliblement et tout s'en ira à vau-l'eau. Personne ne pourrait nier ce fait : il est irréfutable. Quoi qu'on en dise, quel que soit le raisonnement des savants idéalistes, personne ne saura apporter l'ombre d'une preuve contre notre affirmation : la vie entière de la société, la question de sa vie et de sa mort, tout cela est déterminé par le rapport entre la société et le milieu, c'est-à-dire la nature. Nous en avons déjà parlé plus haut et il est inutile d'y revenir. Mais quel est le lien social entre les hommes qui représente le mieux et de la façon la plus directe ces rapports avec la nature ? Il est clair que c'est celui du travail. Le travail constitue le moyen de contact entre la société et la nature. C'est par le travail que la société tire de la nature l'énergie, grâce à laquelle elle vit et se développe (si elle se développe). Le travail représente l'adaptation active des hommes à la nature. En d'autres termes, le processus de la production est le processus essentiel et vital de la société. Et, par conséquent, les rapports du travail constituent le lien social fondamental. Ou, comme disait Marx : « il faut rechercher l'anatomie de la société dans son économie », c'est-à-dire la structure de la société est celle de son travail (sa « structure économique »). Ainsi, notre définition de la société sera la suivante : la société est le système le plus large d'hommes agissant les uns sur les autres, système qui embrasse tous leurs rapports durables et qui est basé sur les rapports dérivant du travail.
Nous sommes arrivés ainsi à la conception nettement matérialiste de la société. La base de sa structure est constituée par le lien du travail, de même que le processus matériel de la production constitue la base de la vie.
Mais on peut objecter, et on objecte en effet souvent ceci :
« Fort bien, admettons qu'il en soit ainsi, mais comment s'établissent les liens du travail ? Est-ce que les hommes ne causent pas, ne pensent pas pendant qu'ils travaillent ? Et le lien du travail n'est-il pas d'ordre psychique, spirituel ? Où voyez-vous ici le matérialisme ? Et n'est-il pas temps de renoncer à ces balivernes matérialistes ? Que signifient votre travail et vos rapports du travail, sinon quelque chose de psychique ? »
Étudions ce problème de plus près. Il le mérite, car, sinon, de nombreux malentendus apparaissent. Pour plus de clarté, prenons d'abord un exemple très simple. Imaginons que nous avons devant nous une usine en marche. Il y a dans cette usine des manuvres, et ensuite différents ouvriers qualifiés ; les uns travaillent à une machine, les autres à une autre ; ils sont aussi de professions différentes -, il y a aussi dans cette usine des contremaîtres, des ingénieurs, etc... Voici comment Marx présente la question (Le Capital, tome I) : « On observe des différences essentielles entre les ouvriers occupés effectivement auprès des machines qui travaillent (c'est parmi eux qu'on compte certains ouvriers occupés à observer la machine motrice et à l'alimenter) et les simples manuvres ou aides (presque exclusivement des enfants) de ces ouvriers occupés aux machines. Parmi les manuvres, on compte plus ou moins aussi les feeders (ceux qui mettent seulement dans la machine la matière première servant à la fabrication). À côté de ces classes principales, nous trouvons encore un personnel peu nombreux qui est occupé à observer les machines, à les réparer, comme, par exemple, les ingénieurs, les mécaniciens, les menuisiers, etc... » Tels sont les rapports de travail entre les hommes dans une usine. Comment s'expriment-ils avant tout ? En ce que chacun est occupé à faire « son travail », mais ce travail n'est qu'une partie de l'action générale. Cela veut dire que chaque ouvrier se trouve à une place déterminée, fait des mouvements déterminés, entre en contact matériel avec des choses et avec d'autres ouvriers, dépense une certaine quantité d'énergie matérielle. Tout cela ce sont des rapports d'ordre matériel, physique. Certes, tous ces rapports matériels et physiques ont aussi leur côté « spirituel » : les hommes pensent, échangent des idées, causent, etc... Mais ceci est déterminé par la façon dont ils sont disposés dans les bâtiments de l'usine, par les machines auxquelles ils travaillent, et... En d'autres termes, ils sont disposés dans l'usine comme corps physiques déterminés, ils se trouvent ainsi dans des rapports physiques et matériels définis dans le temps et dans l'espace. Cela, c'est l'organisation matérielle du travail des ouvriers de l'usine, organisation que Marx appelle « ouvrier collectif »; nous avons devant nous un système matériel de travail humain. Quand ce système de travail est en marche, nous avons un processus de travail matériel ; les hommes dépensent leur énergie et fabriquent un produit matériel. C'est aussi un processus matériel qui a son côté « spirituel ».
Ce qui se passe dans notre exemple, c'est-à-dire dans l'usine, a lieu aussi dans des dimensions beaucoup plus grandes et d'une façon beaucoup plus compliquée, dans la société entière. Car la société tout entière représente un appareil de travail humain particulier, où l'immense majorité des hommes ou un groupe d'hommes occupent une place particulière dans le processus du travail. Prenons la société actuelle qui embrasse la soi-disant « humanité civilisée tout entière », et même un cercle plus large encore. Nous voyons que le froment est produit principalement par certains pays, le cacao par d'autres, les articles métallurgiques par d'autres encore, etc... Et, dans ces pays eux-mêmes, à leur tour, certaines usines fabriquent une chose. les autres une autre. Les ouvriers, les paysans, les colons, aussi bien que les ingénieurs, les contremaîtres, les organisateurs de toute sorte, etc. placés à différents coins du monde, dispersés sur toutes les parties de la terre, travaillent tous en réalité, et peut-être sans le savoir, les uns pour les autres. Et lorsque les marchandises circulent d'un pays à l'autre, de l'usine au marché, du marché, par l'intermédiaire du commerçant, au consommateur, que signifie tout cela ? Cela signifie que tout cela constitue un lien matériel entre tous les hommes. Cela signifie aussi que tous les travailleurs forment un squelette matériel, un appareil de travail, de la vie sociale qui est une. Quand on décrit, par exemple, la vie des abeilles, on ne considère pas du tout comme étonnant de commencer par dire quels sont les genres différents d'abeilles, quels travaux ils exécutent, quels sont leurs rapports mutuels dans le temps et l'espace, en un mot, de décrire l'appareil matériel du travail du « royaume des abeilles », et il ne viendra à l'idée de personne de définir les abeilles dans leurs ruches comme un agrégat psychique, comme une « association spirituelle », bien qu'on parle d'instinct et de vie psychique des abeilles, de leurs « murs », etc... Mais, de grâce, n'injuriez pas de la même façon l'homme divin !
Il va de soi que les rapports psychiques réciproques les plus variés dans la société humaine sont incomparablement plus riches que ceux d'un troupeau de singes de l'espèce supérieure. L' « esprit » de la société humaine, c'est-à-dire l'ensemble de tous ses rapports psychiques, est supérieur à l'« esprit » d'un troupeau de singes autant que l'« esprit » de l'homme est supérieur à celui du singe. Mais tous les ornements spirituels infiniment variés, compliqués, extrêmement riches, étincelants de couleurs, de ces rapports psychiques qui composent l'« esprit » de la société contemporaine, ont aussi leur « corps », sans lequel ils ne peuvent exister, de même que ne peut exister l' « esprit » d'un homme sans son corps périssable. Et c'est ce « corps » que constituent la charpente du travail, le système des rapports matériels entre les hommes dans le processus de travail, ou, comme le dit Marx, le système des rapports de production.
Les jeunes filles bourgeoises et naïves crieront certainement au blasphème, si l'on explique le parfum « divin » d'un narcisse par l'excitation d'une chose aussi prosaïque que la muqueuse du nez. Et cependant un grand nombre de savants bourgeois ne dépassent as le niveau de ces petites filles. Ils osent encore parfois railler la théorie « organique ». Ainsi, par exemple, le professeur italien A. Loria, qui a pillé et mal digéré Marx, a écrit dans sa Sociologie : « Le savant allemand Schäffle atteint le ridicule en dénombrant les organes, tissus, les centres moteurs et les nerfs sociaux. Mais les autres sociologues de cette école ne sont pas plus modérés. Ils décrivent la hanche sociale, le nerf sympathique et les poumons sociaux, le système des vaisseaux de la société est représenté, d'après eux, par les caisses d'épargne ; un professeur de la Sorbonne a appelé le clergé, un tissu engraissé. Un autre professeur a comparé les libres nerveuses avec les fils télégraphiques... Un troisième en est arrivé même à distinguer les États mâles et les États femelles ; les États mâles sont ceux qui se soumettent les autres par la conquête, tandis que les États conquis... sont du sexe féminin. » Tout cela, c'est parfait. Mais, voyez-vous un peu à quel point les savants bourgeois, même les Meilleurs, deviennent timides, quand ils arrivent à toucher au matérialisme en sociologie ! Le professeur E. Durkheim par exemple, dans son livre sur la Division du travail, après avoir introduit la conception de « densité morale » (il comprend sous ce terme la fréquence et l'intensité des rapports psychiques réciproques entre les hommes), écrit : « La densité morale ne peut donc s'accroître sans que la densité matérielle s'accroisse en même temps... » Que signifie cela ? Cela veut dire que l' « échange spirituel » entre les hommes a pour base « un échange matériel », c'est-à-dire que la densité et la fréquence des rapports matériels et physiques sont une condition de la fréquence et de la densité correspondantes de leurs rapports spirituels. C'est parfaitement exact. Mais M. Durkheim, après avoir exprimé cette pensée matérialiste, prend immédiatement peur et se défile : d'ailleurs, dit-il, il est inutile (!!!) de rechercher laquelle des deux (densité morale ou densité matérielle) a déterminé l'autre il suffit de constater qu'elles sont inséparables. (E. Durkheim De la division du travail social, Paris, 1893, page 283.) Et pourquoi donc « inutile ». Parce qu'il est « honteux » d'être matérialiste dans une société bourgeoise !
L'immense majorité des sociologues bourgeois contemporains étudient la société comme un système psychique, « organisme psychique », ou quelque chose de semblable. Cela correspond parfaitement à la conception idéaliste. Le défaut essentiel de ces théories consiste en ceci qu'elles détachent « l'esprit » de la « matière », et qu'elles rendent ainsi cet « esprit » inexplicable, c'est-à-dire qu'elles le divinisent. En effet, supposons que le rapport psychique soit d'un certain genre dans une société et d'un autre dans une autre. Ainsi, par exemple, en Russie, à l'époque de Nicolas 1er régnait l' « esprit » policier, l'esprit de soumission absolue au pouvoir du tsar, l'amour des vieilles traditions, etc., et, par contre, dans la Russie des Soviets, règne un «esprit » tout à fait autre, c'est-à-dire que les rapports psychiques ont changé complètement. Pourquoi ? Les théories psychologiques de la société ne sauront pas donner une réponse claire à cette question. On peut juger à quel point ces théories sont insuffisantes d'après ce fait que même le philosophe idéaliste bien connu, W. Wundt, s'en rend parfaitement compte : « ... Le fait que l'évolution de la vie psychique dépend de lambiance physique rend fictives et inacceptables les lois psychologiques qui précèdent soi-disant tous les rapports d'ordre physique et qui transforment l'organisation physique uniquement en un moyen pour atteindre leurs propres buts. » (Les problèmes de la psychologie des nations). La seule conception scientifique sera ici aussi la conception matérialiste (Marx parlait d' « organisme productif ». Voir Capital, tome III, première partie).