1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
L'équilibre entre la société et la nature
De tout ce qui précède résulte nécessairement la règle scientifique suivante : pour étudier la société, les conditions de son développement, ses formes, son contenu, etc., il faut commencer par une analyse de ses forces productives, c'est-à-dire de la base technique de la société.
Examinons en effet quelques arguments qu'on a apportés ou qu'on peut apporter contre ce point de vue.
Prenons d'abord les réfutations des savants qui admettent en général la conception matérialiste. Ainsi G. Cunow dit (Neue Zeit, 39e année, vol. II, p. 350) que la technique « est liée au plus haut point aux conditions naturelles. La présence de certaines matières premières par exemple, décide si en principe certaines formes de la technique peuvent être créées et dans quelles conditions elles se développeront. Là, par exemple, où certaines espèces d'arbres, de minerais, de fibres ou de coquillages n'existent pas, les indigènes ne peuvent pas apprendre par eux-mêmes à travailler ces matières et à en faire des instruments et des armes ». Nous avons cité nous-mêmes au début de ce chapitre quelques faits qui montrent l'influence des conditions naturelles. Pourquoi ne pas commencer par elles ? Pourquoi le point de départ méthodologique ne doit-il pas se trouver précisément dans la nature ? Elle influe incontestablement sur la technique plus ou moins dans le sens dont Parle Cunow. D'autre part, tout le monde comprend que la nature a existé avant la société. Ne péchons-nous pas contre le « vrai » matérialisme, lorsque nous prenons comme base de l'analyse l'appareil technique et matériel de la société humaine.
Il suffit cependant d'examiner ce problème de plus près pour voir à quel point sont peu convaincantes les preuves données par Cunow. Sans mines de charbon, évidemment, on ne peut pas tirer la houille du sol. Mais, malheureusement, on n'en tirera pas beaucoup non plus, si l'on creuse la terre avec son doigt. Et surtout il est difficile de s'en procurer, si les hommes ignorent jusqu'à son utilité. Les matières premières ne se trouvent nullement, comme le prétend Cunow, dans la nature. Les matières premières, selon Marx, sont un produit du travail et ne se trouvent pas plus au sein de la nature qu'un tableau de Raphael ou le gilet de M. Cunow. Cunow confond ici les matières premières avec l'objet de travail « possible » [1]. Cunow oublie complètement qu'une technique appropriée est nécessaire pour que les arbres, le minerai, les fibres, etc., puissent jouer le rôle de matières premières. Le charbon ne devient matière première que lorsque la technique se développe à ce point qu'après avoir pénétré dans les profondeurs du sous-sol, elle l'extrait du royaume des ténèbres pour l'amener à la lumière du jour. L'influence de la nature dans le sens d'une livraison de matières, etc., est elle-même le produit d'un développement de la technique. En effet, aussi longtemps que la technique n'a pas rapproché ses tentacules du minerai de fer, ce dernier pouvait dormir son sommeil de mort et son influence sur l'homme était égale à zéro.
La société humaine travaille dans la nature et sur la nature considérée comme son objet. Cela n'est pas douteux. Mais les éléments qui existent dans la nature s'y trouvent plus ou moins d'une façon constante ; c'est pourquoi ils ne peuvent pas expliquer les changements. Ce qui change, c'est la technique sociale qui, certainement, s'adapte à ce qui existe dans la nature (rien ne peut s'adapter à rien et il ne suffit pas d'avoir un trou pour couler un canon). Si la technique constitue la quantité variable et si c'est la transformation de la technique qui provoque les changements de rapports entre la société et la nature, il est clair que c'est là que doit se trouver le point de départ de l'analyse des transformations sociales [2].
L. Metchnikov l'exprime comme suit, sous une forme absurde : « Je suis loin de m'associer à la théorie du fatalisme géographique, à laquelle on fait souvent le reproche de prêcher le principe de l'influence du milieu (c'est-à-dire de la nature, N.B.) qui détermine tout dans la nature. Selon moi il faut rechercher les changements, non pas dans le milieu lui-même, mais dans les rapports qui s'établissent entre le milieu et les aptitudes naturelles de ses habitants pour la coopération et pour le travail social solidaire. Ainsi, la valeur historique de tel milieu géographique, cri admettant même qu'au point de vue physique, il reste immuable en toute circonstance, peut et doit changer suivant le degré d'aptitude de ces habitants pour le travail volontaire solidaire. » (pp. 27-28). Cela n'empêche pas d'ailleurs le même Metchnikov de tomber dans un autre excès et de surestimer « le facteur géographique ». (Voir le compte rendu de Plékhanov dans le recueil Critique de nos critiques). Le caractère passif de l'influence de la nature est reconnu actuellement par presque tous les géographes, bien que la foule des savants bourgeois ne sache évidemment rien du matérialisme historique. Ainsi Mac Farlane (John Mac Farlane : Economic Geography (Géographie économique), Londres, Isaac Pittnian and Son) écrit à propos des « conditions naturelles de l'activité économique » (chapitre I) : « Ces facteurs physiques... ne déterminent pas dans un sens absolu le caractère de la vie économique, mais ils exercent sur elle une influence qui, sans doute, se fait davantage remarquer dans les périodes primitives de l'histoire humaine, mais qui n'est pas moins réelle dans les civilisations avancées, quand l'homme a déjà appris à s'adapter à son milieu (environnement) et à en recevoir une quantité croissante de biens ». On sait quel rôle joue le charbon et à quel point l'industrie en dépend. Cependant, avec les changements introduits dans la technique de l'extraction et de la transformation de la tourbe, l'importance de la houille peut diminuer considérablement, et ce fait entraîne un regroupement complet des centres industriels. Avec l'électrification, c'est l'aluminium qui auparavant jouait un rôle insignifiant qui acquiert une importance particulière. L'eau, comme source de force motrice, a eu jadis une très grande importance (roue du moulin), ensuite elle l'a perdue et, actuellement, elle la retrouve (les turbines, la « houille blanche »). Les rapports d'espace dans la nature restent les mêmes, mais les voies de communication les abrègent pour l'homme ; avec le développement de la navigation aérienne, le tableau changera encore plus.
Cette influence des moyens de transport (grandeurs au plus haut point variables, en fonction de la technique) a une importance décisive, même pour la répartition géographique de l'industrie. On trouve des considérations extrêmement intéressantes, à ce sujet, dans la théorie de A. Weber sur « la répartition des centres industriels ». (Voir A. Weber : Industrielle Standoristehre et aussi Ueber die Standorte der Industrien, 1re partie : Eine Theorie des Standortes, 1909).
Nous trouvons l'expression poétique de la domination croissante de l'homme sur la nature, de sa force active, dans le Prométhée de Goethe :
Zeus, couvre ton ciel
Avec les nues
Et, pareil à l'enfant
Qui coupe les têtes des chardons
Amuse-toi avec les chênes et les cimes des montagnes;
Et pourtant tu es obligé
De me laisser ma terre
Et ma chaumière que tu n'as pas construite,
Et mon loyer,
Dont tu m'envies
La chaleur.
Ainsi, il est clair que les différences dans les conditions naturelles peuvent expliquer les différences existant dans l'évolution de divers peuples, mais elles ne peuvent pas expliquer l'évolution de la même société. Les différences naturelles deviennent ensuite, après l'union de ces peuples en une seule société, la base de la division sociale du travail. «Ce n'est pas la fécondité absolue du sol, mais sa différenciation, la diversité de ses produits naturels qui forment la base de la division sociale du travail et qui obligent l'homme, par suite de la variété des conditions naturelles qui l'entourent, à varier aussi ses propres besoins, ses aptitudes et les moyens de production. » (Marx : Le Capital, tome I).
Un autre groupe d'arguments invoqués contre la conception de l'évolution sociale exposée plus haut, est constitué par les arguments qui indiquent l'importance essentielle et décisive de l'accroissement de la population. La tendance à la multiplication est infailliblement inhérente à la nature humaine. Elle a existé en nous avant l'histoire humaine. C'est l'unique processus naturel, animal, biologique qui ait existé avant la formation de l'économie sociale. Ce processus n'est-il pas à la base de toute évolution ? La densité croissante de la population ne détermine-t-elle pas la marche de l'évolution sociale ?
Mais il n'est pas difficile de voir que la loi joue ici dans un sens contraire : C'est du degré de développement des forces productives ou ce qui revient au même, c'est du degré de développement de la technique que dépend la possibilité même de l'accroissement de la population. L'augmentation du nombre des hommes (augmentation plus ou moins durable) n'est autre chose qu'un élargissement, un accroissement du système social. Et cet accroissement n'est possible que lorsque les rapports entre la société et la nature changent d'une manière favorable. Un plus grand nombre d'hommes ne peuvent exister sans que la base vitale de la société ne s'élargisse. Par contre, le rétrécissement de cette base vitale doit entraîner fatalement une diminution du nombre d'hommes. C'est une autre question de savoir comment ce fait se produira : est-ce par une baisse de la natalité, ou par une réglementation de cette même natalité, par la mort, par l'augmentation de la mortalité par suite de maladies, par l'usure prématurée des organismes et une diminution de la longévité ? Peu importe : ce rapport essentiel entre la base vitale de la société et sa grandeur trouvera son expression d'une façon ou d'une autre.
En outre, il est tout à fait inexact de représenter l'accroissement de la population comme un processus de multiplication purement biologique et « naturel ». Ce processus dépend des conditions sociales les plus variées : de la division en classes, de la situation de ces classes et, par conséquent, de la forme de l'économie sociale.
La forme de la société, sa structure, dépendent à leur tour, comme nous le prouverons plus loin, du niveau de développement de la technique et le mouvement de la population, c'est-à-dire le changement de sa densité, n'est pas aussi simple. Seuls les naïfs peuvent penser que le problème de la multiplication chez les hommes est aussi simple et primitif que chez les animaux. Ainsi, par exemple, pour que la population puisse augmenter, il faut toujours, dans la société humaine, que les forces productives aient augmenté. Autrement, comme nous l'avons déjà vu, l'excédent de la population n'aurait rien à manger. Mais, d'autre part, ce n'est pas toujours et pour toutes les classes que l'augmentation des biens matériels provoque une multiplication renforcée : tandis qu'une famille prolétarienne peut diminuer artificiellement le nombre de ses enfants, en raison des difficultés de la vie, la femme du monde fuit la maternité pour ne pas abîmer sa taille, un paysan français ne veut plus avoir plus de deux enfants pour ne pas trop diviser l'héritage. Et c'est ainsi que la mouvement des populations dépend de toute une série de conditions spéciales, de la forme de la société et de la situation que les classes et groupes particuliers y occupent.
Par conséquent, en ce qui concerne la population, nous pouvons dire : il est indiscutable que d'une part l'augmentation de la population présuppose le développement des forces productives de la société; en second lieu, chaque époque, chaque forme de la société, la situation différente des classes déterminent des lois particulières pour les mouvements de la population. « La loi abstraite (universelle, indépendante d'une forme donnée. N.B.) qui régit la population, n'existe que pour les plantes et les animaux, aussi longtemps que l'homme ne se mêle pas historiquement de ce domaine... » « chaque moyen de production historique et particulier a ses lois qui déterminent le mouvement de population particulière et ayant une signification historique. » (Karl Marx : Capital, tome I). Les moyens historiques de production, c'est-à-dire les formes de la société, sont déterminés par le développement des forces productives, c'est-à-dire par le développement de la technique. Ainsi, ce ne sont pas les lois du mouvement de la population qui constituent la quantité décisive, mais c'est le développement des forces productives et les lois qui régissent ce développement (ou cette baisse) qui déterminent le mouvement de la population.
La bourgeoisie a essayé plus d'une fois de mettre à la place des lois sociales, d'autres « lois » prouvant que la misère des masses, établie par Dieu, est inévitable et que cette situation est indépendante du régime social. C'est là-dessus qu'est basée la surestimation de la « géographie » dans la doctrine du milieu, lorsqu'on tire par les cheveux les phénomènes de la nature pour expliquer les événements historiques (ainsi Ernest Miller « prouvait » que la marche de l'histoire dépendait du magnétisme terrestre ; Jevons expliquait les crises industrielles par les taches du soleil, etc...). Au nombre de ces tentatives appartient également celle du pasteur et économiste anglais Robert Malthus qui voyait la source de la misère de la classe ouvrière dans le penchant coupable des hommes à se multiplier. Sa « loi abstraite de la population » consiste en ceci que la population augmente plus vite que les moyens d'existence (les moyens d'existence en progression arithmétique, c'est-à-dire comme 1, 2, 3, 4, 5, etc. ; la population, en progression géométrique, c'est-à-dire comme 2, 4, 8, 16, etc.). Les conceptions des savants bourgeois modernes commencent à se modifier radicalement et la doctrine de Malthus tombe en disgrâce : la cause en est que dans certains pays (en France et ailleurs) l'accroissement de la population se ralentit à ce point que la bourgeoisie commence à manquer de soldats, de chair à canon, et fait tous ses efforts pour inciter la classe ouvrière et paysanne à faire le plus d'enfants possible.
Déjà les physiocrates se rendaient compte que l'accroissement de la population dépendait du développement des forces productives. Ainsi, Le Mercier de la Rivière, dans l'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques dit en substance : « Si les hommes se nourrissaient seulement des produits que la terre fournit elle-même sans aucun travail préparatoire, il faudrait avoir une énorme quantité de terres pour subvenir à l'existence d'un petit nombre d'hommes ; cependant, nous savons d'après notre propre expérience, que grâce à l'ordre physique de notre constitution, nous avons tendance à nous multiplier considérablement. Cette qualité naturelle serait contradictoire et marquerait un désordre dans la nature, si l'ordre naturel de la reproduction des moyens d'existence ne leur avait pas permis de se multiplier dans la même mesure que celle où nous nous multiplions nous-mêmes. » Et il dit encore : « Je ne crains nullement qu'on cherche des arguments, en citant certains peuples d'Amérique, pour me prouver que l'ordre naturel des naissances ne rend pas nécessaire la culture. Je sais qu'il existe des peuples qui ne cultivent pas ou presque pas la terre, mais bien que leur sol et leur climat leur soient également favorables, ils tuent les enfants, étranglent les vieillards, ont recours à certains médicaments pour empêcher le processus naturel des naissances. » (E. Grosse : Formen der Familie und Formen der men schlichen Wirtschaft. (Les formes de la famille et de l'économie humaine), 1896). Il dit entre autres : « Les Boschimans et les Australiens ont l'habitude de porter la « ceinture de la faim » pour des raisons très réelles. Les habitants de la Terre de Feu souffrent constamment de la famine. Dans les récits des Esquimaux la faim joue également un rôle très grand. Il est évident qu'une population limitée par une culture aussi insuffisante, n'arrivera jamais à former un peuple nombreux... C'est pour cette raison que les chasseurs primitifs veillent eux-mêmes à ce que leur nombre soit proportionnel aux moyens d'existence. Ainsi, en Australie, l'infanticide est très répandu. La grande mortalité infantile fait le reste. » Nous savons qu'il existe chez certaines peuplades de Polynésie des lois selon lesquelles chaque famille n'est autorisée qu'à avoir un nombre restreint d'enfants et où l'on paye une amende si ce nombre est dépassé (P. Mombert : Wirtschaft und Bevlkerung (L'économie et la population), dans Grundriss der Socialoekonomie (Esquisse de l'économie sociale), 2e partie). Mombert cite les faits suivants : après avoir décrit le développement économique à l'époque carolingienne (passage au système (les jachères triennales), il dit : « Par suite de ce grand développement de la production des denrées alimentaires, nous remarquons à cette époque un accroissement extraordinaire de la population en Allemagne ». Au XIXe siècle, l'Europe marque un progrès immense dans le domaine de la production agricole. « Et en même temps la population en Europe commence à augmenter dans de telles proportions que jamais dans le passé on n'a observé d'accroissement pareil ». (Ib.). Ensuite, commence une période où l'accroissement des moyens d'existence diminue. Qu'arrive-t-il alors ? L'émigration en Amérique. En Russie, on constate les mêmes lois. (Voir à ce sujet les travaux du camarade M. N. Pokrovsky).
Enfin, il faut indiquer encore une série d'arguments dirigés contre la théorie du matérialisme historique et notamment les théories connues sous le nom de « théories des races ». Voici en quoi elles consistent : la société est composée d'hommes, mais les hommes sont entrés dans l'histoire, non pas tous pareils, mais différents, ayant des crânes, des cerveaux, la peau et les cheveux, la structure physique différents et par conséquent des aptitudes différentes. Alors il est compréhensible qu'il y ait beaucoup d'appelés au festin de l'histoire et peu d'élus. Certains peuples se révèlent comme « historiques », parce que c'est ainsi qu'ils sont. Leur nom retentit dans le monde entier; tous les professeurs des facultés s'en occupent ; d'autres, « races inférieures » par leur nature même, sont incapables et n'ont jamais pu faire quoi que ce soit d'extraordinaire ; ils représentent quelque chose comme un zéro historique. Ces peuples ne méritent pas le nom de « peuples historiques » ; ils sont tout au plus l'engrais de l'histoire, comme par exemple les peuples coloniaux et certains « sauvages » qui fument le sol pour la civilisation européenne bourgeoise. C'est dans cette différence de races que gît la cause du développement différent des sociétés. La race, voilà le point de départ pour l'étude de l'histoire. Telle est clans ses traits généraux la théorie des races.
Au sujet de cette théorie, G. Plékhanov a écrit avec raison ce qui suit : « Quand on soulève la question de savoir quelle est la cause d'un événement historique donné, il arrive souvent que des hommes sérieux et pas bêtes du tout se contentent de réponses qui ne résolvent rien et qui ne présentent qu'une répétition de la question elle-même dans d'autres termes. Admettons que vous posiez à un « savant » une des questions ci-dessus. Vous demandez pourquoi certains peuples se développent avec une si étonnante lenteur, tandis que d'autres suivent rapidement le chemin de la civilisation ? Le « savant » vous répond, sans hésiter, que cela s'explique par les qualités de la race. Comprenez-vous le sens d'une telle réponse ? Certains peuples se développent lentement, parce que la qualité de leur race est telle qu'ils ne peuvent se développer que lentement ; d'autres, par contre, deviennent très vite civilisés, parce que la qualité de leur race consiste en ceci qu'ils peuvent se développer rapidement. (Critique de nos critiques).
La théorie des races est d'abord contraire aux faits. On considère la race noire comme une race « inférieure », incapable de se développer par sa nature même. Pourtant, il est prouvé que les anciens représentants de cette race noire, les Koushites, avaient créé une civilisation très haute aux Indes (avant les Hindous) et en Égypte. La race jaune, qui ne jouit pas non plus d'une grande faveur, a créé en la personne des Chinois une culture qui était infiniment plus élevée que celle de leurs contemporains blancs ; les blancs n'étaient alors que de petits garçons par rapport à eux. Nous savons très bien maintenant tout ce que les Grecs anciens ont pris aux Assyrio-Babyloniens et aux Égyptiens. Il suffit de ces quelques faits pour montrer que les explications tirées de l'argument des races ne servent à rien. Cependant, on peut nous dire: peut-être avez-vous raison, mais pouvez-vous affirmer qu'un nègre moyen égale par ses qualités un Européen moyen ? On ne peut pas répondre à cette question par un faux-fuyant vertueux comme le font certains professeurs libéraux : tous les hommes sont égaux; d'après Kant, la personnalité humaine constitue un but en elle-même ; Jésus-Christ enseignait qu'il n'y avait ni Hellènes, ni Juifs, etc... (voir par exemple, chez Khvostov : « Il est bien probable que la vérité est du côté des défenseurs de l'égalité des hommes... » La théorie du processus historique). Car, tendre à l'égalité entre les hommes, cela ne veut pas dire reconnaître l'égalité de leurs qualités, et d'ailleurs, on tend toujours vers ce qui n'existe pas encore, autrement ce serait enfoncer une porte ouverte. Nous ne cherchons pas pour le moment à savoir vers quoi il faut tendre. Ce qui nous intéresse c'est de savoir s'il existe une différence entre le niveau de culture des blancs et des noirs en général. Certes, cette différence existe. Actuellement, les « blancs » sont supérieurs aux autres. Mais qu'est-ce que cela prouve ? Cela prouve qu'actuellement, les races ont changé de place. Et cela contredit la théorie des races. En effet, elle réduit tout aux qualités de races, leur « nature éternelle ». S'il en était ainsi, cette « nature » se serait fait sentir dans toutes les périodes de l'histoire. Qu'est-ce qu'on en peut déduire ? Que la « nature » elle-même change constamment, relativement aux conditions d'existence d'une « race » donnée. Ces conditions sont déterminées par les rapports entre la société et la nature, c'est-à-dire par l'état des forces productives. Ainsi, la théorie des races n'explique nullement les conditions de l'évolution sociale. Il apparaît clairement ici aussi qu'il faut commencer leur analyse par l'étude du mouvement des forces productives.
Au sujet de la conception de la race et de la distinction entre les races, une grande variété d'opinions divise les savants. Topinard (cité par Metchnikov, p. 54) fait remarquer avec raison qu'on se sert du terme «race » à des fins tout à fait secondaires : ainsi par exemple, la race indo-germanique, allemande, slave, latine et anglaise, bien que ces termes ne servent qu'à définir des conglomérats d'éléments anthropologiques les plus divers. En Asie, les peuples ont été mélangés tant de fois et d'une façon si radicale que la race la plus caractéristique pour ce continent se trouve peut-être quelque part, de l'autre côté du Pacifique ou près du Cercle polaire. En Afrique, le même processus s'est répété plusieurs fois. En Amérique où quelque chose de semblable a eu lieu déjà dans la période historique, on ne rencontre plus de races primitives ; mais seulement le résultat de mélanges et de croisements infinis (Éd. Meyer). Meyer remarque très judicieusement - « En ce qui concerne la race, certes, il est possible que le genre humain ait apparu dès le début avec des variétés diverses ou bien se soit divisé dès le début en espèces différentes ; il me semble que sous ce rapport il soit difficile d'exprimer une opinion fondée. Par contre il est absolument certain que toutes les races humaines se sont continuellement mélangées... qu'on n'a jamais pu et qu'il est en général absolument impossible de les délimiter strictement - l'exemple des peuplades de la vallée du Nil est typique à cet égard - et que le soi-disant type de race pure n'existe que là où les peuples ont été isolés artificiellement les uns des autres, grâce aux conditions extérieures, comme cela a lieu, par exemple, à la Nouvelle-Guinée et en Australie. Cependant, rien ne justifie la supposition que nous nous trouvons ici en présence d'un état naturel et primitif du genre humain ; il est beaucoup plus probable que cette homogénéité est, au contraire, le résultat d'un isolement » (Ib.). Le professeur R. Michels (Wirtschaft und Rasse. L'économie et la race) dans Grundriss der Socialoekonomie, cite toute une série d'exemples très intéressants qui montrent la variabilité des soi-disant qualités de race dans le domaine du travail. Par exemple « l'endurance des ouvriers chinois est extraordinaire et elle les rend aptes à porter de lourdes charges. C'est pourquoi on se sert tant des coolies chinois». Cependant il est clair que les « charges » qu'on met sur les épaules des coolies sont déterminées encore par leur état d'esclavage semi-colonial. On considère les nègres comme de mauvais travailleurs, et pourtant il existe un dicton français : « J'ai travaillé comme un nègre ». Les nègres devenaient rarement patrons, mais ils ont été boycottés par les blancs, etc... Encore quelques exemples intéressants tirés du domaine des « différences nationales » : « Lorsqu'on a commencé à construire en Allemagne les premières voles ferrées, un auteur allemand avertissait qui de droit que les chemins de fer ne présentaient aucun intérêt pour le caractère national allemand, ce dernier étant basé heureusement sur le principe « festina lente, hâte-toi lentement ». Pour se servir des chemins de fer, il faut un autre peuple, une autre vie, un autre genre de pensée. Kant reprochait aux Italiens leurs tendances étroitement pratiques et l'état florissant de leurs banques. Maintenant il faut chercher ailleurs la source de ce phénomène, etc... Michels arrive à cette conclusion absolument juste : « Le degré de capacité économique d'un peuple correspond au degré de civilisation technique, intellectuelle et morale qu'il a atteint au moment où on le juge. »
Le plus grand nombre d'absurdités a été dit par les partisans de la théorie des races pendant la guerre, qu'ils ont voulu aussi expliquer par la lutte des races, bien que l'ineptie de ces explications fût évidente pour tout homme d'esprit sain. (Les Serbes alliés aux Japonais guerroyaient contre les Bulgares, les Anglais avec les Russes contre les Allemands, etc.). Le représentant le plus doué de la théorie des races dans la sociologie est Gumplowicz.
Notes
[1] « Si l'objet de travail lui-même a été déjà, pour ainsi dire, filtré par un travail précédent, nous l'appelons matière première. Chaque matière première constitue un objet de travail, mais tout objet de travail n'est pas une matière première » (Capital, Tome I).
[2] Les erreurs de M. Cunow ne l'empêchent pas de réfuter avec justesse Horter, P. Barth et autres, qui confondent les moyens de production avec la technique. Nous en parlerons plus loin.